Les Consolations (Sainte-Beuve)/À mon ami Antony Deschamps


XVIII

À MON AMI ANTONY DESCHAMPS


Aux moments de langueur où l’âme évanouie
Ne peut rien d’elle-même et sommeille et s’ennuie,
Moi qui vais pour aller, seul, et par un ciel gris,
Jurant qu’il n’est soleil ni printemps à Paris,
Avec quelques pensers que la marche fait naître,
Quelques regards confus sur l’homme, sur notre être,
Sur ma rêveuse enfance et son réveil amer,
Je longe tristement mon boulevard d’Enfer ;
Et quand je suis bien las de fouiller dans mon âme,
D’y remuer du doigt tant de cendres sans flamme,
Tant d’argile sans or, tant de ronces sans fleurs,
J’ouvre un livre et je lis, les yeux mouillés de pleurs :
Et mon cœur, tout lisant, s’apaise et se console,
Tant d’un poëte aimé nous charme la parole !
Il en est que j’emporte et que je lis toujours,
Surtout leurs moindres vers et leurs chants les plus courts,

Leurs sonnets familiers, leurs poëmes intimes,
Où, du sort bien souvent autant que moi victimes,
Ils ont, mortels divins, gémi divinement.
Et fait de chaque larme étoile ou diamant.
C’est Pétrarque amoureux, au penchant des collines
Laissant voir en son cours ses perles cristallines ;
Plaintif ; réfléchissant les bois, le ciel profond,
Les blonds cheveux de Laure et son chaste et doux front.
C’est Wordsworth peu connu, qui des lacs solitaires
Sait tous les bleus reflets, les bruits et les mystères,
Et qui, depuis trente ans, vivant au même lieu,
En contemplation devant le même Dieu,
À travers les soupirs de la mousse et de l’onde
Distingue, au soir, des chants venus d’un meilleur monde.
C’est Michel-Ange aveugle, et jetant le ciseau ;
C’est Milton, autre aveugle et son Penseroso,
Penseroso sublime, ardent visionnaire,
Vrai portrait de Milton avant que le tonnerre
Dont il s’arma là-haut eût consumé ses yeux,
Quand debout, chaque nuit, malade et soucieux,
Dans la vieille Angleterre, au retour d’Italie,
Exhalant les chaleurs de sa mélancolie,
Et pâle, sous la lune, au pied de Westminster,
Il devinait Cromwell ou rêvait Lucifer.
J’aime fort ses sonnets, ce qu’il dit de son âge,
Et des devoirs humains en ce pèlerinage,
Et des maux que d’abord sur sa route il trouva…
Puis vient le tour de Dante et la Vita nuova.
Dante est un puissant maître, à l’allure hardie,
Dont j’adore à genoux l’étrange Comédie,
Mais le sentier est rude et tourne à l’infini,
Et j’attends, pour monter, notre guide Antony.
Le plus court me va mieux ; — aussi la simple histoire
Où, de sa Béatrix recueillant la mémoire,

Il revient pas à pas sur cet amour sacré,
Est ce que j’ai de lui jusqu’ici préféré.
Plus j’y reviens et plus j’honore le poëte,
Qui, fixant, dès neuf ans, sa pensée inquiète,
Eut sa Dame, et l’aima sans lui rien demander ;
La suivit comme on suit l’astre qui doit guider,
S’en forma tout d’abord une idée éternelle ;
Et, quand la mort la prit dans le vent de son aile,
N’eut, pour se souvenir, qu’à regarder en lui :
Y revit l’ange pur qui si vite avait fui ;
L’invoqua désormais en ses moments extrêmes,
Dans la gloire et l’exil, et dans tous ses poëmes,
Et, vers le ciel enfin poussant un large essor,
D’Elle, au seuil étoilé, reçut le rameau d’or.
J’admire ce destin, et parfois je l’envie ;
Que n’ai-je eu de bonne heure un ange dans ma vie !
Que n’ai-je aussi réglé l’œuvre de chaque jour,
Chaque songe de nuit, sur un céleste amour !
On ne me verrait pas, sans but et sans pensée,
Tout droit, tous les matins, sortir, tête baissée ;
Rôder le long des murs où vingt fois j’ai heurté,
Traînant honteusement mon génie avorté.
Le génie est plus grand, aidé d’un cœur plus sage.
Je sais dans la Vita, je sais un beau passage
Qui, dès les premiers mots, me fait toujours pleurer,
Et qui certes démontre à qui peut l’ignorer
Combien miraculeux luit en une âme ardente
Un chaste feu d’amour. Je le traduis, — c’est Dante

 « En ce temps-là, dit-il, il me prit par malheur
Dans presque tout le corps une telle douleur,
Et durant plusieurs jours, que je gardai la chambre,
Puis le lit, et qu’enfin, brisé dans chaque membre
de restai sur le dos couché, matin et soir,

