Les Conséquences politiques de la paix/04


CHAPITRE iv

SOIXANTE MILLIONS D’ALLEMANDS
DÉBITEURS DE QUARANTE MILLIONS DE FRANÇAIS

Le budget militaire de la France pour l’année 1920 égale à lui seul l’ensemble de toutes nos dépenses pour les exercices antérieurs à 1914, soit environ cinq milliards. Quant à la nouvelle constitution de l’armée, le ministre de la Guerre n’a pu promettre mieux qu’un retour au service de deux ans. Tous les hommes valides resteront mobilisables jusqu’à la cinquantaine. Pourquoi, l’Allemagne étant battue, cette lourde charge, ce dur effort ? Parce que, selon les paroles du ministre, M. André Lefèvre, « l’Allemagne n’accepte pas sa défaite ». Mais pourquoi ne l’accepte-t-elle pas ? Pourquoi l’idée d’une revanche allemande est-elle si peu absurde que nous soyons obligés de revenir au régime de la paix armée ? Quelles sont donc les forces et les influences qui vont déterminer la nature des rapports dans lesquels la France et l’Allemagne vivront à l’avenir ?

Au point de vue purement humain, il est normal et naturel qu’une guerre décisive, surtout quand elle a été une guerre de peuple à peuple, laisse au vaincu du ressentiment contre le vainqueur, tandis que le vainqueur, satisfait, ne comprend pas que le vaincu lui garde ran­cune. Telle a été, grossièrement résumée, l’his­toire des relations franco-allemandes de 1871 à 1914. Cette histoire a été, si l’on veut, celle d’un énorme malentendu, mais d’un malentendu qui était fatal de la part des Allemands. Elle s’est terminée d’une manière qui, dans la suite des siècles, enchantera également les moralistes vertueux et les moralistes railleurs. Les vain­queurs de Sedan ont, d’eux-mêmes, remis en question leur victoire. Bismarck leur avait pour­ tant assez répété de sages conseils qu’il résumait par le précepte : Quieta non movere. À défaut de Bismarck, le bon sens indiquait (et c’est ce qui empêchait certains Français de croire à la possibilité de la guerre) que l’Allemagne devait éviter de casser quoi que ce fût dans une Europe formée à sa convenance, d’attenter à un état de choses dont elle était l’unique bénéficiaire, et au maintien duquel elle était la plus intéressée. L’Empire allemand aurait dû être conservateur. C’est lui qui s’est chargé de tout renverser. À quoi cette formidable erreur a-t-elle tenu ?

Les Allemands vantent la méthode objective. C’est sans doute parce qu’ils sont les plus sub­jectifs des hommes. On peut dire que, de la paix de Francfort à la déclaration de la grande guerre, l’attitude de l’Allemagne vis-à-vis de la France a été un cas d’inintelligence remarquable. Du commencement à la fin, elle s’est trompée sur le peuple français. Munis d’un service de renseignements perfectionné, les Allemands n’oubliaient de regarder qu’une chose : celle que tout le monde pouvait voir sans espions. Un de leurs plus célèbres caricaturistes a laissé, il y a déjà longtemps, ce portrait du « psycho­logue ». Sur la route, le psychologue passe. Dans le jardin d’une maison de campagne, une famille est réunie et, ce qu’elle fait, tout le monde le voit du dehors. Mais le psychologue s’approche, il colle son œil au trou de la ser­rure et il observe studieusement.

