Les Conquêtes du commandant Belormeau/06

Éditions de la « Mode Nationale » (p. 85-97).
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VI


Jamais la nuit de Noël ne s’était passée si peu gaîment chez les frères Stenneverck.

Certes, chez François, la présence des garçons, leur turbulence et leurs rires, conservaient les apparences ; mais c’était la première fois, depuis nombre d’années, que la place de Pierre demeurait vide, à la grande table.

Minna ne pouvait s’empêcher de songer aux joyeuses veillées de jadis, alors qu’ils attendaient ensemble la messe de minuit, en devisant de mille choses que la verve de Pierre rendait si amusantes.

Chez Michel, la tristesse était plus profonde encore. Valentine, après la crise nerveuse qui l’avait secouée, s’était sentie incapable de se rendre à l’église ; sa mère n’avait pas voulu la laisser seule, avec l’aïeul, dans la grande maison silencieuse.

Nanniche dut se contenter de la compagnie de son maître, pour se rendre à la messe et au retour, il la laissa réveillonner, seule, dans la cuisine ; aussi le vin chaud aux épices et les gaufres à la fleur d’oranger lui parurent manquer de saveur.

Le lendemain, quand Michel s’éveilla, après deux heures de mauvais sommeil, il dit à sa femme.

— J’avais fait le projet d’aller au-devant de Phi­lippe, afin de lui éviter la déconvenue qui l’attend ici. Il est plus tard que je ne pensais : je n’arriverais pas avant son départ.

— Et puis le temps est détestable ; tu n’es plus d’âge à chevaucher dans la neige.

— Ce n’est pas cela qui m’eût arrêté, si j’avais pu adoucir l’épreuve de ce pauvre garçon ; mais j’ai songé, d’autre part, qu’il n’est pas homme à manquer la messe un jour de Noël et qu’il lui faudra toujours se rendre à Wattignies.

— Alors, Michel, tu le laisseras venir, ici ?

— Il le faudra bien ; je n’irai pas lui dire cela sur la place. Arrange-toi, plutôt, pour éloigner ta fille ; envoie-la à une messe matinale et qu’elle aille demander à déjeuner chez François ; je suppose qu’elle ne tient pas à voir Philippe et que lui aura du soulagement à ne pas la rencontrer.

— Je ferai ce que tu voudras. C’est bien fâcheux de n’avoir pu nous éviter une entrevue qui va être si pénible.

— C’est la faute de Valentine ! Elle est impardonnable d’avoir ainsi attendu.

— Mon pauvre ami, il ne faut pas lui être trop sévère ; elle définissait mal ses sentiments ; les jeunes filles, tu sais ?…

— Je sais, je sais que nous portons la peine de notre faute, car c’est notre faute, Gabrielle ; nous l’avons bien mal élevée, cette enfant-là !

Mme Michel poussa un grand soupir, mais elle ne protesta pas.

— Philippe, reprit le filateur, en attachant péniblement son faux col, devra être ici, un peu avant dix heures. Moi, je serai absent ; je ne veux pas le voir !

— Oh ! Michel, tu ne vas pas me laisser seule pour affronter son chagrin ! Il vaudrait mieux que tu restes ; entre hommes, on se dit plus nettement les choses.

— Non, non… les femmes, au contraire, savent mieux envelopper les pilules. Tu t’en tireras mieux que moi.

— Ah ! je ne sais comment je m’en tirerai, soupira Mme Michel !

Elle sortit et se rendit chez sa fille. Bien entendu, celle-ci n’avait pas dormi ; elle avait les traits tirés et les yeux meurtris.

— Tu vas être malade, répétait la mère.

— Non, maman, ne vous inquiétez pas.

Valentine fit une diligence inaccoutumée pour être prête pour la messe basse ; elle était infiniment soulagée de n’avoir pas à se trouver en présence de Philippe.

Avant de s’éloigner, Michel Stenneverck monta chez son père, afin de le mettre au courant de ce qui s’était passé.

