Les Confidences juvéniles d’un poète - Lettres d’Edgar Quinet à sa mère

Les Confidences juvéniles d’un poète - Lettres d’Edgar Quinet à sa mère
Revue des Deux Mondes3e période, tome 22 (p. 156-185).
LES
CONFIDENCES JUVENILES
D'UN POETE

Correspondance d’Edgar Quinet. — Lettres à sa mère, 2 vol. in-8o ; Paris 1877. Germer-Baillière.

La personne dont les mains pieuses et fidèles viennent de publier les premières confidences d’Edgar Quinet ayant eu l’idée de rassembler, non-seulement les lettres de son enfance et de sa jeunesse, mais sa correspondance tout entière, s’est adressée à tous ceux qui furent ses amis, les uns plus tôt, les autres plus tard, aux phases diverses de cette orageuse destinée. Hélas ! combien s’étaient dispersés déjà ! On part sous le même rayon de soleil, dans une communauté indistincte de sentimens nobles ; mais peu à peu les sentimens deviennent plus particuliers, les exigences des âmes sont plus impérieuses, les consciences parlent, les groupes se divisent ; il y a tant de routes différentes sur un sol que les tremblemens de terre ont si souvent bouleversé ! Ceux-là pourtant qu’un travail intérieur d’esprit et d’âme avait le plus éloignés du compagnon de leurs jeunes années sont précisément ceux qui ont répondu à cet appel avec le plus d’empressement et de joie. Me serait-il interdit de signaler un nom qui offre ici un rapprochement bien expressif ? Parmi ces compagnons des heures d’enthousiasme, il y avait un homme que mille choses, mille obstacles, surtout les dissentimens politiques et religieux, avaient séparé de lui depuis bien des années, un homme qui a suivi des voies toutes différentes, qui a dû le blâmer après l’avoir aimé, qui enfin, dans ces derniers temps, a représenté le gouvernement de la république française auprès du saint-siège. Eh bien ! au premier appel, il est accouru, si noblement et si cordialement, que la veuve du poète en a été touchée jusqu’aux larmes.

Non, en vérité, je ne crois pas commettre une indiscrétion en révélant une scène intime qui appartient à la biographie morale d’Edgar Quinet. Des sentimens si élevés honorent celui qui les éprouve comme celui qui les inspire, et la personne qui en a recueilli le témoignage avait bien le droit de ne pas le tenir caché. Ces choses d’ailleurs appartiennent à l’histoire littéraire de notre âge. Le nom de M. de Corcelles, inscrit déjà dans ces premiers volumes, reparaîtra certainement dans ceux qui suivront. Quant à moi, ce sont les nécessités même de mon sujet qui m’ont conduit à rappeler ce fait dès le commencement de cette étude, car je n’ai pu feuilleter cette correspondance d’Edgar Quinet avec sa mère sans me demander pour quels lecteurs elle aurait le plus de charmes, chez quels esprits elle éveillerait le plus de souvenirs, quels amis enfin, dans cette foule d’amis si divers, seraient le mieux en mesure d’en apprécier la valeur et la grâce.

On m’assure que les derniers amis de M. Edgar Quinet, je veux dire les amis des derniers jours, les amis, non pas de la personne, mais du parti, trouvent cette publication assez insignifiante. C’est possible, la démocratie de certaines écoles est si impérieusement jalouse à l’égard de ceux qu’elle proclame ses chefs ! Elle impose de telles servitudes en échange de la célébrité qu’elle accorde ! Pourquoi, dit-elle sans doute, ces retours à l’enfance ? pourquoi ces naïvetés, ces aveux, ces tâtonnemens du début de la vie ? Est-ce que tout cela se rapporte au futur tribun ? Quels services de telles pages peuvent-elles nous rendre ? Quel besoin notre cause a-t-elle de ces confidences enfantines ? A ceux qui tiennent ce langage, il faut répondre sans hésiter : vous avez mille fois raison, ce livre n’annonce en rien le tribun futur, et c’est là précisément ce qui en fait le grand charme ; il annonce le poète. Vous n’avez rien à revendiquer dans ces effusions candides. De toutes ces luttes, de toutes ces colères, auxquelles le poète se laissera entraîner dans sa recherche d’un christianisme idéal, et qui bientôt, à l’appel des partis, le ramèneront du haut des cimes à la région des polémiques inférieures, — de tout cela il n’y a presque point trace en ces premiers volumes. On doit ajouter, bien entendu, que les provocations injurieuses n’ont pas encore éclaté. Edgar Quinet, aux dernières pages du livre, vient à peine de prendre possession de sa chaire du Collège de France. C’est donc le premier Quinet, Quinet avant les outrages des fanatiques, Quinet le rêveur, le poète, le chercheur sincère et enthousiaste, que cette correspondance fait revivre sous nos yeux. S’il fallait la résumer en quelques mots, je dirais qu’on y assiste à l’épanouissement du génie poétique dans une belle âme.


I

Un bambin de douze ans, qui a grandi jusque-là comme un petit paysan du temps de l’empire au milieu des images de la vie rustique et du mouvement de la vie militaire, livré à lui-même et au hasard, élevé en gars de la ferme et en enfant de troupe, simple, droit, candide, ouvert aux mille impressions des choses, tout cela sous la direction d’une mère à la fois attentive et confiante, est enfermé au collège de sa ville natale, à Bourg-en-Bresse, dans le cours de la sombre année 1815. Est-il besoin de dire que pour lui, comme pour tous les enfans du peuple à cette date, le héros par excellence était le glorieux vaincu de Waterloo ? Son père, bien qu’il fût commissaire des guerres aux armées, avait toujours éprouvé une haine profonde pour la personne de Napoléon ; sa mère, esprit libéral, n’avait jamais cessé de détester l’empire. Tous deux cependant n’avaient point cherché à combattre autrement que par le silence le prosélytisme de la gloire dans l’imagination de l’enfant. Jamais on ne parlait de l’empereur au foyer de famille. Qui sait si ce silence, même opposé au bruit du dehors n’a pas contribué à imprimer plus profondément la grande image au fond d’une âme poétique ? Le jour où le petit rêveur sauvage des grands bois de Certines et du désert des Dombes se vit emprisonné au collège de Bourg, il lui sembla qu’il était associé par le destin à l’homme de Sainte-Hélène. « Certes, dit-il, si je plaignais mon héros de la captivité qu’il allait endurer désormais au milieu de l’Océan, je ne trouvais pas la mienne moins intolérable. Je me voyais prisonnier comme lui, en même temps que lui, mais je ne pouvais comme lui maîtriser mon désespoir… Un jeune oiseau de proie enlevé nouvellement aux forêts et porté à la ville dans une cage d’osier ne tombe pas dans un désespoir plus morne. »

Le jeune oiseau de proie passa trois années dans cette cage. Nous n’avons rien à dire de cette période, qu’Edgar Quinet a racontée lui-même avec beaucoup de grâce dans l’ouvrage intitulé Histoire de mes idées. Suivons-le au collège de Lyon, où il entre le 8 novembre 1817 ; c’est à cette date que s’ouvre la correspondance familière dont l’étude nous attire.

Ce sont encore trois années de réclusion, de discipline, de travail, mais d’un travail austère et dirigé vers un but. Le vagabond des bois de Certines s’est soumis résolument au labeur qui doit lui assurer sa carrière.

La jeunesse du maître a toujours devant soi
Un austère devoir, une rigide loi ;
Elle veille et combat, sachant qu’en ces années
Il lui faut de ses mains bâtir ses destinées.


La grande préoccupation d’Edgar Quinet pendant ces années du collège de Lyon, c’est le souci consciencieux de l’avenir. Le père écrit peu, car il est d’humeur sévère et porté à tenir ses enfans à distance, mais on devine le fond de sa pensée, et comme il a toujours travaillé pour subvenir au bien-être des siens, le fils, si droit, si honnête, se ferait un cas de conscience de ne pas répondre à ce qu’il attend. La mère, aussi expansive que le père est taciturne, entretient chez son fils ces loyales dispositions. Tantôt elle l’anime et l’encourage, tantôt, si elle voit que la rêverie reprend le dessus, elle le raille. Rien de plus touchant que ce dialogue de la mère et du fils. Le fils est si tendre, si dévoué ! il a tant d’admiration pour cette mère si belle, si bonne, si spirituelle ! il se reproche avec tant de franchise de ne pas avoir mieux profité de ses enseignemens ! N’est-elle pas la grâce elle-même ? telle il l’a décrite dans l’Histoire de ses idées, telle on la trouve dans les effusions de ses quinze ans. Voyez l’élève du collège de Lyon, le futur poète d’Ahasvérus, de Napoléon, de Prométhée, se préparer aux examens d’admission à l’École polytechnique ; il est tout à son affaire, la musique, la lecture des poètes, ne lui sont pas une distraction, elles ne servent qu’à le délasser, car il ne perd pas de vue un seul instant le but qu’il veut atteindre. Entrer à l’École polytechnique, avoir sa carrière assurée, surtout n’être plus un sujet d’inquiétudes pour sa mère, quels transports de joie lui donne cette espérance ! Ses maîtres sont contens de ses efforts ; il est vrai qu’il a des camarades plus avancés, des camarades qui ont une année de plus que lui en mathématiques. Est-ce une raison pour se décourager ? Non certes. S’il n’est pas tout de suite des premiers, il s’empresse de rassurer sa mère : « Mon bulletin t’a peut-être fait de la peine, s’il ne répond pas à tes espérances, ne m’accuse pas, ma bonne mère ; je travaille tant que je puis, mais comment arriver aux premières places ? Les élèves qui font ce cours pour la seconde année ont trop d’avantages sur moi pour que je les surpasse. Tu voulais prendre encore sur ta petite rente l’argent nécessaire pour deux mois de répétitions ! N’aimerais-je pas mieux travailler jour et nuit, s’il le faut, que d’abuser ainsi de ta bonté ? Les. 50 francs d’étrennes de ma tante, dont tu m’as permis de disposer, pourront-ils m’être plus utiles ? Réserve-les donc à cet usage ; ce sera pour moi un bien grand plaisir que de t’avoir épargné cette dépense et une petite gloire que d’employer mon argent pour mon instruction. »