C’est à peu près ainsi que les Allemands avaient étudié la nation française et ils n’avaient pas aperçu ce que nul n’ignorait. Bismarck, puis Guillaume II avaient plusieurs fois cherché à gagner l’amitié de la France. Ils l’avaient d’ailleurs cherché sans adresse, d’une main brutale, la douche froide alternant avec la douche chaude. Comme dans la chanson, ils semblaient toujours dire : « Si je t’aime, prends garde à toi ». Et puis, leurs avances avaient une arrière-pensée qui était d’enrôler la France au service de la poli­tique allemande. Lorsque Bismarck favorisait nos entreprises coloniales, c’était avec le dessein de mettre en conflit la France et l’Italie, la France et l’Angleterre. La diplomatie française, et, mieux encore, la nation française, avec un instinct juste, perçait aisément ces calculs. La France restait polie et insensible. Alors l’Alle­mand dépité menaçait, justifiant notre réserve, provoquant lui-même nos précautions de légi­time défense. Pendant quarante-quatre ans, l’Allemagne a commis erreur sur erreur dans ses rapports avec la France parce qu’elle tenait pour inexistante la question d’Alsace-Lorraine et la question de notre sécurité. Ces questions, que le monde entier connaissait, l’Allemagne ne se les posait même pas. Elle fondait sa poli­tique sur la négation de ces réalités. Conserver des provinces françaises conquises contre le vœu de leurs habitants était pour elle l’exercice d’un droit naturel. S’armer sans cesse de ma­nière à pouvoir à tout moment envahir ses voisines, c’était l’exercice d’un autre droit. Voilà les conditions dans lesquelles la France a réussi, pendant près d’un demi-siècle, force de modération et de dignité, à vivre en paix avec la puissante Allemagne, sans aliéner son indépendance vis-à-vis d’elle. Durant cette période, les relations franco-allemandes n’ont pas été faites d’autre chose jusqu’à ce qu’elles fussent rompues par la volonté de l’Allemagne elle­-même.

Mille ans d’histoire avaient vu déjà bien des changements, bien des retournements de situa­tion entre l’Empire germanique et la France.­ La période 1871-1914 a vu s’accomplir une expé­rience toute particulière. La France et l’Allemagne avaient achevé leur unité. Mais l’unité de la France était purement nationale, sans un protestataire. L’unité allemande comprenait des Français, des Polonais, des Danois, annexés par la force. De plus, l’Allemagne, jadis « Rép­ublique de princes », était devenue une monar­chie militaire. La France était une démocratie pacifique. Entre cette Allemagne et cette France ainsi constituées, il n’y avait ni proportion, ni équilibre, ni moyen de vivre autrement que sous le régime de la paix armée. Cette expé­rience a été courte relativement à la longueur des siècles. Elle a été concluante. L’Allemagne s’est chargée de la démonstration. Elle-même s’est ruée dans la guerre. L’état de choses que la France et l’Europe subissaient, l’Allemagne, qui en recueillait les bénéfices, a été la première à le rendre caduc.

Ce coup d’œil en arrière était indispensable pour éclairer l’avenir. Quelle que soit l’immensité des événements (et il ne peut y en avoir qui dépassent ceux de la guerre univer­selle), il existe toujours un lien entre la situation qui suit un bouleversement politique et celle qui l’a précédé. La continuité, loi banale de l’histoire et qui apparaît à travers les plus vastes révolu­tions, s’expliquerait par le seul fait que les hommes qui assistent aux plus grands changements ou qui les conduisent, ont vécu, ont formé leurs habitudes et leurs idées sous le régime antérieur. Les choses évoluent plus ou moins lente­ment, mais il est contraire à la nature qu’elles marchent par bonds. Les générations se pénètrent trop intimement, il y a, des vieillards aux jeunes hommes, trop de degrés pour que des sauts brusques, des métamorphoses complètes soient possibles. À cela s’ajoute ce qui ne change pas, c’est-à-dire les lois imposées aux peuples par leurs conditions géographiques et politiques, leurs intérêts et leur caractère. Les événements qui se sont accomplis de 1914 à 1918 ont beau, par leurs proportions, avoir l’air d’é­chapper aux règles ordinaires, ils ont beau res­sembler à une de ces catastrophes qui font table rase, ils ont eux-mêmes subi des antécédents historiques. Ils ont obéi à la loi commune. De la guerre à la paix, leur cours a dépendu sans doute pour une large part de la volonté des peuples (liée elle-même à leur hérédité), mais aussi, et pour une autre part, il a été déterminé par des forces étrangères à cette volonté. Pour ne citer qu’un exemple, M. Clemenceau, chef du gou­vernement français pendant la dernière partie de la lutte, chef de la délégation française pen­dant la préparation du traité, n’était-il pas, dans l’Assemblée de 1871, de ces députés républi­cains qui voulaient, avec Gambetta, la guerre à outrance ? N’était-il pas entré dans la vie politique, avant la chute du second Empire, comme républicain, c’est-à-dire avec l’idéalisme roman­tique de son parti, attaché au principe des nationalités, à la fraternité des peuples, au désar­mement, à l’illusion de la fin des guerres ? M. Clemenceau appartient à une génération qu’on pourrait nommer celle de l’Exposition de 1867. En lui se rencontrent la plupart des courants du dix-neuvième siècle et il a eu sa plus grande période d’activité au vingtième. Ce cas suffit à montrer combien le passé a tenu de place dans ce conflit qui apparaît comme une révolution et un renouvellement de la face des choses. En ce qui concerne la France et l’Allemagne, la guerre ayant fini par notre victoire, la paix étant con­clue, que reste-t-il de ce passé ? Quels sont les éléments nouveaux ? Ici, pour ne pas nous égarer, il est nécessaire de remonter un peu plus haut dans le temps.

