Les Conquêtes germaniques. — L’école romaniste et la théorie des races

Les Conquêtes germaniques. — L’école romaniste et la théorie des races
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 106 (p. 280-316).
LES
CONQUÊTES GERMANIQUES

L’ECOLE ROMANISTE ET LA THEORIE DES RACES.

Il peut paraître singulier et peut-être assez humiliant qu’entre toutes les opinions humaines les opinions historiques soient particulièrement variables et chancelantes. Les vérités de l’ordre métaphysique sont placées si haut qu’on ne s’étonne pas qu’à les contempler l’intelligence des hommes puisse sa troubler et avoir à se reprendre ; mais il semblerait qu’en face des réalités de l’histoire, une fois acquises au domaine des souvenirs et du passé, le témoignage et le sentiment des contemporains, bientôt contrôlés, dussent suffire en se transmettant à travers les âges. Loin de là : ces réalités historiques, peut-être parce qu’elles sont après tout les œuvres de notre liberté essentiellement vivante, nous apparaissent comme douées d’une sorte de vie propre qui les transforme sans cesse, pendant que d’autre part la vue de chaque observateur se modifie suivant les sentimens et les idées de son temps. On ajoute, instruit ou ému par quelque ébranlement récent, aux observations des précédens historiens, ou bien on les réfute, ou bien on redit à son insu, en partie du moins, ce qu’ils avaient fait oublier : perpétuel travail de la pensée humaine sur les œuvres humaines, travail que nous ne devons pas après tout croire stérile, qui exerce, fortifie, et sert finalement au progrès de la vérité.

A combien d’opinions diverses et même contraires l’unique problème des origines et de la formation de la nation française n’a-t-il pas donné lieu? Les uns, saisis de respect à la vue des œuvres accomplies par l’antique Rome, n’ont pas voulu croire qu’elle eût pu succomber, vaincue par des peuples barbares; ils l’ont représentée comme une reine majestueuse cédant au seul poids du temps, et transmettant elle-même ses pleins pouvoirs à des héritiers dont l’unique vraie force allait être, disent-ils, son adoption. Les autres ont estimé que l’héritage de l’empire, quel qu’il fût, ne suffisait plus désormais, qu’une race nouvelle était appelée à recueillir une partie de cet héritage, et qu’aux deux élémens représentés par Rome et le christianisme un troisième devait se joindre pour former dans l’Europe occidentale les premières sociétés modernes. Les noms fort inégaux de Dubos et de Montesquieu dominent ces deux principaux groupes d’historiens et de critiques.

Assurément c’était un homme d’esprit que l’abbé Dubos. Distingué dès sa jeunesse par M. de Torcy, il prit une part active aux négociations d’Utrecht et de Rastadt, et continua ses utiles services pendant la régence. Il se fit connaître en même temps comme historien et homme de goût. Son Histoire de la ligne de Cambrai est un ouvrage sensé; ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719), où il montre une réelle liberté de principes littéraires, des vues multiples et quelquefois hardies, une double connaissance de l’antiquité classique et de l’époque de la renaissance peu commune de son temps, lui ont mérité un sérieux éloge de Voltaire. On pourrait lui faire honneur d’avoir, dans une brochure politique, prédit soixante-dix ans à l’avance la sécession des colonies anglaises d’Amérique, s’il n’avait annoncé du même coup à la Grande-Bretagne, pour une époque prochaine, de funestes destinées. Membre de l’Académie française, secrétaire perpétuel après M. Dacier, il comptait, cela est sûr, parmi les esprits actifs et éclairés de son temps. Les étrangers les plus attentifs au mouvement littéraire de la France, David Hume par exemple, prêtaient l’oreille à ses théories : il avait un des premiers affirmé l’influence des climats.

On sait de quelle réaction furent suivies les cruelles dernières années du règne de Louis XIV. La liberté des opinions se donnant carrière, on discuta bientôt avec ardeur sur l’autorité royale, sur les pouvoirs des princes ou de la noblesse, sur l’opposition des parlemens et les droits des peuples. La vivacité des discussions enfantait les théories, l’esprit d’examen appelait la critique historique. Dubos ne resta pas à part; en face du comte de Boulainvilliers, suivant lequel, en conséquence de la victoire formelle des Francs en Gaule au Ve siècle, l’institution d’une noblesse privilégiée continuait à peser de droit sur la nation, il publia en 1734 son Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules, ouvrage considérable, intéressant, mais paradoxal, où il soutint que croire à une conquête de la Gaule par les Francs, c’était être victime d’une illusion historique. Les Francs étaient venus, disait-il, non pas en ennemis, mais en alliés, appelés par les Romains eux-mêmes, et bientôt engagés par des traités formels à les servir, comme manœuvres pour labourer leurs champs, comme soldats pour défendre leurs frontières. Pendant plus de deux siècles, les Francs avaient ainsi vécu sous la domination de l’empire, qu’ils acceptaient el dont ils devenaient les appuis. Ils recevaient des terres et conservaient leurs institutions et leurs coutumes, sans aucun détriment pour la population gallo-romaine; leurs chefs étaient fiers de recevoir les titres et les dignités que leur conféraient les empereurs. Quand donc Rome succomba épuisée, elle fit à ces barbares une cession bien en règle, par laquelle ils lui succédèrent légalement, en laissant subsister ses institutions et ses mœurs. L’abbé Dubos, aussi bien que le comte de Boulainvilliers, prétendait plier l’histoire à ses idées préconçues. Né dans les rangs de la bourgeoisie, il érigeait, à la place d’une aristocratie jalouse, une royauté maîtresse, qu’entouraient et servaient des citoyens égaux; diplomate habile et délié, il apercevait en plein l’siècle on ne sait quelles chancelleries internationales par l’œuvre desquelles toute une série de conventions et de protocoles liait entre eux les chefs barbares et les empereurs.

Montesquieu revenait alors d’Angleterre. Le spectacle des libertés britanniques ne lui avait pas fait oublier l’antique gloire de Rome, puisque précisément en 1734 il publiait ses célèbres Considérations: Polybe y est trop bien compris pour qu’on puisse rien conclure de l’ample développement qu’il a particulièrement donné aux causes de décadence; mais Montesquieu méditait en même temps son Esprit des lois, qu’il ne devait publier que quatorze ans plus tard, après l’avoir préparé pendant vingt années. Scrutateur pénétrant des divers élémens qui ont constitué les sociétés modernes autant qu’admirateur sincère de l’antiquité, il fut blessé de la vue partielle que Dubos prétendait substituer à la vérité historique, et il s’en exprima vivement. « Son ouvrage séduit beaucoup de gens, disait-il, parce qu’il est écrit avec beaucoup d’art, parce qu’on y suppose éternellement ce qui est en question, parce que plus on y manque de preuves, plus on y multiplie les probabilités. Le lecteur oublie qu’il a douté pour commencer à croire; mais, quand on examine bien, on trouve un colosse immense qui a des pieds d’argile; et c’est précisément parce que les pieds sont d’argile que le colosse est immense. Si le système de M. l’abbé Dubos avait eu de bons fondemens, il n’aurait pas été obligé de faire trois mortels volumes pour le prouver : il aurait tout trouvé dans son sujet, et, sans aller chercher de toutes parts ce qui était très loin, la raison elle-même se serait chargée de placer cette vérité dans la chaîne des autres vérités. L’histoire et nos lois lui auraient dit : Ne prenez pas tant de peine, nous rendions témoignage de vous. »

Que le système de l’abbé Dubos eût de faibles fondemens, comme le dit Montesquieu, il est facile de s’en convaincre dès ses premières pages. Reprochant aux historiens français qui l’ont précédé et même à la plupart de nos anciens chroniqueurs d’avoir cru à l’invasion germanique, il se demande comment ils ont pu commettre une telle erreur, et, quand il en recherche les sources, il trouve que c’est un contre-sens de Frédégaire qui a seul fait tout le mal ! Il rencontre ensuite certains textes parlant de conventions stipulées entre l’empire et les barbares, et voilà ses pierres d’assise, voilà les pieds d’argile pour le colosse en trois volumes in-quarto. Montesquieu, lui, a considéré le problème avec une bien autre étendue de regard. Loin de s’enfermer dans l’unique question concernant la Gaule, c’est dans son ensemble qu’il a étudié le problème avec ses conséquences multiples et lointaines. Il a cru, et presque toute notre école historique moderne avec lui, qu’au commencement de notre histoire, au début de celle de tous les états de l’Europe occidentale, on doit considérer, en y attribuant une grande importance, les effets immédiats de l’invasion. A son exemple et à sa suite, mais chacun avec sa part d’originalité, nos derniers historiens ont mis en relief ce grand fait de la conquête germanique; ils ont dit ce qu’une race nouvelle avait apporté de sentimens nouveaux, mais aussi ce qu’il y avait eu de déchiremens et de souffrances dans une transformation sociale d’où la violence n’était pas exclue. Cette théorie édifiée sur la distinction entre des races diverses, entre des vainqueurs et des vaincus, a fait, nous le savons, son chemin depuis Montesquieu, et trop hardiment peut-être. L’école libérale, au commencement du siècle, a cru pouvoir y trouver des argumens politiques en vue des luttes qu’elle avait à soutenir. C’était abuser de cette théorie que de proclamer, comme faisait l’abbé Sieyès dès 1789, que le tiers était une nation par lui-même, et une nation complète, ou de répondre, comme faisait M. de Montlosier en 1814, qu’il y avait en face du tiers, sur le même sol, une autre nation complète aussi et plus ancienne et meilleure. Il est clair qu’on instituait de la sorte un dangereux antagonisme. L’extrême abus de la doctrine se produisait en 1845, sous la plume d’un publiciste tel que Proudhon, aux yeux duquel un prolétariat révolté contre la bourgeoisie était issu du sang celtique, et devait continuer la revendication en souvenir, de Vercingétorix, son ancêtre, ou bien sous celle d’un écrivain tel qu’Eugène. Sue, lorsque, au lendemain même des journées de juin, il mêlait ensemble, dans ses intrigues romanesques, les haines de race aux excitations d’un haineux socialisme. En vain la chanson populaire, revendiquant la cause du sens commun, avait-elle conseillé l’union entre tous les enfans de la France, entre « Gaulois et Francs : » il semblait que chacun prît à tâche d’oublier l’immense et profond travail de fusion qui avait fait avec assez d’éclat pourtant la puissance et la gloire de la société française.

Assurément ce sont là des excès, mais si arbitraires et si dénués de saine raison qu’on n’en saurait rendre responsable Montesquieu et notre école historique moderne. N’en serait-ce pas un aussi que de ressusciter le système de l’abbé Dubos, de le dépasser même, de nier l’invasion germanique, et de déclarer en outre que l’arrivée des Germains dans l’empire a été ou bien un fait indifférent, inaperçu, absolument stérile et sans conséquence pour l’avenir, ou bien un vrai fléau, une mise en péril de tous progrès et de toute civilisation ?

Voilà en tout cas deux groupes d’opinions très diverses en présence : avec l’abbé Dubos, l’école que nous pouvons appeler romaniste, parce qu’elle ne voit guère dans le travail de la civilisation ultérieure, à moins de se retrancher sur les effets inexpliqués de ce qu’on appelle la force des circonstances, que la transformation de l’élément romain sous l’influence du christianisme, — avec Montesquieu tous ceux qui croient qu’à ces deux élémens de la société moderne il en faut ajouter un troisième, apport direct et conséquence immédiate de l’invasion. Des deux côtés des noms éminens: d’une part Augustin Thierry, sans cesse préoccupé, par esprit de libérale équité, de la distinction des races, et M. Guizot, également éloigné des extrêmes, — d’autre part des savans tels que Sismondi, M. Guérard, le subtil commentateur du Polyptyque d’Irminon, et M. Littré, l’auteur des Etudes sur les barbares. Le système romaniste, appuyé jusque dans notre temps par d’importans suffrages, renouvelé récemment ici même avec ardeur et talent[1], doit contenir une notable part de vérité, puisque des esprits d’une grande valeur l’ont accueilli et défendu. Nous croyons toutefois qu’à le prendre dans toute sa rigueur il risquerait de mutiler et d’altérer l’histoire de nos origines. Recherchons en quelle mesure il est permis d’affirmer qu’il y a bien eu au commencement du moyen âge une double sorte d’invasion germanique et une véritable conquête, et voyons s’il n’est pas vrai que certains traits intimes et profonds, persistant jusque dans nos sociétés modernes, relèvent d’une autre influence que celle du génie romain ou du christianisme, et remontent en réalité jusqu’à cette conquête même.


I.