Dans la même lettre qui contient ces lignes touchantes se trouvent ces paroles non moins expressives, sorties simplement du cœur, écrites sans la moindre prétention : « J’ai acheté hier les psaumes de David, pour lesquels j’ai un goût singulier ; il me semble que je ne trouve nulle part de si grandes idées. » Est-ce cette lecture des psaumes, cette habitude des grands élans de l’âme qui a soutenu le bon travailleur dans la lutte où il s’acharne ? Assurément la vocation n’y est point. Il faut qu’il se surmonte lui-même et que toutes les forces de l’esprit soient en jeu. A l’amour que lui inspire sa mère, l’entraînement du psalmiste met un aiguillon de plus. Aussi, deux mois plus tard, quand les bulletins promettent davantage, quand la mère prend confiance, c’est sur le ton du psalmiste que l’écolier exprime sa joie : « Je te remercie, ma chère mère, d’avoir quelques espérances sur moi ; elles font ma gloire, ma joie, en même temps elles redoublent mon courage. Ce sont pour moi les premiers applaudissemens qu’on donne à l’athlète qui sort de la carrière. Je sens maintenant le bonheur qui consiste à plaire à ce qu’on aime ; le désir d’y parvenir rend l’homme le plus médiocre capable des plus grandes choses. Quelle douceur de se dire : J’ai travaillé au-dessus de mes forces, mais ce que j’aime m’en sait gré, mais c’est pour ce que j’aime ! »

Malheureusement il ne suffit pas toujours de travailler au-dessus de ses forces. Malgré tant d’application, en dépit d’une volonté si tenace, le jeune aspirant finit par comprendre qu’il aurait tort de concourir cette première année. Son professeur, M. Clerc, le lui dit avec autant de bonté que de sagesse : il s’exposerait à un échec presque certain, et à supposer par impossible qu’il réussît, dans quel rang serait-il admis ? Dans les derniers sans nul doute. Ne vaut-il pas mieux attendre une année, et se présenter à coup sûr ? Edgar Quinet transmet à ses parens ce judicieux conseil du maître, mais avec quelle précaution ! avec quelle timidité ! avec quel emploi des raisons les plus persuasives ! Comme on voit bien qu’il tremble à l’idée de chagriner une mère comme la sienne ! un seul mot de reproche, il se sentirait foudroyé. La bonne mère a tout compris, elle approuve l’ajournement des épreuves, et il faut voir de quel poids est soulagée la conscience de l’étudiant : « Je viens de recevoir, chère mère, ta lettre qui me tire de beaucoup d’inquiétude. Je craignais que ce retard de mon examen ne te parût très funeste, qu’il ne dérangeât tes plans, tes espérances. J’avais bien le sentiment de mon entière innocence, je voyais assez qu’il n’y avait nullement de ma faute, mais je me mettais à ta place, et il me semblait que j’allais recevoir de toi quelques foudroyantes paroles. Je te remercie tendrement ainsi que mon père, à qui M. Clerc rendra un très bon témoignage de mon travail. »

Les deux années suivantes ne furent pas plus heureuses pour le candidat à l’École polytechnique. Quelle que fût la ferveur de son zèle, il portait dans l’étude de l’algèbre les dispositions d’un philosophe et d’un poète beaucoup plus que l’exactitude du mathématicien. C’est lui-même qui l’a dit : il aimait comme un disciple de Pythagore la pureté incorruptible de la géométrie. La langue des sciences sublimes lui apparaissait comme une magie extraordinaire. Où les autres ne voyaient que les résultats précis, il apercevait des clartés mystérieuses. Les sections coniques lui procurèrent de véritables extases, il croyait toucher à l’atelier de la création. Ces poétiques rêveries indiquaient bien une âme toujours prête à s’échapper par la tangente. Redescendu à terre du haut de l’atelier céleste, la tête dans ses mains, les yeux dans son livre, il n’y comprenait plus rien. Ce qu’il croyait gravé à jamais au fond de son cerveau, il suffisait d’un souffle pour l’effacer. Que serait devenue alors la pauvre âme gémissante, sans les secours que lui apportaient les lettres maternelles ! Quelques semaines avant la grande épreuve, il écrivait à la bien-aimée confidente : « J’ai bien besoin d’une lettre de ma chère mère, pour reprendre courage à cette algèbre dont je suis à gémir si tristement. J’avais étudié, il y a huit jours, une démonstration assez difficile, je croyais la savoir le mieux du monde, et voilà qu’au moment où l’on m’interroge des éblouissemens me prennent, et je n’en sais plus un mot. Dieu ! si le même sort m’attendait à l’examen ! Si tout ce que j’ai appris avec tant de constance m’abandonnait devant mon juge ! » Et il enviait le sort de ses flegmatiques rivaux. Ceux-là en effet ne se perdent pas dans les hauteurs, ils vont droit leur chemin. Ils ne se paient pas de métaphores et ne s’abandonnent pas à des ravissemens ; ils serrent les choses de près. Ah ! s’il arrive au but avec eux, combien il aura plus de mérite, ayant traversé tant d’obstacles ! Il y a des heures où le désespoir s’empare de lui, il doute de son intelligence, il doute de ses talens en toute chose. Précisément au milieu de cette préparation laborieuse, il griffonnait des vers, des centaines de vers, sur une jeune fille qu’il avait rencontrée par hasard dans une maison amie et dont la beauté fière, froide, immobile, l’avait à la fois ému et irrité. Résolu à chasser de son cœur cette image inquiétante, il faisait d’instinct ce que Goethe a fait si souvent de dessein prémédité, il invoquait le secours de l’art. Poésie, disait Goethe, c’est délivrance. Ces vers qui devaient affranchir l’étudiant de l’obsession tenace, il les envoyait à sa mère, qui l’en raillait doucement. Cette-ironie, si douce qu’elle fût, lui causait parfois de vives souffrances. Quoi ! disait-il avec amertume, la poésie, une poésie née pourtant d’une impression si vraie et d’une résolution si noble, ne me réussit pas mieux que l’algèbre ! Ni poète, ni savant, que suis-je ? que serai-je ? Et tout à coup, résistant à ces pensées décourageantes, il se relevait noblement par la conscience d’une force dont il ne pouvait douter. C’est alors qu’il écrivait à sa mère : « Si Dieu m’a refusé les qualités de l’esprit, s’il a donné à d’autres de briller et de plaire, à moi il m’a donné mon cœur. Toujours j’en suivrai les mouvemens, c’est de lui que naîtront mes jouissances. Mes talens ni mon esprit ne me feront jamais rechercher de personne, mais je tâcherai de me faire aimer de ceux qui m’entoureront en puisant dans mon âme pour suppléer à ce qui me manque, en partageant leurs chagrins, et, si je ne puis faire leur gloire, peut-être ferai-je leur bonheur. »

On devine si la mère redoublait de tendresse pour redresser l’esprit chancelant, sans cesser pour cela de le détourner de cette vaine imitation de Properce et de Tibulle. C’était un esprit de sens ferme et de grâce supérieure autant qu’une âme affectueuse et dévouée. Si elle avait pensé un jour qu’un peu de moquerie était nécessaire pour avertir le rêveur, dès le lendemain, craignant d’avoir trop fait sentir la pointe du sarcasme, elle prenait un autre ton, avec quelle raison souriante ! avec quelle tendresse virile et douce ! Ces lettres, nous ne les avons pas, mais chacun les lira comme nous dans les réponses du fils. En voici une qui suffit pour nous aider à recomposer ce duo charmant :


« Il y avait longtemps, ma chère mère, que je n’avais passé ainsi de la jeunesse à la joie, comme cela vient de m’arriver ; c’est encore un des bienfaits de tes lettres. Je trouve dans ta douce morale mille fois plus de charmes que dans la lecture de mes livres d’imagination. A tout moment, je suis tenté de m’écrier avec le roi-prophète, qui avait aimé aussi une Pulchérie (mais ne l’avait pas comme moi oubliée !) : « ton langage est pour moi plus doux que le miel de la vallée de Josaphat. »

« Garde-moi soigneusement tout ce que tu m’as écrit, tout ce que tu m’écriras. Quand je serai loin de toi, que tu penseras moins à ton fils, j’emploierai mes loisirs à transcrire tes lettres, à en faire un recueil. Et si Dieu m’accorde de longues années, je sentirai encore mon vieux cœur s’attendrir, des larmes couler de mes yeux près de se fermer ; je retrouverai pour quelques instans du moins quelque chose de ma jeunesse. « Les juifs apprennent à lire à leurs enfans sur la Bible, les mahométans sur le Koran ; les miens n’auront pas d’autres livres que tes lettres.

« Les premières syllabes qu’ils épelleront, tu me les auras écrites ; les premières larmes qu’ils verseront à une lecture seront des larmes d’amour. Je prononcerai sur leurs têtes les paroles de bénédiction que tu as prononcées sur la mienne. J’adresserai à « tes petits descendans » l’hymne de tendresse que je t’ai consacrée ; ils m’embrasseront en prononçant ton nom. Mais si je ne dois avoir que des jours mauvais, où puiserais-je ailleurs que dans tes lettres des forces contre le malheur ? Où chercherais-je d’autres consolations dans la tristesse ? N’est-ce pas de toi que je dois apprendre à lutter contre la destinée ? Adieu. Adieu. »


Ainsi écrivait ce jeune homme de dix-sept ans au milieu des arides épreuves de la carrière la moins faite pour son esprit. Pauvre poète inconnu de tous, inconnu surtout de lui-même ! Il doute de son imagination parce qu’il a composé des vers de collège, et quand il croit faire des sciences, il ne s’aperçoit pas qu’une muse l’emporte aux plus hautes régions de l’empyrée. Les souvenirs de ces visions lui reviendront un jour quand il tracera quelques-unes des pages mystérieuses de Merlin l’enchanteur. En attendant, ne sommes-nous pas un peu loin de l’École polytechnique ? Oui, je l’avoue, plus loin que jamais. Les dernières lettres de l’année 1820 nous font assister à la crise inévitable. Le jeune reclus, qui vient d’échouer à l’examen, se révolte à l’idée de rentrer au collège, de subir une seconde fois le supplice. Il voit plus clair que ses guides dans l’état de son esprit. Tant qu’il a eu l’espoir de réussir, il s’est soumis à tous les sacrifices, une lettre de sa mère suffisait pour le consoler. Désormais l’espoir s’est évanoui, toutes les lettres de sa mère ne lui rendraient pas la foi.