Vue d’ensemble, à très larges traits, l’his­toire des rapports de la nation française et de la nation germanique peut se résumer ainsi : il y a eu antagonisme, conflit violent, chaque fois que l’Allemagne a été une grande construction politique, que ce fût l’Allemagne d’Othon (Bou­vines), de Charles-Quint (deux cents ans de lutte contre la maison d’Autriche) ou des Hohen­zollern, avec toutes les différences que le régime des Othon, des Charles ou des Guillaume com­portait. Au contraire, chaque fois que l’Alle­magne a été formée de plusieurs États indé­pendants, n’ayant entre eux que les liens peu tendus d’une fédération plus ou moins cohé­rente, non seulement les guerres ont été rares, localisées et dépourvues de ce caractère national qui les rend impitoyables, mais encore les divers peuples allemands se sont montrés accessibles à la civilisation française. On ne peut citer aucune époque où l’empreinte germanique se soit marquée profondément sur la France. Il y a eu, au contraire, une époque où la France a trouvé en Allemagne des admirateurs, des alliés et des amis : c’est au dix-septième et au dix­-huitième siècle, lorsque l’Empire, selon le mot du prince de Bülow, était une « mosaïque dis­jointe », au lieu de constituer un corps de nation.

L’expérience a donc prouvé que les deux peuples n’étaient pas impénétrables ni condamnés à une hostilité éternelle. Mais, jusqu’ici, cette entente entre Allemands et Français n’a pu être obtenue qu’à une condition : c’est que l’Allemagne fût décomposée en ses éléments naturels, qu’elle ne formât pas un seul État centralisé, en possession d’une puissance poli­tique génératrice de la puissance militaire et qui appelle elle-même cette puissance militaire. Un Etat allemand, étant donné la place que l’Allemagne occupe au centre de l’Europe, sans frontières déterminées, avec des territoires contestés sur tout son pourtour, des prolongements et des îlots germaniques qui créent un irréden­tisme déclaré ou latent aussitôt qu’existe l’unité allemande, centre d’aimantation, cet État-là exige et postule le militarisme. Que ce soit celui des chevaliers de l’Ordre teutonique ou celui de la Reichswehr, c’est tout un. Le germanisme a inventé le militarisme parce que le germanisme a besoin d’une grande force milimilitaire dès qu’il est l’expression d’un État, c’est­-à-dire d’une puissance politique. Que, ce qui revient au même, le germanisme est alors per­suadé qu’il a besoin du militarisme pour exister, pour protéger ses « marches » mélangées de races diverses. De la défense passer à l’agres­sion, il n’y a qu’un pas : les motifs sont les mêmes. La possession d’un bon instrument militaire donne fatalement l’envie de s’en ser­vir. Voilà ce qui a fait que la sécurité de la France et le repos de l’Europe, dans les temps anciens et modernes, ont été incompatibles avec une forte organisation politique allemande, que le siège en fût à Vienne ou à Berlin. Ce n’est pas seulement l’histoire de la France, c’est celle de la Pologne et de la Bohême qui conduit aux mêmes conclusions.