Nul n’a jamais cru ni enseigné que l’invasion germanique ait surpris le monde romain comme une subite avalanche. Une série de quatre ou cinq siècles, que dis-je? une série de dix siècles, depuis l’apparition des Gimbres jusqu’aux ravages des Northmans, jusqu’aux croisades, qui continuent à certains égards un mouvement si vaste, d’innombrables infiltrations amenant la barbarie, tantôt humble et docile, tantôt indisciplinable et perfide, jusqu’au centre de la société organisée de l’empire, et y créant mille nouveaux foyers, — outre cela des coups de violence, de grandes migrations de tribus qui, avec femmes et enfans, venaient occuper, par la force au besoin, des provinces romaines tout entières, et y dépouiller, soit brutalement, soit avec une apparence de légalité, les possesseurs, — il a fallu ces phases diverses, réparties sur un si long temps, pour voir s’accomplir dans toutes ses parties une évolution historique qui a été en réalité profondément complexe et ne saurait être demeurée inféconde.

La première et la principale cause qui rendait l’invasion inévitable a été l’irrémédiable affaiblissement de l’empire. César, en passant deux fois de sa personne sur la rive droite du Rhin, avait désigné de ce côté à ses successeurs l’espoir anticipé d’une nouvelle conquête, et Auguste en effet, après les expéditions hardies de ses deux beaux-fils, Drusus et Tibère, avait cru réduire tout le pays jusqu’à l’Elbe : le désastre de Varus était venu le convaincre de son erreur. Comme compensation de n’avoir pu s’assurer au-delà du Rhin une autre province, Rome forma dès lors sur le sol même de la Gaule et sur la rive occidentale du fleuve deux prétendues provinces de Germanie, en y comprenant tout au plus quelque étroit territoire de la rive droite, bientôt muni d’une ligne continue de fortifications. C’était marquer aux yeux de tous qu’après avoir pratiqué jusqu’alors une politique offensive à l’égard de ses voisins, elle ne prétendait plus, instruite par ses revers, qu’à une attitude purement défensive. Ces fortifications purent servir à prolonger sa défense, mais elles n’empêchèrent finalement ni le retour des incursions ennemies, ni les rapports d’autre sorte avec les barbares. Entre populations voisines, quoique différentes par le degré de civilisation et la race, il ne se peut en aucun temps qu’il y ait uniquement et à toutes les heures des rapports hostiles. Peu à peu des rapprochemens s’opèrent, un certain équilibre, au moins dans la région intermédiaire, s’établit; des relations commencent, premiers liens facilement rompus par la guerre, renoués plus facilement encore après le départ des combattans. Des Germains étaient venus s’établir sur la rive gauche du Rhin, des Gallo-Romains avaient occupé plusieurs points de la rive droite. Les inévitables rapports de chaque jour appelèrent le commerce et les échanges. Ce qui nous a été conservé d’inscriptions parmi les ruines des villes romaines construites dans la région du Rhin témoigne de quelle activité commune ces riches contrées devinrent l’occasion et le foyer. Il sembla que l’énergie et la vie, qui allaient abandonner les provinces intérieures, se réfugiassent en se multipliant aux extrémités de la Gaule. Les Romains venaient demander aux barbares le chanvre et les sapins du Taunus, que des compagnies d’armateurs ou nautœ dirigeaient par flottage vers les arsenaux maritimes établis dans l’île des Bataves. Ils achetaient le bétail, les pelleteries, quelquefois le blé, et surtout un certain nombre de denrées très recherchées par la sensualité de l’époque impériale, les poissons du lac de Constance, les plumes et le foie d’une certaine espèce de canard dont on faisait de voluptueux oreillers et d’excellens pâtés, mais surtout les flaves chevelures, ou bien les pommades fabriquées par les Mattiaques pour teindre les cheveux et leur donner la riche couleur germanique fort recherchée des matrones romaines, La grande quantité d’eaux thermales avait particulièrement exercé une vive séduction, et les nombreux vestiges du luxe antique respirent encore au milieu de ces ruines. Les Germains de leur côté venaient acheter les produits de l’industrie occidentale, les étoffes, les ustensiles, les armes. Le Mercure des marchés, Mercurius nundinator, présidait à ces mutuels échanges; autour de lui se rangeait (nous en jugeons par les inscriptions) la foule des divinités étrangères, asiatiques, égyptiennes, celtiques, romaines ou grecques, tant ces frontières de l’empire étaient devenues le centre d’une vie active, le rendez-vous de toutes les nationalités.

Le commerce est une force; entre les mains d’un peuple énergique, il peut préparer et accomplir à moitié la conquête. Rome le pratiquait encore avec un apparent succès au temps des Antonins, alors que l’extrême Orient, le pays des Sères et l’Inde envoyaient leurs marchandises vers le port de Pouzzoles, où se rencontraient les navires du monde connu. Pourquoi, dans cette autre sorte de lutte, Rome ne trouva-t-elle pas les moyens de réparer ses premiers échecs en face de la Germanie, et d’obtenir, comme il lui était arrivé plus d’une fois en d’autres temps, des soumissions volontaires se traduisant tôt ou tard par des acquisitions de territoire? L’explication en est simple : elle n’avait plus de vraie force que la majesté de son passé glorieux. Rome avait commis une grande faute, dont les résultats se sont montrés dès les premiers temps de l’empire. La conquête de l’Orient, celle de l’Egypte, lui avaient valu une affluence considérable de métaux précieux. Au lendemain de la soumission de la Macédoine, elle s’était trouvée si riche qu’elle avait affranchi ses citoyens du tribut; plus tard, l’abondant trésor de Cléopâtre avait permis à Octave de larges et dangereuses distributions aux soldats et au peuple. Rome avait cru pouvoir se passer désormais d’un actif développement du travail libre et de la production. D’une part, elle avait demandé à tout l’Orient ses plus précieux produits ; de l’autre, elle avait abdiqué presque tout travail entre les mains des esclaves. C’était tarir les sources de la fortune nationale dans le même temps où les métaux précieux étaient, Pline l’Ancien en témoigne, reconquis par l’Inde, grâce à un commerce sans aucune réciprocité. Rome avait commis la faute d’un riche prodigue qui épuise son trésor; elle avait fait la même fatale méprise que l’Espagne du XVIIe siècle, à qui les lingots des Indes occidentales paraissaient devoir tenir lieu d’agriculture et d’industrie. Rome prolongea et aggrava son erreur. Après s’être reposée sur le travail servile, elle prit, en présence de la dépopulation et de la stérilité du sol, un parti désespéré : ce fut d’appeler elle-même les barbares, qu’elle n’avait pu vaincre, et de recruter parmi leurs tribus des laboureurs et des soldats. Ces Germains ne se montrèrent d’abord en assez nombreux ni assez fidèles au souvenir de leur nationalité pour devenir redoutables. Bientôt cependant ce qui n’avait été d’abord qu’accidentel et passager devint permanent avec de plus graves conséquences; le nombre et l’importance s’augmentèrent des groupes barbares qui, soit vaincus et se livrant à discrétion, dediticii, soit à titre de fédérés[2], soit comme lètes ou soldats des frontières, entrèrent dans l’empire. Jadis Rome pouvait opposer à ces envahissemens successifs une cohésion politique et une force d’absorption qui triomphaient aisément d’une barbarie encore confuse et peu disciplinée; mais l’énergie romaine s’était depuis lors amoindrie, tandis qu’au contraire la Germanie, instruite par la lutte, s’était en quelque mesure organisée à l’intérieur, de manière à ne plus envoyer au dehors que des élémens résistans ou moins prompts à se dissoudre. Ces premières et lentes infiltrations étaient bien le commencement de la conquête : l’ennemi prenait position au centre de la place, s’apprêtant à donner la main aux prochains agresseurs. A la veille même de la grande invasion de 406, l’évêque Synésius, adressant ses doléances à l’empereur d’Orient, disait: « Il n’y a pas une seule de nos familles où quelque Goth ne soit homme de service. Dans nos villes, le maçon, le porteur d’eau, le portefaix, sont des Goths. » Nous reconnaissons à cette propagande envahissante, à cette domesticité perfide la première phase de l’invasion germanique : l’abbé Dubos a eu raison de mettre cet aspect particulier en vive lumière, et l’on doit, pour avoir une juste idée de l’ensemble, y insister; mais il en faut suivre les conséquences : il faut observer les efforts multipliés des empereurs pour contenir ces groupes établis en deçà des frontières, quand par exemple, dépassant les limites des terres qui leur ont été assignées, ils empiètent sans scrupule autour d’eux sur le domaine public ou les propriétés particulières. Cette période de l’invasion en suppose et en amène évidemment une autre, qui est de conquête ouverte et souvent violente.

C’est ici qu’on oppose les traités conclus entre les barbares et la cour romaine. En effet, à la veille de presque tout établissement germanique dans l’intérieur de l’empire, les textes contemporains mentionnent une sorte d’accord ou même une cession impériale faite, suivant les apparences, en bonne forme et du meilleur gré du monde. Le malheur est que, dans la réalité, ces alliances, dès le commencement de la lutte, sont prodiguées d’un côté, violées de l’autre avec une aisance égale, et qu’au lendemain de ces bénévoles cessions de territoire plus ou moins authentiques, les mêmes récits nous montrent presque toujours les barbares procédant à une dépossession des Romains. Prenons garde d’être dupes d’un mot par lequel les écrivains romains désignaient peut-être simplement l’effort peu efficace des empereurs pour mettre la main sur les chefs barbares qu’ils avaient le plus à redouter. Arminius, le héros de la Germanie, avait, lui aussi, son fœdus avec Rome, — il est appelé dans Tacite violator fœderis ; croit-on qu’il pouvait s’agir d’un acte diplomatique bien sérieux? Pense-t-on qu’on retrouvera quelque jour sur une plaque de bronze les articles de ce traité avec les signatures et les ratifications? Il y a une scène, — précisément elle ouvre la période des grandes invasions et de la conquête proprement dite, — qui montre bien ce qu’étaient ces traités. Elle a été parfois interprétée trop exclusivement, croyons-nous, dans le sens de la thèse romaniste; il suffit de la lire dans l’historien contemporain qui nous l’a transmise en prenant soin de la commenter lui-même pour en avoir une impression assez différente et sans doute plus juste : il s’agit de l’entrée des Goths dans l’empire en 375.

Chassés de leurs demeures par les Huns, ces barbares se présentent en foule sur la rive gauche du bas Danube et demandent à être admis dans l’empire, s’offrant, bien entendu, comme faisaient déjà les Cimbres, à cultiver les terres qu’on leur concéderait et à servir en auxiliaires. Quand leurs messagers vinrent trouver l’empereur, dit Ammien Marcellin, les courtisans applaudirent; ils exaltèrent à l’envi le bonheur du prince, à qui la fortune apportait des recrues inopinément et des extrémités du monde. Vite il fallait un bon traité. L’incorporation de ces étrangers dans l’armée romaine allait la rendre invincible; le tribut que les provinces devaient en soldats, converti en argent, augmenterait indéfiniment les ressources du trésor; l’empire y gagnerait sécurité et richesse. L’empereur Valens conclut donc avec les chefs des Goths une convention stipulant l’admission des barbares, une distribution de vivres aussitôt après la traversée et la concession de terres en Thrace. On dépêcha aussitôt de nombreux agens pour faire opérer le passage; on se donna beaucoup de peine pour que nul de ces destructeurs de l’empire, c’est Ammien qui parle, ne restât sur l’autre bord, ne qui romanum rem eversurus derelinqueretur. Jour et nuit, en vertu de l’ordre impérial, les Goths, entassés sur des barques, des radeaux, des troncs d’arbre creusés, furent transportés en deçà du Danube. La presse était si grande que plus d’un périt dans les flots. Tant d’empressement et de labeur pour introduire le fléau et la ruine du monde romain! Ita turbido instantium studio orbis romani pernicies ducebatur! A-t-on assez remarqué ces expressions d’Ammien Marcellin? Voilà, il faut en convenir, un narrateur romain beaucoup moins romaniste que l’abbé Dubos. Il ne semble pas compter pour beaucoup le traité conclu avec les Goths; lui qui est mort vers 390, c’est-à-dire avant que l’invasion ne fût consommée, il prévoit fort bien la chute de l’empire, et ne conserve aucune illusion. On ne saurait dire, après l’avoir lu, que les contemporains n’aient pas eu l’idée d’une conquête : ce serait d’ailleurs oublier le langage constant des pères de l’église, les témoignages de l’émotion populaire, les singulières prédictions par où elle se traduisait, les pressentimens enfin des chefs barbares eux-mêmes. Pour ce qui est des Goths, on sait ce qui suivit. D’un autre côté, la cupidité des fonctionnaires impériaux irrita les immigrans, qui se révoltèrent; de l’autre, leur traité avec l’empereur ne les avait pas empêchés d’appeler de nouvelles tribus auxquelles le passage avait été refusé. Il fallut que l’empereur Valens marchât avec son armée contre ses alliés d’un jour, si promptement rebelles. Il les rencontra près d’Andrinople et subit une entière défaite, qu’Ammien Marcellin place au-dessus du désastre de Cannes. Valens blessé s’était réfugié dans une cabane : ils l’entourèrent de paille et de bois, et la brûlèrent avec tous ceux qu’elle contenait. Ce que devinrent les provinces romaines ainsi occupées, Jornandès nous le dit assez clairement : « les Goths ne furent plus là des étrangers ni des fugitifs, mais en citoyens et en maîtres ils commandèrent aux possesseurs des terres. Ils tinrent sous leur autorité, suo jure, toutes les provinces septentrionales jusqu’au Danube... Ils s’établirent comme ils l’eussent fait sur leur sol natal. » De pareils témoignages sont formels : il est évident qu’il s’agit d’une prise de possession, d’une conquête véritable au lendemain d’un semblant de traité. Nous retrouverons, il est vrai, les Visigoths dans les cantonnemens assignés par l’empire; ils se conduiront quelquefois en dociles auxiliaires; leur chef Alaric tiendra beaucoup à devenir maître des milices; tout cela prouvera seulement que l’empire en détresse se prêtait de lui-même à l’invasion, et que certains chefs barbares savaient fort bien trouver dans ces dispositions un moyen de succès.

