Les Conseils de guerre et la Justice militaire

Les Conseils de Guerre
et la Justice militaire


Prisons et pénitenciers militaires ; ateliers de travaux publics.

Les troupiers ont accoutumé de désigner les conseils de guerre par le mot tourniquet, et passer au tourniquet signifie être traduit devant un de ces tribunaux d’exception. Les chefs, de leur côté, ne dédaignent pas le pittoresque de ce langage, et il leur est quotidien de dire : Prenez garde que je ne vous fasse passer au tourniquet ! » : ou « Prenez garde que je ne vous envoie à la distribution des bons de tabac ! » Instinctivement ils assimilent à tel tourniquet de quelque foraine loterie le mode d’opérer des conseils de guerre, et constatent quelle similitude existe entre la distribution trois fois mensuelle des bons de scaferlati spécial aux troupes et l’active aisance avec laquelle les membres de ces tribunaux dispensent les années de prison ou de travaux publics — voire pis… Ce qui apparaît d’abord, à un examen, même superficiel, de la pénalité militaire, c’est la disproportion considérable de la peine au délit. M. Marcel Sembat faisait remarquer à la Chambre, dans son discours du 28 février dernier, la facilité avec laquelle un jeune homme, appelé sous les drapeaux au nom de la défense du pays, peut se trouver, pour d’insignifiantes fautes, sous le coup de condamnations qui compromettront tout son avenir, briseront sa vie, et pourront même le mener à la peine suprême ; le même député signalait encore la mentalité spéciale aux tribunaux militaires, une indulgence extrême dans certains cas, une impitoyable sévérité dans d’autres.

On connaît la composition ordinaire des conseils de guerre en temps de paix : un colonel ou un lieutenant-colonel, président, et six juges, — savoir : un chef de bataillon ou d’escadron, deux capitaines, un lieutenant, un sous-lieutenant et un sous-officier. Un conseil de guerre permanent est établi au chef-lieu de chaque corps d’armée[1], ainsi qu’un conseil de révision composé de quatre officiers supérieurs assistés d’un commissaire du gouvernement et d’un greffier. Un commissaire du gouvernement[2] faisant fonction de ministère public, un rapporteur et des substituts chargés de l’instruction, un greffier et des commis-greffiers sont attachés à chaque conseil de guerre.

Il semblerait que la justice militaire, par son essence même et pour la sauvegarde de la hiérarchie, eût assumé jalousement pour elle et pour ses juges toutes les garanties, alors qu’elle en dépourvoyait presque totalement l’accusé. Les jugements rendus par les conseils de guerre sont toujours sans appel, et la seule ressource du condamné militaire est de se pourvoir en révision, dans les vingt-quatre heures qui suivent le jugement. Cette ressource est minime. Le conseil de révision, qui opère hors de la présence de l’accusé, n’a pas à statuer sur les faits imputés à celui-ci et ne peut s’en préoccuper ; il n’a qu’à s’enquérir de l’accomplissement des formalités exigées par la loi, de la qualification légale du fait reconnu par les juges, et de l’application régulière de la peine.

Il serait intéressant de considérer avec quelle désinvolture est rendue la justice en ces prétoires des conseils de guerre — j’entends lorsqu’il s’agit d’un accusé vulgaire — ; et il y a tout lieu de regretter que les journaux ne consacrent pas une rubrique spéciale à ces tribunaux particuliers, et n’imposent pas en toutes circonstances aux juges militaires (puisque légalement ils peuvent le faire) le contrôle d’un de leurs reporters. On demeurerait confondu devant le nombre insoupçonné des pauvres garçons qu’une impatience d’un instant, un geste ou un mot, firent enfermer pour des années — quelques-uns pour la vie — au fond des geôles militaires.

Des faits, dont — volontairement ou non — je suivis, en Algérie, les phases jusqu’au dénouement, me reviennent en mémoire. J’en cite quelques-uns au hasard des souvenirs. Ils donneront une juste mesure de la valeur de cette justice. Ce n’est plus là le récit d’actes isolés de sous-officiers, de brutalités grossières de la chiourme ; ce sont des actes légaux, accomplis par des tribunaux réguliers, sanctionnés par la loi.

Un premier :

C’est d’abord le soldat R… de la 2e compagnie du 2e bataillon d’infanterie légère d’Afrique. R…, détaché avec sa compagnie à Fort-Mac-Mahon, dans l’extrême-sud algérien, remplissait en ce détachement les fonctions de cuisinier. Une après-midi, à l’heure qu’il prépare le café du réveil de méridienne, un homme de corvée envoyé par le sergent-major du détachement vient réclamer à R… un bidon de café pour ce sous-officier. Or, les sous-officiers de Fort-Mac-Mahon vivent en « popote », et R… reçoit exclusivement les rations de l’ordinaire des hommes de troupe. Il ne doit donc point prélever sur ces rations celles des sous-officiers, versées, lors de chaque distribution, au cuisinier de leur popote ; et il refuse à l’homme de corvée le café demandé par le sergent-major. Quelques instants après, celui-ci arrive devant R… qui, malgré les prières puis les injonctions du sous-officier, persiste à ne point vouloir frustrer ses camarades d’une part quelconque de leur ration de café. « Puisqu’il en est ainsi, dit le sergent-major à R…, je vais te relever de tes fonctions de cuisinier, et te faire ficeler comme un boudin ; puis je te laisserai là, au soleil, jusqu’à ce que tu pisses le sang ou que tu en crèves. » R… est fixé sur les cruautés du sergent-major ; là-bas, devant la tente de ce gradé, huit hommes déjà, sous des tombeaux, râlent à la crapaudine, le bâillon aux dents. Quatre autres, récemment, sont morts des souffrances endurées. Mais R… est bien décidé à ne pas se laisser traiter de la sorte. « Vous me ferez relever de mes fonctions de cuisinier, dit-il au sergent-major, si tel est votre bon plaisir, mais vous ne m’attacherez point. — Nous verrons bien », répond le sous-officier. Et il va à sa tente chercher des cordes et un bâillon ; il appelle à son aide des sergents et des caporaux, et tous se dirigent vers R… Celui-ci n’hésite pas. Il bondit dans la direction des faisceaux de fusils alignés devant les tentes du camp, saisit une arme et se met sur la défensive. « Je brûle la cervelle au premier de vous qui m’approche, clame-t-il exaspéré ! » Les gradés hésitent, reculent, s’éloignent et disparaissent. Pourtant, l’exaspération du cuisinier est vite apaisée. Un caporal qu’a délégué le sergent-major vient engager R… à se calmer ; par d’onctueuses paroles il le décide à déposer son arme et à se rendre à merci. Les autres gradés qui n’attendaient que cette reddition se précipitent ; en un clin d’œil, R… est renversé ligoté, bâillonné, réduit à l’impuissance. Une plainte en conseil de guerre est établie contre lui pour « menaces envers un supérieur en dehors du service » ; et cinq mois et demi plus tard — cinq mois et demi de tortures physiques et morales — , il est traduit devant le conseil de guerre d’Alger. Ah ! je m’en souviens, l’affaire fut hâtivement menée, et il me serait aisé d’en donner, de mémoire, un sténographique compte-rendu. R…, que le président interrogeait, voulut s’expliquer, exposer les raisons de sa colère ; on l’interrompit : « Ces détails sont inutiles, et vous sortez de la question. Vous reconnaissez avoir mis en joue votre sergent-major avec un fusil armé ? — Oui, mon colonel. — Cela suffit. Qu’on amène le témoin ! » Le témoin — unique — , et plaignant tout à la fois, est le sergent-major. Son interrogatoire est aussi rapidement conduit que celui de R… Le réquisitoire du commandant Durand-Daubin, commissaire du gouvernement, suit, fait de quelques mots rapides, tranchants et brutaux. « L’exemple… La discipline menacée dans son essence même… Application de la loi… Article 224… » Puis la plaidoirie. Un tout jeune avocat d’office, sur un signe du colonel-président, se lève derrière l’accusé, soulève sa toque, s’incline et prononce simplement : « Messieurs du conseil, je demande votre indulgence pour le-prévenu ! » Il s’incline de nouveau, remet sa toque et se rassied. Le conseil se retire pour délibérer, revient, et R… est condamné à cinq années de prison, le maximum de la peine. Les débats, depuis la lecture de l’acte d’accusation jusqu’à celle du verdict, ont duré neuf minutes, montre en main.

Un autre :