N’y a-t-il donc ni moyen ni espoir qu’une Allemagne, enfermée dans ses justes limites, ayant réalisé son unité nationale comme la France avait réalisé la sienne, vive en harmonie avec ses voisins ? Ayant obtenu son droit, tout son droit, mais rien que son droit, ne pourrait-elle devenir un membre pacifique de la famille européenne ? Admettons qu’à cet égard elle ait de son droit la même conception que les autres peuples. Nous voilà dans la pleine tradition poli­tique du libéralisme. Nous voilà au principe des nationalités, à l’hypothèse qui a mis aux prises, dans la France du siècle dernier, la diplomatie spéculative représentée par Napoléon III et la di­plomatie expérimentale représentée par Thiers. De Michelet à Jean Jaurès, une école ininter­rompue a enseigné chez nous qu’une Allemagne dont les aspirations nationales seraient à la fois satisfaites et contenues dans leurs justes limites devrait vivre non seulement en bon voisinage, mais en amitié avec la France, cette grande Allemagne étant nécessaire à l’harmonie morale du monde. « Dieu nous donne, disait Michelet[1], de voir une grande Allemagne !… Le concile européen reste incomplet, inharmonique, sujet aux fantaisies cruelles, aux guerres impies des rois, tant que ces hauts génies de peuples n’y siègent pas dans leur majesté, n’ajoutent pas un nouvel élément de sagesse et de paix au fra­ternel équilibre du monde. » Qu’a-t-il manqué à ce rêve ? Michelet a vécu assez pour le voir. En février 1871, il écrivait sous le coup de la désillusion : « Pour nous, nous avions toujours désiré l’unité de l’Allemagne, l’unité vraie, con­sentie, non cette unité sauvage, violente, indignement forcée ». Et il rappelait, pour comparer ses sentiments d’alors à ceux de la veille, son émotion, l’émotion de Paris républicain « quand, à la fête du 4 mars 1848, nous vîmes devant la Madeleine, parmi les drapeaux des nations, qu’apportaient les députations d’exilés de chaque pays, le grand drapeau de l’Allemagne, si noble, noir, rouge et or, le saint drapeau de Luther, Kant et Fichte, Schiller, Beethoven… » Ce drapeau noir, rouge et or, c’est celui qu’a relevé la nouvelle République allemande. Le vœu de Michelet serait-il accompli ?

Mais les événements ne suivent jamais la voie qu’on leur assigne, surtout quand on veut que les choses soient autrement qu’elles ne sont, ce qui, disait Bossuet, est « le plus grand dérèglement de l’esprit ». Après Michelet, Jaurès a répété qué si l’unité allemande avait été créée pacifiquement, par le libéralisme et par la démocratie, alors une grande France et une grande Allemagne eussent été naturellement amies… Peu de paroles ont pu être aussi vaines que celles-là. Car nous ne savons qu’une chose, mais elle est certaine, c’est que l’unité alle­mande, tentée en 1848 par les idées du libéra­lisme et la démocratie, avait échoué et qu’elle a réussi en 1866 et en 1870 par Bismarck et par les Hohenzollern, par la diplomatie et par la guerre, par la force et par la conquête, par le fer et par le feu. Aucun regret, aucune hypo­thèse, aucune prophétie du passé, aucune « uchronie » ne changeront rien à ce fait. Ce qui a été a été. Sous sa première forme, sa forme originelle et la seule qui ait existé, l’unité allemande, conquérante et victorieuse, ne pouvait être suivie d’une amitié entre l’Alle­magne et la France.

Mais, en 1919, l’unité allemande a survécu à la défaite, à la chute des Hohenzollern et au traité de Versailles. Non seulement les Alliés l’ont respectée, mais encore ils l’ont consacrée de leur sceau, ils lui ont donné la base jurijuridique internationale qui lui manquait depuis 1871. Les constituants de Weimar se sont chargés du reste. Ils ont resserré l’unité nationale. L’em­pire de Guillaume ii était, malgré tout, une fédération d’États. L’Empire républicain s’est centralisé et ne connaît que des « pays ». Cette Allemagne plus unie que celle d’hier, c’est encore par la guerre, malheureuse cette fois, qu’elle a réalisé sa fusion. Et ce nouveau déter­minisme, celui de la défaite, pèse sur elle et sur l’avenir des relations franco-allemandes exactement comme le déterminisme de sa vic­toire après 1871.

À la tribune du Palais-Bourbon, pendant la discussion du traité de paix, nous avons entendu s’exprimer la pensée de Michelet, de Napoléon III et de Jaurès. On nous a dit que l’Allemagne, délivrée de ses Hohenzollern, convertie à la démocratie et au libéralisme, pouvait et devait être encore une grande Allemagne, que son unité était nécessaire, qu’elle serait bienfai­sante, et que cette Allemagne nouvelle, purifiée, amputée, pour son bien, de tout ce qui n’était pas allemand, vivrait en fraternité avec les peuples ses voisins. C’est la pure doctrine des nationalités, au regard de laquelle la nationa­lité allemande a autant de droits que les autres et doit, avec les autres et comme les autres, former la grande fédération humaine.