On verrait se représenter presque pour chaque province de l’Occident le même aspect que nous a offert l’entrée des Goths dans la Mésie, car l’invasion et la conquête ont procédé, peu s’en faut, partout de la même manière, suivant les traits généraux que nous venons de signaler. Une longue période d’infiltration a précédé; non-seulement sur toute la ligne des frontières intérieures, mais au centre des provinces romaines, elle a multiplié des groupes de barbares, d’abord isolés et dociles, très portés plus tard à l’indépendance, à l’usurpation, à la révolte. Une seconde période a couvert ses violences du prétexta perpétuel de conventions avec Rome, conventions que les historiens contemporains nous attestent, il est vrai, qui ont pu quelquefois profiter à l’empire, mais qui n’avaient plus de réelle importance depuis qu’il était hors d’état de les faire respecter. Enfin la dépossession des vaincus, tantôt restreinte et légale, tantôt brutale et étendue, est venue confirmer et sceller !e fait de la conquête. Voyons ces traits se vérifier dans la Gaule romaine parmi tout un ensemble de circonstances particulières qui ne sauraient les effacer.

Aussi bien que les autres provinces, la Gaule avait reçu de bonne heure des Germains vaincus ou volontairement soumis. On les y acceptait comme ailleurs à titre d’auxiliaires, de lètes ou de colons. A la suite des Teutons et des Cimbres, une tribu de même origine, les Aduatiques, s’établit entre la Meuse et l’Escaut ; à la suite d’Arioviste, jusqu’à trois tribus occupent le pays d’Alsace. Des cohortes germaniques viennent aider Jules César contre Vercingétorix ; il les aura encore avec lui au passage du Rubicon et à Pharsale, et ce sera l’origine de cette garde tudesque des empereurs qu’on verra se mêler aux émeutes de Rome dès le temps de Vitellius, et qui se perpétuera dans Byzance jusqu’au temps des croisades par les célèbres Véringues. Agrippa, le ministre d’Auguste, transporte déjà des milliers de Bataves dans la Gaule belgique, et depuis, suivant son exemple, les Romains introduisirent des groupes nombreux de barbares dans l’intérieur de la Gaule. Les Francs aussi pénètrent dès le IIIe siècle. La Notitia dignitatum, cette sorte d’almanach impérial dressé vers 400, les montre établis à titre de lètes dans la Gaule occidentale et sur les rives du Rhin, dont la garde leur est confiée : ce n’est pas par eux, c’est par d’autres peuples d’origine également germanique que la Gaule romaine verra les premiers royaumes barbares se former sur son territoire.

La Gaule a été occupée de trois côtés différens au lendemain de la grande invasion de 406. Les Visigoths arrivent en 412, par le sud-est. Ils viennent d’Italie, où, sous leur grand chef Alaric, ils ont pris Rome, ce qui est déjà significatif. Ataulf, son successeur, fait passer les Alpes à cette multitude de soldats, de femmes et d’enfans. Narbonne, puis Toulouse et Bordeaux sont forcées d’ouvrir leurs portes. Il est vrai que presque aussitôt, sur l’invitation du gouvernement impérial, ils s’en vont en Espagne reprendre les provinces romaines que les Alains et les Vandales, après avoir forcé la ligne du Rhin et traversé en courant toute la Gaule, venaient de lui enlever. Les empereurs donnaient très volontiers ainsi à des chefs barbares la mission d’aller reconquérir les territoires que d’autres barbares avaient usurpés. Ces chefs, s’ils revenaient vainqueurs, déclaraient, pour peu qu’on les en pressât, n’avoir triomphé qu’au nom de l’empire. Chacun y trouvait son compte, à des titres divers : cela servait la vanité des uns et la cupidité des autres. Quand les Goths sont de retour en Gaule, cinq ans après, Honorius leur donne en récompense un vaste pays, la seconde Aquitaine, depuis Toulouse en suivant les rives de la Garonne jusqu’à la mer. Voilà, il est vrai, des concessions formelles ; mais il ne faut pas croire que les barbares se contentent longtemps de ce qui leur a été assigné ; leur royaume comprend bientôt, avec l’Espagne entière, toute la Gaule au sud de la Loire : l’Auvergne est cédée à leur roi Euric par l’empereur Julius Nepos en 475. Dira-t-on, en rappelant cette mission en Espagne et cette double concession impériale, qu’il n’y a pas eu conquête au sud de la Loire de la part des Goths? Les contemporains eux-mêmes répondront. Sidoine Apollinaire ne s’élève pas seulement comme évêque de Clermont contre des ennemis ariens et persécuteurs, il parle aussi comme citoyen de l’empire quand il se plaint, dans une de ses lettres, de ce que les barbares ont envahi son territoire et l’ont conquis par les armes, « C’est le triste sort de notre Auvergne, dit-il, d’être ouverte à leur irruption. Nous excitons particulièrement leur haine en ce que nous sommes le dernier obstacle qui les empêche de s’étendre jusqu’aux rives de la Loire; leur farouche ambition dévore à l’avance l’importune barrière. » Jornandès ne s’y trompe pas davantage quand il dit que le roi Euric, voyant l’instabilité des empereurs de Rome, prétendit s’emparer de la Gaule et la tenir de son plein droit, crebram mutationem romanorum principum cernens, Gallias suo jure nisus est occupare, ou bien lorsqu’il ajoute peu après : « Le roi Euric fut tué dans la dix-neuvième année de son règne; il possédait de son plein droit, jure proprio, l’Espagne et la Gaule. » Salvien n’est pas d’un autre sentiment alors que, s’élevant contre les vices et la corruption des habitans de l’Aquitaine, il leur montre qu’ils ne doivent pas s’étonner si Dieu a transporté leurs terres entre les mains des barbares et si un grand nombre d’entre eux est privé de patrie. Il ne s’agit pas ici de déclamation : ces expressions des contemporains n’auraient offert absolument aucun sens, s’il n’y avait eu qu’une juxtaposition de peuples par suite des traités au lieu d’une conquête.

La partie orientale de la Gaule fut occupée par les Burgundes. Quelques témoignages contemporains les représentent, il est vrai, comme ayant été d’humeur pacifique; il n’est pas douteux qu’ils n’aient eu, eux aussi, des conventions avec l’empire, et leurs rois portaient à l’envi les titres romains de maître de la cavalerie, de comte et de patrice. D’autre part cependant c’est le peuple des Nibelungen ; Ammien Marcellin les dit très redoutables, et, selon Jornandès, ils ravagèrent pendant plusieurs années les provinces frontières. Il fallait bien qu’ils fussent tout au moins gênans, puisque Aétius dut marcher contre eux avant de les avoir pour alliés à Châlons. Le gouvernement impérial leur concéda des terres en Savoie, nous dit-on; mais y restèrent-ils paisiblement enfermés? Non certes, ils s’étendirent fort au-delà, et le royaume burgunde comprit bientôt tout le pays de Genève, Besançon, Lyon et Vienne, que les empereurs apparemment ne leur avaient pas donné. Volontiers du reste on leur aurait offert une nouvelle concession pour qu’ils prissent moitié moins.

Nous avons, ce semble, pour nous convaincre que les Visigoths et les Burgundes se sont établis au sud et à l’est de la Gaule par une véritable conquête, une sorte de preuve décisive dans leurs lois, qui nous sont restées. Ces lois attestent une dépossession légale du sol, exercée en certaine proportion contre les Romains vaincus. Voici par exemple comment s’exprime la loi des Visigoths dans un de ses articles, intitulé du Partage des terres entre le Goth et le Romain. « Que nul ne porte atteinte d’aucune façon au partage des terres labourables et des bois entre le Goth et le Romain. Que le Romain ne revendique ou ne réclame pour lui rien des deux parts qui reviennent au Goth; que le Goth, de son côté, ne revendique et n’usurpe rien du tiers qui appartient au Romain, à moins qu’il n’en doive quelque chose à notre libéralité. » Un autre article de la même loi veille encore à ce que le tiers du Romain ne puisse être usurpé. Or quel autre sens peut-on attribuer à cette expression : divisio terrarum, que celui du partage des terres? et comment le Mot tertia signifierait-il ici autre chose que la troisième partie du domaine divisé? Les traits particuliers viennent à l’appui. Nous venons de voir le roi barbare réservant à sa propre libéralité le droit de disposer, au profit d’un Goth, même de ce tiers unique destiné au Romain; or Sidoine Apollinaire, dans sa correspondance, signale plus d’un exemple de ces grâces ou de ces refus arbitraires. Lampride, rhéteur bordelais, a recouvré son domaine par la seule faveur du roi Euric. Sidoine l’en félicite en rappelant Virgile, victime, lui aussi, d’une violente spoliation que répara une faveur princière :


Tu jam, ô Tityre, rura post recepta,
Myrtos inter et platanona pervagatus
Puisas Larbyton.


Lampride pouvait répondre par des sentimens de condoléance aux félicitations de son ami. En effet, Sidoine, par suite de la mort de sa belle-mère, avait dû entrer en possession d’un petit héritage, d’un de ces tiers que les Goths étaient tenus de respecter. En vain s’était-il rendu à Bordeaux pour invoquer la faveur d’Euric; le roi, occupé, dit-il, de répondre à l’univers soumis, n’avait pas eu le temps d’écouter sa prière. En vain, pour hâter la conclusion, offrait-il de sacrifier la moitié de ce tiers; il ne put rien obtenir. C’étaient en effet des vaincus, ces grands personnages de Rome ou de la Gaule; c’était un vaincu, ce Paulin de Pella, riche propriétaire bordelais, qui, dans son petit poème de l’Eucharisticum, contemporain de la conquête, nous a transmisses gémissemens. S’il ne reçut pas tout d’abord quelque hôte barbare sur son cher domaine, ce fut pour le voir exposé davantage encore au pillage des soldats. La malencontreuse dignité de comte des largesses sacrées qu’Attale, cette ombre d’empereur, lui avait conférée en un tel moment, ne servit qu’à le désigner aux spoliations. Il avait quelques biens en Épire, comme autrefois Atticus, l’ami de Cicéron, et il aurait pu s’y retirer; mais l’amour du pays le retenait, il s’en alla vieillir à Marseille dans l’abandon et la pauvreté.

