Les Conquêtes du commandant Belormeau/08

Éditions de la « Mode Nationale » (p. 113-126).
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VIII


Le temps chez Michel Stenneverck était toujours à la tristesse.

Valentine avait été trop violemment secouée pour que sa constitution délicate n’en subît pas le contre-coup.

Atteinte d’une sorte de fièvre nerveuse que le médecin déclarait sans gravité, elle restait sans forces, sans appétit, sans sommeil, sans envie de vivre, semblait-il.

Les parents se désolaient ; ils ne pouvaient douter qu’il n’y eût, à cet état de choses, une cause morale qui leur demeurait inconnue.

— Je crois qu’il faudrait forcer Valentine à sortir de son mutisme, dit un soir Michel à sa femme… Quand elle a refusé Philippe, elle nous a avoué qu’elle en aimait un autre. Cet autre ne s’est point fait connaître… Ne l’aimerait-il pas ? Existe-t-il un obstacle entre eux ? Je suis persuadé que notre enfant souffre d’une déception.

— Mais elle ne connaît personne, s’écria la mère ! Je ne vois que le commandant Belormeau qui l’ait approchée d’un peu près.

— Après tout, qui t’assure qu’il n’est pas en cause ? Il est assez bien de sa personne pour faire oublier les quelques années qu’il a de trop… et ces officiers habitués à passer d’une ville à l’autre, partout fêtés et choyés, sont, dit-on, d’habiles séducteurs. S’il en était ainsi, fit Mme Michel, alarmée, nous aurions été bien peu prudents.

— C’est mon avis ; il y a des choses auxquelles les parents ne pensent que trop tard.

— Que faut-il faire ?

— Interroger Valentine ; lui faire comprendre que nous avons le devoir de connaître la vérité.

— Elle est bien fermée, parfois… Je ne voudrais pas la heurter, tandis qu’elle est malade.

— Si tu chargeais Minna de cette mission ?…

— Il est certain qu’elle a plus de chance de réussite que moi ; l’idée est bonne.

— Ne tarde pas à la mettre à exécution.

— Dès demain, je dirai à notre nièce ce que nous attendons d’elle.

Minna se chargea bien volontiers de provoquer les confidences de sa cousine. Depuis que celle-ci était malade, elle venait, chaque après-midi, travailler près de son lit ou de son fauteuil ; mais, en dépit de l’intimité renaissante, les jeunes filles n’avaient encore abordé, ni l’une ni l’autre, le sujet qui les occupait le plus.

Ce jour-là, Minna ne déplia pas son ouvrage, mais elle retint, entre les siennes, les mains brûlantes de Valentine.

— Autrefois, dit-elle, en cherchant ses yeux, tu n’avais pas de secrets pour moi, pas plus que je n’en avais pour toi et nous trouvions cela très doux… Ai-je donc perdu ta confiance ?… Tu souffres et ne me dis rien. Valentine, surprise par cette brusque entrée en matière, demeura un instant déconcertée ; mais il est bien difficile aux jeunes de porter solitairement leur fardeau ; son cœur était mûr pour les confidences ; il s’ouvrit tout entier.

Avec une grande sincérité, elle raconta à Minna comment la venue du commandant Belormeau lui avait semblé répondre aux vagues mais pressantes aspirations de son âme ; combien elle s’était grisée de ses hommages, de l’espoir d’une recherche flatteuse, d’un mariage brillant, d’une vie de plaisirs… avec quelle facilité, enfin, elle s’était laissée prendre au piège.

Puis elle lui dit combien elle s’énervait dans l’attente d’une démarche qui ne venait point.

— Un jour, ajouta-t-elle, nous nous trouvâmes seuls ; le commandant se pencha vers moi ; il paraissait anxieux.

— Oh ! dit Minna, de son air espiègle, veux-tu me laisser narrer la scène ?

— Comment le pourrais-tu ? demanda Valentine un peu piquée.

— Écoute bien : « Mademoiselle Valentine, j’ai un absolu besoin de vous entretenir. Ici, je ne vous vois jamais sans témoin ; ne sortez-vous pas seule ? »

— Qui t’a raconté cela ?