C’est à Laghouat. Une vingtaine de disciplinaires de la 4e compagnie de discipline se trouvent momentanément en subsistance à la compagnie du 1er régiment de tirailleurs algériens, détachée dans cette ville. Plusieurs d’entre eux sont punis de prison et enfermés dans les locaux disciplinaires du quartier Margueritte, où sont casernés les tirailleurs. Aux heures prescrites, les punis sont amenés devant le poste de police de la caserne, et le sergent de garde leur fait exécuter pendant les six heures réglementaires le peloton de punition. Une après-midi, à ce peloton, un des disciplinaires punis, le nommé Donseau, s’attire une réprimande du sergent indigène de garde, qui profite de la première pause horaire pour le ramener aux locaux disciplinaires et l’enfermer dans une cellule. Plusieurs autres militaires et moi-même stationnions juste à ce moment devant les portes de ces locaux, et tous nous remarquâmes — et cela de façon très précise — qu’en tirant brusquement à soi la porte du cachot où il venait d’enfermer l’homme, le sergent s’était éraflé légèrement le dos de la main droite, à l’angle de l’encadrement de la baie ; et cette remarque nous fut confirmée par le geste instinctif, qu’il accomplit aussitôt, de porter à ses lèvres cette insignifiante blessure. Or, le surlendemain, on vient chercher Donseau ; quatre hommes armés de fusils l’encadrent, et le conduisent, en le serrant de près, à la « salle des rapports » des tirailleurs : là, un capitaine, assisté d’un sergent-major faisant fonction de greffier, lui apprend qu’il demeurera en cellule jusqu’à nouvel ordre, car il est prévenu, sur la plainte remise la veille[3] par le sergent indigène, d’avoir opposé de la résistance à ce sous-officier, de s’être révolté, et enfin de s’être livré à des voies de fait dont le sergent porte, sur le dos de la main droite, une apparente marque. On devine l’étonnement et la stupéfaction de Donseau qui, fort de son droit, clame son innocence et crie à l’infamie. « Il m’est permis de ne point vous croire, répond à ses dénégations le capitaine chargé d’instruire cette affaire… Le sergent affirme que vous lui avez donné un coup d’ongle sur le dos de la main droite… Il est votre supérieur et ne peut mentir… Tandis qu’il vous est impossible, à vous, de prouver le contraire, » Une lueur se fait dans la mémoire de Donseau… Des figures vaguement entrevues devant les locaux disciplinaires au moment où le sergent le menait en cellule, lui reviennent en souvenir. Des preuves ! mais il va en fournir, des preuves… Les gens qui étaient là, dans la cour, ont vu s’il s’était révolté contre le sergent, et ils pourront dire ce qu’ils ont vu… Et il donne des noms au capitaine qui consent à prendre au hasard trois des témoins indiqués et à les interroger. Ce sont les nommés Mercier, David et Arachart, tous fusiliers à la 4e compagnie de discipline. Ils rapportent ce dont ils furent témoins. — affirmant, sous la foi du serment, que Donseau, pendant le trajet du corps de garde aux locaux disciplinaires suivit avec calme le sergent indigène, et qu’ils virent nettement celui-ci s’écorcher la main contre l’angle de la porte du local où il venait d’enfermer le puni. On transcrit leur déposition, qu’ils signent, et… on ramène Donseau dans sa cellule. Sept mois plus tard, il comparaît devant le conseil de guerre d’Alger, sous la prévention de « voies de fait envers un supérieur à l’occasion du service ». Au cours des débats, le colonel-président trouve au dossier les dépositions des trois témoins Mercier, David et Arachart, interrogés sept mois auparavant à Laghouat, et il s’étonne qu’on ne les ait pas cités à l’audience. « J’ai pensé que c’était inutile, répond le commissaire du gouvernement, et qu’il n’y avait pas à tenir compte de ces dépositions, auprès de celle, si nette, du sergent… Il est manifeste que ces trois hommes s’entendent entre eux pour sauver leur camarade… — C’est juste, » conclut le colonel-président. Et Donseau[4] se voit condamner à dix années de travaux publics.

Un autre :

C’est au pénitencier indigène de Tadmit, dans le Djebel-Amour. Une cinquantaine de disciplinaires de la 4e compagnie de discipline sont employés là, sous la direction du sergent Coulomb et du caporal Perrin, à la conduite des chantiers qui nécessitent des connaissances spéciales et ne peuvent être confiés aux détenus indigènes. Un jour, le sergent Coulomb, qui veut faire river des chaînes aux pieds d’un indigène, appelle un des disciplinaires pour accomplir cet office. Mais le disciplinaire s’y refuse, malgré les injonctions du sergent qui appelle un second disciplinaire, nommé Escourroux, afin que celui-ci puisse témoigner du refus du premier. Escourroux refuse à son tour de servir de témoin contre un camarade ; deux autres disciplinaires, complaisants cette fois, consentent à constater ce refus d’obéissance, et Escourroux est traduit devant le conseil de guerre d’Alger. Au colonel-président qui lui demande le motif de son refus d’obéissance, il fait cette simple réponse « Mon colonel, celui qui trahit un camarade peut aussi bien trahir son pays ! » Escourroux fut condamné à un an de prison.

Un autre :

C’est encore à Laghouat, peu de temps après l’arrivée des jeunes soldats du bataillon d’Afrique à la caserne Bessières. Exténués par le surmenage et par le défaut de nourriture — tant est maigre la ration de l’ordinaire — , c’est de la faim, surtout, que souffrent les jeunes « joyeux » ; et leur seul désir, leur seule ambition du moment, est de se procurer du pain en quantité suffisante pour satisfaire leurs appétits de vingt ans. Beaucoup d’entre eux, même, n’hésitent pas à se livrer le soir, dans les rues de Laghouat où déambulent les indigènes, à une prostitution éhontée en échange de biscuits ou de morceaux de pain ; et le capitaine de la 6e compagnie du 2e bataillon d’Afrique se voit obligé pour refréner cette prostitution, de faire paraître au rapport lu devant toute sa compagnie l’ordre dont voici le texte (janvier 1894) : « Le capitaine a su à quel genre de prostitution se livraient chaque soir, vis-à-vis des indigènes, certains jeunes soldats de sa compagnie ; décidé de mettre un terme à ces agissements, il supprime jusqu’à nouvel ordre le rata du jeudi et du dimanche soir il ne le rétablira que le jour où il sera manifeste qu’il n’y a plus de femmes (sic) dans la compagnie. » Bref, une nuit, pour calmer sa faim, un jeune joyeux quitte sa chambre, descend aux cuisines, pénètre dans le cabanon où le caporal d’ordinaire tient en réserve les vivres de la compagnie, prend deux pains de munition — je dis deux pains, pas autre chose, — remonte à sa chambre, en donne un à son camarade de lit, et dévore l’autre sous sa couverture. Le lendemain, une délation apprend ce larcin au caporal d’ordinaire, qui fait établir contre l’homme une plainte en conseil de guerre pour « vol au préjudice de l’ordinaire », avec cette circonstance aggravante que le vol avait eu lieu de nuit, et que le joyeux, pour pénétrer dans le cabanon, avait été obligé — prétendit le caporal — d’en crocheter la serrure. Il fut démontré, cependant, que le caporal avait égaré dès longtemps la clef du local, dont un simple loquet, au moment du vol, assurait la fermeture ; mais le gradé que la perte de cette clef mettait dans le cas d’être puni disciplinairement, s’était empressé, avant de se plaindre du larcin, d’en faire fabriquer une autre, et il affirma que la porte avait été crochetée. Il fut cru, et le conseil de guerre d’Alger condamna le joyeux, pour le vol de ces deux pains, à dix années de réclusion.

Un autre :

Encore à Laghouat, au 2e bataillon d’Afrique. Un tout jeune engagé volontaire, qui ne peut parvenir à exécuter convenablement les mouvements indiqués par l’instructeur, est conduit en cellule, à l’issue de l’exercice, par son sergent de section. Seul dans le cachot, l’homme, découragé, se lamente et se désespère, et dans un brusque mouvement de colère, il arrache la manche de son bourgeron de toile qu’il jette dans un coin de la cellule. Le soir, il est revenu au calme, et lorsque le caporal de garde, à l’heure du repas, lui apporte son morceau de pain, il réclame du fil et une aiguille pour réparer son vêtement. « Vous avez déchiré votre bourgeron ? s’écrie le caporal. (J’étais moi-même présent à ce dialogue. De passage à Laghouat, j’avais été placé en subsistance au bataillon d’Afrique, qui recevait alors les militaires étrangers à la garnison de Laghouat.) — Excusez-moi, caporal, répond naïvement l’homme, mais j’étais en colère et… — Vous étiez en colère ! Vous l’avez donc déchiré exprès ? interrompt le gradé. — La colère m’a emporté », explique le joyeux. Cet aveu suffisait. Le caporal prend à témoin deux des hommes de garde qui l’accompagnaient, et l’imprudent est traduit devant le conseil de guerre d’Alger qui le condamne à cinq années de travaux publics pour lacération d’effets militaires. Circonstance aggravante, — on avait trouvé inscrite, sur le mur de la cellule où il était demeuré en prévention, cette phrase : « À bas l’armée, l’école de la démoralisation et du vice ! »

Et ce Boqui, malheureux idiot, impuissant et gâteux, dont le régiment s’était débarrassé en l’envoyant comme simulateur à la 4e compagnie de discipline, et dont le capitaine Chérageat, commandant alors cette compagnie, se débarrassa à son tour — après l’avoir toutefois laissé croupir pendant près de vingt mois au fond d’une cellule — en le faisant traduire devant le conseil de guerre d’Alger, sous l’inculpation de « bris de clôture »[5] : le malheureux, par maladresse, avait brisé la vitre d’un falot de ronde qu’il était en train de nettoyer. Mais, étonné par son brusque transfert à la prison militaire d’Alger où il allait attendre sa comparution devant le tribunal militaire, Boqui, en sa pauvre jugeotte d’idiot, ne s’imagina-t-il pas l’heure de sa libération venue, et sa seule préoccupation, manifestée pendant son séjour à la prison et au cours de ses interrogatoires, tant à l’instruction qu’au conseil de guerre, fut de connaître la date — qu’il croyait si proche — de son embarquement pour le retour définitif dans ses foyers. Cela seul donne une idée suffisante de l’état mental de cet homme. Son état physique, d’ailleurs, était à l’avenant ; jamais je n’avais vu un être aussi maigre ni aussi faible, et, à la prison militaire d’Alger, la chiourme elle-même n’osait déranger, pour l’envoyer en corvée, cette ombre chétive qui se traînait tout le jour en s’appuyant aux murs de la cour du fort, et que ses camarades étaient obligés de soutenir le soir, à l’heure du coucher, pour l’aider à rentrer dans sa chambre[6]. Pour une fois, les membres du conseil de guerre, eux aussi, se montrèrent pitoyables, et ils n’osèrent déclarer responsable un être dont la place eût été plutôt en quelque maison de santé qu’à une compagnie disciplinaire. Boqui fut acquitté… et renvoyé à la 4e compagnie de discipline. Il n’y demeura pas longtemps. Dès son arrivée à la compagnie, il fut expédié dans le sud, et un jour, pendant un exercice trop prolongé de pas gymnastique, il tomba, à bout de forces, et ne put se relever malgré les injonctions de son sergent. Il fut traduit de nouveau devant le conseil de guerre pour refus d’obéissance, et condamné, cette fois, à deux ans de prison[7]. Sa peine finie, il revint à la 4e compagnie de discipline où, d’après ce qui me fut dit depuis, il serait mort.

De la sorte, longtemps, je pourrais puiser en ma mémoire, et citer encore ; des pages et des pages, d’analogues exemples se succéderaient, interminablement. Mais cette énumération, longue déjà, suffira. J’ai dit les fautes. Je vais montrer l’expiation.