Sur ce point important de la dépossession du sol, la loi burgunde paraît également précise. Rédigée une trentaine d’années après la conquête, elle nous permet d’en apprécier le mode et les premiers résultats. Le titre 54 par exemple nous instruit d’un partage attribuant à une partie des Burgundes un tiers des esclaves et deux tiers des terres cultivables, pris évidemment sur les domaines particuliers, car autrement il ne serait pas question de fractions telles que ces deux tiers. Un certain nombre de Burgundes avaient reçu tout d’abord du roi, sur les terres fiscales ou terres publiques, des lots suffisans, et on leur avait donc interdit de prétendre à être compris en outre dans le partage des domaines privés. Leur cupidité ayant méprisé cette défense, la loi intervient, et le titre 54 a pour objet de les forcer à rendre ce qu’ils ont usurpé : « quiconque, ayant reçu de notre libéralité des esclaves et des terres, aura pris en outre, contre notre défense, quelques parties des terres d’un hôte romain, devra les restituer sans délai, afin que la sécurité soit rendue à ceux auxquels il a été fait tort, huc usque contemptis. » Non-seulement le Romain est en partie dépossédé, mais la loi fait de visibles efforts pour conserver dans la famille burgunde le lot acquis par le fait de la conquête. C’était par exemple chez ce peuple une coutume devenue nationale que le père de famille partageât en portions égales, de son vivant même, sa fortune avec ses fils, probablement en se réservant moitié du tout[3]. Une loi ultérieure survient et permet au père de disposer comme il l’entend de sa fortune, patrimoine et acquêts; mais elle excepte formellement de cette libre disposition le lot de la conquête, sors ou terra sortis titulo acquisita, qui doit continuer à être transmis, selon la tradition, à ses héritiers de son vivant[4]. C’est l’ancien principe de la permanence et de la solidité de la famille germanique qui reparaît. La loi est si jalouse de sauvegarder la propriété nouvellement acquise, et de fixer ainsi le barbare à sa nouvelle patrie, qu’elle s’efforce de le lier à cette propriété en restreignant le plus possible son droit d’aliénation. C’est le sens du titre 84 : « ayant été informé qu’un certain nombre de nos sujets burgundes sont trop empressés à se défaire de leurs lots, nous avons cru devoir ordonner par la présente loi que nul ne pourra vendre sa terre, s’il ne possède ailleurs un autre lot ou d’autres terres. » Retrouverons-nous dans l’établissement des tribus franques les mêmes traits de conquête que nous ont offerts les établissemens des Visigoths et des Burgundes? Sera-ce du plein gré du gouvernement impérial qu’après avoir fait pendant un temps leur devoir comme alliés et gardiens de la frontière rhénane, les Francs se joindront eux-mêmes aux envahisseurs et s’avanceront d’étape en étape? S’établiront-ils pacifiquement en Gaule? prendront-ils pour eux, par un partage légal, comme les Burgundes et les Visigoths, une certaine portion des terres?

Il faut absolument distinguer entre les diverses régions de la Gaule par eux successivement occupées : ces régions n’offraient pas toutes les mêmes conditions politiques; les Francs ne les abordaient pas en d’égales dispositions, elles ne reçurent pas d’eux un traitement uniforme. Quant au nord-est, dont ils s’emparèrent dans une première période de leurs envahissemens, comment pourrait-on douter que l’occupation franque y ait apparu comme une conquête oppressive et violente? Le nom des Francs apparaît pour la première fois vers 240, et déjà Aurélien leur livre des combats sanglans, que rappelle la chanson militaire Mille Francos, mille Persas scmel occidimus. Probus doit las expulser de la Gaule, dont ils se sont presque emparés : Galliœ omnes a Germains possessœ... Il les poursuit au-delà du Rhin; mais il doit se contenter d’ajouter quelque nouveau mur à la ligne de fortification commencée dès le temps de Tibère, et qui joint désormais, de Cologne à Ratisbonne, le Rhin et le Danube. Un certain nombre de ses captifs ont été transportés aux extrémités du monde romain, sur les côtes de la Mer-Noire; ils se saisissent de quelques navires, s’engagent sur la Méditerranée, prennent Syracuse au passage, traversent le détroit, et rentrent dans leur patrie par l’Atlantique et la Mer du Nord : c’est déjà, à quelques siècles de distance, le même sang de hardis pirates qui suscitera les navigateurs northmans. La lutte incessante recommence après Probus. Constance Chlore passe vingt années à combattre les Francs. Constantin livre aux bêtes dans le cirque de Trêves deux de leurs chefs, contre lesquels, dit un contemporain, les insultes des spectateurs s’acharnent, en forme de vengeance, aussi cruellement que les morsures des bêtes féroces. Julien, son neveu, les bat après qu’ils ont brûlé quarante-cinq villes dans la région du Rhin et tout dévasté jusqu’à la Meuse. Il a surtout affaire aux Francs-Saliens, qui se sont établis hardiment sur le sol romain, en Toxandrie, c’est-à-dire de la Meuse à l’Escaut, ausos in romano solo habitacula sibi figure prœlicenter.

Est-ce que ce n’est pas là déjà l’invasion? Est-ce que ce n’est pas le commencement de la conquête? Que peut opposer le système de Dubos à la brutale simplicité des faits? Cela n’empêche pas d’ailleurs que Julien lui-même n’ait traité avec certaines tribus des Francs et n’ait tâché de les opposer, en achetant leur concours, au reste des envahisseurs. Il faut lire dans le chroniqueur byzantin Zosime le curieux récit de l’habile tactique par laquelle il savait se servir des barbares contre les barbares. Il y avait un Germain Charietto, renommé pour sa grande taille et sa force prodigieuse, et redouté pour ses actes de brigandage; las d’une telle vie sans doute, il vint s’établir à Trêves. Témoin, dans cette grande ville, des maux qu’y produisaient des incursions auxquelles hier encore il prenait part, il résolut de s’y opposer désormais et de les punir. Comme les pillards d’au-delà du Rhin se partageaient en petites troupes pour accomplir leurs dévastations pendant la nuit, et se réfugiaient le jour au fond des bois voisins de la frontière, où les soldats romains n’osaient pénétrer pour les atteindre, Charietto réunit quelques braves, se glissa dans ces bois, et, répandant autour de lui la terreur, fit de nombreux prisonniers auxquels invariablement il coupait la tête. Il envoyait ces trophées à Julien, qui les lui payait. Bientôt même Julien parvint à lui recruter, parmi les Francs-Saliens, une petite armée. Les fuyards qui échappaient à Charietto tombaient dans les rangs des troupes régulières, échelonnées sur la lisière des bois. Julien parvint de la sorte à procurer quelque sécurité au nord-est de la Gaule, et Charietto fut admis avec un grade assez élevé dans l’armée romaine. Voilà au vif l’histoire de ces temps, voilà ce qu’était la lutte sur les frontières, et souvent aussi dans l’intérieur, le long des fleuves infestés de pirates, et aux environs des cantonnemens barbares. Julien confia aux Francs le passage du Rhin, et ils firent assez bonne garde en effet pendant quelque temps; on les vit, durant le dernier tiers du IVe siècle, seconder les armées qui revendiquaient l’intégrité de l’empire. Ils prenaient à la conservation de l’édifice une part désormais intéressée; bientôt ils se joignaient eux-mêmes au mouvement de la conquête, s’avançant par sûres étapes, et laissant derrière eux les traces pour longtemps visibles de leur occupation ou de leur passage. L’évêque saint Waast, en l’année 500, ne trouve pas de chrétiens dans Arras. Du pays de Gand et de celui de Tournai il est dit, dans la vie de saint Amand, qu’au milieu du VIIe siècle les anciens habitans y avaient abandonné le culte du vrai Dieu pour adorer les arbres et les pierres. Les dernières traces du paganisme ne disparurent du Brabant et de la région des Ardennes qu’au milieu du VIIIe siècle. Or l’effacement ou le retard du christianisme dans cette région de la Gaule, couverte jadis de florissantes villes romaines, et devenue au temps des Antonins le centre d’un riche commerce avec la Germanie, ne peut qu’avoir coïncidé avec une sorte d’anéantissement de l’ancienne population, et quelle autre cause y pourrait-on deviner que l’occupation franque? On lit dans les Vies des saints que, maîtres de Tournai, les Francs ordonnèrent à tous les chrétiens d’en sortir et leur confisquèrent tous leurs biens. Clodion, lorsqu’il prit Cambrai, fit tuer tous les Romains qu’il y rencontra. Sidoine gémit dans ses lettres de ce que la langue latine ait disparu des contrées belge et rhénane. Une parente de Salvien qui habitait Cologne, une matrone romaine, comme on disait encore, réduite en captivité, en vint à une telle misère qu’elle dut, pour subsister, s’engager comme servante auprès des femmes de ces barbares. Les témoignages analogues seraient aisément multipliés à l’infini. C’est qu’il s’était agi de très bonne heure ici pour les Francs d’un établissement définitif et non plus seulement d’expéditions temporaires. Leur long séjour sur la rive occidentale comme gardiens du fleuve les avait mis en état d’éloigner toute résistance sérieuse du gouvernement impérial ou des populations mêmes.

Le nord de la Gaule acquis aux Francs, l’est aux Burgundes et le sud aux Visigoths, il restait encore au centre une Gaule romaine. Faut-il croire que, lorsque nos premiers Mérovingiens s’avançaient en maîtres jusqu’à la Somme, et les petits rois des autres tribus franques jusque dans l’ouest, jusqu’au Mans, tout cela fût conforme à la politique impériale, et ne lui parût offrir que de fidèles alliés? La chancellerie romaine pouvait bien s’obstiner à considérer ces groupes barbares comme des auxiliaires en cantonnemens, elle pouvait revendiquer encore la souveraineté des contrées occupées par eux; mais ces prétentions ne changent rien à la réalité des choses. Si le Romain Syagrius avait pu s’opposer à ce que Clovis s’emparât de sa résidence, Soissons, après l’avoir complètement battu, s’il avait pu défendre de même Narbonne et Arles contre les Visigoths, certes il l’aurait fait. Clovis eut encore après Soissons, nous dit Grégoire de Tours, beaucoup de combats à soutenir, beaucoup de victoires à remporter; il lui fallut dix années entières pour étendre pas à pas son royaume jusqu’à la Seine et ensuite jusqu’à la Loire; il rencontra, nous dit-on expressément, beaucoup de résistances. Que peut-on trouver dans tout ceci qui ne soit d’une conquête?

Le grand argument de l’abbé Dubos, qu’on a depuis répété et renouvelé, et qui est, avec le souvenir des traités, comme la clé de voûte de son système, c’est que les prédécesseurs de Clovis, et Clovis lui-même dès ses premiers pas, avaient reçu le titre de maître de la milice, preuve que Rome ou Byzance après elle, si elle trouvait ces chefs barbares assez peu dociles, sanctionnait pourtant leurs succès : ils ne régnaient que par sa délégation et sous sa suzeraineté. Il y a, croyons-nous, deux réponses à faire. D’abord la fameuse lettre de saint Rémi, par laquelle Dubos a voulu prouver que Clovis était, dès son avènement, maître de la milice, nous est suspecte, au moins pour sa date. L’essai de restitution qu’en a tenté naguère M. Huillard-Bréholles est trop hardi. On comprend mal que l’évêque parle au jeune chef païen de ses prêtres, sacerdotibus tuis; plusieurs croient cette pièce, si elle est authentique, adressée à un fils de Clovis. De plus ces titres conférés par l’empire étaient bien loin de lui être des gages assurés d’obéissance. Nous savons bien que les rois barbares en étaient avides; il en avait été toujours de la sorte depuis Arioviste, à qui Jules César, pendant l’année de son consulat, cinq cents ans plus tôt, avait fait conférer le titre de « roi ami du peuple romain. » On trouve sur les médailles des petits rois du Bosphore, contemporains d’Auguste et de Tibère, la représentation des insignes consulaires que le sénat leur avait décernés : une couronne sur une chaise curule entre une lance accompagnée d’un bouclier et d’un sceptre consulaire. C’est un pareil honneur que l’empereur de Byzance, fidèle aux anciennes traditions romaines, accordait en 509 à Clovis. Ce chef franc revêtit dans l’église de Saint-Martin de Tours la tunique de pourpre et la chlamyde; il ceignit le diadème et se rendit à cheval vers la cathédrale, au milieu d’un peuple qui l’acclamait et auquel il jetait des pièces d’argent et d’or. On peut voir dans la joie qui l’anime un sentiment de vanité personnelle ou bien un reflet du prestige que Rome exerçait sur l’esprit des barbares; mais il y avait moins de naïveté sans doute que de calcul et de politique habile, soit pour en imposer par ces honneurs à ses guerriers francs, soit pour se faire accepter des Gallo-Romains en se donnant comme le délégué de l’autorité légitime, sauf à soutenir ses prétentions par les armes. On comprend très bien ce qu’y pouvaient gagner ces chefs germains; à les supposer cependant privés de ces faveurs suprêmes, on ne voit pas que les choses eussent dû suivre un autre cours, et, quant aux empereurs, il faut remarquer que s’ils conféraient ces titres, le plus souvent accompagnés de missions militaires, c’était presque toujours pour susciter contre quelque ennemi barbare qui les serrait de près un autre chef barbare intéressé à paraître les servir. Nulle de ces combinaisons ne contredit le fait d’une conquête germanique.