Après un sommeil de cinquante années, le principe des nationalités, inscrit sur les éten­dards des Alliés a été appliqué avec toute la ririgueur dont étaient capables les réalités humaines et l’esprit théorique des principaux négociateurs. Mais, comme en 1866 et en 1870, le principe des nationalités n’a pu jouer sans subir les né­cessités et la pression de la politique, de la guerre et de l’histoire. Comme alors, il s’est résolu par des contradictions. Il a laissé des déceptions et des rancunes. Cela est vrai de quelques-uns des pays alliés. À quel point ne l’est-ce pas plus encore de l’Allemagne ! On dirait qu’un sort est jeté sur l’unité allemande pour la rendre incompatible avec la réconciliation de l’Europe.

Si l’unité allemande telle qu’elle était sortie des victoires de 1866 et de 1870 n’a pu être un gage de fraternité et de paix, l’unité allemande, telle qu’elle sort de la défaite, ne promet pas mieux. Encore une fois, les antécédents l’auront voulu. Nous admettons, pour la commodité de l’exposition, que l’Allemagne restera républicaine et qu’elle sera une démocratie selon le mode et la conception des nations occidentales. Cette Allemagne démocratique, elle a à payer aux Alliés les frais de la guerre, à réparer les dommages immenses dont elle s’est rendue res­ponsable. Pouvait-on l’en dispenser ? Non, sous peine de ruine pour les peuples victimes de son agression. À tous les points de vue, l’impu­nité eût été impossible. Elle eût été un scandale, une prime à l’immoralité politique, un encoura­gement à recommencer. Il résulte de là que soixante millions d’Allemands[2] formant un seul État, ayant derrière eux un grand passé, sont condamnés à payer une redevance dont le règle­ment s’étendra sur deux : générations au moins. Juste et même insuffisante pour nous, cette redevance est ressentie comme exorbitante et inique par l’Allemagne. À mesure que s’éloigneront les souvenirs de la guerre et l’impression de la défaite, la force de ce sentiment croî­tra. Nul n’y peut rien. Une autre fatalité l’a voulu. Insensés seraient les Français qui compteraient­ sur l’amitié du peuple allemand devenu leur débiteur, qui compteraient même, chez le vaincu, sans le désir naturel de déchirer un traité qui l’obligera à travailler trente ou cin­quante ans pour acquitter sa dette. Il faudrait, pour le contenter, qu’elle fût réduite à zéro. Alors c’est nous qui souffririons, qui serions ruinés, qui prendrions la place des vaincus. Et l’Allemagne, disposant de ses ressources, en profiterait pour annuler les autres clauses du traité. C’est un cercle vicieux.

À ces soixante millions d’hommes, citoyens d’un même pays, il n’a pas fallu seulement im­poser le tribut. Il a fallu encore prendre contre eux des précautions légitimes et indispensables. Il a fallu fixer le nombre de soldats et de canons qu’ils auraient le droit de conserver et, par con­séquent, limiter le droit de souveraineté de l’État allemand. Ce n’est pas tout. Des frontières nouvelles ont été dessinées, et ces frontières, auxquelles l’Allemagne se résignerait peut-être à l’Ouest, ce serait miracle qu’elle consentît bien longtemps à les regarder comme défini­tives du côté de l’Est. Là, ses conquêtes sur la Pologne lui ont été reprises, et la Prusse, qui conserve ailleurs l’assiette territoriale que Bis­marck lui avait donnée en 1866, est ramenée au point où elle se trouvait avant Frédéric II. Kœnigsberg, comme au dix-huitième siècle, est séparé de Berlin. C’est sur son flanc oriental que l’Allemagne a dû restituer le plus de ses biens mal acquis et c’est là qu’elle est encore la plus forte, en face de pays jeunes et à peine formés, à l’endroit où les grandes nations occi­dentales n’ont pas sur elle de prise directe. La vieille Prusse est coupée en deux, comme au temps où l’Empire germanique était au régime de la Kleinstaaterei, du particularisme et des petits États. Même alors, la Prusse n’avait eu de cesse que ses deux tronçons fussent réunis. Aujourd’hui, la Kleinstaaterei n’existe plus, et ce n’est plus seulement l’État prussien, c’est toute l’Allemagne, concentrée dans ses autres parties, qui aspirera naturellement à rétablir la soudure entre les deux Prusses. Par là un appel est lancé à l’avenir, aurait dit Frédéric. C’est, à notre sens, un des plus gros vices de la paix. Pour ressusciter la Pologne, il fallait tail­ler à même l’Allemagne. Mais, pour que la Po­logne, et par conséquent tout l’édifice européen construit par la Conférence, fût en sécurité, il n’aurait pas fallu que l’opération fût tentée sur une nation allemande ni sur un État allemand. Imaginons un instant que la France ait été vaincue et que, pour des raisons quelconques, le vainqueur ait jugé bon de donner à l’Espagne un couloir aboutissant à Bordeaux en nous lais­sant le département des Basses-Pyrénées et Bayonne. Combien de temps la France, restée par ailleurs une nation et un État, subirait-elle cette amputation ? Juste autant que le vainqueur l’obligerait à la subir et que l’Espagne serait capable de défendre son couloir. Il ne pourra pas en être autrement du couloir de Dantzig et de la Prusse orientale.