La répression considère deux sortes de fautes : 1° les crimes et délits militaires, punis par les peines portées au code de justice militaire (prison, travaux publics et mort) ; 2° les crimes et délits de droit commun punis (sauf dans certains cas particuliers que prévoit le code de justice militaire par les peines ordinaires portées au code pénal civil. Si la peine prononcée pour faute de droit commun est l’emprisonnement et n’emporte avec elle qu’un caractère afflictif, elle est subie, suivant sa durée, dans les prisons militaires de corps d’armée ou dans un des six pénitenciers militaires[8] ; si cette peine a un caractère infamant, elle entraîne de droit la dégradation militaire, et le condamné, définitivement exclu de l’armée, est livré aux autorités civiles, qui lui font subir dans un des établissements pénitentiaires dépendant du ministère de l’intérieur la peine prononcée par le conseil de guerre.

Il y a une prison militaire au chef-lieu de chaque corps d’armée, dans chacun des gouvernements militaires de Paris et de Lyon, au chef-lieu de chacun des trois départements algériens, et enfin au siège du gouvernement militaire de nos colonies ou de nos protectorats. Les prisons militaires reçoivent trois catégories d’hommes : les prévenus militaires, les passagers militaires escortés et les condamnés militaires ; mais seules les peines inférieures à une année d’emprisonnement sont subies dans les prisons de corps d’armée ; pour les peines d’un an et au delà d’emprisonnement, les condamnés sont envoyés dans un pénitencier militaire.

Les hommes détenus dans les prisons de corps d’armée sont employés à des travaux d’atelier pour le compte d’entrepreneurs civils. Leur nourriture se compose d’une soupe avec viande le matin et d’une soupe sans viande le soir. Dans plusieurs de ces établissements, les détenus sont obligés de payer la soupe du soir sur le produit de leur travail de la journée ou sur leurs fonds particuliers déposés au greffe. En sorte que ceux des militaires dont le travail de la journée n’a point produit une somme suffisante (et le cas est fréquent, tant est modeste la rémunération) pour le paiement de cette soupe ou qui ne possèdent point de fonds particuliers déposés au greffe sont privés du repas du soir. Le régime cellulaire est en vigueur dans un grand nombre de prisons de corps d’armée. La surveillance dans les établissements de détention militaires est exercée par des employés de la justice militaire ayant le titre, l’uniforme et les attributs des sous-officiers (sergents, sergents-majors ou adjudants, suivant les cas).

Le port de la barbe et de la moustache est interdit à tous les condamnés détenus dans les établissements militaires.

Condamnés militaires au travail

Il y a six pénitenciers militaires dont les portions centrales sont ainsi réparties : deux en France, à Bicêtre près Paris et à Albertville (Savoie) ; quatre dans le xixe corps d’armée, savoir : un à Oran (division d’Oran), un à Douera (division d’Alger), un à Bône (division de Constantine) et un à Ti-Bourzouk (Tunisie).

Dans les deux pénitenciers de Bicêtre et d’Albertville, les condamnés, comme dans les prisons militaires, sont diversement occupés à l’intérieur de l’établissement, et ne franchissent jamais, toute la durée de leur détention, les murs d’enceinte. Il n’en est pas de même en Algérie, où les condamnés deviennent, entre les mains de l’autorité, une marchandise rémunératrice, un bétail producteur de rentes, un usufruit de tout repos ; et la traite des détenus militaires compense avantageusement, pour les industriels de la colonie, aussi bien que pour la chiourme militaire, celle moins licite du bois d’ébène.

Car c’est bien une véritable traite de bétail humain, que pratiquent, au nom de l’État, les commandants des geôles. Chaque commandant d’établissement de détention militaire peut louer, aux colons ou aux chefs d’entreprise qui lui en font la demande, le nombre de détenus nécessaires à l’exécution de telle ou telle besogne. Et ces colons ou ces chefs d’entreprise ont tout avantage à user de cette main-d’œuvre préférablement à celle des ouvriers civils de la colonie : le prix moyen de location d’un détenu militaire varie entre un franc vingt-cinq et un franc soixante par jour, alors qu’un ouvrier civil demanderait pour les mêmes travaux un minimum de salaire de cinq francs.

Détenus militaires du pénitencier militaire de Donëra, travaillant dans les vignes des moines trappistes de Staouëli, aux environs de Sidi-Ferruch (Décembre 1901).

Cet avantage n’est pas moindre pour l’autorité, qui sait retirer de cette location d’hommes des raisonnables bénéfices et, en commerçante avisée, fait alors litière des principes admis, des plus élémentaires convictions civiques, des sentimentaux scrupules développés en des circonstances plus gratuites. La pécune est toujours bonne à prendre, d’où qu’elle vienne, pense-t-elle, et elle louera indistinctement les hommes que lui confient les conseils de guerre, à la compagnie anglaise adjudicataire de l’exploitation des mines de fer du Mokta[9], près Bône, aussi bien qu’aux colons cosmopolites de la colonie, aux entrepreneurs adjudicataires des travaux de l’État, à des industriels divers, ou à des congrégations propriétaires de vastes étendues du sol algérien, tels, par exemple, les moines trappistes[10] du couvent de Staouëli qui occupent un détachement de détenus militaires, loués à l’établissement militaire de Douëra et dont le nombre varie, suivant les saisons, de vingt-cinq à cinquante hommes. Ce sont ces détenus militaires qui, sous la direction de contremaîtres espagnols, italiens ou maltais à la solde des moines, cultivent les immenses et productives plantations de vignes, de géraniums et d’orangers où les trappistes de Staouëli puisent des revenus extraordinairement élevés.


Camp militaire des moines de Staouëli. Détenu militaire à la porte de sa chambre. Au-dessus des deux portes, une statue de Saint-Joseph : dans l’imposte des deux baies, ces inscriptions : Salle Saint-Victor — Salle Saint-Joseph. (Décembre 1901).

Les dimanches et jours de fêtes, ces mêmes détenus sont employés par les moines, dans la chapelle du couvent, à chanter les offices du culte, et le sergent, chef de détachement, punit par de longs jours de cachot — même de fers — les distractions pendant les offices. Le dimanche, 15 décembre dernier, j’étais moi-même de passage à Staouëli et j’avais pu pénétrer dans l’enceinte, gardée par des tirailleurs armés, où sont parqués les détenus employés par les moines. Là, j’ai vu, de mes propres yeux, dans une des baraques occupées par les détenus militaires, et dont l’entrée, surmontée d’une statue de saint, porte, dans l’imposte, la désignation « Salle Saint-Victor », un moine, assis devant un harmonium, faisant répéter aux détenus du camp les chants liturgiques de la proche solennité de Noël.

Les entrepreneurs locataires de cette main-d’œuvre militaire spéciale ont à leur charge les logements (baraques ou tentes) réservés aux détenus, aux sergents surveillants détachés par l’établissement militaire à qui est empruntée cette main-d’œuvre, et au détachement de tirailleurs indigènes préposé à la garde des condamnés.

Les tirailleurs de ces gardes partagent avec les sous-officiers de la justice militaire le droit absolu de vie et de mort sur les détenus, et les assassinats commis par ces indigènes dans les camps dont ils ont la garde sont des plus fréquents. Le moindre geste, la moindre parole, attribuables, en cas de posthume enquête, à un commencement de rébellion, le moindre pas fait en dehors des limites — fictives le plus souvent — du camp, peuvent être punis de mort aussitôt, sans autre forme de procès. À diverses reprises, j’ai assisté sur la terre d’Afrique à d’effroyables chasses à l’homme que dirigeaient des sous-officiers français. Mais si aisée à établir, la liste serait trop longue des crimes accomplis dans ces circonstances — crimes officiellement consacrés par la remise, aux indigènes assassins, des galons de soldat de 1re classe et des insignes réservés aux bons tireurs. C’est la revanche légitime du vaincu contre le roumi vainqueur. Ces dernières semaines, seulement, allongeraient sensiblement cette liste, et ce ne serait pas là — quoi qu’en put dire le ministre de la guerre[11] — le récit de faits éloignés ; le dernier qui me soit connu date de mars 1902 : deux condamnés de l’établissement militaire d’Orléansville furent tués dans la plaine de la Chiffa, aux environs d’Ameur el Aïn, par les tirailleurs indigènes qui les gardaient. J’ai rapporté précédemment de semblables meurtres et, entre autres, celui de ce détenu du pénitencier militaire de Bône qui, l’année dernière, au détachement d’Aïn-Beida, fut tué à bout portant par le tirailleur indigène de garde, en deçà des limites du camp, et dont le corps fut transporté ensuite en dehors de ces limites afin de faire croire à une tentative d’évasion. Trois hommes de ce détachement, Gélis, Cholet et William, ont assisté à ce meurtre et pourraient, au besoin, en témoigner.

Le ministre de la guerre peut se dispenser de tenir la promesse, qu’il a faite lors de l’interpellation J.-L. Breton, de rapprocher du littoral les dépôts et les camps des corps disciplinaires. À l’en croire,[12], cette mesure mettrait efficacement un terme aux brutalités et aux sauvageries de la chiourme. Or, les bagnes militaires qui font l’objet de cet article sont tous — à l’encontre des compagnies de discipline — placés sur le littoral, et comme tels, semblerait-il, sous le contrôle des autorités supérieures et de l’opinion publique[13]. Pourtant, les atrocités commises là quotidiennement dépassent tout ce qu’on pourrait concevoir ; les faits que j’avais précédemment cités et dont la lecture provoqua le plus d’indignation à la Chambre des députés furent ceux, précisément, commis l’année dernière dans des établissements du littoral ou dans des camps situés à proximité de ces établissements, avec l’approbation[14] des autorités supérieures, — les mêmes autorités qui auraient la surveillance des compagnies de discipline dans le cas où celles-ci, ainsi qu’actuellement les établissements de détention militaire, seraient rapprochées du littoral. La seule réforme possible, c’est la définitive suppression de ces bagnes.