Comme un homme gisant qui ne peut se mouvoir.
Et, le neuvième jour, quand ma douleur cuisante
Redoubla, tout à coup voilà que se présente
À mon esprit ma Dame, et je suivis d’abord
Ce penser consolant ; mais, se faisant plus fort,
Mon mal me ramena bientôt sur cette terre,
Me retraça longtemps sous une face austère
Cette chétive vie et sa brièveté,
Tant d’ennui, de misère, et la tombe à côté ;
Et mon cœur se disait comme un enfant qui pleure :
Il faut que Béatrix, un jour ou l’autre, meure.
À cette seule idée un frisson me glaça,
Un nuage ferma mes yeux et les pressa ;
Je sentis m’échapper mon âme en frénésie,
Et ce que vit alors l’œil de ma fantaisie,
C’étaient, cheveux épars, et me tendant les bras,
Des femmes qui passaient en disant : Tu mourras ;
Et puis d’autres encor, d’autres échevelées
Criant : Te voilà mort ; et fuyant par volées.
Ce n’étaient sur ma route, aux angles des chemins,
Que figures en deuil qui se tordaient les mains.
L’air brûlait ; au milieu d’étoiles enflammées,
Le soleil se fondait en ardentes fumées,
Et quelqu’un me vint dire : Eh ! quoi ? ne sais-tu pas,
Ami ? ta Dame est morte et s’en va d’ici-bas,
À ce mot je pleurai, mais non plus en idée ;
Je pleurai de vrais pleurs sur ma joue inondée.
Puis, regardant, je vis en grand nombre dans l’air,
Pareils aux blancs flocons de la neige en hiver,
Des anges qui berçaient, mollement remuée,
Une âme assise au bord d’une blanche nuée ;
Ils l’emportaient au ciel en chantant Hosanna !
Je compris, et l’Amour par la main m’emmena,
Et j’allai visiter la dépouille mortelle

Qui servait de demeure à cette âme si belle.
J’approchai de la morte en silence et tremblant ;
Des dames lui couvraient le front d’un voile blanc,
Et son air reposé, sa parfaite harmonie
Semblaient dire : Je suis dans la paix infinie.
Et, la voyant si sainte en ce divin sommeil,
Je me sentis pour moi tenté d’un sort pareil,
Je désirai mourir : Ô Mort, viens, m’écriai-je,
Mon front est déjà froid, et ta pâleur y siége ;
Je suis des tiens ; j’implore et j’aime ta rigueur ;
Prends-moi, car tu m’as pris la Dame de mon cœur.
Et, quand j’eus vu remplir les devoirs funéraires,
Tels qu’en rendent aux morts les mères et les frères,
Je crus que je rentrais dans ma chambre ; et bientôt,
Les yeux au ciel, en pleurs, je m’écriai tout haut :
Bienheureux qui jouit de ta vue, ô belle Âme !
Mais, comme j’en étais aux sanglots, une dame,
Une jeune parente, assise à mon chevet,
Ignorant que c’était mon esprit qui rêvait,
S’expliqua mes sanglots par ma douleur croissante,
Et se mit à pleurer, bonne et compatissante.
D’autres dames alors, assises plus au fond
Et qui n’entendaient rien de mon rêve profond,
Se levèrent aux pleurs de ma jeune parente,
Et vinrent ramener à temps mon âme errante ;
Car de ma Béatrix déjà le nom sacré
M’échappait, et déjà je l’avais murmuré.
Sur l’instant, par bonheur, ces dames m’éveillèrent,
Puis, réveillé, honteux, toutes me consolèrent,
Et voulurent savoir de ma bouche pourquoi
En rêvant j’avais eu tant de pleurs et d’effroi ;
Et je leur contai tout comme je viens de faire,
Mais sans nommer le nom qu’il faut bénir et taire. »


Ainsi son jeune amour était pour Dante enfant
Un monde au fond de l’âme, un soleil échauffant,
Un poème éternel ; et ses songes sublimes,
Entr’ouvrant devant lui le cœur et ses abîmes,
Lui montraient l’homme errant par des lieux inconnus,
Et toutes les douleurs sur la route, pieds nus,
Passant et repassant, — éparses, — rassemblées, —
Tantôt le front couvert, tantôt échevelées ;
Puis, la mort, puis le ciel, séjour des vrais vivants.
Que n’ai-je eu, comme lui, mes amours à neuf ans ?
Mais quoi ! n’en eus-je pas ? n’eus-je pas ma Camille,
Douce blonde au front pur, paisible jeune fille.
Qu’au jardin je suivais, la dévorant des yeux ?
N’eus-je pas Natalie, au parler sérieux
Qui remplaça Camille, et plus d’une autre encore,
Fleurs qu’un matin d’avril en moi faisait éclore ;
Blancs nuages dont l’aube entoure son réveil ;
Figures que l’enfant trace à terre, au soleil ?
Qui sait ? ma Béatrix n’était pas loin, peut-être ;
Et mon cœur aura fui trop tôt pour la connaître.
Hélas ! c’est que j’étais déjà ce que je suis ;
Être faible, inconstant, qui veux et qui ne puis ;
Comprenant par accès la Beauté sans modèle,
Mais tiède, et la servant d’une âme peu fidèle ;
C’est que je suis d’argile et de larmes pétri ;
C’est que le pain des forts ne m’a jamais nourri,
Et que, dès le matin, pèlerin sans courage,
J’accuse tour à tour le soleil et l’orage ;
C’est qu’un rien me distrait ; c’est que je suis mal né,
Qu’aux limbes d’ici-bas justement condamné,
Je m’épuise à gravir la colline bénie
Où siège Dante, où vont ses pareils en génie,
— Où tu vas, Toi qu’ici j’ai pudeur de nommer,
Tant mon cœur sous le tien est venu s’enfermer ;

Tant nous ne faisons qu’un : tant mon âme éplorée
Comme en un saint refuge en ta gloire est entrée !

Octobre 1829.