Ne retrouverons-nous pas du reste chez les Francs aussi la dépossession du sol au détriment des vaincus? Il est vrai qu’aucun témoignage précis n’affirme qu’il y ait eu à la suite des victoires de Clovis un partage des terres comme après l’établissement des Visîgoths et des Burgundes ; mais peut-être y eut-il ici quelque chose de pire. C’est le cas assurément, nous l’avons vu, pour le nord-est de la Gaule. Quant au centre, il faut remarquer que les rois mérovingiens apparaissent immédiatement comme ayant en main une portion considérable de la propriété foncière. C’étaient, dit-on, les terres de l’ancien fisc impérial dont ils disposaient, de sorte qu’il leur fut aisé de récompenser leurs fidèles sans toucher aux propriétés des Gallo-Romains. Soit ; mais ne doit-on pas noter que, pendant le passage d’une domination à l’autre, le fisc a dû engloutir, au détriment des possesseurs romains, une grande quantité de ces mêmes terres que nous voyons ensuite distribuer libéralement aux leudes germaniques ? Thierry, fils de Clovis, apprend que, sur le faux bruit de sa mort, quelques citoyens d’Auvergne ont invité le-roi Childebert à venir prendre possession de la province à son détriment. Il se met immédiatement en route avec ses soldats, à qui d’avance il a promis le pillage, et, comme en pays ennemi, il ravage et détruit, dépouille les habitans sans distinction, entraîne après lui de nombreux prisonniers destinés à l’esclavage, et ne laisse, dit Grégoire de Tours, que la terre nue qu’il ne peut emporter. Cette terre qui subsiste rentrera-t-elle aux mains de ses possesseurs ? Non ; abandonnée par suite de la guerre, elle devient propriété du fisc royal. Le fisc, d’après les règles instituées par les Romains eux-mêmes, et que les nouveaux maîtres se gardent d’abolir, absorbe les biens en déshérence, les terres confisquées ou restées désertes. Quand nous lisons dans les Vies des saints leurs visites et quelquefois leurs établissemens dans ce qu’ils appellent des déserts, ces lieux font toujours partie du fisc royal ; ces solitudes, elles étaient naguère encore habitées : la civilisation romaine et la propriété privée en ont promptement disparu pendant les ravages de l’invasion : elles ont été la proie des vainqueurs.

Pourquoi au reste les barbares se seraient-ils abstenus de spoliations dont Rome elle-même avait sans cesse jadis donné l’exemple, et pourquoi ceux qui ne veulent voir dans ces Germains du Ve siècle que des auxiliaires de l’empire, devenus de gré à gré ses successeurs, s’étonneraient-ils de les voir imiter et continuer aux dépens des Romains les traditions romaines ? L’ancienne Rome n’expropriait pas seulement ses vaincus, dont le territoire (Appien nous l’apprend dans une page célèbre) était partagé en trois portions pour être vendu au profit du trésor public, ou donné aux pauvres citoyens, ou affermé à titre d’ager publicus ; elle ne respectait pas beaucoup plus ses propres sujets, quand elle avait à pourvoir par exemple ses légionnaires licenciés. De malheureuses villes, même italiennes, étaient livrées en proie aux colonies de vétérans, et Auguste se vante d’avoir le premier stipulé en faveur des propriétaires quelques indemnités. Virgile vit deux fois un grossier centurion le chasser de son petit domaine, et il n’échappa un jour à la brutalité du spoliateur qu’en se jetant dans le Mincio. Horace, Tibulle, Properce, furent de même expropriés, et vinrent à Rome, avec une foule d’autres moins illustres, implorer quelque puissant protecteur. Même après le temps des guerres civiles, et quand l’administration impériale eut introduit une administration mieux réglée, le régime des cantonnemens militaires paraît avoir préparé des cadres tout faits pour l’invasion germanique. Aux termes d’une loi d’Arcadius et Honorius, insérée au code théodosien, et qui résume sans doute une série de dispositions antérieures, les soldats romains en quartier avaient à leur disposition, chez tout propriétaire de la contrée, le tiers du domaine. On ne saurait affirmer, faute de textes à l’appui, que lorsque Arioviste, l’adversaire de César, exigeait des Séquanes, ses alliés, un tiers de leurs terres pour ses Suèves, et ensuite un autre tiers pour un contingent d’autres barbares, qui le rejoignaient après coup, ce fût là déjà une imitation de la coutume romaine. Ce que l’on peut croire du moins, c’est que les premiers barbares, Goths et Hérules, venus en Italie avec la condition de mercenaires, lorsqu’ils prenaient, comme on nous dit, un tiers des terres, pouvaient bien paraître ne réclamer que ce qui leur était dû comme à des troupes romaines en cantonnement. La transition se marque par de curieux traits au sud de la Gaule. Paulin de Pella, dans le poème que nous avons cité plus haut, montre bien qu’on y était fort habitué à ces billets de logement ; il nous dit même qu’au milieu de ces temps troublés ce pouvait être quelquefois une garantie contre les excès d’une soldatesque insolente que d’avoir chez soi un hôte barbare. Il lui arriva un singulier épisode. Il était à Marseille, triste et ruiné, pleurant la perte de son domaine, quand un messager lui apporta une somme d’argent qu’un de ces Visigoths lui envoyait en échange d’une petite maison voisine de Bordeaux, que ce barbare voulait acquérir légitimement de lui. La somme, nous dit Paulin, était bien loin de représenter la valeur ; mais il ne refusa pas ce faible dédommagement d’un désastre contre lequel il ne pouvait d’aucune façon réclamer ; cela l’aida quelque peu à payer ses dettes. Voilà une de ces exceptions qui, à nos yeux, confirment la règle ; de tels détails nous représentent exactement la bizarre et cruelle époque de transition par laquelle commença la vraie conquête. La violence en était l’élément quotidien ; toutefois elle ne s’exerçait pas toujours par la dévastation et la force brutale : une prétendue légalité tournait en spoliation inévitable et régulière les traditions mêmes et les procédés du gouvernement romain. Les barbares, au nom de leurs traités avec l’empire, réclamaient le droit de cantonnement sur une partie de chaque domaine principal. Seulement, tandis qu’autrefois ce n’était que pour le temps de leur passage, on s’aperçut qu’ils s’établissaient dorénavant en propriétaires, et que, s’ils daignaient observer une certaine méthode dans cette véritable prise de possession, ils ne se faisaient pas scrupule de changer les règlemens traditionnels, en prenant par exemple les deux tiers des terres au lieu du tiers consacré.

Un autre signe de la conquête difficile à contester, c’est la différence des divers taux du wehrgeld entre les Francs et les Romains. On lit dans la loi salique : « Si quelqu’un tue un des barbares fidèles du roi, il paiera un wehrgeld de 600 sous d’or. Si quelqu’un tue un Romain, convive du roi, il paiera 300 sous. — Si un Romain enchaîne un Franc sans un juste motif, il paiera 30 sous d’or ; mais si c’est un Franc qui enchaîne un Romain sans motif, il n’en paiera que 15. — Si un Franc est volé par un Romain, celui-ci paie une amende de 62 sous d’or ; mais si c’est un Romain qui est volé par un Franc, celui-ci ne paie que 30 sous d’or. » D’un autre côté, le 36e titre de la loi ripuaire est ainsi conçu : « Si un Ripuaire tue un hôte franc, qu’il soit taxé à 200 sous d’or. Si un Ripuaire tue un hôte burgunde, un hôte alaman ou frison, ou bavarois ou saxon, qu’il soit taxé à 160 sous. Si un Ripuaire tue un hôte romain, qu’il soit taxé à 100 sous. » N’est-il pas naturel de penser que ces différentes évaluations marquent des degrés différens de condition politique et sociale ? Si les Francs revendiquent pour eux-mêmes un wehrgeld supérieur, n’est-ce pas parce que, dans cette société formée de plusieurs peuples, ils se croient le droit de parler en maîtres ? Si le Romain au contraire est évalué juste à la moitié du Franc et à peu près aux deux tiers de tout autre Germain, n’est-ce pas parce qu’il est le vaincu, pendant que les autres peuples barbares, jadis vaincus aussi sans doute par les Francs, sont toutefois relevés en quelque mesure par le souvenir d’une association récente précisément contre les Romains, et surtout par celui d’une origine, d’une nationalité commune ? Si quelque part l’idée de race apparaît, il semble que ce soit ici, et qu’il ne puisse pas y avoir de plus incontestable signe d’une conquête subie. L’analogie avec certaines dispositions des lois franques relativement aux Francs eux-mêmes ferait ressortir encore, s’il en était besoin, le sens réel de la condition faite aux Romains. Le meurtre d’un comte qui a toujours été homme libre se paie 600 sous, mais celui d’un comte qui s’est élevé par l’affranchissement ne se paie que 300 sous. Dans ces cas comme pour ce qui concerne les Romains, la loi fait subsister le souvenir d’une tache primitive et indélébile. L’ancien affranchi et l’ancien vaincu pourront bien s’élever au milieu des Francs, mais jamais à des rangs égaux à ceux de leurs pairs sur qui ne pèsera pas la même indignité originelle. Être né de la race romaine ou bien être né non libre, même parmi les Francs ce sont deux causes d’une certaine infériorité inévitable. « Tout cela, dit Montesquieu, devait être accablant pour les Romains... Cependant, continue-t-il, M. l’abbé Dubos forme son système sur la présupposition que’ les Francs étaient les meilleurs amis des Romains. Ils étaient leurs amis comme les Tartares qui conquirent la Chine étaient amis des Chinois ! »

Savigny a pensé que, lorsque les Francs eurent obtenu la domination de la Gaule, la constitution des impôts subsista pour les sujets romains, ainsi que la distinction des classes dont elle était le fondement, mais que toute terre échue aux propriétaires francs en fut exempte. Cette différence de traitement indlqu3rait sans mil doute une différence de rang social, nouvel indice de la conquête; mais il est probable qu’on doit entendre l’assertion de Savigny dans un sens moins général et moins absolu que celui qu’il adopte. Au-delà du Rhin, les Germains ne se croyaient tenus envers le roi qu’à un certain nombre de dons ou de contributions volontaires dont l’usage traditionnel, selon certaines époques et certaines occasions, assurait la régularité. Une fois les barbares établis à côté des Romains, ou bien l’ancienne tradition germanique, quant aux impôts, se trouva rompue, ou bien ce qu’elle donnait de résultats en se continuant ne répondit plus aux nécessités d’une situation nouvelle. Les rois francs, en laissant subsister pour leurs sujets romains l’organisation romaine de l’impôt, essayèrent donc d’y soumettre aussi leurs sujets barbares; nous en avons la preuve dans les nombreux récits de Grégoire de Tours, où nous voyons les Francs se révolter contre ceux des fonctionnaires ou des rois mérovingiens qui essayaient de leur imposer le tribut. L’impôt romain, avec sa régularité égalitaire, leur semblait une marque de dépendance et leur était odieux. Hors du pays des Francs, nous trouvons un texte de la loi des Visigoths[5], qui prouve que chez ce peuple le vaincu, seul, primitivement au moins, supportait cette charge. « Que les juges et les préposés enlèvent à ceux qui s’en seraient emparés les tiers des Romains, et qu’ils les fassent rendre à ceux-ci sans retard, afin que le fisc n’y perde rien. » Chez les Vandales, Genséric enleva les meilleures terres à leurs légitimes possesseurs, dit expressément Procope, et les distribua à ses compagnons d’armes, en les déclarant exemptes à perpétuité de tout tribut; ce qu’il y avait de terres impropres à la culture, il le laissait. aux anciens possesseurs en les accablant d’impôts.