— Personne ; mais l’aimable commandant m’en avait dit autant, à moi et à d’autres ; il varie peu ses discours. J’espère, chérie, que pas plus que moi, tu ne l’as pris au sérieux.

La jeune fille voila son visage de ses deux mains.

— Oh ! Valentine, s’écria Minna, inquiète, tu n’as pas commis cette… imprudence ?

— Si, j’étais folle, mais Dieu a permis que je ne puisse la consommer.

— Dis-moi vite ce qui s’est passé.

— C’est bien simple ; j’ai été jusqu’au chemin du pavillon, à la brune, pour y attendre le commandant.

— Toi, Valentine ?

— Je l’y ai trouvé ; il est passé à trois pas de moi, sans me voir, avec une autre femme à son bras.

— Il ne t’a pas vue ? Dieu soit loué ! C’est un miracle que la sainte Vierge a fait en ta faveur !

— Quand je pense, reprit la jeune fille, que j’aurais pu avouer mon fol amour au commandant Belormeau, avant de savoir de quelle nature était le sien ! Que j’aurais pu consentir à l’entendre, être vue, peut-être en sa compagnie ?… Être maintenant de celles qu’on montre au doigt ou qu’on regarde avec mépris, mon bouleversement est tel que je ne puis me rassurer !

— Il le faut, au contraire, Valentine… Grâce à Dieu, tes lèvres sont demeurées closes. Les hommes n’ont rien à reprendre à ta conduite. Ce qui s’est passé dans ton âme demeurera un secret entre Dieu, toi et moi. Il te faut donc reprendre courage et reconquérir la santé.

— Tu oublies, dit tristement la jeune fille, qu’à ce jeu, j’ai perdu Philippe.

— Ne m’as-tu pas dit que tu ne l’aimais pas ?

— Je croyais que je ne l’aimais pas, puisque je m’étais fait de l’amour une idée aussi fausse… C’est au plus fort de ma déception que je l’ai comparé à d’autres et que, me sentant si faible, si meurtrie, si désabusée, j’ai désiré, de toutes mes forces, m’appuyer sur une affection solide, loyale, indulgente… une affection comme la sienne, enfin !

— Crois-tu donc que si tu lui tenais ce langage, il demeurerait inexorable ?

— Je ne lui tiendrai jamais ! Je ne voudrais pas qu’il pût croire n’être pour moi, qu’un pis-aller ou un remède, peut-être ? qu’il me juge versatile, folle ou fausse… Je lui ai bien donné le droit de se détacher de moi. S’il me méprise, ou s’il m’oublie, je le trouverai juste. J’ai mérité d’être punie, Minna…

Que, devenaient, pendant que les familles Stenneverck traversaient ces jours troublés, Philippe et Pierre Artevelle ? Ils avaient passé, l’un et l’autre un mélancolique hiver. Philippe était profondément triste, mais demeurait calme, n’ayant fait que subir un sort injuste ; Pierre, au contraire, était dans un état de nervosité extrême. Le jeune homme en s’enfonçant dans la voie mauvaise du doute et de l’inconstance, en refusant, témérairement, de donner suite à son projet d’alliance avec Minna, avait cru que cette crise durerait quelques jours.

Jamais un détachement militaire n’avait séjourné plus de trois semaines à Wattignies ; il en serait de même pour celui du commandant Belormeau.

Pierre s’était trompé dans ses prévisions ; les mois s’ajoutèrent aux mois ; les batteries d’artillerie étaient toujours là et le jeune homme qui, à cette pensée, perdait un peu la tête, comprit qu’il allait, peut-être, s’aliéner irrémédiablement, le cœur de Minna.

Il roulait les idées les plus sombres, formait les projets les plus insensés pour se débarrasser du commandant Belormeau, qu’il persistait à considérer comme l’obstacle à son bonheur. Tantôt il songeait à le provoquer en duel ; tantôt il voulait obtenir, du maire de Wattignies, le déplacement du détachement d’artillerie. Il chercha même le moyen de s’adresser au général du régiment… sans parler d’autres combinaisons encore plus fantaisistes.