L’aïeul en fut tout bouleversé.

— Comment, s’écria-t-il, eux aussi ? Après Pierre, Valentine ? Mais ces jeunes gens sont fous ! Quel vent les pousse ? Quelle mouche les pique ? Ah ! de mon temps, les choses se passaient autrement ! On s’aimait bravement, sans faire tant de grimaces, mais c’était solide au moins. Encore, ta Valentine a toujours cherché le merle blanc, mais ma petite Minna si raisonnable ! Nous voici, les uns et les autres, dans un joli pétrin.

Michel ayant quitté son père, se hâta d’aller se réfugier dans les ateliers vides de la filature. Sa femme demeura seule, le cœur battant, l’oreille au guet derrière son rideau baissé.

À travers les réseaux de la guipure, elle vit arriver Philippe Artevelle ; il mit pied à terre dans la cour encombrée de neige et leva, sur la maison, un regard tellement radieux qu’elle en eut le cœur serré.

Mme Michel alla au devant du jeune homme, dans le couloir et se répandit en exclamations sur le mauvais temps, ne sachant trop ce qu’elle disait.

Philippe perçut aussitôt la fausse note. En passant devant la salle à manger dont la porte se trouvait ouverte, il vit qu’aucun préparatif n’était fait pour le déjeuner des fiançailles ; pas de nappe blanche, pas de cristaux, pas de gui perlé dans les vases, et son cœur se crispa. Mme Michel l’emmenait dans le bureau de son mari.

— Mon cher Philippe, mon pauvre enfant… fit-elle, sans prendre le temps de le faire asseoir.

— Que se passe-t-il, madame ? demanda le jeune homme qui pâlit.

— Voici : nos jolis projets sont un peu dérangés… Valentine…

— Elle ne veut pas, dit-il d’une voix étouffée.

— Eh bien ! non… oh ! rien de blessant pour vous, Philippe ; elle a beaucoup d’estime, beaucoup d’amitié même, pour l’honnête homme que vous êtes… C’est bien parce que cela lui coûtait, qu’elle a tant tardé.

— Oh ! je sais… fit-il, avec un petit sourire navré. Elle en aime un autre !

— Je ne crois pas ! dit la mère, en le regardant avec des yeux interrogateurs. C’est une enfant encore… Philippe, je veux garder l’espoir qu’un jour, peut-être, nous reprendrons notre projet d’alliance ?

— Non, n’en parlons plus, fit-il, en repoussant tout au fond de sa poche, certain écrin de velours bleu dont le poids, soudain, lui écrasait le cœur.

Le jeune homme prit son chapeau qu’il avait jeté sur un siège et se dirigea vers la porte.

— Vous partez, Philippe ?… Déjà ?… N’irez-vous pas saluer grand-père Frantz ?

— Non, madame, pas maintenant.

— Mais, mon pauvre enfant, reprit-elle, ne pouvant se résigner à le laisser s’éloigner ainsi, cherchant quelque moyen de lui témoigner son amitié, il vous faudra déjeuner…

— Merci, ne vous inquiétez pas de moi… Voici la messe qui sonne… Je ne veux pas être en retard ; dans la peine, plus que dans la joie, c’est l’heure de Dieu.

Il ajouta, timidement :

— Devrons-nous nous rencontrer ?

— Non, Michel a pensé que cela vous serait pénible, à l’un comme à l’autre ; Valentine est chez son oncle.

Il la salua pour prendre congé ; elle, le retint par la main.

— Philippe, quand nous reverrons-nous ?

— Si j’étais courageux, je vous dirais : bientôt, mais je ne le suis pas… Je ne sais pas, madame Michel.

— Le temps adoucira les choses ; vous nous reviendrez, Philippe ?

Il secoua la tête et sortit d’un pas mal assuré.

La mère de Valentine le suivit un instant des yeux.

— Quel dommage ! fit-elle. Ma pauvre fille ne retrouvera pas un cœur comme celui-là.