Il y aurait une étude à faire de l’état d’âme des sous-officiers bourreaux. Contrairement à ce que disait le ministre de la guerre, on expliquerait mal leurs brutalités et leurs sauvageries par « un affolement résultant de la responsabilité d’un commandement particulièrement difficile et délicat ». De ces brutalités et de ces sauvageries, j’ai déjà rapporté en de précédents articles, maints exemples appuyés de témoignages nombreux. Je doute qu’il soit possible de les attribuer à un affolement ou à un manque de sang-froid devant les responsabilités encourues. Ces responsabilités, sont plus fictives que réelles, et c’est peut-être là le pire étonnement, pour un observateur capable d’attention, de rencontrer dans les établissements pénitentiaires et disciplinaires — à quelques exceptions près, au lieu de l’armée d’indisciplinés farouches, de révoltés irréductibles, fiers et rebelles à toute soumission que l’on avait évoqués, un servile troupeau de gens prêts à toutes les concessions, mûrs pour tous les servages, d’inconscientes bêtes toujours et humblement courbées sous le joug, aux reins dociles sous l’aiguillon. Et cela simplifie singulièrement la tâche de la chiourme dont les actes de brutalité sont, au contraire, froidement préparés, exécutés en toute sécurité avec de délicats raffinements, avec une habileté dans l’art de faire souffrir qui confondrait les plus perverses imaginations. Sans doute, ce besoin de faire souffrir est-il inhérent aux fonctions spéciales de la justice militaire ; peut-être même, les ataviques prédispositions mauvaises se réveillent en ces milieux, et les cruautés dont nous nous indignons se trouveraient expliquées par ces paroles du ministre de la guerre — les seules à retenir : « Il y a en eux de l’homme primitif, du sauvage… », et par cette phrase d’un philosophe contemporain : « Réunissez et groupez en silence l’obscurité, la victoire facile, l’infatuation monstrueuse, la proie offerte de toutes parts, le meurtre en sécurité, la connivence de l’entourage, la faiblesse, le désarmement, l’abandon, l’isolement ; du point d’intersection de ces choses jaillit la bête féroce. » Mais il me semble exagéré de poser ces sous-officiers — ainsi que le fit récemment le ministre de la guerre — en « victimes de l’organisation actuelle », — en victimes « imprudemment soumises à une épreuve qui dépasse les forces humaines ».

Pourtant, c’est de façon plus sérieuse qu’il faudrait envisager ces choses, et l’on ne peut, sans devenir complice, laisser ainsi torturer de la chair humaine. Un fait me revient en mémoire. Il donnera la juste mesure d’un état d’âme commun à toute la chiourme. C’était à Biskra, à la 2e compagnie de discipline. Malgré la défense expresse portée au règlement, il ne se passait pas de jour sans qu’un ou plusieurs disciplinaires fussent mis aux fers. Chaque sous-officier possédait dans sa chambre diverses paires de ces instruments dont il usait sans compter.

La mort, dans les tortures de la crapaudine, d’un soldat du 3e bataillon d’Afrique, et le scandale fait par la presse autour de son assassinat, incitèrent le commandement supérieur à s’inquiéter pour un instant des abus d’autorité quotidiennement commis dans les corps disciplinaires et pénitentiaires, et une circulaire du général de brigade, rappelant les prescriptions du règlement au sujet des punitions extra-réglementaires, obligea le capitaine qui commandait alors la 2e compagnie de discipline à interdire momentanément à ses sous-officiers l’emploi des fers. Cette interdiction était peu du goût des bourreaux. Parmi ceux-ci, un des plus férocement cruels était un Corse, le sergent L… (Pour des raisons particulières, je me contente de le désigner par son initiale, mais ceux qui le connurent se souviendront).

On l’avait surnommé « la Panthère », et il était la terreur de la compagnie. Un disciplinaire m’affirma qu’un jour, étant de garde, il avait entendu le sergent L… se vanter, au poste, devant d’autres sergents de la compagnie, de pouvoir faire mourir un homme après quarante-huit heures de tortures, sans qu’il y eût aucune trace de violences, et sans que le médecin le plus exercé pût y voir autre chose qu’une mort naturelle. L…, qui était marié et père de deux enfants, habitait en ville, non loin du dépôt de la compagnie. Les jours qui suivirent l’interdiction des fers, les voisins de L… étaient réveillés par des cris et des gémissements qui semblaient provenir du logement occupé par le sergent et sa famille. D’abord, ils ne s’en étaient pas émus outre-mesure ; mais une nuit, au milieu des cris, ils crurent distinguer des appels au secours, et un voisin résolu enfonça la porte. Voici ce qu’on vit alors. L…, un genou sur la poitrine de sa femme terrassée et bâillonnée, s’efforçait de passer aux poignets de la malheureuse des menottes réglementaires apportées de la compagnie. Auprès, les deux loupiots gisaient, des fers aux pieds et aux mains et un bâillon entre les dents. Les voisins voulaient lyncher le sergent, qui n’échappa que par miracle. Il y eut plainte à l’autorité militaire, puis enquête qui démontra que chaque soir L… emportait ainsi de la compagnie toute une collection de pedottes et de menottes, et qu’il satisfaisait à loisir sur sa femme et sur ses propres enfants ses instincts de tortionnaire. Mais l’affaire fut étouffée. L’autorité militaire fit rapatrier en Corse les enfants et la femme de L…, et celui-ci fut envoyé dans le sud, où il prit le commandement du détachement de disciplinaires d’El Oued.

Quelques mois après cet événement, le capitaine de la compagnie rendit compte au général commandant la subdivision de Batna qu’il venait de faire expédier au détachement d’El Oued un certain nombre de sacs de pommes de terre destinées à l’ordinaire des hommes de ce détachement. Une semaine plus tard, le général de subdivision arrivait inopinément au camp d’El Oued, à l’heure, précisément, où le cuisinier du détachement préparait le repas du matin. Le camp d’El Oued avait été dénommé par les disciplinaires le Camp de la Faim et, autrefois, deux disciplinaires de ce détachement avaient été traduits devant le conseil guerre de Constantine pour avoir dérobé un chameau aux Sokhars d’un convoi de ravitaillement et l’avoir tué derrière une dune afin d’en consommer la viande avec leurs camarades[15].

Or, le général, qu’avait frappé l’état de délabrement extrême des hommes de ce camp, s’étonna de la faible quantité de vivres remis au cuisinier pour la confection du repas et, en particulier de l’absence de ces pommes de terre dont le capitaine lui avait précédemment annoncé l’envoi ; il pria L… de lui présenter les cahiers de comptabilité d’ordinaire du détachement. L… s’excusa, disant que peu habitué à la vie au camp, il n’avait pas su rationner rigoureusement ses hommes et que les vivres du dernier convoi étaient épuisés ; quant à ses livres d’ordinaire, il affirma les avoir envoyés au dépôt de la compagnie, à Biskra, aux fins de vérification, comme il devait le faire tous les mois. Cela parut très invraisemblable au grand chef qui, pour en voir le cœur net, s’adressa aux hommes eux-mêmes. Ceux-ci, par crainte, sans doute, de trop cruelles représailles, n’osèrent pas formuler de plaintes trop précises sur l’insuffisance de la nourriture, mais ils avouèrent n’avoir jamais mangé de pommes de terre depuis leur arrivée au détachement. En toute hâte, le général qui maintenant savait à quoi s’en tenir, s’en revint à Biskra et donna l’ordre au capitaine de rappeler immédiatement le sergent L…, de le mettre en prison et d’établir contre lui une plainte en conseil de guerre pour vol au préjudice de l’ordinaire de ses hommes. Huit jours après, L…, remplacé à El Oued par un autre sergent, revenait à Biskra où… il reprenait simplement le commandement de l’escouade qu’il dirigeait autrefois, avant son départ pour El Oued. J’étais alors secrétaire du trésorier de la deuxième compagnie de discipline. Quelques-semaines après le retour de L…, nous arriva une dépêche du général, réclamant d’urgence les pièces et les procès-verbaux de l’instruction établie contre le sergent L… Le capitaine, mandé en toute hâte, accourut au bureau du trésorier, fit venir L… et eut avec lui, dans la pièce voisine de celle où je me tenais avec mes deux scribes et dont nous séparait un simple paravent, une longue conversation à voix basse. Quand fut terminée cette conversation, le capitaine reconduisit lui-même L…jusqu’à la porte et, lui frappant familièrement sur l’épaule : « Allons, allons, mon brave, s’écria-t-il en notre présence, dormez sur vos deux oreilles, et comptez sur moi… ! » Un mois plus tard, le sergent prévaricateur était nommé adjudant dans un régiment d’infanterie de la métropole.

Et il ne s’agit point là d’une exception ; de telles malversations sont communes à la chiourme. Le commandement d’un camp militaire est généralement pour les sous-officiers une source d’appréciables profits. En dehors des bénéfices illégalement réalisés sur l’ordinaire des hommes, il est une autre spéculation rémunératrice. C’est celle effectuée sur le travail même des militaires. Le nombre maximum d’heures de travail quotidien que doivent effectuer les condamnés militaires, loués à un entrepreneur est de dix heures, et le sous-officier commandant le détachement doit veiller avec soin à ce que ce nombre ne soit point dépassé par l’entrepreneur.

Mais, à la suite d’une entente entre celui-ci et les sous-officiers qui y trouvent tout bénéfice, il arrive souvent que les condamnés soient astreints à une tâche de seize à dix-huit heures par jour, — des heures cruelles et pénibles qui commencent bien longtemps avant l’aube, se prolongent sous le soleil ardent et ne se terminent que dans les ombres avancées du soir, de longues heures silencieuses que troublent seulement la chute régulière et sourde des pioches lourdes aux bras fatigués, les rauques clameurs des indigènes armés qui surveillent, et les menaces de la chiourme lorsque des yeux se distraient momentanément de la tâche pour implorer un instant de répit.

Parfois, un homme tombe, terrassé par l’effort, la fièvre et les misères. Il faut avoir vécu dans ces camps effroyables pour imaginer ce que peuvent souffrir les malheureux que le sort y a conduits. Mais, au milieu, de toutes les tortures physiques et morales, un désespoir surtout domine : celui de jamais échapper peut-être (tant est facile la plainte qui fera augmenter de quelques années par le conseil de guerre la peine actuelle) à ses bourreaux, et aussi une sensation d’irrémédiable abandon, d’isolement, d’éloignement de tout secours et de toute pitié, qui bientôt prime les misères plus précises, envahit l’être à l’exclusion de toute autre pensée, rend fou.