Quant à revenir sur son serment, à faire sa soumission, tant que cet intolérable commandant serait à Wattignies, reçu en ami chez François Stenneverck et faisant la cour à sa fille, avec une si tranquille désinvolture, Pierre, ne l’admettait pas !

Pourtant le printemps revenait, déjà joyeux ; l’herbe des talus verdissait ; les bourgeons poudraient d’or les ramilles brunes et, dans l’air, passaient des souffles tièdes qui sentaient la terre moite et les violettes.

Pierre, ce jour-là, était venu chez son cousin qu’il avait trouvé, assis sur le bord de son bureau et rêvant devant la fenêtre ouverte.

Les deux jeunes gens avaient à traiter une affaire commune avec un marchand de grains d’Hazebrouck. Celui-ci ne tarda pas à paraître. C’était un gros homme jovial qui, courant les foires et les marchés avait toujours quelque nouvelle à conter.

— Venez-vous de loin ? lui demanda Pierre, quand ils eurent conclu leurs accords.

— Non, je me suis arrêté à Wattignies ; à propos vous savez que la ville est en deuil et que plus d’une jolie fille doit avoir les yeux rougis ?…

— Pourquoi cela ?

— Parce que le détachement d’artillerie est parti. Quand je suis arrivé, au petit jour, j’ai croisé les derniers fourgons.

— Tant mieux ! s’écria Pierre.

Le marchand se mit à rire.

— Vous gênaient-ils, monsieur Artevelle ? Ils avaient paraît-il, un commandant superbe ?… Un conquérant qui, sur son passage, exerçait des ravages terribles… Mais, au fait, je ne vous dis pas le plus intéressant… Cet officier a emmené une jeune fille dans ses bagages !

Pierre haussa les épaules, mais il regarda Philippe qui était devenu blanc comme son col de toile ; il devina quel soupçon insensé venait de traverser son esprit.

Il reprit donc :

— Voilà une nouvelle bien invraisemblable.

— Elle est vraie, je vous l’affirme ! Évidemment on ignore si l’officier a réellement enlevé la jeune personne ou si elle l’a suivi de son propre mouvement ?… Mais des gens dignes de foi m’ont entretenu de cette disparition.

— On ne vous a pas dit son nom ? demanda Pierre avec une lenteur voulue.

— Si, mais je l’ai oublié ; quand on ne connaît pas vous savez… Le marchand était pressé et ses clients n’avaient nulle envie de le retenir.

Lorsqu’il se fut éloigné, Pierre posa amicalement sa main sur l’épaule de Philippe.

— Veux-tu que j’aille faire un tour, là-bas ? dit-il.

Le jeune homme acquiesça d’un signe et, sans en demander davantage, Pierre s’éloigna.

Celui-ci avait deux motifs pour se rendre à Wattignies avec tant d’empressement ; il avait, certes, le souci de rassurer son cousin, quoiqu’il ne crût pas, pour son compte, à la possibilité d’un rapprochement entre le nom que n’avait pu dire le marchand de grains et celui de la fille de Michel Stenneverck ; mais il avait, aussi, le vif désir de prendre un peu la température de la maison et de savoir comment il y serait reçu ?

Il n’osait point tout d’abord se présenter chez le père de Minna ; en se rendant chez le filateur, il aurait le prétexte d’un entretien à demander à grand-père Frantz ; c’est sur l’aïeul qu’il comptait pour arranger l’affaire qu’il avait si sottement embrouillée.

En arrivant chez Michel Stenneverck, Pierre Artevelle eut un sursaut d’inquiétude, tant il semblait que quelque chose d’insolite se passât dans la maison.

Personne dans la cour…, le jeune homme dut attacher son cheval au portail ; personne dans la cuisine grande ouverte, si ce n’est une bande de poules qui, enhardies par la solitude, picoraient jusque sur la table. En revanche, un bruit de voix inusité sortait de la salle à manger et la conversation semblait tellement animée que le visiteur dut frapper à trois reprises pour qu’on l’entendît. Son premier regard le rassura pour Philippe : Valentine était debout devant la fenêtre, tournant le dos à la lumière ce qui ne permettait pas de lire sur son visage ; mais elle avait un air de contrainte et d’ennui. Près d’elle, Mme Michel était assise dans l’attitude de la consternation, tandis que son mari et son beau-père luttaient contre une évidente envie de rire.