Quelques jours de calme plat suivirent la fête de Noël.

Valentine était triste, profondément, sans qu’elle cherchât bien à savoir pourquoi, mais elle était soulagée. Elle avait enfin rompu avec une situation qui devenait intolérable.

Ses parents, après le premier moment de déception et de vif mécontentement, commençaient à se résigner à l’irréparable ; mais la secousse avait ébranlé l’aïeul qui, tout dolent, demeurait dans sa chambre.

Nanniche qui trouvait que la solennité de Noël n’avait pas été convenablement fêtée par ses maîtres, boudait ; mais par compensation, elle gardait le silence, ce dont nul ne se plaignait.

Le commandant Belormeau, pris par des réceptions officielles, dut négliger ses amis, mais s’il venait de moins en moins chez François, il trouvait toujours un instant pour se rendre chez Michel.

Un soir que Minna était chez sa cousine, l’officier arriva à l’improviste et Valentine, surprise, ne sut pas maîtriser son trouble.

— Ai-je la berlue ? se dit Minna, Valentine serait-elle assez folle pour s’être laissée prendre aux pièges du commandant ? Il est bien vrai qu’elle a rompu avec Philippe, mais il est vrai, aussi, je le sais mieux que personne, qu’elle a toujours été hostile à ce mariage…, ce ne serait donc pas une preuve… Oh ! oui, vraiment, la pauvre petite, il faudrait qu’elle fût folle !

Minna hocha sa tête blonde et avec un soudain retour de tristesse :

— Il me sied bien de parler de sagesse, à moi qui ai conduit tout droit ma barque à l’écueil.

Cependant le commandant Belormeau était à mille lieues de penser que Mlle Valentine Stenneverck attendît une demande en mariage, comme aboutissement logique de ses assiduités !

Il suivait de point en point son petit programme et ne sentait pas la nécessité de le changer.

Quand il échouait, cela ne le contristait pas longtemps ; mais, il faut le dire à sa décharge, il ne pensait pas non plus qu’on pût souffrir par lui.

Les jeunes personnes à qui il contait fleurette savaient bien qu’il n’était qu’un passant ; jamais il ne leur laissait croire qu’il pourrait s’attarder sur le chemin.

Un homme comme le commandant Belormeau ne pouvait certes pas deviner ce qui s’agitait dans une âme comme celle de Valentine.

Ce qui lui importait le plus à lui, c’était d’être aperçu, par quelques-uns, en compagnie d’une mystérieuse silhouette féminine ; quoi qu’on en pût penser, cela suffisait à ses ambitions.

La grâce fière et la beauté délicate de la jeune fille donneraient à son acquiescement une valeur inusitée.

Restait à le demander et à l’obtenir.

Les circonstances semblèrent vouloir se faire les complices du bel officier.

Grand-père Frantz, ce soir-là, se trouvait retenu par un homme d’affaires, Michel était encore à la filature et sa femme ne tarda pas à être obligée de se rendre à la cuisine.

Le commandant se leva d’un bond et prenant la main de la jeune fille…

— Mademoiselle Valentine, j’aurais bien des choses à vous dire, mais à vous seule. Ici, je ne puis jamais vous parler sans témoins.

Elle ne douta pas que la communication ne concernât la décision qu’elle attendait ; mais elle s’effraya de cette demande d’entretien secret.

Elle était si violemment troublée qu’elle ne pouvait parler ; mais elle le regardait anxieusement.

— Vous ne sortez jamais seule ? reprit-il.

— Si quelquefois, murmura-t-elle.

Les pas pressés de Mme Michel se firent entendre, le commandant reprit sa place et il ne tarda pas à prendre congé, parfaitement inconscient de l’émoi dans lequel il laissait la jeune fille.

Celle-ci désirait ardemment avoir une entrevue avec le commandant Belormeau ; elle avait une hâte fiévreuse de sortir du doute qui la torturait et d’une situation que, chaque jour, rendait plus fausse ; mais faudrait-il, pour cela, chercher à le voir au dehors ; mentir à sa mère, se rendre, en se cachant dans quelque endroit où elle savait pouvoir le rejoindre ?