Il en est de même en ce qui concerne l’Au­triche. La logique du principe des nationalités eût voulu que les provinces autrichiennes de langue allemande, les provinces autrichiennes proprement dites, fissent retour à la grande Germanie. N’étaient-elles pas représentées en 1848 au Parlement de Francfort ? La réunion n’était-elle pas inscrite au plus ancien pro­gramme du libéralisme allemand ? L’évolution particulière de l’Autriche, hors des cadres de l’Empire restauré en 1871, avait tenu à une question dynastique. La maison de Habsbourg étant tombée comme celle de Hohenzollern, l’Allemagne étant devenue une nationalité libre, la réunion, l’Anschluss ne trouvait plus d’obsta­cles politiques et s’imposait aux esprits. Cependant les Alliés ne pouvaient ni ne devaient y consentir. Admettre que l’Allemagne annexât l’Autriche, même par une « conquête morale », c’eût été encore lui reconnaître le droit de con­quête. C’eût été la compenser territorialement de ce qu’elle perdait ailleurs, la favoriser au jeu de qui perd gagne, réaliser, au nom des principes de Wilson, le Mitteleuropa conçu par les pangermanistes. La réunion est et reste prohibée. Mais, comme pour la Pologne, la contradiction surgit avec les mêmes caractères. Elle réside dans les faits et dans les consé­quences encore plus que dans les idées. Cette Allemagne à qui il est défendu, justement dé­fendu, pour des raisons d’intérêt européen, de compléter son unité par l’Anschluss, elle garde d’autre part cette unité, inachevée à ses yeux. Elle reste un centre d’attraction puissant pour la petite République de Vienne. L’accessoire est séparé du principal. Et l’accessoire est sans défense, réduit à une vie misérable et pré­caire. L’Empire austro-hongrois était encore assez vigoureux pour tenir une dizaine de mil­lions d’Allemands en dehors de la communauté germanique. À portée de sa main, l’Allemagne a désormais ces millions de frères pauvres et nus, réduits à une situation politique et géogra­phique paradoxale. Là encore, pour 60 millions d’Allemands, la tentation est trop forte. L’appel à l’avenir est trop évident. Ils ne nous le diraient pas qu’il serait encore certain qu’à leurs yeux, ces frontières du Sud comme celles de l’Est sont provisoires. De même que la Pologne affranchie, de même qu’un État tchéco-slovaque bourré d’Allemands, l’Autriche indépendante, pour durer sans péril, supposait en Allemagne des États allemands indépendants.

Telles sont les conditions dans lesquelles l’Europe fait, pour la seconde fois depuis 1871, l’expérience de l’unité allemande. Au point de vue de la politique et de la psychologie, ces conditions sont mauvaises.

À moins d’un acte de foi (qui ne peut se donner rationnellement) dans l’influence bien­faisante de la démocratie, à moins de croire sans examen que l’Allemagne nouvelle, tou­chée de la grâce, se convertira à l’idée qu’elle est une grande coupable, une grande péche­resse, qu’elle a mérité son sort et qu’elle expie justement, à moins, pour tout dire, qu’un coup de baguette magique ait changé non seulement la nature allemande, mais la nature hu­maine et la nature des choses, à moins de cela, toutes les vraisemblances (et le devoir de la politique est d’en tenir compte) sont pour que l’Allemagne ressente et ressente de plus en plus comme insupportable le traité du 28 juin. Toutes les vraisemblances sont pour qu’elle prenne à tâche de s’en délivrer et de le détruire, avec les moyens qui peuvent rester à un peuple de 60 millions d’hommes pour briser ses chaînes. Il suffit de se souvenir des sentiments qu’avaient inspirés en France les traités de 1815 et qui ont gouverné notre politique intérieure et extérieure depuis la chute de Napoléon Ier jusqu’à l’avènement de Napoléon III.