Écoutez cette page où sa pensée éclate. La scène se passe à Paris, dans quelque chambre d’hôtel, vers la fin des vacances de 1820. Le père y a conduit son fils, pour y retrouver des parens établis dans la grande ville et prendre une détermination au sujet de l’avenir. Une sorte de conseil de famille, pendant que la mère est restée en Bresse, vient de décider que le candidat évincé ne se rebuterait point. Il n’a que dix-sept ans, sa carrière dépend d’un dernier effort. Quant à travailler seul, il n’y faut pas songer ; il s’ennuierait trop. Ainsi, voilà qui est convenu ; le lendemain, il sera remis en cage. Cette fois même ce ne sera plus à Lyon, ce sera bien plus loin de la Bresse, de Charolles, de la maison de sa mère, bien plus loin de tous ses souvenirs ; il recommencera l’exil dans une atmosphère inconnue. Tout se réunit pour l’exaspérer. Il écrit donc à sa mère, afin de protester au moins contre la décision du conseil. Il commence par discuter amèrement, ironiquement, la mesure prise à son égard, puis tout à coup des paroles terribles s’élancent de ses lèvres. Le doux rêveur a disparu, voici l’enfant sauvage des grands bois de Certines. « Quelquefois, écrit-il, je me demande, si je venais à mourir, et si, de mon lit de mort, je me soulevais pour vous demander compte de ma vie, ce que vous répondriez ! » L’apostrophe irritée continue sur ce ton : « Étrange méthode ! pour m’apprendre à me conduire dans la vie, on commence par me la faire détester. Oui, je suis désolé, mon cœur est déchiré… C’est la première fois que j’ai des pensées de désespoir. Jusqu’à présent, je traitais de fanfaronnade le dégoût de la vie, mais je le sens qui s’attache à moi… » Son père est là pendant que, les larmes aux yeux et la rage dans l’âme, il confie au papier ces plaintes brûlantes, c’est lui qui va plier la lettre, qui la lira peut-être. Rien ne l’arrête, ni le respect, ni la crainte. Autrefois, quand il était triste, il pensait à sa mère ; aujourd’hui, il ne sent plus en lui que douleur et amertume. C’est ce trop plein d’amertume qui déborde.

Le lendemain cependant tout a changé. Le père a renoncé pour son fils à l’École polytechnique, et aussitôt, bien que le naufragé de la veille soit tout heureux de crier : « terre ! terre ! » à peine arrivé au rivage, un touchant scrupule le tourmente. « Et toi, ma chère maman, qu’en penses-tu ? » tout s’apaise, tout s’arrange ; c’était sa mère qui de loin, persuadant de sa raison si douce certaine parente quelque peu dominatrice, avait amené le dénoûment désiré. Il ne reste plus maintenant que la question d’une autre carrière à suivre. Si les chiffres d’Edgar Quinet n’ont pu le conduire à l’École polytechnique, ils le conduiront bien dans les bureaux d’une maison de banque. L’y voici installé, surnuméraire, expéditionnaire, avec la promesse de gagner assez prochainement 75 francs par mois. C’était d’abord chez un M. L…, il passe de là chez le receveur-général de Paris. L’année suivante, il aura 1,200 francs d’appointemens et ne coûtera plus rien à sa mère. « Au reste, lui écrit-il, la besogne n’a rien de difficile ; j’ai été bientôt au fait. C’est moi qui suis chargé de copier les lettres et d’en écrire l’analyse au dos. J’en composerai moi-même dès que le jargon épistolaire me paraîtra moins obscur, car là aussi il y a du mystère. Attaché à mon pupitre depuis neuf heures du matin jusqu’à quatre heures, j’ai encore bien le temps de lire, de travailler, de penser à toi et de m’inquiéter. Je vois arriver le dimanche comme un bon ami. »

Minces détails, dira-t-on, familiarités naïves et de portée médiocre I Ne le croyez pas. Est-il rien d’insignifiant, lorsqu’il s’agit des hommes qui ont touché aux plus hautes idées de leur époque ? N’est-ce pas ce début si simple qui marque d’avance la valeur de tout ce qui va suivre ? Douceur, candeur, humilité, défiance de soi-même, soumission absolue au culte que lui inspire sa mère, une seule fois, dans une heure de crise, révolte de l’âme qui se sent menacée dans sa vie même, et presque aussitôt besoin de s’assurer que cette mère tant aimée n’est pas en désaccord avec lui, voilà les premiers traits de son enfance et de sa première jeunesse. Le poète ne se connaît pas ; nous cependant, nous voyons déjà la flamme s’agiter sous la cendre, et la lumière se dégager dans l’ombre.


II

Comment le poète est-il né chez Edgar Quinet ? à quel jour, à quelle heure a-t-il eu le sentiment de sa vocation ? Sa correspondance juvénile va nous donner sur ce point des renseignemens assez nouveaux. Je ne parle pas, bien entendu, de ce poète inconscient qui s’est éveillé chez lui de si bonne heure ; celui-là, il doit tout aux bois de Certines, aux cimes abruptes du Revermont, aux mélancoliques étangs du désert des Dombes. Je parle du poète qui se connaît, qui a un but, qui s’élance dans le monde des idées, que pousse et dirige l’ambition d’une tâche originale. C’est de 1821 à 1824 que la transformation s’est faite, et, si les lettres que nous parcourons ne nous fournissaient à cet égard les indications les plus précises, on ne devinerait jamais quel homme fut pour Edgar Quinet le grand initiateur.

Vers la fin de 1821, Edgar Quinet, âgé alors de dix-huit ans, quitte la maison de banque où il aligne si bien les chiffres et compose de si belles lettres. C’est presque un coup de tête. Le père est mécontent, la mère est inquiète. Il obtient non sans peine l’autorisation de faire son droit, à la condition qu’il songera sérieusement à une carrière définie ; il a promis d’entrer chez l’avoué et d’y apprendre la procédure. Or quelques semaines après, au mois de janvier 1822, il écrit à sa mère une lettre tout enveloppée de précautions oratoires, pour lui apprendre qu’il a entrepris de composer un livre ! Est-ce donc l’heure où le poète se révèle ? Pas le moins du monde, ce serait plutôt le contraire. Quand on voit l’ancien rêveur des solitudes de la Bresse écrire les pages dont il est question ici, on pense au Rhône qui disparaît sous les sables. Le Rhône reparaîtra, vous le savez ; le poète aussi, n’en doutez point, va renaître au jour et poursuivre sa voie. Ici pourtant on le chercherait en vain ; c’est un esprit facile, aimable, volontiers railleur, qui se préoccupe surtout de plaire à sa lectrice de Charolles et qui lui emprunte quelque chose de sa malice voltairienne ; quant au poète, il s’est évanoui. Le fameux livre annoncé avec tant de ménagemens diplomatiques est intitulé : les Tablettes du Juif-Errant. « Oui, messieurs les esprits forts, le Juif-Errant ! » Pendant dix-huit siècles, Isaac Laquedem s’est contenté de l’immortelle complainte populaire qui le faisait vivre dans la mémoire des hommes ; s’il voulait parler, prendre une plume, raconter sa vie, les bastilles lui faisaient peur ; aujourd’hui qu’il entend chacun de tous côtés proclamer la liberté de la presse, il n’hésite plus. Isaac publie ses Tablettes. Tel est le cadre de l’œuvre. Malheureusement l’exécution ne répond pas à la pensée. Ce journal du Juif-Errant éveille dans l’imagination des promesses de toute sorte, c’est l’histoire entière du monde vue sous un angle tout particulier ; que va dire cet étrange témoin ? On prête l’oreille, et voilà notre homme qui se met à parler proprement, gentiment, comme un écolier s’exerçant à un pastiche de Voltaire. Le pastiche est faible. L’épigraphe même du livre en accuse plus vivement la faiblesse. « Oh ! que celui qui fagoterait habilement un amas de toutes les âneries de l’humaine sapience dirait merveilles ! » Ainsi parle Montaigne en ses Essais ; or, comme le jeune auteur, encore plus mauvais écolier de Montaigne que de Voltaire, n’a pas su fagoter habilement toutes ces âneries, il s’en faut bien qu’il dise merveilles. C’est un enfantillage. Edgar Quinet l’a reconnu plus tard avec sa franchise habituelle ; ces Tablettes sont pour lui « la fantaisie d’un enfant, sans art, sans style, sans invention d’aucune sorte. »

Une chose plus curieuse encore que le livre, ce fut le succès qu’il obtint. A l’heure de mettre le manuscrit sous presse, le principal confident de l’auteur avait été un jeune vaudevilliste nommé Bayard, celui-là même qui, devenu plus tard le collaborateur de Scribe, a peuplé comme lui tous les théâtres et laissé un nom dans les lettres dramatiques. Bayard, né à Charolles comme Quinet, mais plus âgé que lui de six ou sept ans, ne l’avait pas connu dans sa ville natale ; quand ils se rencontrèrent à Paris, ils se lièrent d’une étroite amitié. C’était le moment où Bayard débutait au théâtre ; il était bon, aimable, sans façon, et l’un de ses plus grands plaisirs était de conduire son grave condisciple aux premières représentations de ses pièces. Il lut les Tablettes du Juif-Errant et en fut charmé. Qui se serait figuré le futur poète d’Ahasvérus, de Napoléon, de Prométhée, introduit dans le monde des lettres par le futur auteur du Gamin de Paris et de la Marquise de Prétintaille ? Les premiers admirateurs ne causent pas moins de surprise que le premier confident. Je trouve, il est vrai, sur la liste le nom de Benjamin Constant, celui des filles de la maréchale Ney, mais un des lecteurs qui ont pris feu le plus vite est le vieux conventionnel Dulaure. Personne assurément n’avait moins le sentiment de la poésie et de l’art. Ravi du style des Tablettes, Dulaure fait faire des ouvertures au jeune écrivain pour un ouvrage qui devait porter ce titre : Description historique et littéraire des monumens et des environs de Paris. Il lui fournira les notes, les recherches, tout le détail du métier ; à Quinet seulement le soin de la forme, l’art de la mise en œuvre. Edgar Quinet hésite ; il serait si heureux de prouver à sa mère, à son père surtout, le censeur morose, qu’il est en mesure de se tirer d’affaire tout seul ! Et puis le libraire Guillaume, qui sert d’intermédiaire à Dulaure, insiste d’une façon si obligeante ! il a réponse à toutes les objections. « vous avez de plus hautes visées, jeune homme ? vous n’y renoncerez point en vous faisant connaître. Est-ce que Walter Scott n’a pas commencé sa réputation par une Histoire des monumens de l’Angleterre ? » Si tenté qu’il fût, l’auteur des Tablettes du Juif-Errant finit par refuser. Un certain sentiment de l’art, trop absent de cette naïve ébauche, naissait en lui de l’épreuve même qu’il venait de subir. « Je me console, écrit-il, de cette occasion manquée en pensant qu’assujetti à une spéculation de librairie, je ferais vite et mal. »

Il voulait faire bien et ne pas se hâter. Pendant les trois années suivantes, sa vie est une préparation laborieuse. Tout en continuant son droit, il étudie l’histoire, la philosophie, les sciences, il se pose de grands problèmes de morale. La conscience de l’homme, la personnalité morale de l’homme n’a-t-elle pas une histoire ? Et il se met à écrire l’histoire de l’individu à travers les temps. Les institutions politiques des peuples n’ont-elles pas des rapports nécessaires avec les croyances religieuses ? Et méditant ce grand sujet il se trouve emporté à mille lieues des idées voltairiennes. Voilà le penseur qui se dégage et le poète qui apparaît. Ce qui l’attire surtout, c’est l’histoire, la philosophie de l’histoire, la métaphysique, non pas abstraite, mais réelle et substantielle, la métaphysique dont il voudrait voir se dérouler les formules vivantes dans la longue argumentation des âges.