Toute la délicatesse de Valentine se révoltait à cette pensée.

Quand une jeune fille a été chrétiennement élevée, quelle que soit la force du sentiment qui l’entraîne, elle ne se décide pas spontanément à faire le premier pas dans la voie qui conduit à la faute.

Or, Valentine, si ignorante qu’elle fût des basses réalités et des véritables dangers, ne se dissimulait point que cette démarche serait une faute, une faute assez grave pour entacher son honneur de femme.

Malgré cela, elle s’était si bien grisée de cet amour inattendu, elle s’était si fortement attachée à la pensée de devenir la femme de l’officier et de vivre de la vie brillante et mondaine qui souriait à son imagination que le courage lui manquait pour y renoncer. Oui, quoi qu’il dût lui en coûter, elle ferait cette démarche compromettante.

Le chemin qui conduisait au pavillon de Mlle de Batanville était bordé d’arbres et assez solitaire ; l’officier, chaque jour, en quittant ses bureaux, s’y rendait afin de procéder à sa toilette, car le plus souvent il dînait en ville.

Elle l’y attendrait et il pourrait lui parler.

À peine sa décision fut-elle prise, que les obstacles matériels se dressèrent devant elle.

Gardée à vue par la sollicitude inquiète de sa mère, Valentine ne sortait seule que pour se rendre chez sa cousine ou à l’église.

Aller chez Minna était toujours facile ; mais le plus souvent celle-ci venait la reconduire. Sous quel prétexte refuserait-elle sa compagnie ?

Elle pourrait, il est vrai, dire qu’elle se rendait chez son oncle et n’en rien faire, se diriger vers la campagne et y errer, jusqu’à l’heure ou d’habitude le commandant regagnait son logis. Ce mensonge lui répugnait. Puis n’arriverait-il pas que Minna, étonnée de son absence, viendrait la réclamer ?

Dans ce cas, elle serait perdue… Comment s’exposer à cela ?

Restait l’église… Elle y allait souvent réciter son chapelet, à la tombée du jour.

Mais cela lui répugnait plus encore : ne serait-ce pas mêler Dieu à son mensonge, le faire, en quelque sorte, complice d’une faute qui l’éloignerait de Lui.

Il lui semblait sacrilège de passer par l’église pour se rendre dans le chemin du pavillon, poussée par un sentiment qu’elle commençait à pressentir dangereux et coupable… Oui, il devait être l’un et l’autre puisqu’elle ne voulait pas l’avouer à sa mère.

Toute la nuit, Valentine se débattit dans ce dilemme ; mais son trouble ne concernait plus que le moyen à prendre pour parvenir à son but. Car elle ne pouvait plus vivre dans cette incertitude ; il lui fallait savoir ce que le commandant avait à lui dire, quel obstacle était entre eux.

Elle vécut, comme une somnambule, les heures qui la séparaient de l’action.

— Tu ne vas pas chez ta cousine, lui demanda sa mère, comme elle s’asseyait dans l’embrasure de la fenêtre, avec son ouvrage…

— Pas aujourd’hui, maman ; je voudrais finir de perler ce réticule.

Quand trois heures sonnèrent, Valentine rangea sa boîte à ouvrage.

— Je n’y vois plus, fit-elle ; maman, je vais à l’église.

— Va, ma fille.

La jeune fille s’enveloppa d’une épaisse mante à capuchon, et s’éloigna d’un pas rapide ; elle entra dans l’église sombre, se jeta à genoux, dans le vieux banc de chêne de sa famille et précipitamment, fiévreusement, se mit à réciter des prières. On eût dit qu’elle essayait, ainsi d’empêcher d’arriver jusqu’à elle, la voix qui lui criait qu’elle courait à sa perte et risquait la paix de son âme. De temps à autre, oppressée, elle murmurait : « Pardon, mon Dieu », mais cette contrition qui ne s’accompagnait pas du renoncement à la faute, n’était pas valable, elle le savait bien.