J’ai déjà donné quelques exemples de la façon dont les condamnés militaires étaient traités dans les camps. J’ai montré le sergent Sievaldini, au camp d’El Affroun, faisant déshabiller complètement les hommes punis de son détachement, et leur faisant passer la nuit, en pleine neige d’hiver, attachés aux roues d’un camion. Et cet autre sergent qui, au camp de Bou-Guezoul, refuse de reconnaître malade le nommé Cérié[16], le fait déshabiller par les tirailleurs indigènes de garde, lui met les fers aux pieds et aux mains, et le laisse ainsi quarante-huit heures au milieu d’un nid de fourmis. Puis, encore, au camp de Bellevue, le sergent Romani, faisant attacher au bord de la feuillée où viennent évacuer les hommes du camp le nommé Amache, pris par les fièvres au chantier ; durant la nuit, Amache meurt là ; le médecin-major de Baghar ne consent qu’après de longs pourparlers à donner le permis d’inhumer. Et le sergent Sorba, chef d’un détachement des environs de Bou-Guezoul, qui le soir, à la rentrée au camp après le travail de la journée, fait sortir des rangs ceux des hommes que l’entrepreneur lui a signalés comme ayant montré le moins d’ardeur au chantier, les prive du repas du soir malgré les dix-huit heures d’effroyable tâche qu’ils viennent d’accomplir, contraint chacun d’eux à creuser devant les tentes une fosse de six pieds de profondeur, les fait mettre ensuite à la crapaudine par ses tirailleurs et, à l’aide de cordes, fait descendre les misérables au fond des fosses qu’ils viennent de creuser et où ils demeurent jusqu’au lendemain matin, à l’heure qu’il faut repartir pour le chantier.

Indéfiniment pareils, de tels faits abondent, quotidiens, aussi effroyables, aussi atroces, issus des mêmes imaginations, sans que les bourreaux aient à craindre des réclamations, — réclamations que les hauts chefs, d’ailleurs, n’écouteraient pas, et que les plaignants, en tous les cas, expieraient de façon cruelle[17].

Mais ce sont là tous moyens extra-réglementaires. Les punitions portées au règlement sur les établissements de détention militaires ont aussi leurs atrocités. Indépendamment des peines prononcées par les conseils de guerre dont les condamnés militaires continuent à être toujours justiciables, la seule punition qui puisse être infligée aux détenus des prisons militaires, des pénitenciers et des ateliers de travaux publics est la punition de cellule. La moindre faute, la moindre négligence peut être punie aussitôt de plusieurs jours de cellule, et je me souviens encore de ma première stupeur, alors que, campé avec les autres chasseurs d’Afrique, mes camarades, près du pénitencier militaire de Douëra où nous faisions étape, je vis un adjudant de la chiourme de ce pénitencier infliger quinze jours de cellule à un détenu militaire qui s’était écarté de son chantier proche pour venir se rafraîchir à l’abreuvoir de notre campement. Je devais être initié d’autre façon, plus tard,

Un sergent ordonne quatre jours de cellule ; un sergent-major et un adjudant peuvent porter cette punition à huit jours et à quinze jours, un lieutenant à trente jours et le commandant de l’établissement à soixante jours. La nourriture quotidienne des punis de cellule se compose exclusivement de deux « quarts » de pain et de deux litres d’eau. Tous les quatre jours, il leur est donné une gamelle de bouillon. Et ils restent des semaines à ce régime, dans la solitude épouvantable des cachots militaires, sans air et sans lumière, privés d’un sommeil qui se refuse au bout de quelques jours.

Peu à peu tous les sentiments s’éteignent, les haines même s’apaisent et il ne reste plus que l’instinct de conservation qui se précise dans la sensation affreuse de cette faim qui vous ronge, sans trêve, et de la santé qu’on sent fuir. Quelquefois, des cris, des rugissements partent d’une cellule ; des sergents accourent, revolver au poing ; on ouvre la porte du cachot, et l’homme apparaît, les vêtements en lambeaux, l’écume aux lèvres, les yeux hagards, menaçant et terrible. Il est devenu fou furieux. La chiourme s’élance, en foule, et les fers et le bâillon réduisent le malheureux.

Intérieur du Fort Bab-Azoun où se trouvait le « quartier des ténébreuses », réservé aux punis de quatre-vingt-dix jours de cellule.

Il est encore une punition toute spéciale que peuvent seuls infliger le ministre de la guerre et les généraux en chef. C’est la punition de quatre-vingt-dix jours de cellule. Cette punition, très fréquente, est des plus redoutées. Les hommes les plus robustes y laissent leur santé, et souvent une civière est nécessaire pour transporter de sa cellule à l’hôpital l’homme qui vient de terminer cette effroyable punition. Il y a peu de mois encore, la punition de quatre-vingt-dix jours de cellule était subie uniquement à la prison militaire d’Alger où un quartier cellulaire spécial — surnommé le quartier des « ténébreuses » — était affecté aux condamnés militaires qui venaient y subir cette peine. Non seulement les détenus des établissements militaires d’Algérie, mais même les condamnés des prisons militaires de France ou des pénitenciers d’Albertville et de Bicêtre, à qui était infligée cette punition, venaient la subir au « quartier cellulaire » d’Alger. Le général André a prescrit récemment que les « quatre-vingt-dix » seraient désormais subis dans chaque établissement de détention. Il a prescrit en outre que ces punitions seraient interrompues toutes les semaines pendant quatre jours, au bout desquelles elles seraient reprises pendant une semaine, et ainsi de suite jusqu’à complète expiration de la punition infligée. Certes, cette mesure serait déjà un sensible progrès si elle était intégralement appliquée. Mais ce sont-là des prescriptions ministérielles dont se soucient fort peu la plupart des commandants d’établissements de détention militaire, et surtout les commandants de détachements de détenus. Et il arrive encore qu’à la suite de punitions accumulées, le nombre de mois pendant lesquels certains hommes demeurent sans interruption au fond d’un cachot, au régime du quart de pain, dépasse de beaucoup une année…

Le sergent, commandant le détachement de Staouëli, auprès de ses intruments de torture. (Photographie prise dans la chambre du chef de détachement de Staonëli, par M. Charles Vallier, le 15 décembre 1901.)

Je dirai peu de chose des « fers » que le général André affirmait récemment avoir définitivement interdits le 8 avril 1901 dans les établissements de détention militaire. Je cite ses paroles : « J’ai remarqué une chose ; c’est que des instruments d’un autre âge, dont l’usage était interdit, existaient encore ; ils étaient relégués dans des coins. J’ai prescrit de verser ces instruments à l’artillerie qui est chargée de tenir compte de ces objets… » Or, la photographie ci-jointe a été prise par moi le 15 décembre dernier, c’est-à-dire neuf mois après l’interdiction des fers, dans la chambre du sous-officier commandant le détachement de Staouëli où ils étaient presque quotidiennement en usage. Pour ce détachement, composé alors d’une vingtaine d’hommes seulement, le chef de détachement disposait de trois paires de pedottes, de quatre paires de menottes, d’une paire de ces doubles-boucles interdites dans les établissements pénitentiaires de la Guyane et de la Nouvelle-Calédonie, au cours de l’affaire Dreyfus, par le ministre des colonies[18], et de plusieurs paires de poucettes. Les chefs des autres détachements n’avaient rien à envier, sous le rapport des fers, au détachement de Staouëli, et si, dans un pénitencier militaire, celui de Bône, le commandant de l’établissement se décida à suivre momentanément les prescriptions ministérielles en retirant les fers à la chiourme, celle-ci s’ingénia à trouver d’autres instruments de supplice, pour le moins aussi cruels que ceux dont le ministre venait de… découvrir l’existence ; et les cordes mouillées combinées avec les chevilles de bois habilement disposées remplacent avantageusement les fers retirés, çà et là, en de rares détachements. Quelques sergents, même, ont fait fabriquer par des forgerons de nouveaux modèles de pedottes et de menottes, et j’ai cité, en d’autres articles, des noms et des faits.

Détenu militaire à la crapaudine, gardé par un tirailleur armé.

Le règlement sur le service intérieur des établissements de détention militaires d’Algérie est commun aux pénitenciers militaires et aux ateliers de travaux publics.

La peine des travaux publics, malgré la confusion à laquelle pourrait prêter sa dénomination, n’emporte avec elle aucun caractère d’infamie. Elle ne peut être prononcée que pour des délits militaires, et jamais pour des délits de droit commun. Le paragraphe 820 du rapport fait au corps législatif, le 25 avril 1857, par le rapporteur de la commission chargée d’examiner le projet du code de justice militaire (celui en vigueur actuellement) dit ceci : « La peine des travaux publics offre cet avantage précieux qu’elle n’expose pas des militaires, chez qui le sentiment de l’honneur est vivant, au contact d’hommes déjà pervertis. Le coupable garde, dans ces ateliers, ses habitudes d’activité, au lieu de languir dans le repos honteux et stérile de la prison ; on l’y emploie à des travaux qui, sans dégrader l’âme, fatiguent le corps et domptent la volonté… » Il est inutile d’insister sur l’hypocrisie de ces paroles. J’ai montré plus haut à quel genre de travaux étaient employés les détenus militaires des camps algériens, et à quel genre de spéculations l’autorité supérieure se livrait avec eux.

L’intérieur de l’atelier de travaux publics de Mers El Kébir, près Oran.

Le minimum de la peine de travaux publics que peut prononcer un conseil de guerre est de deux années, et le maximum de dix ans. Dans le cas de condamnations successives, les peines militaires ne se confondent pas, et se subissent successivement, intégralement — à moins qu’une grâce spéciale n’intervienne[19]. Dans les ateliers de travaux publics, les provocations à la rébellion et à l’outrage sont fréquentes de la part de la chiourme, et conséquemment les comparutions devant le conseil de guerre. La moindre faute contre la discipline y conduit, et il n’est pas rare de voir des hommes de vingt-cinq ans à peine, dont le nombre total des années à passer dans un atelier de travaux publics, à la suite de comparutions successives devant le conseil de guerre, dépasse un demi-siècle. J’ai connu un garçon de vingt-sept ans pour qui ce total s’élevait à cent vingt-trois années.