Pour de telles méditations, il n’y a de guide en France que l’ouvrage de Bossuet ; il a interrogé Bossuet, il le sait à fond, il a résumé, concentré la doctrine du Discours sur l’histoire universelle, il veut regarder au delà ; où est l’homme auquel il pourra dire : Tu ducai tu maestro ? L’ouvrage de Mme de Staël lui a révélé qu’il y a de ces philosophes parmi les écrivains de l’Allemagne, l’un surtout, celui qui a donné à son pays les Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité, celui qui exerçait sur le génie de Goethe une sorte de fascination poétique. Malheureusement les Idées de Herder ne sont pas traduites en français, et Quinet ne sait point l’allemand. Que faire ? Apprendre l’allemand et traduire l’ouvrage de Herder. Il se met à l’œuvre, il s’y obstine, il s’y acharne, et l’année suivante, au printemps de 1825, voilà sa traduction assez avancée pour que l’excellent Bayard, le plus obligeant et le plus pratique des amis, lui obtienne d’un éditeur un à-compte sérieux sur le prix de son travail. Muni de cet argent, le premier qu’il ait gagné à la sueur de son front, il s’empresse de réaliser un de ses rêves. L’idée lui est venue de voir l’Angleterre. Il connaît déjà une partie de nos frontières de l’est, la Bresse, la Savoie, la Suisse ; il voudrait visiter Londres et juger de près les contrastes dont la vie anglaise est remplie. Il y passe un mois et revient en France pour se replonger dans Herder, il veut pouvoir lui dire un jour : « Le zèle de votre maison m’a dévoré. » Ce n’est pas assez de traduire le maître, il faut l’introduire, il faut marquer sa place et le présenter au public. Qui donc se soucie de Herder dans cette France de 1825 ? Herder y est encore moins connu que le prophète Habacuc. C’est Quinet lui-même qui dans une lettre à sa mère nous rappelle ainsi en souriant les éblouissemens de La Fontaine. Avez-vous lu Habacuc ? disait le bonhomme. Quinet dit volontiers à tout venant : Connaissez-vous Herder ? Il le demande un jour bien timidement à un homme très digne de respect, M. de Gérando, l’aimable historien de la philosophie, qui prend feu aussitôt pour l’entreprise du jeune écrivain et lui envoie ces encourageantes paroles : « Vous avez fait, monsieur, une chose que j’avais réservée pour ma vieillesse. Je ne puis rien vous dire de plus, sinon que je vous aiderai de tout mon pouvoir. J’ai là à peu près deux mille volumes qui sont à votre service. Je veux vous donner mes ouvrages. Vous viendrez me voir souvent, vous me parlerez de Herder, que mon ami intime Camille Jordan a beaucoup connu et dont il raffolait. »

Tout ne va donc pas si mal, Habacuc pourrait être jaloux de Herder. Mais ceci n’est rien encore ; à la lettre qui suit (mai 1825, c’est une date mémorable dans la jeunesse de Quinet), il commence par ces mots : « Je suis le plus heureux des hommes ! Il n’y a pas vingt minutes que M. Cousin me serrait la main et m’appelait son cher ami. Tu n’entends rien à cela. Il faut s’expliquer. » Oui, certes, à cette explosion d’enthousiasme un commentaire était indispensable. La mère de Quinet, dans sa petite maison de Charolles, pouvait-elle savoir en 1825 ce que représentait Victor Cousin pour la jeunesse studieuse ? Ce nom ne lui en disait guère plus sans doute que le nom d’Habacuc ou de Herder. L’aimable fille de la société voltairienne, bien qu’elle admirât beaucoup Mme de Staël, en était restée a la tradition du XVIIIe siècle, et c’est pour cela qu’elle avait applaudi aux Tablettes du Juif-Errant ; mais Quinet depuis deux ans était parti à grands coups d’ailes pour des régions inconnues. Sur la route de ces domaines nouveaux, il n’avait encore aperçu qu’un seul homme dont la pensée répondit à la sienne. Cousin aussi, à cette date, cherchait des mondes nouveaux. Il semblait tenir en mains certaines clés mystérieuses. On le voyait franchir des obstacles, gravir des sommets, appeler et provoquer les esprits. Représentez-vous l’émotion du jeune débutant lorsqu’un agent de la maison Levrault, de Strasbourg (c’est dans cette maison que devait paraître la traduction de Herder), lui proposa de le conduire chez l’ardent initiateur. « Je tremblais comme un enfant, dit-il, en approchant de sa maison. » Et il ajoute : « C’est le seul homme qui puisse aujourd’hui m’émouvoir ainsi, parce que c’est le seul à qui je reconnaisse les élans du génie. »

. Avant de faire cette visite qui le troublait si fort, Quinet, sur le conseil de son introducteur, avait envoyé à Victor Cousin un cahier de sa traduction et quelques pages de son essai préliminaire. Il n’en fallait pas tant pour révéler à Cousin un écrivain de haut vol. Aussi, dès les premiers mots, le maître se sentit attiré vers le disciple. J’ose dire qu’il avait deviné plus qu’un talent, il avait deviné une âme. Ce nom d’ami, de cher ami, qu’il prodiguera plus tard avec une complaisance ironique, quand le scepticisme mondain aura remplacé chez lui les élans de l’enthousiasme, il le lui donnait alors avec une sincérité qui leur faisait le même honneur à l’un et à l’autre.

L’amitié de Cousin et de Quinet, malgré la distance de l’âge et de la position, fut vraiment cordiale en ce premier élan. C’était chez Cousin une sympathie aussi tendre que sérieuse, chez Quinet une affection ardente, où la poésie avait sa part. Quinet écrivait à sa mère : « Quand tu me sentiras malade par l’âme, dis-moi : va chez M. Cousin. J’y trouverai des consolations et des encouragemens. Il est certain que jusqu’ici je m’étais trop concentré dans l’isolement. Il faut me rapprocher de ce que j’admire. » Et plus loin : « Un homme avec qui l’on sympathise vous émeut comme le spectacle de la mer, ou d’une belle nuit, ou d’une solitude poétique. »

Même en tenant compte de cette faculté poétique avec laquelle le jeune enthousiaste transfigurait toutes choses, ces lettres de 1825 nous donnent l’idée d’un Victor Cousin que les hommes de notre génération n’ont point connu. Qu’on se représente un stoïcien à la fois inflexible et doux, très enclin aux confidences intimes, sans nulle ambition, sans nulle visée hautaine et dominatrice, cherchant un peu ses mots et pourtant ne choisissant pas. A ses regards fixes quand il parle, à toute sa physionomie qui se recueille, à son accent harmonieux, mais déterminé, « on voit que tout est arrêté dans cette tête, et la vie et la mort. » Il a une foi tranquille, sereine, imperturbable. « Il croit au triomphe de la raison, de la justice, comme à sa propre existence. » D’ailleurs pas un mot du christianisme dans ces conversations à cœur ouvert, le stoïcisme lui suffit, un stoïcisme confiant dont on s’expliquerait mal la parfaite béatitude, si le christianisme, dont il ne dit rien, n’avait déposé à son insu un principe de vie au fond de son âme, comme chez tous les esprits supérieurs de l’ère moderne. C’est Victor Cousin avant les leçons éclatantes de 1828, avant les épreuves de 1830, avant les expériences d’une vie moins solitaire et plus complète, c’est aussi Victor Cousin avant la mauvaise ivresse de la renommée et les tentations du pouvoir.

Un jour, au mois de juillet 1825, Quinet, ayant à peu près achevé son introduction à la philosophie de Herder, voulut lui en lire les pages principales. Il arrive de grand matin. Il y avait déjà quelqu’un dans le cabinet du maître. Cousin, sans perdre une minute, l’invite à commencer sa lecture, puis, dès la première page : « C’est beau ! s’écrie-t-il tout ému ; c’est parfait ! c’est cela, mon ami ! » Il se lève et, tandis que le lecteur continue en marmottant un peu, il va l’embrasser avec effusion. D’autres personnes surviennent, il dit aux visiteurs : « Asseyez-vous, et pas un mot, pas un mot ! On me lit là quelque chose de superbe ! » Qu’étaient-ce donc que ces pages ? Évidemment celles qui ouvrent l’introduction à l’œuvre de Herder, celles qui expliquent la naissance de la philosophie de l’histoire chez les modernes, qui en marquent le progrès de saint Augustin à Bossuet, qui établissent les points de vue différens de Vico et de Herder, qui opposent à la permanence du monde matériel la perpétuelle instabilité des créations de l’homme, qui comparent aux destinées errantes d’Ulysse les aventures de cet étrange voyageur impatient de voir fumer de loin les toits de son Ithaque. Qui donc a plus vivement, plus douloureusement senti ce contraste entre la scène de l’histoire toujours la même et les acteurs toujours changeans ? « Dans tel réduit solitaire, je connais tel petit ruisseau dont le doux murmure, le cours sinueux et les vivantes harmonies surpassent en antiquité les souvenirs de Nestor et les annales de Babylone. Aujourd’hui, comme aux jours de Pline et de Columelle, la jacinthe se plaît dans les Gaules, la pervenche en Illyrie, la marguerite sur les ruines de Numance, et pendant qu’autour d’elles les villes ont changé de maîtres et de nom, que plusieurs sont rentrées dans le néant, que les civilisations se sont choquées et brisées, leurs paisibles générations ont traversé les âges et se sont succédé l’une à l’autre jusqu’à nous, fraîches et riantes comme aux jours des batailles. »

Ce sont ces pages, et bien d’autres, que Cousin écoutait avec transport dans cette matinée du mois de juillet 1825, et il s’en souvenait encore trois ans plus tard, lorsque, dans la onzième leçon du cours de 1828, il se félicitait « d’avoir encouragé ses deux jeunes amis, MM. Michelet et Quinet, à donner à la France Vico et Herder. » C’est aussi l’une de ces pages que Chateaubriand, en 1831, citait avec admiration dans sa préface des Études historiques. Quand le lecteur eut fini : « Vous êtes une noble créature, lui dit Cousin. Avec ce talent, vous vous devez à vous-même de le répandre et d’y consacrer vos jours. Mon enfant, vous avez une étoile. Il faut vous ruiner pour l’atteindre. Vous avez un talent natif que rien ne donne ; je savais d’avance tout ce que vous alliez me dire. » Les visiteurs joignirent leurs éloges à ceux du maître et se retirèrent. Cousin et Quinet restés seuls, la conversation intime reprit de plus belle, mais ici un résumé ne suffit plus ; il faut entendre Quinet lui-même racontant la scène à sa mère. Il y a dans tout cela un accent de candeur qui ne laisse aucun doute sur l’exactitude du récit : « Enfin nous restâmes seuls. Jamais je n’ai joui d’une pareille éloquence. C’est celle de Pascal et de Byron. Il m’encourageait à rester dans la solitude : — Avec votre nature expansive, le monde, mon bien-aimé, s’emparerait de vous et il vous dévorerait. — Je lui dis que je m’en étais entièrement affranchi, pour échapper à une douloureuse passion. — Ah ! ah ! bienheureux si vous n’y retombez pas. — Après cela est venu l’état général du pays, qui n’attend qu’une révolution philosophique et une convention morale. Il m’a développé tout son avenir tel qu’il l’entendait, et auquel il veut m’associer. C’est une sorte de stoïcien avec le cœur le plus passionné, le plus accessible, mais aussi le plus frêle qui soit sur la terre. Il y a de l’amour et une incroyable vigueur dans toutes ses paroles. »