S’il est vrai que les Francs aient dépossédé de leurs terres une très grande partie des habitans de la Gaule, usant de violences extrêmes au nord-est, confisquant au centre pour leur fisc royal un grand nombre de domaines qu’ensuite ils se distribuaient entre eux, sanctionnant à l’est et au sud le partage légal en vertu duquel les hôtes visigoths et burgundes avaient dépouillé les hôtes romains des deux tiers des propriétés foncières, s’il est vrai que le wehrgeld des Romains ait été, suivant les lois salique et ripuaire, inférieur non-seulement à celui des Francs, mais même à celui des autres Germains vaincus par eux, si le fardeau de l’impôt, dans quelques-uns au moins des nouveaux royaumes, n’a pesé que sur les anciens sujets, il faut voir là les signes d’une certaine infériorité sociale que d’autres influences pourront venir redresser, mais qui décèle bien les suites d’une conquête. Les Gallo-Romains toutefois, dans l’état de société qui suit l’arrivée des barbares en Gaule, n’apparaissent pas, à coup sûr, comme un peuple vraiment asservi. Ils font partie des armées avec les Francs; ils conservent dans les villes l’administration municipale et l’usage de leur propre droit; beaucoup de ceux qui occupaient avant la conquête les premiers rangs de la hiérarchie sociale restent en faveur auprès des nouveaux souverains, avec leurs richesses et leurs anciennes dignités : la loi salique les fait figurer sous le titre de convives du roi presque au même rang que les antrustions barbares. Il n’en est pas moins vrai qu’à côté de cette civilisation romaine subsistante se juxtaposent les élémens de la civilisation germanique. On veut, avec Dubos, conclure du crédit laissé aux Romains qu’il n’y a pas eu de conquête; nous en concluons avec Montesquieu que l’invasion et l’établissement des Germains se sont montrés, surtout en Gaule, conciliables avec les plus pressans intérêts de la civilisation. L’histoire connaît plusieurs sortes de conquête. Il y a celle des hordes sauvages, qui consiste purement dans le pillage et le massacre et ne sert pas même aux vainqueurs. Il y a celle qui substitue violemment à des tribus faibles et sans défense une race ambitieuse et énergique. Il y a celle enfin qui met aux prises, non sans espoir de profit pour la cause générale, une grande nation vieillie, mais riche d’expérience, avec des peuples jeunes, en progrès eux-mêmes, encore intempérans et rudes, non pas indisciplinables. Il serait mal à propos de confondre avec les sanglantes et stériles expéditions des Attila et des Gengis-Khan, ou bien avec le cruel triomphe de la race anglo-saxonne sur les malheureuses tribus de l’Amérique du Nord, l’invasion germanique du Ve siècle. Elle a certes provoqué de terribles violences et entraîné de cruelles défaites; mais elle n’a été ni pour les vaincus ni pour les vainqueurs uniquement une dévastation et un fléau. Les Germains avaient assez longtemps entendu parler de l’empire, ils avaient pendant un assez grand nombre d’années erré sur ses frontières ou servi même à travers ses provinces auprès de ses légions pour admirer de quelle étendue et de quelle puissance il couvrait la terre. Avec leur admiration, leur convoitise avait grandi. Alaric n’aurait probablement pas su définir d’où lui venait cette voix qui le poussait vers Rome, mais il savait fort bien rançonner et piller la ville. On aurait tort de n’attribuer, dans cette grande période historique, aucun mérite aux chefs des barbares. Théodoric en Italie, Ataulf et Euric chez les Visigoths, Gondebaud chez les Burgundes, Clovis chez les Francs, ont été des chefs très intelligens et très politiques. Clovis surtout, en adoptant la même foi religieuse que Rome chrétienne, se chargea de renouer, avec son peuple, la chaîne des temps. Une fois établis sur les terres romaines, plusieurs de ces rois barbares travaillèrent de propos délibéré à une intime fusion entre les vainqueurs et les vaincus, et ils y réussirent en une certaine mesure, aidés par le christianisme, qui avait dompté leurs peuples et les avait rapprochés des Romains. Ainsi s’explique le contraste d’une conquête en grande partie violente si promptement suivie d’un remarquable mélange entre les populations. Peut-on croire que dans ce mélange la Rome dégénérée des bas temps ait été seule énergique et active, et que l’invasion du Ve siècle n’ait apporté aucun sentiment nouveau, aucune idée, aucun germe d’institution? La réponse à cette autre question mérite un autre examen.


II.

Plusieurs écrivains de grand mérite ont refusé à l’invasion germanique toute heureuse conséquence, toute influence utile et féconde, et se sont de la sorte inscrits en faux contre quelques-uns des aphorismes historiques le plus vivement mis en lumière par Montesquieu. « L’invasion n’a causé que des maux sans compensation, s’écrie M. Littré. Nulle lumière, nulle moralité, nulle sainteté n’est venue des barbares... Le sang barbare n’a pas renouvelé le sang romain, — au contraire. » Selon M. Guérard, qui reconnaît d’ailleurs le fait de la conquête et l’usurpation d’une grande partie du sol de la Gaule, « la poésie et l’esprit de système prendraient vainement à tâche d’exalter les Germains. Lorsqu’on recherche avec soin ce que la civilisation doit aux conquérans de l’empire d’Occident, on est fort en peine de trouver quelque chose dont on puisse leur faire honneur; ils n’ont fait que corrompre... Le progrès continu de la civilisation n’est du reste, ajoute-t-il, qu’un séduisant sophisme. » L’acte d’accusation est, comme on le voit, formel. Plus on est convaincu qu’il trahit une vue incomplète d’un très vaste objet, plus on se sent en même temps embarrassé par le nombre et la nature des argumens qui paraissent devoir le combattre. On n’ose invoquer, en face de tels maîtres, un sentiment de la vérité historique dont ils ont assez prouvé, qu’ils ne sauraient manquer, mais que semble pourtant contrarier et blesser une conclusion si extrême. Quoi! une phase de l’histoire si considérable, à l’entière évolution de laquelle, si nous nous rappelons les périodes diverses que nous avons distinguées, neuf ou dix siècles ont à peine suffi, se serait accomplie sans aucun profit pour l’humanité! Quoi! une race dont l’identité pendant un si long temps n’est pas un moment contestable, une race de laquelle, en dehors même de ces vastes limites chronologiques, on ne saurait affirmer sûrement qu’elle n’a pas d’aïeux à revendiquer parmi le-vastes populations des Scythes et des Gètes[6], et de qui relèvent visiblement dans les temps modernes plusieurs très grands peuples et une portion de nous-mêmes, aurait été incapable de servir la cause de la civilisation ! Est-il donc donné à ces forces aveugles, la durée inféconde et l’agitation stérile, de réclamer jamais une telle place dans le champ de l’histoire ? Nous voyons agir la sève puissante du rameau anglo-saxon, et nous devrions croire le tronc de l’arbre inerte dès sa jeunesse! Comment concilier de telles anomalies?

On essaie de les expliquer. On dit par exemple que les envahisseurs étaient en somme peu nombreux, et de plus que c’étaient des bandes séparées du sol natal, en ayant oublié les traditions et les coutumes, de sorte qu’à supposer que l’ancienne Germanie eût eu des institutions, ces enfans perdus n’en étaient plus les dépositaires. — Pour ce qui est du nombre, qu’en sait-on? Est-ce de l’armée générale de l’invasion qu’on entend parler? Non sans doute, car les chiffres des historiens contemporains seraient plutôt récusés, comme grossis par la peur. S’il s’agit seulement de la Gaule, fera-t-on si peu de cas de l’invasion de 406? Pour avoir franchi le Rhin sur une ligne étendue, pour avoir parcouru après la Gaule l’Espagne, pour être parvenus, une partie d’entre eux, jusqu’en Afrique, pour avoir accompli ces énormes courses non pas comme la pierre qui roule, mais comme la vague, qui laisse quelque chose de son écume et de ses eaux sur son passage, et frappe encore de grands coups à son point d’arrivée, il faut bien que ces trois peuples, Suèves, Mains, Vandales, aient été non pas une troupe de quelques centaines d’hommes, mais les vrais héritiers des Teutons et des Cimbres. S’il s’agit uniquement et en particulier des barbares destinés à faire établissement dans notre Gaule, oubliera-t-on l’appoint de ceux qui, depuis longtemps déjà, servaient dans l’empire? Assurément ils n’auront pas manqué de se joindre à leurs frères, avec plus de raison encore que ce rusé paysan des environs de Troyes en Champagne, Hastings, qui, pour piller et gaigner, se joignit plus tard contre ses compatriotes au flot des envahissemens morthmans, Burgundes et Visigoths avaient avec eux leurs enfans et leurs femmes. Les Francs avaient fait presque place nette dans tout le nord-est, qu’ils couvraient de leurs tribus. Quant aux armées de Clovis, chacune d’elles pouvait bien n’être pas très nombreuse, mais c’étaient en une certaine mesure des troupes choisies et qu’il renouvelait en revenant après chaque expédition se refaire dans sa tribu. Les écrivains du premier moyen âge expliquaient le nom de Germanie par le latin germinare, de même que Jornandès disait de son île Scanzia qu’elle avait été la matrice et l’officine des nations : où avaient-ils pris une si formidable idée du nombre d’hommes que la Germanie ou le nord avait versés sur l’Occident? Pourquoi ne pas rappeler enfin le chiffre qu’en 1806 les calculs de la statistique ont signalé? L’Allemagne de nos jours acquiert chaque année un accroissement de population de 500,000 âmes ; de quel droit refusera-t-on toute part de cette énergie aux Germains d’autrefois, desquels les historiens nous disent qu’ils respectaient le mariage et n’exposaient pas leurs enfans, comme on faisait à Rome autour de l’infâme Vélabre?

On ne saurait soutenir non plus que ces barbares fussent de simples bandes pour qui les communications avec la patrie étaient rompues, et qui devaient avoir oublié leurs institutions politiques, s’ils en avaient jamais connu. Il ne faut pas comparer de tels essaims avec ces exilés que les cités de la Grèce antique, lorsqu’elles arrivaient à l’excès de population entre leurs étroites murailles, envoyaient chercher fortune et s’empressaient d’oublier, à moins qu’ils ne devinssent à leur tour puissans et prospères. Chacune des tribus dont les envahisseurs faisaient partie, loin de ressembler à une cité close, vivait au-delà du Rhin éparse en quelque plaine. Pen familiarisée avec la propriété foncière, toujours en mouvement, avait-elle son vrai centre de vie et d’action là où demeuraient ses troupeaux et ses vieillards ou bien là où s’avançaient ses guerriers? Les cadres de l’armée n’étaient-ils pas ceux-là mêmes de la famille et de l’assemblée nationale? La bande ne restait pas longtemps séparée de la tribu ; on les distinguait à peine, à vrai dire. Nul des peuples établis en Gaule ne renonçait aux communications avec les peuples ou les tribus barbares restés plus à l’orient : les Visigoths correspondaient avec les Ostrogoths d’Italie, et ceux-ci très probablement avec les Goths établis en 375 dans toute la vallée méridionale du Danube. Les Burgundes n’étaient pas loin de leur patrie, située sur les bords du Mein; on les voit se grossir, après le premier établissement, de recrues nouvelles. Les Francs enfin restaient en contact perpétuel avec le gros de leurs tribus, établies sur les bords du bas Rhin et de la basse Meuse. Loin donc de croire que ces Germains fussent tentés d’oublier et leurs précédente patrie et leur coutumes nationales, on pourrait penser tout au contraire qu’en aucune occasion peut-être, en aucun moment plus qu’en ces expéditions guerrières la tribu germanique ne sentait la vie politique circuler en elle. — Douter d’ailleurs que l’ancienne Germanie ait eu quelque, chose de semblable à des institutions, professer que cette barbarie avait été jusqu’alors entièrement stérile et inerte, c’est méconnaître les intelligences et précieuses informations de César, de Tacite, d’Ammien Marcellin. Tous ces témoignages diffèrent, mais selon la différence des époques, et pour nous montrer clairement le progrès qui s’accomplit.

N’avons-nous pas au surplus les lois barbares qui répondent à ces doutes? Dira-t-on, parce qu’elles ont été écrites en latin, par des clercs, qu’elles-sont uniquement œuvres chrétiennes, et qu’on n’y retrouve pas le paganisme germanique? Il faudrait n’avoir lu ni ces lois elles-mêmes, ni, les savans travaux. De Jacques Grimm. Je voudrais, quant à moi, placer les romanistes extrêmes en présence d’un de ces recueils qu’on appelle Corpus juris germanici. Voici celui qu’a édité Walter, par exemple, en trois volumes in-octavo, comprenant les lois dites barbares, les capitulaires, et ces nombreuses formules qu’un de nos savans, M. de Rozière, a depuis très habilement rééditées. Ajoutons-y les pièces d’un intérêt juridique, politique ou civil, que le recueil de M. Pertz nous a fait connaître; ajoutons-y, ne serait-ce que pour constater l’identité de race et de génie, les lois scandinaves, particulièrement le Cragas, image de cette république islandaises, qui, pendant quatre cents ans, a résumé la civilisation antégermanique fuyant les atteintes romaines et chrétiennes. Je dis qu’à côté du vénérable Corpus juris civilis romani, ce vaste Corpus juris germanici antiqui mérite aussi la sérieuse attention de ceux qui veulent pénétrer l’histoire des institutions et des mœurs de l’Europe occidentale,. spécialement de la France. Ces formules et ces lois germaniques, bien qu’elles aient fait acceptation, sans nul doute, de beaucoup d’élémens romains et chrétiens au moment même où les clercs les mettaient en écrit, contiennent tout un vaste ensemble de dispositions révélant un génie différent du génie classique. On y trouve subsistantes une constitution de la famille, une tradition de coutumes juridiques et civiles, qui trahissent une identité visible avec les témoignages de Tacite et de César. Ces formules et ces-lois ne sont pas lettres mortes ; elles ont constitué, elles ont réglé le développement social de toute une série de générations qui les ont, pour ainsi parler, vécues, soit avant la conquête, alors que, non écrites, elles étaient d’autant plus énergiques et d’autant plus obéies, soit après la conquête, lorsqu’elles durent accepter le partage avec les institutions et les lois romaines. S’il en est ainsi, comment donc est-il possible de douter que le génie germanique ait apporté dans l’occident de l’Europe un certain nombre d’institutions ? Comment méconnaître qu’il s’agit de quelque autre chose que de vagues et indécises coutumes, vaine expression d’une pure barbarie ?