On admettra donc facilement que le désespoir s’empare alors de ces malheureux, de ces innocents — oui, de ces innocents — dont la vie sacrifiée ne sera plus maintenant, jusqu’à la fin, qu’une longue suite de tortures et d’humiliations. Lorsque se sont accumulées de la sorte les années de travaux publics, il n’est plus pour ces hommes qu’une seule expectative : celle de fuir, par des procédés quelconques, le bagne odieux. L’évasion est un de ceux-là — mais si difficile, si périlleuse, si impossible, presque, à moins d’extraordinaires circonstances propices ! Aussi, voici pour échapper aux bourreaux le procédé le plus habituellement employé : C’est parmi les désespérés des ateliers de travaux publics que s’est accréditée la légende que le régime imposé aux travaux forcés était enviable au prix des traitements subis dans les ateliers de travaux publics. L’analogie des dénominations de ces peines incite naturellement à la comparaison. Il m’est arrivé souvent à moi-même, alors que les colonnes dont je faisais partie rencontraient quelque convoi de ces misérables, et qu’à l’étape je me retrouvais le soir avec eux, d’entendre de leur bouche, à ce sujet, les récits les plus invraisemblables, issus d’imaginations talonnées par la souffrance et par la faim. Mais ceux-là seuls qui, la faim aux entrailles et le désespoir au cœur, loin des affections à jamais perdues, sous le seul fouet cruel du chaouch impitoyable durent se soumettre quand même aux labeurs cruels qui tuent les corps et vident les âmes, peuvent comprendre. Peu à peu, la vision de la chaîne plus douce, de la souffrance atténuée, s’infiltre, s’incruste, s’impose. Le changement de bagne apparaît à cette heure la propice évasion, et on ne tarde pas à rechercher les moyens qui le feront obtenir. Ces moyens sont élémentaires : le catalogue pénal les énumère tout au long. Il n’y a qu’à choisir. Mais, à vrai dire, l’idée du crime ou de l’infamie répugne à ces hommes — braves gens, tous — dont le seul crime, jusqu’ici, fut de n’avoir point su baisser la tête sous l’insulte et plier les reins sous les coups. Ils ont trouvé un moyen terme. Le code de justice militaire punit de « mort avec dégradation » le fait d’incendie d’édifices, d’ouvrages ou bâtiments militaires ; cependant, cette peine peut être réduite aux travaux forcés à temps en cas de circonstances atténuantes. Or, on le sait, en matière de crime, l’intention dûment prouvée vaut le fait, la tentative est punie comme le crime lui-même. Donc, en pareil cas, le simulacre suffira, et l’insignifiance du dégât assurera au coupable le bénéfice des circonstances atténuantes, c’est-à-dire les travaux forcés, le but, — le rêve. Et alors, voici ce qu’ont imaginé ces hommes, qui n’ont plus, pour fuir leurs bourreaux, que cette issue désespérée. C’est une simple et facile formalité à remplir. Ils rassemblent en un petit tas, au milieu du cachot où ils sont enfermés, ou bien sur le dallage d’une chambre, quelques brindilles, les morceaux d’un balai ou, le plus souvent, la paille d’un traversin, y mettent le feu, puis, font constater par un sergent de la chiourme leur… tentative volontaire d’incendie ; ils sont traduits devant le conseil de guerre qui — sans être dupe toutefois — complète la formalité de l’acte accompli par la formalité de la condamnation : vingt ans de travaux forcés ordinairement. Et les bagnes de Nouméa et de la Guyane comptent un forçat de plus.

La peine des travaux publics étant une peine militaire, l’exclusion définitive de l’armée à la suite d’une condamnation infamante interrompt définitivement, en droit, la peine militaire, et c’était là, autrefois, pour les condamnés à des peines militaires de longue durée, un facile moyen de mettre un terme à leurs souffrances. La peine civile de la réclusion, entraînant la dégradation militaire et par conséquent l’exclusion de l’armée, était la peine ordinairement choisie par les condamnés militaires ; le simulacre d’un acte puni de réclusion par le code pénal ou par le code de justice militaire suffisait : c’était le plus souvent un simulacre de vol avec effraction dans l’intérieur de l’établissement ou encore un faux apposé sur une pièce quelconque, dérobée dans un quelconque bureau du greffe, ou bien encore une insulte à l’adresse du drapeau, acte puni de réclusion par le code de justice militaire ; et le condamné qui avait à purger par exemple une cinquantaine d’années de travaux publics, pouvait ainsi, par une condamnation à la peine de réclusion, être libre à l’expiration de cette peine, c’est-à-dire après dix ans, cinq ans même, quelquefois moins, de détention dans une maison centrale — puisque la dégradation militaire l’avait exclu de l’armée, et conséquemment de la participation à la juridiction et aux peines militaires. Mais le nombre considérable de faits semblables portés devant le conseil de guerre donnèrent l’éveil, et depuis quelques années, les condamnés militaires à une peine infamante sont renvoyés, à l’expiration de cette peine, dans l’établissement de détention de Coléah (province d’Alger), spécial aux exclus, où ils accomplissent le nombre d’années qu’ils avaient à purger de peines militaires avant leur condamnation à la peine de réclusion.

Il est encore un autre moyen-échappatoire courant. C’est celui de la condamnation à la peine de mort, basé sur l’espoir en la clémence du chef de l’État. La peine de mort prononcée par les conseils de guerre est commuée souvent en peine de détention à temps (cinq, dix, quinze ou vingt ans, suivant le décision du chef de l’Etat). Cette peine de détention est subie à la maison centrale de Clairvaux, où un quartier spécial est réservé aux condamnés à mort militaires dont la peine fut commuée ; à l’expiration de leur peine de détention, les militaires sont remis définitivement en liberté. Pour obtenir cette condamnation à mort, une voie de fait sur un supérieur est nécessaire ; mais les gradés de la chiourme ayant, en cas de voie de fait, droit immédiat de mort sur les détenus qui


s’en rendent coupables, ceux-ci ont soin de s’adresser à un gradé d’un autre corps que celui de la justice militaire : — le plus souvent, au médecin-major qui passe la visite médicale, à un officier de visite ou à tout autre supérieur étranger à la chiourme ; quelques-uns même, que l’éloignement dans un camp du sud ne permet pas d’être mis en présence d’autres gradés que ceux de la chiourme, n’hésitent pas à commettre un fait justiciable du conseil de guerre — une lacération d’effets d’uniforme, par exemple (une « salade ». en argot de travaux publics) — afin de se livrer à une voie de fait sur un des membres du tribunal militaire qui le jugera pour cette lacération d’effets, et ils n’auront pas à craindre ainsi le revolver de la chiourme. Une chiquenaude, un bouton ou un képi lancé dans la direction du supérieur et l’effleurant, suffisent pour obtenir la condamnation à mort convoitée. Mais c’est là un moyen dangereux, bien que fréquemment employé ; les conseils de guerre ne se décident pas toujours à prononcer la condamnation à mort, et se contentent d’augmenter de dix années de travaux publics le bilan des condamnations du prévenu ; je sais des hommes qui, depuis des années, recherchent de la sorte la condamnation à mort qui les délivrera, mais, poursuivis par la malchance. c’est en vain que se succèdent leurs comparutions devant les conseils de guerre ; ceux-ci persistent à prononcer des peines de travaux publics, dont les années vont s’accumulant interminablement. Quelquefois aussi, la clémence escomptée du chef de l’État se refuse, et les douze balles du peloton d’exécution viennent délivrer enfin le misérable.

La peine de mort prononcée par les conseils de guerre est de deux sortes : la peine de mort avec dégradation militaire, et la peine de mort simple. Le rapporteur de la commission chargée, en 1829, d’examiner le premier projet du code de justice militaire, s’exprimait ainsi : La commission a pensé que le législateur attacherait en vain l’infamie à un fait coupable, si l’opinion publique se refusait à y reconnaître cette immoralité profonde, cette perversité du cœur, et cette soif du sang qui entraînent au vol et à l’homicide. Déjà, cette distinction entre les crimes communs et les crimes militaires se trouve dans les codes étrangers ; et même, il existe des différences dans l’exécution de la peine. Ainsi, la loi militaire helvétique connaît la mort avec infamie ou sans infamie. La première est reçue par derrière, et la seconde par devant… « (C’est la même différence que celle existant aujourd’hui en France entre la « mort avec dégradation militaire » et la « mort simple ». Cette dernière est considérée comme une « mort au champ d’honneur », malgré qu’elle soit l’exécution d’une condamnation prononcée. La première, au contraire, conserve tout son caractère d’infamie). «… La disposition que nous vous prions d’admettre, ajoutait le rapporteur, est tellement dans nos mœurs militaires, et par conséquent inhérente à l’honneur français, que naguère, un militaire condamné à la peine de mort pour voies de fait envers son supérieur refusa une commutation de peine. La mort lui paraissait préférable aux travaux forcés, parce qu’il n’attachait à la peine capitale, encourue pour insubordination, aucun caractère d’infamie et de déshonneur… » Mais pour légitimer la sévérité excessive de ces peines, le rapporteur s’exprimait ainsi : « … La raison n’aperçoit pas pourquoi le militaire, sujet de la loi comme citoyen, puni comme citoyen, ne jouirait pas du bénéfice de la loi générale… L’ordre des idées est ici bien différent. On se méprendrait, de nos jours, si l’on ne prétendait à l’obéissance aux lois que par la terreur des châtiments ; mais si l’intimidation n’a cessé d’être, et doit rester toujours une des conditions essentielles de la pénalité, c’est surtout à la peine militaire qu’il est indispensable de l’attacher. Le soldat trouve dans sa conscience une lumière et un guide, quand il s’agit de l’ordre purement moral ; en présence du vol ou du meurtre, il est averti d’avance : mais il n’a pas du devoir militaire la même notion vive et profonde ; il faut que l’esprit s’élève jusqu’à des considérations, qui justifient la gravité de la peine par la gravité du danger social, mais ne sont point accessibles, au même degré, pour toutes les intelligences. La pénalité militaire doit donc apparaître redoutable toujours ; il faut qu’elle saisisse l’imagination et l’âme du soldat. Voilà pourquoi on l’avertit, à chaque instant de sa vie militaire, pourquoi toutes ces punitions sont inscrites dans son livret ; pourquoi l’exécution des peines militaires est entourée d’un appareil particulier… »

Ces arguments se passent de tous commentaires.