On ne se lasserait pas de citer ces entretiens d’Edgar Quinet avec Victor Cousin ; entre tant de choses curieuses, le difficile est de choisir et de s’arrêter. Je n’ai rien dit, par exemple, des confidences que le stoïcien lui fit un jour sur les escapades de sa jeunesse. Escapade est bien le mot. Un beau matin, il s’était échappé de la maison paternelle pour se faire soldat. Il n’y eut que les prières de ses parens, et aussi des considérations de religion, qui parvinrent à le ramener. Il regrettait de ne pas avoir tenu bon, persuadé qu’il eût été meilleur soldat que métaphysicien. Edgar Quinet, se rappelant la vie de Descartes, remarque avec raison que ces choses ne se contredisent pas. Ne faut-il pas qu’un homme d’élite dispense son activité intérieure de quelque manière ? On peut choisir la pensée réfléchie ou le métier des armes. Au fond, c’est toujours la vie militante, vivere est militare.

Cependant, à voir son fils entrer si intimement dans l’amitié de Victor Cousin, la mère d’Edgar Quinet commence à s’inquiéter. Elle se défie de cet homme qui attache tant de prix à l’étude de l’Allemagne. Qu’avons-nous à faire de tous ces docteurs, un Kant, un Hegel, un Schelling ? Mme de Staël n’a pas réussi encore à la réconcilier avec ces barbares. Elle a peur que son fils, entraîné par Herder et Cousin, ne s’enfonce dans les ténèbres germaniques. Il avait si bien débuté avec ses Tablettes ! Que ne reste-t-il fidèle à cette manière voltairienne ! Et puis Victor Cousin ne lui fait-il pas oublier l’ami Bayard, l’aimable auteur de comédies, si bon, si simple ? Quoi ! s’éloigner d’un tel camarade pour s’attacher à un Allemand aveugle, à un esprit intolérant et fanatique ? Sous la domination d’un maître comme celui-là, il perdra sa grâce, sa facilité françaises, il deviendra un tudesque. Et Quinet de répondre avec verve : « Je ne veux pas tarder une minute à te dire combien tu es injuste envers M. Cousin. Si tu le connaissais, tu saurais que rien n’est plus tolérant que sa pensée… Que de fois il m’a dit : « vous êtes fait pour briller par l’imagination… Ne cherchez pas à la combattre, mais à la fortifier. Soyez un grand écrivain comme vous êtes destiné à l’être. Cultivez en vous l’art de dire les vérités de sentiment… Gardez-vous bien de faner votre âme ni par des études trop sèches ni par le faux système qui m’a longtemps égaré. » C’est ainsi qu’il défend le maître, et, comme il dit, l’artiste. Il ne permet pas non plus qu’on fasse de Cousin un Allemand, lui qui a « pour le moins autant d’esprit et de lucidité que de profondeur. » Si c’est la manière de Voltaire que sa mère regrette dans ses nouvelles études, il la prévient qu’elle en doit faire son deuil ; il aurait une répugnance invincible à y revenir. Le persiflage est passé de mode. D’ailleurs il faut être soi. « Si je peux valoir quelque chose, ajoute-t-il, c’est par la couleur, par la fraîcheur de l’imagination, par la profondeur des sentimens et par une sorte de verve de cœur. » Écrire encore un pastiche de Voltaire comme il y a deux ans ! Oh ! que non pas. Tout un siècle le sépare de ces fantaisies d’écolier. Il a devant lui un monde nouveau, un art nouveau. « Mes sentimens sont sérieux et pénétrans. Je serai sérieux… Je chercherai en tout à être large, plein, pittoresque si je puis, original par l’imagination, spirituel contre la légèreté et la mesquinerie. J’ai un grand sujet neuf, hardi, où tous les sentimens moraux, tous les souvenirs, le monde entier, prennent place. » Est-il besoin de rappeler ici quelle transformation va subir le petit journal d’Isaac Laquedem ? Le Juif-Errant a plus d’un nom ; cette œuvre où le monde entier doit trouver place, c’est la bizarre et puissante épopée intitulée Ahasvérus.

Entraîné ainsi par la défense de Victor Cousin et la sienne propre, il finit par changer de rôle. On l’attaquait, il attaque. C’est au nom d’un voltairianisme de salon que sa mère, sa noble mère, vient porter le trouble au pays de ses rêveries poétiques et de sa foi littéraire ; ce voltairianisme va recevoir coup pour coup. Tendrement, respectueusement, il demande à sa mère comment elle peut s’attarder ainsi dans ces doctrines où il n’y a rien pour le cœur. L’ironie a fait son œuvre, elle a détruit ce qui devait être détruit. Il faut construire maintenant ; est-ce par la raillerie qu’on y parviendra ? La foi seule peut créer un monde ; il y faut des convictions et des affections, des sentimens de liberté et d’humanité. « Ah ! les années sont bien changées ; et celui qui veut marcher avec le siècle ou le devancer, il ne faut plus qu’il sautille sur un pied, mais qu’il suive résolument une voie sérieuse où sont l’éloquence, la vérité et la force. » La lettre continue ainsi, pressante, douloureuse, pleine d’un respect profond et d’un viril amour. On dirait parfois la scène si fréquente aux premiers temps de l’église. Au lieu d’une mère païenne, mettez une mère attachée aux grâces voltairiennes du siècle passé ; au lieu d’un néophyte chrétien, mettez un ardent spiritualiste du XIXe siècle. Au fond, la situation est la même. Comme nt ne pas la reconnaître, quand le fils transporté s’écrie : « Qui donc viendra avec nous, si toi, qui as tant besoin de convictions sérieuses, d’alimens nouveaux, de sentimens féconds, de sentimens profonds, tu te ranges du côté de la frivolité, pour la regretter et l’employer contre nous ? si toi, qui nous appartiens à bon droit, toi qui as un fond d’angoisse et d’isolement, tu te laisses prendre par le joli, l’aimable, le gai, pour exclure le beau, le grand, l’éternel ? J’ai bien peur qu’une partie de ton mal vienne de ce que tu n’as pas fait alliance pleine et entière avec ces sentimens intimes et profonds, réservant aux objets superficiels ta puissance d’esprit moqueur… Pour moi, vous ne m’amènerez jamais à rien renier de ma nature. Ce que j’ai aimé une fois m’est à jamais saint et sacré. » voilà bien deux mondes en présence, non pas la tradition païenne et la religion du Christ, mais deux mondes qui, à travers des transformations sans nombre, se rattachent aux mêmes principes de lutte, je veux dire l’ironie et la foi, le petit esprit et le grand art.

En même temps il redescend aux choses simples, à la vie de tous les jours, car il ne veut pas qu’un seul des reproches de sa mère demeure sans réponse. Quelle idée de croire qu’il va tourner le dos à son ami Bayard ! Notez que l’aimable vaudevilliste n’a jamais éprouvé ce sentiment d’inquiétude ; jamais il n’a été jaloux ni de Cousin ni de Herder. N’est-ce pas lui qui allait négocier avec les libraires pendant que son ami écrivait ? Et si l’interprète, si le commentateur inspiré du penseur allemand est retenu à Paris par son travail, qui donc à cette date est l’intermédiaire naturel entre Paris et Charolles ? C’est le bon Bayard. Il va voir la mère d’Edgar Quinet (j’ai déjà dit que Charolles était sa ville natale) ; on le reçoit, on l’héberge, il s’installe pour quelques semaines et continue d’écrire ses comédies. Ce serait bien mal connaître le cœur du poète philosophe que de lui attribuer des sentimens de dédain à l’égard d’un compagnon si dévoué. « Dieu sait, écrit-il, si j’oublie le bien qu’on m’a fait, et si jamais amitié fut plus constante que celle que je sens pour lui. » Il est vrai que son amitié pour Cousin est d’un autre ordre, c’est l’amitié de l’intelligence, souvent si différente de l’amitié du cœur. Seulement, dans les transports de son enthousiasme, Quinet ne se rend pas compte de ces différences. Bien que son esprit seul soit en jeu, il se donne cœur et âme à l’enchanteur merveilleux. Quand on lit dans ses lettres la façon dont il justifie Cousin auprès de sa mère, la puissance qu’il lui attribue, la fascination qu’il ressent, le besoin même qu’il éprouve de se défendre contre cette magie et de ne pas aliéner sa liberté morale, on se rappelle le titre d’une comédie fameuse de Calderon : El magico prodigioso.

Et qu’est-elle devenue, cette grande amitié ? Ce serait sortir de notre sujet que de nous engager dans cette question ; pour la traiter en conscience, il faudrait interroger à fond la biographie morale de Cousin comme celle de Quinet lui-même. Disons seulement que, si l’on ne peut pas mettre en doute la sincérité de Victor Cousin à l’heure où il excitait de tels enthousiasmes, son caractère a subi par la suite des transformations qui atteignaient jusqu’aux racines. Le génie avait agrandi son domaine et ses ressources, l’esprit était plus vif, plus aiguisé, plus étincelant que jamais ; l’âme n’était plus la même. Un poète très soucieux des choses de la vie intérieure adressa un jour cet avertissement à un des hommes de cette race :

Dans ton intérêt ne te corromps pas.
Ta jeunesse aima les plus belles choses,
L’art, la liberté, fleurs au ciel écloses,
Épargne ces fleurs tombant sous tes pas.
Obscurci longtemps par une colline,
Ton astre rayonne et prend son essor.
Hélas ! dirons-nous devant l’astre d’or :
L’esprit monte au ciel, et l’âme décline ?
Pour bien achever votre double cours,
Il faut, noble esprit, il faut, ô belle âme,
L’un à l’autre unis, flamme dans la flamme,
Monter vers le ciel et monter toujours.

Il est bien permis de dire, je pense, sans blesser aucun des amis de Victor Cousin, que l’esprit et l’âme chez lui ne s’élevèrent pas toujours du même vol ; l’âme a décliné plus d’une fois pendant que l’esprit montait. On me permettra de dire également que, si l’esprit chez Quinet a trop souvent dévié, failli, commis des erreurs déplorables, l’âme du moins, la candeur et la noblesse de l’âme, n’ont jamais subi aucune atteinte.