L’Allemagne actuelle pourrait ne pas protester contre le traité de Versailles, en exécuter les clauses avec bonne volonté et d’un cœur contrit que notre avis resterait le même. Cette bonne volonté, cette contrition n’existent pas. Peu importe. Peu importent également les protestations que le gouvernement de Berlin et l’opinion publique ont multipliées contre la paix. Peu importe en­core que ces protestations aient été sincères ou qu’elles aient été de circonstance. Un peuple vaincu a plus de vingt-quatre heures pour maudire ses juges. Ce que nous examinons, et la seule chose, en vérité, que la politique doive retenir, c’est une situation prise en elle-même. C’est un problème de forces et de mécanique.

Les forces ne sont pas ajustées de telle ma­nière que les conditions nécessaires à une paci­fication profonde soient remplies. Celles d’une conciliation entre la France et l’Allemagne ne le sont pas non plus. Les Français ne peuvent pas renoncer à leur créance. Les Allemands jugent le tribut exorbitant et n’en reconnaissent pas le bien-fondé. Où peut être le terrain d’en­tente ? Il est en outre extrêmement peu croyable que l’Allemagne accepte comme définitives les frontières qui lui ont été fixées à l’Est et au Sud. Comment, du côté français, se reposer sur la confiance que les compétitions politiques sont finies ?

L’obstacle à la naissance de rapports amicaux entre les deux peuples ne tient pas tant aux cruels souvenirs et aux ressentiments de la guerre qu’aux dispositions du traité de paix. Le Français n’est pas vindicatif. Il est éminemment sociable. C’est même un des traits de son ca­ractère d’aimer à être aimé et d’être douloureu­sement surpris quand il s’aperçoit qu’il ne l’est pas. Pendant de très longues années, aux temps anciens, les Français et un grand nombre d’Al­lemands ont vécu, comme nous l’avons rappelé plus haut, dans une cordialité et une amitié complètes, au point qu’ils combattaient souvent ensemble sous les mêmes drapeaux. Le nom du maréchal de Saxe, célèbre par l’histoire et la littérature, illustre cette époque. Il n’y a donc pas incompatibilité d’humeur, hostilité de principe entre Français et Allemands. Pour qu’ils vivent en bon voisinage il suffit (mais il faut) que les conditions politiques nécessaires à cette compénétration aient recommencé à exister.

Malheureusement, elles n’existent pas. Par quel endroit veut-on que la France prenne le bloc allemand ? L’influence morale de l’étranger glisse fatalement sur un peuple nombreux, uni par un lien national solide. Un Kurt Eisner, un Dorten se sont montrés accessibles à des sentiments de sympathie à notre égard. Ils ont été dénoncés comme des traîtres à la patrie allemande. Kurt Eisner a même été assassiné. Dorten a failli l’être. Ce n’est pas ce qui encouragera les autres.

Alors que nous reste-t-il à faire ? Ce que nous faisons : prendre nos précautions, nous tenir sur nos gardes, nous souvenir de nous méfier. Par une injustice monstrueuse, on reproche à la France cet état d’esprit. Il est créé et légi­timé par les conditions de la paix. Ceux qui accusent la France de « militarisme » oublient que, depuis deux ou trois générations, nous subissons le harnois militaire, que nous ne l’avons jamais désiré et qu’une mauvaise orga­nisation de l’Europe nous l’impose encore. Au­cun homme raisonnable n’a jamais conçu comme une chose bonne et souhaitable que les Français et les Allemands dussent, dans la suite des siècles, continuer à se regarder comme chien et chat. Mais il en sera ainsi tant que les circons­tances propices à une conciliation n’auront pas apparu. Et ces circonstances ne peuvent pas se trouver tant que l’Empire allemand demeure tel qu’il est. La France et l’Allemagne restent condamnées à l’antagonisme. Ce n’est pas une question morale. C’est une question politique. Exactement comme le traité de Francfort, le traité de Versailles l’a posée.

  1. Dans son livres Nos fils dont la préface est datée d’octobre 1860.
  2. « Douze à quinze de trop pour le territoire », disait Arthur Heichen dans la Neue Zeit du 5 octobre : quelques mots qui ouvrent d’étranges horizons.