Malgré l’erreur répandue, la peine de mort s’applique toujours aussi couramment — en Algérie et aux colonies surtout — et ces dernières semaines ont été ensanglantées encore par deux exécutions : l’une, à Tunis, d’un soldat de l’établissement militaire de Ti-Bourzouk ; l’autre (25 mars dernier), à Oran, du soldat Guiguen, appartenant au 2e étranger. Cette exécution fut particulièrement émouvante, et c’est avec la note — communiquée aux journaux par les agences — que je terminerai cet article. Nulle conclusion ne serait préférable : « Au réveil, Guiguen demanda la permission de voir les quatre autres condamnés à mort de la prison. Au poteau d’exécution, il refusa le bandeau, s’agenouilla et cria aux hommes du peloton : « "Vous pouvez y aller ! » Après le feu de salve, Guiguen, qui n’avait pas été tué, replia lentement ses bras autour de sa poitrine, comme pour comprimer la douleur qu’il ressentait. Un premier coup de grâce fut donné immédiatement. Le major, accouru, ordonna un deuxième coup de grâce. Guiguen, qui comptait une vingtaine d’années de service, laisse une veuve et un enfant. »

Charles Vallier

Sept photographies prises par l’auteur au moyen de la PHOTO-JUMELLE CARPENTIER.

  1. Il y a exception pour le corps d’armée d’Algérie et Tunisie, qui comprend quatre conseils de guerre et de révision : un au chef-lieu de chacun des trois départements algériens, et un au chef-lieu de la division d’occupation de la Tunisie. Le gouvernement militaire de Paris, indépendant de toute division territoriale de corps d’armée, est également le siège d’un conseil de guerre permanent. Si les besoins du service l’exigent, un deuxième conseil de guerre peut être établi occasionnellement dans les divisions territoriales, par un décret ministériel.
  2. Les commissaires du gouvernement et les rapporteurs sont choisis parmi des officiers supérieurs en activité de service ou en retraite. Mais c’est parmi ceux de cette dernière catégorie qu’on les prend de préférence, et c’est aussi chez ceux-ci, il faut le reconnaître, qu’on rencontre le plus impitoyable acharnement contre les accusés. Il est pénible de voir au siège du ministère public ces vieillards impotents, que leur incapacité sénile a fait éloigner des services actifs, requérir la peine capitale contre l’adolescent plein de vie dont le seul crime fut, dans un moment de mauvaise humeur, de s’être redressé sous l’injure ou révolté contre l’injustice.
  3. Nous sûmes plus tard que le motif de la punition infligée à Donseau par le sergent indigène pour mauvaise volonté au peloton de punition avait été rédigé par le sergent Amadei, de la 4e compagnie de discipline, commandant alors le camp des disciplinaires détachés aux environs de Laghouat : c’est à lui que l’indigène, complètement ignorant de la langue française écrite et même parlée, s’était adressé pour la rédaction de la punition.

    Les disciplinaires punis, en subsistance à la compagnie de tirailleurs algériens détachée à Laghouat, appartenaient tous au camp du Col des Sables de Laghouat, dirigé par ce sergent Amadei (j’ai rapporté précédemment, dans La revue blanche quelques-unes des cruautés que savait imaginer ce gradé). Quelque temps auparavant, las des tortures que leur infligeait Amndei, ces disciplinaires, au nombre de vingt-cinq (le camp comprenait vingt-huit hommes), s’étaient enfuis du camp pendant la nuit et s’en étaient venus à Laghouat, se plaindre au commandant supérieur de toutes les atrocités dont leur camp était quotidiennement le théâtre. Ces vingt-cinq disciplinaires furent punis de soixante jours de prison, dont quinze de cellule pour leur fugue ; mais Amadei, à la suite de cette réclamation, se vit infliger trente jours de consigne, et le commandant supérieur ordonna que désormais les punitions des disciplinaires ne seraient pas subies au camp, sous le tombeau, mais dans les prisons du bataillon d’Afrique et des tirailleurs, dont certaines compagnies recevaient en subsistance, tour à tour, les militaires étranger à la garnison de Laghouat. C’est ainsi que les disciplinaires d’Amadei furent versés à la compagnie de subsistance des tirailleurs. Pourtant, Amadei s’était juré de se venger de la plainte adressée contre lui par les disciplinaires. Lui-même, un jour qu’il était venu à la caserne des tirailleurs pour soumettre à une revue de linge et chaussures ses disciplinaires punis, leur avait annoncé (ce sont ses paroles presque textuelles) que « si jamais ils retombaient sous sa coupe, leur peau ne vaudrait pas cher entre ses mains, qu’il se chargeait de leur mettre les tripes au soleil : que, s’il ne parvenait à avoir leur peau, il leur réservait quelques motifs de derrière la tête, avec lesquels ils trouveraient sans peine dix ans au conseil de guerre ; qu’en attendant, il se réservait de les passer en consigne aux gradés des compagnies où ils seraient en subsistance pendant leur punition, et qu’il espérait que ces gradés sauraient profiter de ses recommandations… » Sans doute, les gradés surent profiter des recommandations du sergent Amadei. Trente jours après leur fuite du Col des Sables, la somme des punitions de prison infligées aux disciplinaires atteignait, pour chacun d’eux, plusieurs mois. Du 25 décembre au 14 avril suivant, dix hommes, sur les vingt-huit qui formaient ce camp, furent mis en prévention de conseil de guerre pour des motifs futiles, et le conseil de guerre d’Alger les condamna à des peines variant d’un an de prison à dix années de travaux publics. Cinq autres entrèrent à l’hôpital. Deux moururent.