III

Avez-vous lu dans Ahasvérus l’intermède de la troisième journée ? Le chœur interpelle le poète et l’invite à dire ce qu’il est, à laisser voir quelque chose de sa vie et de son âme. Quand les ouvriers du moyen âge avaient terminé une église, le maître qui l’avait bâtie se creusait une niche dans un coin afin de veiller sur son œuvre pendant l’éternité. Et toi, poète, où es-tu dans ton poème ? Le poète essaie de répondre, il essaie de peindre son pays de Bresse, de raconter ses années d’enfance et celles qui ont suivi ; mais une émotion profonde l’oppresse, sa voix se brise, et il lui échappe de dire au milieu des sanglots : « Mon livre est fait de mon âme, oui, de mon âme et de mon désespoir. » Un peu plus loin, dans la quatrième journée du mystère, intitulée : le Jugement dernier, une scène représente le poète en son cercueil, à demi ressuscité. Oh ! qu’il ressusciterait bien mieux s’il entendait la voix de celle qui, à vingt ans, a remué son cœur jusqu’au fond ! Alors passe devant lui la procession des femmes qui ont aimé, les unes que leur vie et leur mort ont rendues à jamais illustres, les autres qui n’appartiennent qu’au monde des fictions idéales ; puis un dernier groupe, les humbles, les inconnues, celles que l’histoire ne connaît pas et dont les poètes n’ont rien dit. Chacune d’elles parle à son tour, et il y en a une dont la voix est si pénétrante qu’elle achève aussitôt d’éveiller le pauvre mort : « Une voix, une voix a percé mes os. Deux larmes, en tombant sur ma cendre, ont refait l’argile de mon cœur ; je suis ressuscité. — Par ce sentier, laissez-moi suivre celle qui m’a fait renaître. Mes jours, quand j’étais sur terre, ont été trop courts pour verser à loisir sur ses pas, comme une huile de parfum, ma vie tout entière. Maints secrets inachevés qu’elle devait connaître, maintes paroles à moitié prononcées, sont restés sur mes lèvres. C’est bien le moins, mon Dieu ! que je voie passer ici cette âme sans son corps, comme un aveugle voit une fleur dans son parfum. »

On ignorait à quelle histoire se rapportaient ces douloureuses paroles ; , les lettres qui viennent d’être publiées nous permettent de faire quelques conjectures à ce sujet, en même temps qu’elles jettent un jour très vif sur l’âme pure et fière du stoïque étudiant. Edgar Quinet avait vingt ans quand cette passion vint troubler sa studieuse existence ; la sirène avait vingt-deux ans. Elle était mariée. Coquette, séduisante, elle avait pris plaisir à éveiller cet amour, à jouer avec ce cœur, à l’enchanter, à le tourmenter. Edgar, pour échapper au péril, avait invoqué ses deux appuis les plus sûrs : sa mère et sa conscience. A sa mère il raconte en détail tout ce qui l’agite, les grâces et les manèges de la jeune femme, sa volonté de la fuir, son parti-pris de ne plus la rencontrer nulle part ; à sa conscience il demande la force d’exécuter ce dessein. Enfin, et non sans peine, il triomphe, il croit avoir triomphé de lui-même, si bien qu’il peut écrire un jour à sa mère : « Je chante victoire… Il m’a fallu une raison courageuse pour échapper aux pensées énervées. Je suis sorti de ses chaînes et pour toujours. » Ces lignes sont du mois de février 1824 ; le 12 mars suivant, il ajoutait : « Je m’applaudis incessamment de ma fameuse victoire. Il est vrai que j’ai employé le fer et la flamme. » C’était le temps où, se traçant un plan de conduite pour sa carrière d’écrivain, il le résumait en ces nobles termes : « Bien écrire, c’est bien vivre. »

Avait-il pourtant triomphé de sa passion aussi complètement qu’il le croyait ? Non certes ; il y avait là une blessure mal fermée qui par momens lui arrachait des cris de douleur. On l’a vu dans ses conversations avec M. Cousin, on le voit mieux encore aux pages saignantes d’Ahasvérus. Il est certain, en effet, qu’il a porté avec lui ce poétique mystère d’Ahasvérus pendant bien des années, et que ces pages particulièrement, les pages où le poète ressuscite au son d’une voix prestigieuse, ont été tracées longtemps avant son mariage. Seulement, à distance, la poésie avait tout transfiguré. Il avait oublié ses griefs, les légèretés, les ruses, les perfidies de la sirène, tout ce qui avait amené chez lui le désenchantement, tout ce qui l’avait du même coup affranchi et désolé. Il ne se souvenait plus que du premier élan de son cœur Vierge, et, par une transposition naturelle aux poètes, la femme assez peu digne d’un tel amour était devenue dans ce souvenir une personne idéale. « C’est bien le moins, mon Dieu ! que je voie passer ici cette âme sans son corps, comme un aveugle voit une fleur dans son parfum. »

L’ardent besoin d’aimer que révèlent toutes les confidences du jeune poète allait bientôt donner à sa destinée incertaine le point d’appui qui lui manquait. De 1826 à 1828, Edgar Quinet s’est installé à Heidelberg pour y achever son Herder et s’initier à la vie intellectuelle de l’Allemagne. Tout le ravit dans cette première étude ; c’est comme un éblouissement. Recommandé aux maîtres de l’université par Cousin, par ses amis de Strasbourg, la famille Levrault et l’excellent pasteur Cuvier, il a été reçu à bras ouverts. Greuzer surtout le traite comme son enfant. Que de beaux jours ! que de belles heures ! les longues séances à la bibliothèque, les longues promenades au bord du Neckar et dans les sentiers de la montagne, lui sont de perpétuels enchantemens. Parmi les hôtes que rassemble la maison patriarcale de Creuzer, il rencontre la famille d’un pasteur des bords du Rhin, M. More. Il y a là une jeune fille qui rappelle les madones du moyen âge. Elle est toute blonde et toute souriante, avec cette grâce pudique si bien exprimée par les vieux maîtres. Dans les dispositions de cœur et d’âme où est le jeune voyageur, il ne peut la voir sans s’avouer à lui-même que sa vie ne lui appartient plus. Après quelques semaines, Edgar Quinet et Minna More sont fiancés. Vont-ils se marier bientôt ? Pas encore. La famille de Charolles a des objections à faire. Est-il prudent de s’engager ainsi avant d’avoir assuré son avenir ? La fiancée n’est pas riche, le fiancé ne peut compter que sur le produit de son travail. Quinet s’empresse de rassurer sa mère. Ses futurs parens de Grünstadt (c’est la petite ville du Rhin où M. More est pasteur) n’ignorent absolument rien de ce qui le concerne. On sait qu’il est pauvre, qu’il travaille, qu’il veut se faire une position, et on a confiance qu’il y parviendra bientôt. « Je ne songe pas du tout, écrit-il, à unir une femme à ma destinée, tant que ma destinée restera ce qu’elle est ; mais je suis persuadé que la sérénité, la douce et profonde paix d’une âme telle que je l’ai trouvée, convient à ma vie. Tu t’en effraies, ma bonne mère, et tu en as bien le droit. Mais d’abord tout prend ici un caractère plus reposé, plus patient qu’en France. Ma première parole a été de déclarer mon état précaire, ma vie de pélican sur le toit. Nous nous voyons à grand’peine une fois par mois ; je ne fais pas souvent le voyage, bien que les occasions soient faciles et naturelles si je voulais. Nous nous sommes rencontrés pleins de sympathie et de résignation ; mais repousser pour mon avenir l’espérance d’animer, de rajeunir ma solitude, c’est là un stoïcisme dont je ne me sens pas capable. »

Quel sera donc le travail qui lui permettra d’assurer le repos et la dignité de son foyer ? M. Cousin lui écrit les lettres les plus amicales, le presse d’envoyer son Herder au ministre de l’instruction publique, lui fait espérer une nomination de professeur d’histoire ou de philosophie à Paris. Sur ces entrefaites, une occasion plus belle se présente. Une commission de savans va être envoyée en Grèce, à la suite de l’expédition de Morée ; on a prononcé le nom de Quinet, et, s’il accepte, sa nomination est sûre : quelle tentation ! Ce n’est pas la jolie fiancée de Grünstadt qui le retiendrait, elle lui dira plutôt de partir s’il doit bientôt rapporter du pays de Sophocle et de Platon les nouveaux titres qui abrégeront le temps des fiançailles. Il part donc, encouragé par Minna. Ainsi, dans les anciens poèmes, le jeune chevalier en route pour la terre sainte apercevait toujours à la fenêtre gothique une blanche image qui le protégeait de loin.

Cette terre de Grèce pour Edgar Quinet, c’était bien la terre-sainte. Il partageait tous les enthousiasmes de l’époque. Avec quelle piété il évoquait la Grèce antique, la Grèce des philosophes et des poètes, si étroitement unie à la Grèce des pallikares ! Si les lettres qu’il écrit de Navarin et de Modon, d’Athènes et d’Egine, nous donnent peu de renseignemens sur ses aventures de chaque jour, ses impressions se retrouvent toutes vives dans son Voyage en Grèce, C’est le 10 février 1829 qu’il s’était embarqué à Toulon sur la frégate la Cybèle ; le 5 juin de la même année, il adressait de Marseille à Mlle Minna More la lettre suivante, que je veux citer tout entière. On y voit les effusions de son amour à travers les rayons du ciel de l’Attique et les reflets sanglans de la barbarie musulmane. On y voit aussi la première annonce du livre qu’il porte en son cœur.


« Enfin, j’ai revu les côtes de la France, et peut-être te reverrai-je bientôt, ma bonne chère Minna. Depuis mon retour d’Athènes, j’ai continué sans repos mes courses sur terre et sur mer. J’avais vu tout ce qui m’attirait dans le Péloponèse ; les avant-postes Turcs me barraient le chemin de la Romélie. J’avais eu déjà assez de peine à sortir de leurs mains. J’étais las et attristé de tant de détresse ; mon devoir rempli et mes notes achevées, je pris le parti de venir me rafraîchir dans les Cyclades, où je trouvai tes lettres, auxquelles je dois un des momens les plus doux de ma vie. De là, je mis à la voile pour Malte sur un corsaire grée ; mais, le bâtiment étant resté au large, les Anglais refusèrent de me recevoir à cause du soupçon de peste, et en retournant à bord par un violent orage sur un canot sans voile, nous faillîmes nous noyer comme saint Paul.

« La tempête, qui dura huit jours, nous jeta tantôt sur la Sicile, tantôt sur les côtes de l’Afrique, en face de Tunis, où je finis par tomber malade avec quelques hommes de l’équipage ; mais déjà le souffle de la France m’a remis.