— Ah ! c’est toi, fit, assez sèchement, grand-père Frantz, en reconnaissant Pierre.

— C’est moi, maître Stenneverck.

Le jeune homme cherchait un motif plausible à sa visite, mais Mme Michel ne lui en laissa pas le loisir.

— Pierre, dit-elle, vous savez ce qui nous arrive ?

— Pas du tout, madame.

— Nanniche… vous savez la nièce de Catherine ?

— Oui, madame.

— Eh bien ! elle est partie avec le commandant Belormeau !

Pierre ne put retenir un intempestif éclat de rire.

— Ma fille, interrompit grand-père, soyez plus juste : ne dites pas que Nanniche est partie avec le commandant, mais avec les artilleurs.

— Mon père, je n’avance rien que je ne sache… Vous avez dû remarquer combien Nanniche était nerveuse et irascible quand nous recevions le commandant à notre table ?… Dieu et moi sommes seuls à savoir ce qu’elle cassa de vaisselle en ces occurrences… Or, ce n’est pas tout, poursuivit Mme Michel, outrée, j’ai appris ce matin que le commandant ne venait jamais ici, sans faire un brin de causette avec cette fille.

— C’était un si aimable homme, proclama grand-père.

— Et, mon père, on les a vus, de compagnie, sous les platanes !

— Vous savez, Pierre, dit Michel, ces platanes du bord de l’eau, qui ont si méchante réputation dans notre pays ?

— Je les connais, répondit le jeune homme, amusé.

Valentine, qui ne disait rien, tordait nerveusement ses doigts.

— Ce qu’il y a de certain, dit Mme Michel, c’est que Nanniche est partie et que j’en suis encore bouleversée.

— Ma pauvre Gabrielle, vous n’allez pas vous en rendre malade ? Annette était majeure ; cela limite notre responsabilité.

— Oui, mais c’est la nièce de Catherine.

— Vous êtes bien sûre, madame, reprit Pierre que cette fille n’a pas pu s’absenter pour une autre raison ?

— Mon cher Pierre, elle a emporté toutes ses hardes et ses économies qu’elles ne me confiait point comme le faisait sa défunte tante, et je n’ai pas à conserver de doute : la femme du sacristain m’a dit l’avoir reconnue, à la lueur d’un falot, comme elle montait, avec ses bagages, dans un des fourgons de la cantine.

— Je comprends, madame, dit Pierre, que cette aventure vous soit infiniment désagréable, mais chacun sait bien que vos bons conseils n’ont jamais eu de prise sur la dure cervelle de Nanniche.

— Je suis bien aise que vous le reconnaissiez, Pierre. J’espère que d’autres estimeront, comme vous, que je n’ai ménagé, à cette malheureuse fille, ni la surveillance, ni les avertissements ?

— Ma pauvre Gabrielle, ne t’en fais donc pas tant de souci, interrompit son mari ; Pierre, je vous quitte, on m’attend à la filature.

Les deux hommes se serrèrent la main et Pierre demeura un peu embarrassé.

Grand-père Frantz se rapprocha de lui et le regardant, droit dans les yeux.

— Qu’est-ce que tu veux, toi ?

— Je voudrais vous parler, maître Stenneverck, pouvez-vous m’accorder un instant ?

— Soit, montons dans ma chambre.

— Non, grand-père, fit Valentine ; évitez l’escalier qui ne vaut rien pour vos jambes. Nous avons affaire à la cuisine, puisque nous n’avons plus de servante, ajouta-t-elle, avec un effort de gaîté. Maman et moi, nous vous laissons la place.

Le vieillard reprit son fauteuil ; Pierre s’assit à ses côtés, et, très ému, regarda les flammes.

— Qu’est-ce que tu veux ? répéta grand-père.

— Maître Stenneverck, vous le savez bien ?