Quand la demie de trois heures sonna, Valentine se leva, pâle, mais résolue. Elle sortit de l’église et fut surprise de trouver encore tant de clarté au dehors.

Des sentiments contradictoires s’emparaient d’elle ; elle trouvait trop vive la lueur dorée du couchant ; et elle s’effrayait de l’ombre qui, bientôt, emplirait la ruelle. Hantée par la peur d’être reconnue, elle rougissait pourtant de paraître se cacher. Elle désirait la solitude et, d’avance, s’en épouvantait. 

Déjà les nuages pourprés pâlissaient ; la dernière lueur allait disparaître, Valentine ramena autour d’elle les plis de sa cape et se dirigea vers le chemin qui conduisait au pavillon de Mlle de Batanville.

Il était bordé de jardins ; des arbres se pendraient au-dessus des murailles et quoique leurs branches fussent dépouillées, elles contribuaient à épaissir l’ombre envahissante.

Personne aux alentours. Des oiseaux pépiaient, cherchant leur gîte. La jeune fille se réfugia dans la ligne obscurcie des frondaisons et s’arrêta. Il était inutile qu’elle allât plus loin ; le commandant, à moins d’imprévu, ne tarderait pas à passer.

Le cœur de Valentine battait violemment. En cet instant, elle n’eût pas su dire ce qu’elle souhaitait le plus ; qu’il parût tout à coup ou bien qu’il ne se montrât point.

Un pas résonna sur la terre dure et fit tressaillir Mlle Stenneverck ; mais c’était un pas pesant qui n’avait rien de commun avec l’allure souple et dégagée de l’officier d’artillerie.

Elle se pressa contre la muraille, comme si elle eût espéré s’y dissimuler.

Le passant était quelque ouvrier filateur qui revenait de la fabrique ; il eut un regard curieux pour la femme qui, de toute évidence, cherchait à n’être point reconnue et il s’éloigna.

Un autre le suivit qui lui cria :

— Bonjour, petite !

Un malaise grandissant envahit Valentine.

Est-ce que ces hommes devinaient, rien qu’à son aspect, la nature de sa préoccupation ?

Avec promptitude, la nuit descendait ; deux ombres parurent sur la route ; autant qu’il sembla à la jeune fille, c’étaient un homme et une femme qui s’avançaient lentement, appuyés l’un sur l’autre. Elle soupira d’impatience… ce n’était pas encore ce qu’elle attendait.

Soudain, elle sursauta comme si un serpent l’eût mordue dans les ténèbres. Un éclat de voix d’une voix sonore qu’elle connaissait bien, venait de parvenir jusqu’à elle. Un rire léger de femme y répondit. Le couple était tout près. Il passa sans la voir ; ô surprise ! elle avait reconnu le commandant Belormeau et Lise Vanderck, la petite lingère, qu’on ne disait point sage.

Un froid glacial gagna le cœur de Valentine ; elle dut s’appuyer à la muraille rugueuse pour ne pas tomber. Elle y demeura muette, immobile, tant que les promeneurs furent en vue ; puis elle s’enfuit, courut jusqu’à l’église et s’y jeta comme en un refuge.

Une crise de jalousie aiguë déchirait le cœur de la pauvre enfant.

Prostrée dans son banc, elle pleura amèrement. Son rêve était si beau ! Il l’avait emportée si haut sur ses ailes que la déception lui apparaissait intolérable.

Elle était blessée, révoltée, et l’idole gisait à terre, brisée comme un vase d’argile. Au milieu de cette tempête, une lueur subsistait : le sentiment de ne pas s’être trahie…

Remerciant Dieu qui avait permis que cette preuve lui arrivât, à la minute décisive, la pauvrette frissonnait d’une frayeur rétrospective à la pensée qu’elle eût pu être éclairée plus tard… trop tard !