« Mon projet est d’aller passer quelque temps dans ma famille, où je rédigerai les deux volumes de notes que j’apporte avec moi, de là à Paris pour y arranger mes affaires, puis de tourner du côté de Heidelberg et d’arrêter ma barque vers le lieu où tu es. La désolation qui m’entourait me dégoûtait de la vie ; mais, quand je me croyais devenu indifférent à moi-même, je sentais que tu étais au fond de mon cœur, et c’était comme une fête pour moi. Combien de fois après avoir passé la journée à remuer des pierres au milieu des os d’hommes, à traverser des forêts brûlées jusqu’à la souche, sans trace d’âmes vivantes, à me pénétrer de tristesse et d’horreur, quand le soir venait et que l’obscurité me prenait dans quelque cabane, combien de fois le souvenir de nos douces promesses m’a reposé de la fatigue et de la misère du jour !

« Je ne peux te dire combien les nouvelles que tu m’as données de ta famille m’ont intéressé et touché ; je les ai reçues dans l’île de Syra. Garde la fraîcheur et la paix de ton âme et ne t’inquiète pas du reste. Tâche de bien comprendre ma langue, puisque je sais si mal la tienne. « J’arrive enchanté de mon voyage. Tout s’agrandit et se calme autour de moi. La vue des choses antiques est comme celle de l’ami qu’on aime. Qu’est-ce qui peut la remplacer ? Mais ne crois pas que je sois changé pour Heidelberg ; il me semble que je désire encore plus ses eaux si fraîches, ses sentiers bien ombragés.

« Adieu, ma chère bien-aimée, jamais tu ne sauras quelle impression de bonheur je te dois au milieu de tous les mouvemens de ma vie ; elle ne se reposera que lorsqu’il n’y aura plus de séparation pour nous. Écris-moi bien vite à Charolles. »


Tel est le premier chant de ce qu’on peut appeler le poème de son cœur. Je ne sais si toutes les lettres d’Edgar Quinet à Mlle Minna More seront publiées quelque jour, celles qu’on nous donne ici comme le simple complément de sa correspondance avec sa mère forment déjà une symphonie exquise. Un jour, parlant en poète de sa soif d’aimer et d’être aimé, il ajoute sans crainte d’effaroucher l’âme candide, car il la sait aussi sérieuse que naïve, et il croit avec l’apôtre que tout est pur aux cœurs purs, omnia munda mundis : « Dans ma première jeunesse, je me rappelle que j’avais commencé par où beaucoup finissent, par une ardeur pour Dieu qui, je croyais, remplacerait toutes les autres. Ensuite j’ai rencontré des femmes qui m’ont troublé. L’une n’en a rien su ; l’autre, que tout séparait de moi, ne m’a fait que du mal. Et quand elle eut bien déchiré mon âme en lambeaux, elle s’en est affligée quelque temps. Après, pendant que j’emportais mon cœur saignant loin d’elle et que je ne songeais que dévoûment, héroïsme, désir de mourir, elle s’en allait dans les fêtes, dans les bals, et détruisait elle-même l’image qu’elle m’avait laissée. Voilà comment je suis arrivé en Allemagne, toujours plus altéré d’amour, mais ne sachant plus à quelle source puiser, car tout jusque-là m’avait été un poison. Oh ! qu’il soit à jamais béni, le jour où je te vis pour la première fois, et le moment où je me dis : Je voudrais passer ma vie avec elle ! Depuis ce temps, je le jure, j’ai respiré quelque chose du ciel. » Une autre fois, en lui écrivant du foyer maternel, de la rustique maison de Certines, qu’il arrange déjà dans sa pensée pour y recevoir la jeune femme, il termine sa lettre par ces mots charmans : « A Bourg, il y a une chose qui me plaît, c’est l’église de Brou. C’est un vœu d’amour. J’aurais dû certainement être baptisé là. Adieu ! je te fais un vœu, à toi, chère madone. » Relisez maintenant dans Allemagne et Italie les poétiques pages intitulées des Arts de la renaissance et de l’église de Brou, vous comprendrez le charme qui l’inspire et pourquoi il a vu dans ces ogives, dans ces arceaux, dans ces ciselures, dans ces marguerites de pierre, dans cette fleur merveilleuse épanouie au cœur de la forêt, l’expression d’une chose que l’architecture n’avait pas encore essayé de rendre, l’expression de la sainteté idéale de l’amour et du mariage[1]

Les fiançailles d’Edgar Quinet et de Minna More ne durèrent pas moins de sept ans. Pendant cette longue épreuve, docile aux représentations de sa mère, il travaillait à se créer une position fixe. Un instant, le souvenir de sa campagne en Morée, la publication de son livre sur la Grèce, la révolution de 1830, parurent des circonstances propices à son désir. Il croyait toucher le but. Ses amis se réjouissaient déjà d’avoir contribué à la victoire. Ses amis ? lesquels ? Était-ce Victor Cousin, devenu dès lors un personnage, et si puissant dans les choses de l’instruction publique, soit par lui-même, soit par ses collègues de la Sorbonne ? Hélas ! c’est le moment où ces grandes effusions de 1825 se tournent pour lui en amertumes et en déboires. Était-il dupe d’une illusion quand il voyait dans Cousin le plus tendre, le plus dévoué des amis ? ou bien est-ce l’enivrement du pouvoir qui a fait de Cousin un autre homme ? en un mot, est-ce Cousin qui a changé, est-ce lui-même ? Dès le lendemain de la révolution (septembre 1830), il s’aperçoit que Cousin a perdu la tête à son avènement. Il écrit un mois après (octobre 1830) : « Croiriez-vous que notre ami M. Cousin a conçu contre moi la plus misérable jalousie ? C’est pourtant la vérité. » Pour moi, j’ai peine à le croire. Jalousie n’est pas le mot propre. La vérité est que M. Cousin, dans l’élan du triomphe, entraîné par un esprit d’ambition et de domination, très condamnable sans doute, mais qui n’avait rien de bas, sentit que ses relations avec Quinet lui devenaient une gêne. Il s’en dégagea sans plus de façon, avec cette humeur fantasque et railleuse qui remplaça si promptement chez lui les enthousiasmes de la jeunesse. N’allez pas vous imaginer pourtant que la transition de la part de Cousin ait été brusque et blessante ; il avait trop d’esprit pour cela. À chaque rencontre, il continuait de le traiter de la manière la plus aimable : poignées de main, complimens, protestations, rien n’y manquait. Seulement Quinet avait cessé d’être dupe ; je me sers ici de son langage, car le poète était persuadé qu’il avait été dupe des premières tendresses de Cousin. Il se trompe, Cousin était sincère à cette date ; il suffit de dire que le pouvoir l’avait rendu soupçonneux et sceptique. L’ardent promoteur de 1825, le directeur universitaire de 1830, ce sont des personnages tout différens.

Pourquoi donc Quinet, dans les lettres qui suivent 1830, est-il si dur pour Victor Cousin, lui ordinairement si doux, si dégagé de toute passion personnelle ? Pourquoi ces mots injurieux qui reviennent trop souvent sous sa plume ? Pourquoi va-t-il jusqu’à dire : « Je ne renie pas une seule de mes illusions passées, excepté peut-être mon infatuation de Cousin. Là, il faut le confesser, je suis tombé dans le piège, mais pas plus de six mois. Sous le héros, j’ai entrevu de bonne heure l’arlequin. » D’abord, ce n’est pas exact ; l’infatuation, nous le voyons par ses lettres même, a duré cinq ans, et puis arlequin, comédien, tartufe, ne sont-ce pas là des mots qui détonnent dans la bouche de l’harmonieux penseur ? N’est-ce pas lui qui écrivait à sa mère : « Ce que j’ai une fois aimé me demeure sacré à jamais ? » Comment ne se souvient-il pas de tout ce qu’il doit aux magiques paroles de l’initiateur ? S’il est obligé de s’éloigner de Cousin, qu’il s’éloigne, mais sans colère ; le silence, même en des lettres intimes, en dit plus que ces outrages. Je répète ma question : pourquoi s’oublie-t-il à ce point ? Pourquoi ? Ah ! c’est qu’il s’agit pour lui de Minna More, il s’agit de son mariage et de toute sa vie à venir. M. Cousin peut lui donner une chaire ; un autre de ses protecteurs de 1829 et de 1830, M. Guizot, lui a promis (détail singulier) une sous-préfecture en Alsace, et cette espérance a souri au poète comme une occasion de faire le bien ; surtout c’est de là que dépend son mariage. Ni la chaire, ni la sous-préfecture n’arrivent. Cousin, « le héros de Bergame, » l’écarte en le caressant ; Guizot, « le Gascon de Nîmes, » après des ouvertures toutes spontanées, reconduit du ton le plus sec. Les lèvres pincées de celui-ci ne lui sont pas moins odieuses que la voix sonore de celui-là. Voilà des jugemens bien amers. Heureusement les nouvelles amitiés le consolent des anciennes. Michelet est charmant pour lui, Francis de Corcelles surtout, qui lui témoigne l’affection la plus tendre, est la droiture même. En somme, dans toutes ces pages où le ressentiment éclate, l’homme que nous voyons si fort irrité, ce n’est pas le penseur, ce n’est pas le poète, ce n’est pas le candidat à une fonction d’université, c’est le fiancé de Minna, le fiancé impatient qui souffre et se désole.

Enfin le 13 janvier 1835, il écrit de Bade à sa mère, qui habite toujours Charolles : « voilà, ma chère mère, la première lettre que je t’écris sans souffrir, du plus loin qu’il me souvienne. Je suis marié, Minna est là auprès de moi ; nous habitons une charmante maison de Bade ; nous avons autour de nous un des plus beaux pays du monde, mon cœur est paisible et heureux, je travaille avec bonheur ; ne sont-ce pas là autant de mots auxquels je n’étais pas accoutumé ? J’ai maintenant tous les élémens nécessaires pour garder le bien-être et le repos de l’âme[2]… Aussi j’espère bien avancer mon poème, qui n’a été interrompu que pendant une quinzaine de jours et que j’ai repris avec une vraie félicité. Enfin je suis dans un état de douceur, d’harmonie et de paix qui m’était à peu près inconnu. Crois, ma chère maman, que, lorsque mon cœur n’est pas submergé par la douleur, il est pour toi ce qu’il a été toujours dans ma première jeunesse, et qu’il faut me pardonner beaucoup, parce que j’ai beaucoup souffert. »

Ce poème dont il parle, c’est Napoléon, composé en grande partie à Bade et dans la vallée de Lichtenthal pendant cette année 1835 ; Ahasvérus, composé un peu partout, avait paru en 1833 ; ensuite viendra Prométhée, sur l’inspiration duquel il nous donne en ses lettres un commentaire de l’intérêt le plus vif. « Autant Ahasvérus, dit-il, poussait au désespoir, autant son successeur doit ramener la céleste paix. » Quand on a jugé ces œuvres avant de connaître les confidences du poète sur son inspiration secrète, il y a plaisir à retrouver dans ces lettres familières la confirmation du jugement qu’on a porté. C’est ce plaisir qu’éprouverait M. Charles Magnin, s’il était encore de ce monde, c’est ce plaisir que nous ressentons nous-même en parcourant les lettres de Quinet à sa mère[3].