— Oh ! pour cela, non, mon garçon ! Il faudrait être plus habile que je ne le suis, pour savoir ce que tu veux ou ce que tu ne veux pas !

— Maître Stenneverck, j’ai bien mérité que vous me parliez durement ; mais vous ne serez pas sans miséricorde ?…

— Je te le répète : qu’est-ce que tu veux ?

— Je veux… je veux Minna.

— Il me semblait que tu l’avais refusée ?

— J’étais fou, maître Stenneverck ! Le commandant Belormeau m’avait fait perdre la tête !

— Il ne fallait pas qu’elle fût bien solide… Mon garçon, cela a duré un peu trop longtemps, tu sais ?…

— Mais, aujourd’hui, je me repens… et j’espère, j’espère malgré tout, que Minna se laissera toucher par mon repentir.

— Je ne suis pas Minna.

— Je n’ai pas osé aller à elle, le premier… J’avais pensé, maître Stenneverck, que vous voudriez bien m’aider ?

— T’aider à quoi ?

— À plaider ma cause…

— Écoute-moi : si Minna ne me demande rien, je n’interviendrai point entre vous ; mais si elle prend conseil de son vieux grand-père, voici ce que je lui dirai : « Ma fille, quand un homme se montre jaloux sans motif ; quand, pour un mécontentement léger, il ne craint point de rompre ses engagements et de blesser le cœur de celle qu’il prétend aimer ; quand le premier moment de colère passé, il persiste dans son attitude et s’enferre comme un cheval vicieux, il ne faut pas l’épouser ! »

Pierre rougissait et pâlissait, tour à tour.

— Maître Stenneverck, vous ne le ferez pas ? Vous ne lui tiendrez pas ce langage ?

— Ai-je donc dit un mot qui ne soit la vérité ?

Le coupable baissa la tête d’un air accablé.

— S’il en est ainsi, dit-il, je n’ai plus qu’à me retirer.

Puis, soudain, frappant du poing, avec colère, le manteau de la cheminée.

— Si je perds Minna, par ma faute, s’écria-t-il, ni vous, ni d’autres, maître Stenneverck, ne me reverrez en ce pays !

— Allons, calme-toi et, au lieu de t’en prendre à ma cheminée, va-t-en trouver Minna. Elle a un tel cœur, cette enfant-là.

Pierre se dressa, d’un bond.

— Vous croyez, maître Stenneverck, vous croyez que je le puis ?

— Puisque je te le dis, nigaud ! Qu’est-ce que tu attends ?

Le jeune homme partit en courant ; mais au fur à mesure qu’il approchait de la maison du brasseur, son allure se ralentissait ; ce n’est pas Minna qu’il redoutait, non plus que sa mère, mais François Stenneverck était sanguin et emporté ; il appréhendait un choc, qui, entre eux, eût rompu le dernier fil.

Sur le seuil de la cuisine, il aperçut Gertrude qui le regardait venir d’un air perplexe et qui, pour la première fois, ne l’accueillit pas avec un sourire.

— Bonjour, Gertrude.

— Bonjour, monsieur Artevelle.

— Tes maîtres sont-ils là ?

— Non ; ils ont profité du beau temps pour se rendre en cabriolet, à leur métairie de Menchoote.

Mlle Minna les a-t-elle accompagnés.

— Non, monsieur Artevelle.

— Où est-elle ?

Gertrude tira son mouchoir à carreaux et le porta lentement à son nez.

— Où est Minna ? répéta Pierre, impérieusement.

— Elle est dans le parloir ; mais, monsieur Artevelle, je ne sais pas si je dois…

Pierre lui évita l’embarras de résoudre la question ; il passa comme une trombe et la porte du parloir s’était refermée sur lui, avant que l’honnête servante ait achevé sa phrase.

Minna était assise à sa place accoutumée, près de la fenêtre ; Pierre, d’un coup d’œil, vit qu’elle était pâlie, qu’elle avait les yeux cernés et il eut envie de se battre ! Mais Minna avait aussi un air triste et sévère qu’il ne lui connaissait point et elle ne fit, vers lui, aucun geste de bienvenue.