  4. Donseau fut envoyé à l’atelier de Cherchell, qui a été désaffecté depuis et dont les condamnés furent répartis entre les autres établissements similaires. J’ignore en quel atelier de travaux publics se trouve Donseau à l’heure actuelle.
  5. Si l’on considérait une statistique des condamnations prononcées par les conseils de guerre d’Algérie et de Tunisie, on serait étonné de la quantité des condamnations prononcées pour bris de clôture dans un établissement militaire.
  6. L’envoi de ce malheureux aux compagnies de discipline pourrait sembler une exception, le résultat d’une regrettable erreur. Il n’en est rien. De tels êtres sont foule à la 4e compagnie de discipline, qui, outre les indisciplinés, reçoit encore les mutilés et les simulateurs. Or, l’idiotie et la faiblesse d’esprit, de même que certaines infirmités chroniques ou cachées, sont des tares qui échappent à l’examen superficiel des conseils de révision. Mais au régiment, que faire de ces pauvres hères, mal fichus, impotents d’esprit et de corps, incapables de tout service ? Souffre-douleurs de leurs chefs et de leurs camarades, malheureuses bêtes égarées au milieu de ces vaillants guerriers, ils deviennent bientôt une gêne, une honte pour le prestige de l’arme. Et on s’en débarrasse de la façon la plus simple, la plus commode, la plus sûre. Une seule accusation du médecin-major, un qualificatif, un mot : « simulateur » — suffit, et l’homme disparaît, légalement, enterré au fond d’un bagne d’Afrique. L’honneur du régiment est sauf, l’infaillibilité du conseil de révision aussi, et on n’entendra plus parler de cet être impuissant autant qu’embarrassant. Aussi la section des « simulateurs » est presque exclusivement composée d’idiots et de gâteux. Cette dernière infirmité est commune à la 4e compagnie ; pour beaucoup elle fut la cause de leur envoi aux compagnies de discipline, sous prétexte de simulation. Mais oui, parce qu’ils étaient gâteux, tout simplement. Et à la compagnie disciplinaire — où il faut bien les garder jusqu’à ce qu’on s’en soit débarrassé d’une autre façon, on leur fait passer la nuit le plus souvent, par mesure de propreté, sur le lit de camp du corps de garde ou, à défaut de place, sur les planches de la salle de police. On comprendra, que la chiourme, avec de tels malheureux, ait beau jeu pour exercer sans péril ses capacités tortionnaires et pour s’entretenir la main. Et, à la vérité, les traitements infligés à ces victimes de l’ânerie ou de l’injustice des médecins-majors sont indignes et atroces.
  7. Les cas semblables de refus d’obéissance sont fréquents aux compagnies de discipline ; et s’il arrive que, vaincu par la fatigue, les misères, les privations et le climat, un homme s’affaisse pendant un exercice commandé, et que le médecin-major ne consente pas à le reconnaître malade (et très rarement il le reconnaît tel), l’homme est traduit devant le conseil de guerre pour refus d’obéissance.
  8. Dans les portions centrales des pénitenciers militaires, les condamnés de droit commun sont relégués dans des sections spéciales ; il en est de même pour les récidivistes de délits militaires.
  9. Du 1er janvier au 1er juin de l’année dernière, quarante-deux militaires français loués à cette compagnie anglaise par l’établissement militaire de Bône, sont tombés malades ou morts de misères, de fièvres, de privations ou de tortures.
  10. Puisque je parle de cet emploi de militaires par des moines trappistes, je rappellerai que, dans beaucoup de villes algériennes, l’autorité militaire met gracieusement à la disposition des curés des paroisses et des sœurs congréganistes des ordonnances pris parmi les disciplinaires. Ainsi le curé d’Aumale a à son service un disciplinaire de la 4e compagnie de discipline et les sœurs congréganistes de cette ville deux disciplinaires de la même compagnie. De même à Bou-Saada, à Biskra, à Héchéria, à Gafsa, etc., où les curés et les sœurs emploient chez eux des soldats disciplinaires, alors que cette faveur est refusée aux fonctionnaires laïques.
  11. Le 28 février dernier, à la séance de la Chambre des députés, en réponse au discours de M. J.-Louis Breton, député du Cher, qui venait de donner lecture de certains passages de mes articles sur les corps disciplinaires, le ministre de la guerre disait : « Il est certain que la plupart des faits racontés remontent à une époque déjà ancienne, et que des progrès sérieux ont été réalisés… » Or, la plupart des faits rapportés par M. J.-L. Breton, remontent à l’année dernière.
  12. «… Mais, d’un autre côté, nous devons éviter de laisser nos sous-officiers compromettre leur conscience en continuant le métier qu’ils font en ce moment, éloignés de toute surveillance, trop privés de direction, trop chargés de responsabilités. Donc, nous les rapprocherons du littoral. » ( Applaudissements.) ( Extrait du Journal Officiel du 1er mars 1902.)
  13. D’ailleurs, à en juger par ses déclarations, le ministre de la guerre ne paraît connaître qu’incomplètement cette question sociale de la discipline et de la pénalité militaires. Voici quelles sont ses paroles textuelles, en réponse à l’interpellation de M. J.-L. Breton sur les compagnies de discipline : «… Je le répète, nous étudions une transformation de ces compagnies — car je tiens à les maintenir — qui aura pour double objet, d’une part, de mettre les hommes à l’abri de pratiques barbares ; d’autre part, de ramener au bien les condamnés, s’il s’en trouve dans la quantité qui sont encore capables de se relever, et je n’en doute pas. Ceux-là, on fera tout ce qu’il sera possible pour les encourager, pour les ramener dans la voie du bien que leur ouvre la profession militaire, car nous avons là des hommes qui ont pu commettre des délits, même des crimes, et qui pourront faire, au moment voulu, d’excellents soldats. » Il s’agirait pourtant de s’entendre ; et il est permis de s’étonner de l’ignorance de notre ministre de la guerre sur une des questions principales de l’organisation militaire : la discipline. « La transformation, que nous étudions, de ces compagnies de discipline aura pour but — disait le ministre — de ramener au bien les condamnés… » Mais les disciplinaires dont il s’agit là ne sont point des condamnés : leur envoi aux compagnies de discipline ne peut être le résultat d’un jugement, l’effet d’une condamnation ; et, mieux, le seul fait d’être disciplinaire — cela étonnera peut-être — est le plus sûr garant de la virginité de leur casier judiciaire : une condamnation antérieure, un délit quelconque de droit commun, les ferait irrémédiablement expulser de ces compagnies et affecter aux bataillons d’infanterie légère d’Afrique, ainsi que le prescrit la loi. Ce cas d’expulsion des compagnies de discipline se présente quelquefois ; les mutilés volontaires eux-mêmes, pourvus de condamnations de droit commun ou appartenant déjà aux bataillons d’Afrique, sont affectés, après leur mutilation, aux sections disciplinaires spéciales de ces bataillons, et non point à la 4e compagnie de discipline qui, pourtant, doit recevoir exclusivement les simulateurs et les mutilés volontaires. Donc, quoi qu’en puisse croire le ministre de la guerre, il ne s’agit point là « d’hommes qui aient pu commettre des délits » : quant, à l’allusion que fit le ministre à leurs crimes ( « nous avons là des hommes qui ont pu commettre des délits, même des crimes » ), il est difficile d’admettre que le général André puisse ignorer que tout fait qualifié crime — et même crime militaire — entraîne l’immédiate expulsion de l’armée, et la remise du condamné militaire pour crime à l’administration pénitentiaire civile. Il n’y a qu’à consulter le Code militaire, et il n’est pas un seul corps disciplinaire on pénitentiaire, pas même un bataillon d’Afrique, un pénitencier militaire, voire même un atelier de travaux publics, qui puisse recevoir un condamné pour crime. Mais il est aisé de constater l’ignorance de la presque totalité des officiers en ce qui concerne le fonctionnement intérieur de la discipline militaire, et ce serait peut-être là une explication de l’aisance avec laquelle, juges de conseils de guerre ou membres d’un conseil de discipline, ils expédient aux compagnies de discipline, aux pénitenciers utilitaires ou aux ateliers de travaux publics (tous établissements confusément réunis en leur esprit sous le terme générique et vague de « Biribi » ), le malheureux troupier sur le sort de qui ils doivent statuer.
  14. Oui, la tacite approbation des autorités supérieures. Au mois de décembre dernier, à la suite d’un article que j’avais publié dans La revue blanche du 15 novembre précédent le ministre de la guerre s’était décidé à envoyer en Algérie le général Jourdy afin de procéder à une enquête sur le régime intérieur des corps disciplinaires et pénitentiaires. On devine ce qu’ont pu être les constatations de cet officier. Dans son rapport, il reconnaît cependant avoir remarqué quelques abus. « Mais, dit-il, ils ne semblent pas nécessiter une modification de principe : on doit même remarquer que les généraux commandant le 19e corps d’armée et la division de Tunisie, qui sont responsables de la tenue et de l’obéissance des corps disciplinaires, se plaignent plutôt de l’insuffisance des moyens de répression autorisés. » Or, ces moyens de répression, j’ai montré précédemment ce qu’ils étaient ; en même temps et parallèlement au général Jourdy, je faisais moi-même une enquête dans les corps disciplinaires et pénitentiaires d’Algérie, où j’étais allé tout exprès, et on a pu juger, par les faits très précis que j’ai apportés, si étaient insuffisants les moyens de répression actuellement en vigueur.
  15. J’ai vu moi-même, dans le détachement commandé aux environs de Laghouat par le sergent Amadei, des disciplinaires de la 4e compagnie de discipline se disputer les restes d’un mouton à moitié rongé par les chacals qui l’avaient dérobé pendant la nuit. Ces mêmes disciplinaires s’échappaient chaque nuit de leurs tentes pour venir jusqu’à Laghouat où ils pénétraient furtivement dans les casernes du quartier Margueritte, et cherchaient leur pâture dans les baquets d’eaux grasses déposés à la porte des cuisines. J’ai parlé, en un précédent article, de ces soldats du camp de Hassi-Inifel, qui suppléaient au manque de nourriture à l’aide de pâtées ravies au cochon qu’élevait le capitaine Lallemant commandant le détachement de Hassi-Inifel.
  16. Car il n’y a pas de médecin attaché à ces camps. La visite médicale est passée par le sous-officier, chef de détachement.
  17. Malgré l’étroite surveillance qui entoure les camps de condamnés militaires, et malgré les dangers encourus, il arrive quelquefois qu’un détenu parvienne à échapper aux bourreaux par la fuite. De rapides recherches sont faites, l’homme est déclaré déserteur, et tout est dit Mais il arrive aussi quelquefois que des disparitions fortuites, qualifiées désertion par la chiourme, soient commentées diversement par les camarades du disparu : le soir, sous la tente des accusations très nettes sont formulées à voix basse, apparentant la disparition de l’homme et tel coup de feu lointain, entendu, au moment présumé de la disparition, à quelque distance du chantier ou du camp. Mais ce ne sont là que des on-dit, et, malgré les affirmations des détenus militaires qui, au mois de décembre dernier encore, me narraient de semblables suspectes disparitions, citaient des faits et des noms, je veux rien avancer, les preuves manquant, et je sais avec quelle aisance, dans les milieux militaires, s’accréditent les plus extraordinaires légendes.

    Avec certitude — et pour cause — je citerai néanmoins le fait suivant. Je laisse la parole au principal intéressé, le soldat Fourmann, de la 4e compagnie de discipline, qui faisait partie de la colonne, composée de disciplinaires et de condamnés de travaux publics chargée d’établir la ligne télégraphique entre Gardaïa et les postes avancés du sud algérien. La colonne des disciplinaires était commandée par ce fameux lieutenant Quantin dont la presse eut à s’occuper à diverses reprises… « À l’étape de Bou-Trifine, dit Fourmann, vers cinq heures du matin, au moment où nous allions lever le camp pour reprendre notre route vers le sud, je réussis à m’évader. Exténué par la dysenterie qui me minait depuis plusieurs jours, ayant tout à souffrir de mes chefs, c’est sur moi, faible et grêle, que s’acharnait le lieutenant Quantin, et il ne se passait pas de journée, sans que je fusse attaché à la crapaudine ou frappé. C’est pourquoi j’avais préféré fuir afin d’arriver jusqu’à Laghonat où je voulais déposer une plainte entre les mains du commandant supérieur. Le malheur voulut que je me trompasse de route. Au lieu de revenir sur mes pas, je me perdis et filai sur l’étape suivante. Il y avait à peine une heure que je marchais, quand j’entendis derrière moi le bruit de la colonne en marche ; je me cachai dans une touffe d’alfa ; tout à coup, le galop d’un cheval appela mon attention. Le lieutenant, bride abattue, arrivait sur moi, revolver au poing. Je dus me rendre et expliquer au lieutenant Quantin les raisons de mon évasion, et mon intention de me rendre à Laghouat, où je voulais implorer la protection du commandant supérieur. Une colère folle s’empara de l’officier. — Ah ! tu veux me faire arriver des histoires, s’écria-t-il. Eh bien ! apprends que les gens qui me veulent du mal, je les supprime, et c’est pourquoi je vais te tuer comme un chien !… Je crus ma dernière heure venue ; je tombai à genoux ; et contre ma tempe je sentis le froid du canon de l’arme… Mais soudain, derrière un accident de terrain un chant retentit. C’étaient les soldats du train, qui, en avant de la colonne, arrivaient avec les mulets porteurs des bagages. J’étais sauvé. — Tu as de la chance, me dit celui qui allait être mon assassin. Mais nous nous retrouverons, et tu ne m’échapperas pas… »

    Huit jours après, Fourmann était en prévention de conseil de guerre pour refus d’obéissance, et le conseil de guerre le condamnait à deux années de prison.

  18. Par la forme officielle de cette interdiction, on pourrait croire que le supplice de la double boucle avait été prévu par un règlement. Point. Il sortait de l’imagination de quelque gardien du bagne.
  19. Des tableaux de grâce sont établis deux fois par an (quatre fois par an, pour les petites peines, dans les prisons et les pénitenciers militaires), et les condamnés peuvent ainsi bénéficier de réductions de peine ou même de la libération définitive. Mais ce sont là des chances inespérées, et le nombre est minime de ceux qui, à chaque tableau-grâce, bénéficient ainsi de quelques faveurs. La moindre punition de cellule entraîne la radiation du tableau de grâce, et recule, de plusieurs années quelquefois, une nouvelle inscription sur les listes de proposition pour la grâce. Et j’ai montré plus haut combien la punition de cellule était facile, puisqu’un simple sergent, pour la moindre vétille, peut en infliger quatre jours.