Il y a un trait commun de ces lois qui paraît mériter surtout l’attention : c’est leur caractère de personnalité. De même qu’au-delà du Rhin chaque tribu, vivant sous sa règle propre, reconnaissait aux tribus sœurs un droit pareil, de même les barbares, une fois entrés en Gaule, sans abdiquer leurs coutumes, reconnurent aux Romains, avec qui désormais ils devaient vivre, la faculté de conserver les leurs. Ce respect des lois personnelles résultait naturellement, il est vrai, de l’état de civilisation auquel les Germains étaient parvenus. Depuis les premiers temps où l’histoire les aperçoit, ils avaient poursuivi un continuel progrès, d’abord nomades et étrangers à la propriété foncière privée, puis se fatiguant de la vie errante et venant de toutes parts, loin de leur pays peu fertile et sans cesse agité, demander des terres à l’empire, — en même temps se réunissant chez eux en groupes toujours plus considérables, jusqu’à offrir vers le IIIe siècle des confédérations importantes, qui n’atteignaient pas toutefois ce degré de formation intense et politique qu’on appelle état. L’état proprement dit ne se passe pas de cette sorte d’unité matérielle et morale inhérente à un territoire aux limites précises qu’on retient et qu’on gouverne par la généralité d’une loi unique partout acceptée, partout obéie. Les Germains n’en étaient pas là : sans parler d’autres obstacles, il y avait trop peu de temps qu’ils se familiarisaient avec la possession et le gouvernement territorial pour qu’ils pussent atteindre à une telle unité. Ils en restaient à la pratique de lois particulières pour les différens groupes d’une grande association aux limites un peu vagues, comme celles que forme le souvenir ou le sentiment de l’unité de race, admettant sans doute une certaine subordination des tribus entre elles, mais non pas des tyrannies et des servitudes. Au lendemain donc de la conquête, la loi romaine devint, de territoriale et générale qu’elle était, purement particulière et personnelle, au même titre que les lois barbares. De telles concessions pouvaient révéler l’absence d’une vraie force politique ; mais, de la part de vainqueurs qui avaient après tout la force en main, elles étaient le fait de tribus aptes à la civilisation, non pas de tribus farouches qui auraient imposé autour d’elles uniquement l’obéissance passive et l’esclavage. Si ces lois germaniques n’avaient été que les pâles reflets d’une barbarie inerte, qui doute qu’une fois transportées dans l’empire elles n’eussent été promptement étouffées par le droit romain? Certes elles lui étaient inférieures; elles n’en avaient pas moins ce privilège d’être des organismes vivans, de sincères expressions d’un progrès actuel et continu. Elles n’étaient pas, comme le droit romain, des œuvres de haute raison, savantes et réfléchies; mais la coutume primitive, l’instinct naturel des peuples respiraient en elles. Il ne faut que quelque attention pour suivre la trace de ces lois personnelles persistantes pendant une partie du moyen âge à côté du droit romain, qu’elles ne prétendent pas restreindre. Nous ne disons pas avec Montesquieu que chacun pouvait choisir sa loi : il n’y aurait eu à ce compte ni vainqueurs ni vaincus; mais la liberté consistait en ce que chacun pût, après la conquête, continuer à vivre sous la loi que comportait sa nationalité. Une formule de Marculfe (I, 8), probablement du VIIe siècle, invite les ducs royaux à garantir aux divers sujets. Francs, Burgundes ou Romains, la jouissance de leurs lois particulières. Un capitulaire d’Aquitaine dit que Romains, Saliens et autres doivent vivre paisiblement sous leurs différentes lois. On connaît la fameuse lettre d’Agobard, évêque de Lyon, à Louis le Débonnaire : au nom des idées de centralisation et d’unité que représente l’église, il y déplore la multiplicité des droits personnels; cinq hommes réunis par hasard dans une maison, dit-il, vivent quelquefois sous cinq législations différentes. La loi salique est non-seulement invoquée, mais pratiquée aux Xe et XIe siècles en France; les codes anglais de Henry II la mentionnent encore, avec la loi ripuaire, au XIIe. Les professiones juris, c’est-à-dire ces formules par lesquelles, en tête de tout contrat, les signataires déclaraient sous quelle loi ils faisaient profession de vivre; offrent de pareils témoignages pour les codes salique, ripuaire et alamannique en Italie jusqu’au XIVe siècle. À cette époque, le droit romain, qui n’avait donc pas péri, qui avait vu seulement diminuer son caractère et son rôle, — ranimé par les ressouvenirs érudits de la renaissance, se releva, en Italie d’abord, et de nouveau avec un caractère de loi générale, s’imposant à tous, sans distinction de race ni d’origine; mais en face de lui désormais subsistaient ineffaçables les vestiges et l’influence du droit germanique, réfugié, un peu obscurément sans doute, dans ce domaine inaccessible et mêlé des coutumes, opposé au domaine du droit écrit.

Or cette longue persistance des lois barbares, avec un double caractère de personnalité et de tolérance si authentique et si constant dans les états issus de la conquête, ne laisse pas douter que l’introduction de ces lois ait profité au développement d’un des principes de la société moderne, celui de la personnalité, de l’indépendance individuelle. Quelque défiance qu’on veuille avoir des formules très générales, celle-ci contient, croyons-nous, une notable part de vérité. Tacite nous a d’avance préparés à cette conclusion. Il nous a montré la famille germanique associée pour la protection mutuelle de ses membres, non pas asservie au despotisme du père. Tout membre de cette association naturelle peut la quitter en renonçant aux avantages qu’elle lui procure. Le fils une fois armé en présence de l’assemblée nationale devient indépendant; il combat ou siège à côté de son père et au même titre. Tacite, en des traits d’un vivant relief, nous a dit jusqu’aux abus de ce sentiment énergique de liberté personnelle. Ce sentiment, nous le retrouvons dans plusieurs dispositions des lois barbares qui confirment, les indications de l’historien romain. Est-il possible d’en suivre la persistance après l’invasion, en distinguant, à travers le mélange, des civilisations diverses, les traces romaines, les effets du christianisme, les influences purement germaniques, et ce. qu’il faut attribuer d’effets nouveaux au concours des circonstances? Ce serait là une recherche délicate, périlleuse, qui devrait s’appuyer tout d’abord sur les travaux accumulés d’une érudition scrupuleuse et patiente. Sans doute on ne médit de la première partie du moyen âge, comme d’une époque d’inertie et de ténèbres, que parce qu’on l’ignore. Quel intérêt n’offrira-t-elle pas si nous pouvons un jour, grâce au progrès de la science, suivre, comme le chimiste, le travail intime des divers éléments appelés alors à se pénétrer et à se combiner entre eux! Comment croire que l’esprit germanique n’ait exercé là aucune influence sociale où politique? Comment serait-il absent de la féodalité, animée à son début de ce même sentiment d’indépendance individuelle que nous avait offert le monde barbare? La féodalité n’a certainement pas paru tout d’abord oppressive ; en faisant de la possession du sol la base de tout droit, social, elle n’a fait que donner satisfaction à des peuples qui, après l’effroyable désordre des invasions, désiraient être fixés par de nouvelles attaches, telles que la propriété foncière. Elle a relâché les liens qui attachaient les sujets à un souverain commun, et elle n’a laissé en réalité subsister pour un temps que ceux par lesquels chacun d’eux se reliait désormais comme vassal à un suzerain immédiatement supérieur, la puissance comme la terre subissant un démembrement hiérarchique, que dominait un échange réciproque de droits et de devoir. N’est-on pas tenté de reconnaître à ce double symptôme, affaiblissement de l’idée de l’état, et avide, occupation de la terre, quelque influence de l’esprit d’individualisme germanique, et l’issue finale du mouvement qui avait sans cesse entraîné ces peuples de la vie nomade vers la vie agricole, et de la vie agricole vers la propriété, foncière privée ? Le brillant essor de la chevalerie s’est exprimé surtout dans les œuvres de nos trouvères, différens des poètes du midi par le tour d’imagination et la langue, et restés plus voisins des souvenirs ou de l’influence germanique; à propos de plusieurs pratiques chevaleresques, admission du jeune homme au rang des guerriers, remise solennelle des armes, hommage, serment, exercices et tournois militaires, dévoûment du page et de l’écuyer, respect de la femme, on a pu remarquer de frappantes analogies même avec certains textes de Tacite, au point de vue des institutions purement politiques, on ne saurait nier que le célèbre aphorisme de Montesquieu sur le gouvernement anglais : « ce beau système a été trouvé dans les bois, » ne puisse d’abord étonner. Comment se fait-il cependant que la constitution qui a offert le plus de garanties de liberté politique et civile se soit développée précisément dans le pays de l’Europe occidentale le plus préservé de l’influence romaine, et le plus fréquemment, le plus profondément trempé du flot germanique? N’est-ce pas le lieu d’ajouter qu’on a cru pouvoir suivre jusque dans le domaine religieux les effets de l’esprit d’individualisme qui animait les Germains? On sait qu’ils n’avaient pas de caste sacerdotale telle que les Druides chez les Celtes, et leur culte, rehaussé, ce semble, par une certaine gravité de sentiment religieux, paraît avoir été essentiellement personnel. Or comment expliquer, si ce n’est par l’identité de génie, que la réforme du XVIe siècle se soit produite et propagée surtout chez les peuples d’origine exclusivement germanique? Que l’on considère la réforme protestante comme un retour à la conscience ou comme une rébellion, dans l’un ou l’autre cas il est impossible d’y méconnaître le triomphe du sens individuel et privé. L’antiquité grecque enserrait l’individu dans les bornes étroites de la cité, l’antiquité romaine risquait de l’opprimer sous le poids de l’état; quel excès y a-t-il à croire que, pendant que le christianisme affranchissait les âmes, de nouvelles nations, faisant leur entrée sur la scène historique, apportaient avec elles un sérieux principe de liberté personnelle?

Tour sortir des généralités et rentrer dans le domaine des faits authentiques, y a-t-il un certain nombre d’institutions subsistantes dans l’Europe moderne auxquelles il soit permis d’attribuer avec vérité ou tout au moins avec vraisemblance une ancienne origine germanique? Ceux-là n’hésiteraient pas à répondre par l’affirmative qui, au nom d’études juridiques toutes spéciales, croient pouvoir dans notre code civil faire le départ entre les dispositions romaines et les souvenirs du droit barbare. Ils reconnaissent dans la saisine du droit français les principes de la gewere, ils retrouvent dans la fameuse règle le mort saisit le vif l’axiome identique par lequel s’exprimait dans le vieux droit germain le principe fondamental du droit de succession pour les héritiers légitimes. La manière dont le code civil a établi soit la relation du mari à la femme, soit la puissance paternelle, leur paraît procéder non pas de la dure potestas romaine, mais du mundium barbare, droit de simple protection fondé sur les sentimens affectueux et les devoirs réciproques des parens. Ils voient, particulièrement parmi les dispositions de notre droit français sur l’organisation de la société conjugale, quelques-uns des traits le plus essentiellement germaniques. C’est ce qu’on peut dire sans doute de la communauté des biens dans le mariage. Chacun sait que ce régime est adopté aujourd’hui par la loi française comme la règle ordinaire, bien que certaines provinces de la France méridionale, anciens pays de droit écrit, y opposent encore le régime dotal. Nul doute que ce dernier système, en séparant les biens des époux, en les affranchissant de toute solidarité, n’institue entre eux une sorte de défiance, tandis que la communauté au contraire, en instituant la solidarité des biens comme des personnes, répond naturellement à ce que doit être en tout l’intime union du mariage. Or les juristes s’accordent à reconnaître l’origine romaine du régime dotal et l’origine germanique de la communauté. Tacite dans son admirable peinture du mariage barbare, qu’on ne saurait taxer d’exagération, pour certains traits du moins traduits plus tard en institutions séculaires, a dit que l’épouse se donnait au mari pour être la compagne de ses travaux et de ses dangers, laborum periculorumque sociam ; il est bien remarquable que les lois barbares et beaucoup d’actes du moyen âge emploient une formule presque identique pour stipuler en faveur de la veuve, en rappelant sa collaboration avec le mari, une part des acquêts : un tiers suivant la loi ripuaire et peut-être aussi suivant la loi salique, la moitié chez les Saxons westphaliens; d’après la loi des Visigoths, la veuve ou ses héritiers devaient recevoir une quote-part des acquêts proportionnée aux biens apportés par elle. Le droit romain ne connaît rien de semblable, croyons-nous.