Faut-il signaler maintenant dans la suite de cette correspondance tout ce qui se rapporte à l’histoire de notre littérature sous la monarchie de juillet ? Il y aurait bien des détails curieux à en extraire, bien des ébauches lestement enlevées, bien des profils dessinés au courant de la plume et que peut réclamer la chronique ; en même temps, disons-le, on y retrouverait plus d’un jugement contestable, plus d’une parole légère, inconsidérée, de ces paroles qui échappent à la mauvaise humeur ou qui marquent l’antipathie des caractères, l’antagonisme des écoles, beaucoup plus qu’elles ne révèlent l’esprit de la vraie critique. Je n’aime pas que l’auteur d’Ahasvérus, mécontent d’un article de Sainte-Beuve sur Mme de Staël, n’y voie que du barbouillage, car je me rappelle que Sainte-Beuve, précisément vers ce temps-là, dans une épître à M. Patin, exprimait lui-même tout ce qui le séparait de la poésie de Quinet, sans méconnaître la noblesse de sa fougueuse nature. C’est la réponse à ces strophes irritées où Edgar Quinet maudit la muse latine :

Quinet en vain s’irrite et nous parle Ionie ;
Edgar, noble coursier échappé d’Hercynie,
Qui hennit, et qui chante, et bondit à tons crins,
Des sommets chevelus trop amoureux, je crains.
Il méprise, il maudit, dans sa chaude invective,
Tout ce qui n’atteint pas la Grèce primitive,
Ce qui droit vers l’Ida ne va pas d’un vol sûr ;
Il ne daigne compter Parthénope ou Tibur.


Je n’aime pas non plus qu’Edgar Quinet se permette çà et là un langage si dur, si cruel, sur une royale famille, au moment même où on le traite avec tant de sympathie, où la princesse Marie compose deux bas-reliefs et un groupe d’après trois scènes d’Ahasvérus[4], où la duchesse d’Orléans lui fait un si gracieux accueil, où l’on songe sérieusement à lui confier l’éducation du comte de Paris, enfin au moment où M. Villemain, qui l’admire et qui l’aime, obtient la signature du roi pour le faire passer de la faculté des lettres de Lyon à une chaire du Collège de France. On voudrait effacer ces injustes paroles. A la vérité, Edgar Quinet les efface lui-même quand il écrit le 30 juillet 1841, au sujet de sa nomination : « Il est donc vrai que tout n’est pas déception ; que travailler, penser solitairement, mène à quelque chose aux yeux du monde ; que l’esprit sincère n’est pas toujours dupe, et qu’il est d’autres voies que l’intrigue dans les arrangemens d’ici-bas. » tel est le va-et-vient d’une correspondance où la liberté est entière, où la plume n’est pas responsable, puisque l’auteur ne pouvait soupçonner qu’elle serait livrée un jour au public. Dès qu’on touche à ces archives d’une âme, et ce n’est pas nous qui nous en plaindrons, la règle est de donner tout ou de s’abstenir complètement. Il faut donc en prendre son parti, et, quand le vrai, le juste, l’excellent, y dominent, comme c’est le cas dans ces deux volumes, on se console de quelques erreurs échappées à la passion du moment et que rature la postérité.

Ceci d’ailleurs nous conduirait à des restrictions bien plus graves. Les dernières lettres du recueil nous mènent jusqu’à l’époque où, en politique comme en religion, Edgar Quinet va s’éloigner brusquement des régions sereines. L’année 1840 lui a été fatale. La crise du 15 juillet a irrité son patriotisme. Il n’est pas de ceux qui, dans cette douloureuse affaire, soutiennent M. Thiers contre M. Guizot ; il croit que les fautes de M. Guizot ont été aggravées par la politique de M. Thiers, et dès ce moment il n’a plus que des sentimens d’aversion pour la monarchie de juillet. Des brochures éloquentes et amères le mettent en vue dans la mêlée politique. Une certaine popularité l’enivre. Le cours qu’il va ouvrir au Collège de France, bien qu’il n’y porte d’abord que des études littéraires et philosophiques d’un ordre élevé, lui sera bientôt une cause nouvelle d’exaltation. La fièvre l’a repris au cerveau, non pas cette fièvre toute poétique, toute morale, qui l’agite aux débuts de sa vie et dont la douce Minna l’a délivré, mais la fièvre politique, la fièvre religieuse, entretenue par les batailles quotidiennes et les insultes des fanatiques. Où est le penseur si noblement troublé, le chercheur si poétiquement inquiet, l’homme de Dieu en quête du Dieu qu’il a perdu ? trop souvent, hélas ! à travers la fumée du combat, je n’aperçois plus que l’homme de secte et de parti.

On a tant de fois apprécié ici même ces luttes philosophiques de 1843 à 1848, qu’il serait superflu d’y revenir. D’ailleurs les lettres de Quinet à sa mère ne nous font assister qu’au début de cette période, et, sauf quelques récits de voyage qui complètent les Vacances en Espagne, elles n’ajoutent rien à ce qu’on savait déjà. Toutefois, sans sortir de notre sujet, sans quitter les confidences juvéniles du poète, sur le seuil de ce domaine orageux que nous ne voulons pas rouvrir, donnons-nous le plaisir d’éclairer la seconde partie de sa vie à l’aide des rayons que nous apporte la première. Ce sera la conclusion naturelle de cette étude.

Quand on vient d’interroger à fond ces deux volumes, il est impossible de ne pas être frappé de ce que j’appellerai la haute vocation poétique et religieuse d’Edgar Quinet. Pour comprendre ses lettres, il faut relire ses livres ; pour apprécier complètement ses livres, il faut recourir à ses lettres. Or le résultat de cette comparaison, c’est que le travail intérieur de l’âme de Quinet, travail continu, douloureux, ardent, toujours plus opiniâtre et plus enthousiaste de 1820 à 1840, peut se réduire à un petit nombre d’idées maîtresses dont voici le résumé. D’abord le jeune penseur, dès qu’il s’éveille à la vie de l’esprit, sent l’impossibilité pour l’homme de se passer de Dieu. Ce Dieu qu’il appelle, il le trouverait sans doute dans le christianisme, car le christianisme parle à son intelligence, à son imagination, à son cœur, par les mille voix de l’histoire et de la nature ; mais comment concilier la religion de l’Évangile avec cette autre bonne nouvelle qui a transformé le monde en 1789 ? Si le christianisme et la révolution ne peuvent vivre ensemble, c’est à la révolution qu’il s’attachera. Il ne cesse pas pour cela de chercher le Dieu dont la race humaine a besoin. Ses études sur le génie des religions lui ont appris que toute société politique a pour fondement une foi religieuse, qu’il n’y a pas dans l’histoire du monde un état, un ordre social, une grande communauté humaine ayant vraiment vécu, dont le principe de vie ne fût un dogme. Par conséquent, la société issue de la révolution doit avoir sa religion, car il ne se peut pas qu’elle subsiste dans le vide. Cette religion, qui se cache encore, dit le poétique penseur, elle est nécessaire, elle est prévue, elle est attendue, l’humanité la réclame par la voix de tous ceux qui souffrent.

Viens donc, ô dieu nouveau ! tout oracle t’appelle.


Telle est la marche logique des idées de Quinet. Regardez-y attentivement, vous verrez que tout Quinet est là. Ainsi s’expliquent Ahasvérus, Napoléon, Prométhée, et le lumineux article sur la Vie de Jésus du docteur Strauss, et ce grand livre sur la révolution qui a tant scandalisé les révolutionnaires. Dans les erreurs les plus funestes comme dans les pages les plus belles de ce livre, les idées que nous venons de résumer ne le quittent point. Il aurait pu sans doute serrer les difficultés avec plus de vigueur ; s’il avait démêlé la révolution, selon la parole profonde du père Gratry, il aurait vu que le christianisme ne peut détruire la révolution, pas plus que la révolution ne peut détruire le christianisme. N’est-ce pas déjà beaucoup que d’avoir posé le problème ? J’avoue que ce mérite nous touche aujourd’hui plus que jamais. On discute à présent pour savoir si Dieu est intelligent, si Dieu n’est pas une volonté aveugle, si le devoir de l’homme n’est pas de réparer la faute de cette force inconsciente en travaillant au nihilisme. Oh ! que ces insanités byzantines, où se complaît la raison diminuée des nouvelles générations philosophiques, nous font mieux apprécier la grandeur des conceptions de Quinet ! Sainte-Beuve a écrit dans ses notes : « J’appelle Quinet le Vaticinateur. Il a de la fougue et bien des obscurités, mais aussi des éclairs qui percent la nue, comme les oracles. » Ces éclairs, nous venons de les réunir en les rattachant à leur foyer. Sans doute Quinet s’est trompé de voie, il s’est égaré sur les cimes, il n’a pas trouvé la solution vraie ; qu’importe ! il a eu le sentiment des plus hautes questions de notre âge, et nul ne les a posées plus hardiment. Voilà pourquoi, malgré toutes ses erreurs, il est resté un maître.


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.

  1. Edgar Quinet, Allemagne et Italie, 1839, Ier vol., p. 243.
  2. Combien de temps a duré cette première période de bonheur ? Une quinzaine d’années. Edgar Quinet a survécu environ vingt-cinq ans à celle dont on retrouve ici la pure image, à celle dont il ne parle jamais dans ses lettres qu’avec vénération. Est-il besoin de faire remarquer au lecteur que ces reliques ont été rassemblées par la main d’une seconde femme ? De la part de la veuve, héritière de tous ces souvenirs, il y a là une délicatesse sur laquelle on se reprocherait d’insister ; il suffit de la signaler discrètement.
  3. Voyez les études de M. Charles Magnin sur Ahasvérus et Prométhée dans la Revue du 1er décembre 1833 et du 15 août 1838. Qu’il me soit permis de citer aussi l’étude consacrée à l’ensemble des œuvres d’Edgar Quinet (1er juillet 1858) et celle qui porte ce titre : l’Histoire et l’idéal de la révolution française (15 mai 1866).
  4. Les sujets des bas-reliefs sont : le Départ d’Ahasvérus, les Femmes ressuscitées. Le sujet du groupe est la scène d’Ahasvérus et de Rachel au jugement dernier.