Pierre soupira convulsivement ; jeta, à l’autre bout de la pièce, sa cravache et son feutre ; puis, attirant rageusement un tabouret, il s’assit aux pieds de la jeune fille, prit ses deux mains, s’en voila la face et se mit à pleurer.

Il pleurait comme un enfant, à gros sanglots qui secouaient ses robustes épaules et avec une telle abondance de larmes qu’elles ruisselaient entre les doigts de Minna. Celle-ci, bien des fois, avait évoqué ce jour du retour ; elle avait imaginé ce que Pierre dirait ; ce qu’elle lui répondrait et elle s’était promis d’être ferme, en cette occasion ; mais elle n’avait pas prévu ce genre de discours. Son tendre cœur, fait pour l’indulgence et le pardon, s’émut à la vue de ce chagrin véhément ; et sincère.

À grand’peine, elle dégagea une de ses mains et forçant le jeune homme à relever la tête, elle murmura :

— Pierre, ne pleurez plus ; je ne veux pas que vous pleuriez ainsi.

Il vit ce regard de tendre sollicitude ; son cœur rassuré bondit d’allégresse.

— Minna, s’écria-t-il, vous ne voulez pas que je pleure ! Donc, vous m’aimez encore !

Elle eut un retour d’espièglerie.

— Ce n’est pas pour cela, fit-elle ; mais voici que maintenant, ça coule dans mes manches.

— Ah ! dit-il, je vous retrouve ! Ma Minna n’est point changée !

Elle redevint grave.

— Si, Pierre, elle est bien changée, Minna. Jamais plus elle ne retrouvera sa gaîté naïve et sa confiance dans la vie. Elle sait maintenant ce que vaut l’amour d’un homme, elle a appris qu’il ne fallait point s’appuyer sur lui.

— Oh ! Minna, ne me parlez pas ainsi, ne me dites point ces choses décevantes ! J’ai eu tant de regrets ! Je me suis fait tant de reproches ! J’ai eu une si grande frayeur de vous avoir perdue, sans retour ! Ne me dites pas que la Minna que je retrouve n’est plus celle d’autrefois et que c’est ma faute !

Elle soupira…

— Pourquoi avez-vous agi ainsi ?

— J’étais jaloux !

— Oh ! dit-elle, en hochant la tête d’un petit air expérimenté, c’est l’excuse masculine, par excellence. Mais de quoi, Pierre, étiez-vous jaloux ?

— Pas de quoi, Minna, mais de qui ; c’est plus précis ! J’étais jaloux de cet odieux commandant qui semblait tout près de vous éblouir.

— Oh ! oh ! fit-elle, en haussant les épaules, quand donc l’avez-vous vu si près du succès ?

— Ne vous souvenez-vous plus du soir où il a dîné ici et où vous avez été très méchante ? Savez-vous que pas une fois, pas une pauvre petite fois, au cours de ce dîner, vous ne m’avez honoré d’un regard et que j’ai dû partir sans mon bonsoir accoutumé ?

— Ai-je été vraiment si coupable ?

À cette heure, Minna était presque tentée de se trouver en faute, pour innocenter le coupable qui, lui tenant les deux mains, l’attirait doucement, mais irrésistiblement vers lui.

— Oui, Minna, vous avez été coupable, un peu et moi beaucoup. Aussi, ce n’est pas en accusateur que je viens… Ah ! Dieu ! bien au contraire. Minna chérie, voulez-vous me pardonner ?

— Je ne sais si je dois…

Il y avait un tel rayon de tendresse dans les yeux gris encore embués de larmes que la jeune fille céda à l’étreinte robuste qui ne cessait de l’attirer et ses lèvres touchèrent le front de Pierre.

— Merci, s’écria-t-il, en rendant le baiser, avec un peu d’usure, merci, Minna si chère !… Me voici bien tranquille ; la paix est faite, puisque j’ai votre signature.

— Mais, mes parents… mon père, plutôt car maman a pour vous, des trésors d’indulgence…

— Votre père ?… Ah ! Minna, si vous êtes pour moi qui sera contre moi ?