Outre la communauté des biens entre époux, il est une autre institution des temps modernes dont il semble qu’on puisse faire remonter certaines origines jusqu’ aux premières inspirations du génie germanique : c’est le jury. Il faut toutefois s’entendre sur ce qu’on désigne par ce nom, souvent appliqué à des formes diverses. L’institution du jury, considérée dans son entier développement, se compose de plusieurs élémens principaux. C’est avant tout un jugement dans lequel interviennent les pairs de l’accusé ou des parties, afin de substituer à la sévérité rigoureuse d’un magistrat préoccupé d’habitudes juridiques et professionnelles l’équitable sentence =d’hommes de la même condition, de la même contrée, animés des mêmes passions, sujets aux mêmes craintes et aux mêmes vœux. Un second élément principal du jury, et qui se montre nécessairement quad le progrès social entraine une administration judiciaire plus savante et plus complexe, c’est la distinction du point de fait et du point de droit, avec l’intervention d’un ou de plusieurs juges adjoints aux jurés. A ceux-ci, avec leur expérience, des conditions qui s’imposent à chacun de leurs concitoyens, avec leur sentiment de sympathie ou de vindicte loyale, avec leur appréciation des circonstances, de décider si tel dommage ou tel crime a été réellement commis. Aux juges, qui ont fait une étude attentive de la loi, qui connaissent ses réserves, ses exceptions, ses amendemens successifs, d’en appliquer les dispositions aux cas déterminés. D’autres élémens du jury seraient encore : le serment, auquel il doit son nom; le droit de récusation, au prix duquel les parties sont réputées avoir accepté leurs juges; ajoutons les témoins, l’accusateur et les défenseurs, ou bien les avocats de part et d’autre, et nous aurons avec ses divers élémens, tout l’ensemble de l’institution moderne. Sans doute il n’est pas besoin, pour qu’on reconnaisse l’institution même, de l’entière réunion des élémens que nous venons d’énumérer; aussi peut-on la retrouver en une certaine mesure parmi de très diverses civilisations, dans l’antiquité ou dans les temps modernes. Toute la question, pour nous, est de savoir si le génie germanique, qu’on accuse d’inertie et de stérilité absolues, s’est en effet montré, sur ce point en particulier, incapable de toute invention, ou s’il n’a pas au contraire pratiqué de bonne heure pour son compte, en dehors de toute influence étrangère, l’institution du jury presque dans son intégralité. C’est là une forme si naturelle de l’administration de la justice que toute civilisation douée de quelque force vive a dû la rencontrer. L’ancienne Athènes, avec son grand tribunal des héliastes, offre assurément une certaine sorte de jury. Dans la législation romaine, quand le prêteur désigne pour une cause un judex privatus, lui mandant de décider après examen si telle partie est coupable, ajoutant la mission de condamner ou d’absoudre, celui-ci est un vrai juré qui décide et le point de fait et le point de droit. Si cependant l’antiquité classique a en partie connu l’institution du jury, ç’a été pour la laisser dépérir entre ses mains. On la voit s’effacer pendant la période impériale, et, sous le règne de Dioclétien, la dernière trace en disparaît lorsqu’est détruite la procédure formulaire. Elle n’a fait au contraire que se développer et grandir avec le génie germanique.

Quelles en sont les traces chez les peuples barbares qui figurent dans l’invasion? Tacite lui-même nous dit que l’assemblée nationale chez les Germains était à la fois un tribunal et une réunion politique. Elle choisissait dans ses rangs des chefs chargés d’aller rendre la justice dans les cantons et villages, et chacun de ces magistrats suprêmes était accompagné d’un certain nombre d’habitans de la centurie ou du hundred ; ils lui apportaient ensemble, dit l’historien romain, l’appui et la garantie de leur propre sentence, consilium et auctoritas. Est-il donc téméraire d’apercevoir ici un double élément juridique, tel que le comporte la distinction du point de fait et du point de droit? Les Germains pratiquaient un démembrement de nature non pas identique, mais analogue, quand ils partageaient les délibérations politiques entre une petite et une grande assemblée. Lorsque ensuite les lois barbares, la loi salique et la loi ripuaire, désignent les rachimbourgs, qui rendent un verdict, veritatem dicunt, et les scabins, qui prononcent au nom de la loi, legem dicunt ; n’a-t-on pas encore certaines traces du jugement par jury? Toutefois l’institution s’est développée dans sa forme la plus complète et la plus expresse en Grande-Bretagne, et c’est de là qu’au commencement de notre siècle les autres peuples de l’Europe, après en avoir connu d’incomplètes ébauches, l’ont empruntée. Or, depuis quand et par qui l’Angleterre elle-même avait-elle commencé de la connaître?

Les lois d’Ethelrel, à la fin du IXe siècle, lorsqu’elles signalent le serment des douze citoyens chargés, avec le magistrat à leur tête, de rendre la justice, font certainement allusion à une sorte de jury. On a beaucoup discuté pour savoir si elles mentionnent ainsi une institution purement anglo-saxonne ou valable seulement pour la portion du royaume occupée par les Danois. Peu nous importe : il nous suffit que le jury y apparaît comme une importation des hommes du nord. Aussi le trouvons-nous dans les monumens législatifs des peuples scandinaves, qui nous conservent, purs du mélange classique ou chrétien, certains traits de la civilisation antégermanique, particulièrement sans doute celui-là. On peut lire dans la saga de Nial, dont les indications sont confirmées par le Gragas, tout le récit d’une cause criminelle devant l’Althing islandais. On y voit paraître d’abord les témoins que prend chaque partie pour constater et rappeler aux yeux de tous les diverses opérations légales régulièrement accomplies. Viennent, ensuite les quidr[7], sorte de témoins aussi, choisis par l’une et l’autre partie entre leurs pairs et dans le voisinage (de vicineto), assignés pour venir déposer ou dire leur avis sur la culpabilité du prévenu. Ils n’arrêtent pas leur opinion d’après un débat contradictoire et sur l’audition de tout ce qui pourrait les éclairer ; mais, avant de venir au tribunal, ils peuvent avoir fait pour eux-mêmes une sorte d’enquête, il leur est interdit de se préoccuper des conséquences légales de l’avis qu’ils croiront devoir émettre. Il y a en troisième lieu, après les témoins et les quidr, les domendr ou juges, qui ne sont pas, en dépit de leur nom, des magistrats, mais de simples citoyens, eux aussi, désignés par le chef administratif, représentant de la société et président de l’Althing. Des légistes sont en outre consultés, qui révèlent les formules et les moyens de droit. La sentence des domendr, nommés par te président de l’assemblée, prime celle des quidr, assignés par les parties. Ne trouvons-nous pas dans une telle organisation les divers élémens du jury moderne, quoique mal définis et épars ? Les témoins proprement dits, ceux que nous avons mentionnés d’abord, auront été remplacés plus tard, quand l’écriture sera devenue d’un usage familier, par les actes authentiques et publics ; les quidr, qui n’étaient ici qu’un simple jury d’examen,, seront devenus les témoins proprement dits ; les domendr enfin, vrai jury de jugement, seront devenus les jurés. Les légistes se seront retrouvés dans les avocats. Peut-être la transformation et La fusion de ces divers élémens ne se seront-elles accomplies pour la première fois que sur le sol de l’Angleterre, où les invasions anglo-saxonne, danoise, normande, les auront successivement portés.

On croit triompher quand on reconnaît, comme fait M. Guérard, Pour unique héritage légué par l’invasion germanique au moyen âge ou à la société moderne, l’usage des épreuves judiciaires et la funeste coutume du duel. Certes il n’y a lieu de beaucoup vanter ni l’un ni l’autre. Toutefois de sincères sentimens ont primitivement donné naissance à de telles coutumes ; l’église a cru pouvoir adopter ce qu’elle appelait les jugemens de Dieu, et, comme Montesquieu l’a dit, les lois étaient, en ce cas, d’accord avec les mœurs. Le duel n’était pas, chez les anciens Germains, un pur et simple abus de la force ; au contraire il apportait une sorte de restriction aux guerres privées, et représentait donc un certain progrès. C’était une véritable épreuve, empreinte d’un caractère religieux. En Irlande, suivant le récit des sagas, on amenait près du champ-clos une victime que le vainqueur immolait en l’honneur d’une divinité spéciale. Les limites du champ-clos étaient marquées par des pieux dont les extrémités supérieures figuraient les têtes des dieux, et tous les apprêts du combat se conformaient à un rite consacré. Le duel ne nous apparaît, ce semble, rehaussé du point d’honneur que dans les temps plus modernes, et nous ne nous rendrions pas aussi sûr que Montesquieu de l’origine toute germanique de ce dernier trait, porté depuis à un excès ridicule. Au reste, pourquoi tant médire d’imperfections qui ont été plus ou moins le fait de toutes les nations indo-européennes à une certaine date de leur premier développement? Ne retrouve-t-on pas le combat singulier en Grèce et à Rome, et les épreuves judiciaires dans Sophocle? L’évidente parenté du génie germanique avec celui de Rome ou de la Grèce rend probable une certaine conformité d’aptitudes entre eux, et tourne ainsi contre la thèse qui combat les influences renouvelées de la race.

En résumé, l’élément germanique a contribué avec Rome et le christianisme à la formation des sociétés modernes, et la France ne fait pas exception à cet égard. En Orient, où le germanisme a fait défaut, on a eu le byzantinisme. Il n’est pas déraisonnable de croire qu’une étude attentive puisse retrouver dans notre civilisation certains traits juridiques, littéraires, moraux, politiques, relevant du génie barbare. On est autorisé à penser ainsi avant tout examen, quand on se représente le grand essor qu’ont pris les nations restées essentiellement germaniques, particulièrement les nations anglo-saxonnes. Comment croire que des tribus de cette même race, là où elles ont été mêlées à d’autres peuples, soient devenues inertes ou aient été aisément annulées? Il était trop commode à l’abbé Dubos d’imaginer au profit de sa thèse des barbares sans passé, sans instincts propres, sans aucun lien effectif de race ou de traditions, bons tout au plus à devenir des manœuvres ou des soldats entre les mains et au service de Rome. Montesquieu était en droit d’élargir la question ainsi mal posée. Lui qui, après avoir réfléchi sur l’essence des lois politiques et sociales, poursuivait l’application des principes généraux à l’histoire des origines de l’Europe moderne, il ne fit pas difficulté d’admettre comme un élément principal dans un si vaste tableau l’intervention des peuples germaniques. Il les étudia surtout en France, non pas seulement par une vue de patriotisme, mais parce que notre sol, grâce à des rais)ns diverses, a été la vraie terre d’alluvion où se sont réunies toutes les principales sources de la civilisation occidentale. Quiconque voudrait nier dans l’histoire générale les influences de race risquerait de nier en même temps l’initiative des différens génies et, pour tout dire, la liberté en même temps que la solidarité humaine. Quiconque ne verrait dans cette diversité qu’un motif d’antagonisme, de division et de haine fermerait les yeux au progrès des plus grands peuples, et en particulier à tout le patient et bienfaisant travail de la civilisation française.


A. GEFFROY.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mai 1872, l’étude de M. Fustel de Coulanges sur l’Invasion germanique au cinquième siècle. — Les mêmes questions que nous discutons ici ont dans ces derniers temps donné lieu à de nombreux travaux dont quelques-uns, terminés d’hier à peine, n’ont pas encore été livrés à une entière publicité. M. Charles Giraud, dans un mémoire inséré au Journal des Savans de novembre et décembre 1872, — M. Vuitry, dans une étude sur les impôts romains en Gaule, du VIe au Xe siècle, lue récemment à l’Académie des sciences morales et politiques, — M. Deloche, dans un ouvrage considérable sur les origines féodales, qui va paraître, — M. Léotard, dans un volume non encore publié, mais que nous avons sous les yeux, sur la Condition des barbares dans l’empire au quatrième siècle, ont tous fait acception de la distinction des races et du fait de la conquête.
  2. L’origine et le sens du mot lètes sont obscurs. L’abbé Dubos veut qu’il désigne des barbares joyeux (laeti) d’être les sujets de l’empire. C’est là une exploitation trop naïvement conforme au système du savant abbé pour n’être pas fort suspecte.
  3. Titre LI,.§ 1.
  4. Titre I, § 1.
  5. Livre X, titre I, § 16.
  6. Pline l’Ancien dit que les historiens de l’antiquité appelaient Scythes les Germains.
  7. Du mot queda, dire, qu’on retrouve dans le vieil anglais quoth he, dit-il.