— Oh ! j’en serais morte de honte ! murmura-t-elle, en enfouissant son visage brûlant entre ses mains.

Le temps passait ; la nuit était devenue complète. Le vieux sacristain entra et secoua ses clefs, pour avertir l’inconnue, qu’il entrevoyait dans l’ombre, de l’heure de la fermeture.

Valentine reprit le chemin de sa demeure, essayant de mettre un peu d’ordre dans ses pensées et sur son visage. En entrant dans la salle, elle eut un soulagement à voir que les lampes n’étaient pas encore allumées.

— Comme tu t’es attardée, lui dit sa mère ; j’allais envoyer Nanniche à ta rencontre.

— C’est vrai, répondit-elle ; je me suis oubliée.

Sa voix avait un frémissement inaccoutumé.

Grand-père Frantz le perçut.

— Qu’as-tu donc, Valentine ?

— La migraine, grand-père.

— Tu l’as bien souvent, ma pauvre enfant, fit-il, plus grondeur que compatissant.

— Maman, puis-je monter ? demanda la jeune fille qui se sentait incapable de feindre plus longtemps.

— Certainement, ma chérie, on te portera du tilleul.

Elle balbutia un merci et embrassa sa mère plus tendrement que de coutume.

En refermant sur elle, la porte de sa chambre, Valentine eut un soupir d’allègement ; mais cela ne dura guère. À peine s’était-elle assise, dans l’ombre, sur sa chaise basse, que l’escalier cria sous un pas bien connu et Nanniche entra, une lampe à la main.

— J’ai pensé que vous étiez dans le noir, dit-elle gracieusement, et je vous apporte de la lumière.

— C’était bien inutile, Nanniche ; j’ai la migraine.

— La migraine… ça vous a donc prise comme on reçoit un coup de bâton ?

— Non, je m’en ressentais un peu, avant de sortir.

Brusquement, la servante approcha sa lampe du visage tuméfié de sa jeune maîtresse.

— On dirait bien, plutôt, demoiselle, que vous avez versé toutes les larmes de votre cœur.

— Mais, non, Nanniche, dit Valentine, impatientée, tu sais bien que la migraine me produit toujours cet effet-là.

— Oh ! pour ça, non ! Ça vous fait quelquefois monter le sang au visage, mais ça ne vous fait pas enfler les paupières.

— Et que t’importe ! reprit la jeune fille excédée.

— Moi je n’aime pas à vous savoir dans la peine… Je me dis que c’est peut-être à cause de M. Philippe que vous avez des regrets ?… C’est un si bon garçon ! et pas volage, comme tant d’autres ! Pas comme le commandant Belormeau, par exemple !

— Ah ! il est volage, celui-là ?… riposta Valentine, avec un petit rire nerveux.

— Tant et plus, demoiselle. On dit que, pas plus tard que ces jours derniers, on l’a vu se promener sous les platanes…

— C’est son droit, j’imagine !

— Oh ! il n’était pas tout seul. C’est Baptistin le charpentier qui, battant le briquet pour allumer sa pipe a vu, tout d’un coup, reluire les chamarrures de son uniforme. Quant à la femme, elle avait son tablier sur la tête, mais elle était assez grande, un peu forte, une belle femme, enfin !

Nanniche baissait les yeux et se caressait le menton d’un air à la fois modeste et mystérieux, mais sa jeune maîtresse n’y prit, certes, pas garde.

— Laisse-moi, Nanniche, je souffre tellement.

— Vous, demoiselle, je vois ce que c’est ; vous n’avez pas encore pleuré tout votre content.

— Mais tu m’impatientes ! s’écria Valentine exaspérée.

— Entre jeunes filles, on connaît ça ; je n’aurai pas refermé la porte, que vous lâcherez les écluses.

— Va-t-en, je t’en supplie.

— Je vous apporterai, bientôt, votre tilleul.

Valentine, pour la première fois de sa vie, eut envie de battre quelqu’un et de commencer par Nanniche.