Les Confidences d’un hypocondriaque
Je voudrais décrire un fort singulier état de l’âme que j’ai vu de très près, et que je crois connaître parfaitement. Ce n’est autre chose que la vieille maladie connue depuis longtemps sous le nom d’ennui, mais l’ennui arriva jusqu’à ses dernières limites, et pénétrant l’être physique tout entier de ses poisons subtils et de ses énervantes léthargies. À celui qui posséderait la plume du violent Swift, il serait facile, avec cette simple description, de faire un de ces pamphlets comme il savait les faire, un de ces pamphlets où il concentrait en quelques pages toute l’énergie de cette haine qui aurait pu suffire à une génération entière de cœurs haineux ; mais je ne possède pas la plume de l’illustre misanthrope, et n’ayant d’ailleurs aucun sentiment personnel à mêler à cette description, je dois me borner à transcrire le plus exactement possible les confessions qui m’ont été faites un certain jour. Je voudrais les transcrire sans aucune mise en scène littéraire, comme un naturaliste décrit une plante inconnue, ou comme un médecin décrit une maladie, sèchement, avec méthode et précision. Un pareil travail, s’il était accompli par un esprit attentif et délicat, ne serait inutile, je le crois, ni au moraliste, ni au médecin, ni à l’historien futur des mœurs contemporaines. Le premier y trouverait la preuve que la nature humaine a des ressources infinies, même lorsqu’elle est placée dans les conditions les plus déplorables ; le second y trouverait des indications certaines sur le tempérament des hommes d’aujourd’hui et sur les causes de leurs bizarres maladies, qui se concentrent de plus en plus sur la substance pensante et l’appareil de la sensibilité ; le dernier enfin pourrait s’en servir pour mesurer les progrès de la grande infirmité du siècle. Pour moi, mon ambition serait satisfaite, si le lecteur, après avoir achevé ces quelques pages, leur donnait lui-même pour titre : Mémoire pour servir à l’histoire de l’ennui au dix-neuvième siècle.
Comme très peu de personnes ont connu le héros de ces confidences, je crois fort inutile de vous faire ici son portrait et de vous raconter son histoire en détail. Il était, comme nous tous, composé de bonnes et de mauvaises qualités : très impérieux et très faible en même temps, très sensible à toute chose et très indifférent à toute chose, très facile à tromper et très difficile à retenir dans l’erreur où on l’avait engagé. Prompt à s’abandonner, il se passionnait en un instant pour un système, pour un principe moral, pour une œuvre d’art nouvelle, pour un ami de la veille ; mais il pénétrait rapidement au fond des choses et voyait vite le peu que cela était. J’oubliais cependant que je ne dois tracer de lui aucun portrait. Contentez-vous donc de savoir que, pour des causes très complexes, dont quelques-unes trop légitimes, il avait de bonne heure respiré ce mortel poison de l’ennui. Les ravages de cette maladie, lents et sourds d’abord, s’accrurent, à mesure que les années s’écoulèrent, avec la progression de vitesse des corps qui approchent du terme de leur chute, si bien que ce fut à l’époque où l’on supposait qu’il était près de la guérison, que la maladie prit une marche plus rapide et un caractère plus incurable. Quoiqu’il se soit ennuyé obscurément et qu’il ait été un mélancolique sans aucune célébrité, je crois pouvoir avancer que depuis les deux grands ennuyés de notre siècle, Chateaubriand et Benjamin Constant, le fardeau de la vie n’avait semblé plus lourd à personne. Il n’avait fait, il est vrai, ni René ni Adolphe ; mais je doute que René ait plus bâillé sa vie, et qu’Adolphe ait senti plus que lui l’ennui descendre de son cerveau dans son cœur. Il était une preuve vivante que cet ennui dont tous les grands poètes de notre âge ont accusé l’existence chez les générations modernes était bien une maladie réelle, et n’était pas un jeu de l’imagination, une attitude choisie pour attirer les regards du vulgaire, une pose savante pour appeler les sympathies des âmes romanesques. Il est permis en effet d’avoir quelques soupçons quand le malade s’appelle Byron, Chateaubriand ou Benjamin Constant ; on peut supposer qu’il tient à sa maladie comme à une partie de sa gloire. Malheureusement ici il n’y avait à faire aucune supposition semblable : le malade était un homme sans nom. Perdu dans la foule confuse de ses contemporains, il n’avait aucune gloire à espérer, n’en désirait aucune, et vivait seul, loin des hommes, sous l’œil maternel de la fatalité. Mais, inconnu ou non, il avait plus qu’aucun poète été favorisé de l’amitié assidue de ces deux divinités redoutées des heureux, le spleen et la mort. Elles l’aimaient, parce qu’elles savaient qu’il n’avait à leur opposer aucune formule de conjuration, aucune résistance, et qu’il leur obéirait docilement, sans appeler à son secours l’aide des divinités protectrices des joies bruyantes et conservatrices de la vie. Que de services il leur avait rendus d’ailleurs ! Quand la ville était trop gaie, elles savaient qu’il y avait toujours dans Paris un asile qui ne leur serait pas fermé. Elles entraient donc comme des amis familiers, s’asseyaient au coin du feu, à la place qu’elles connaissaient si bien, et alors, par reconnaissance pour l’hospitalité reçue, l’ennui faisait pleuvoir autour de son hôte l’épais brouillard de ses malsaines rêveries, et la mort ouvrait devant ses yeux les riantes perspectives qui mènent au bienheureux royaume de l’anéantissement.
Je l’ai vu passer successivement par toutes les phases de ce mal redoutable, je l’ai vu renoncer tour à tour à toutes les chimères que les hommes poursuivent sous le nom de bonheur, éclat, renom, amour, amitié, opinion du monde, orgueil de soi-même, et je lui dois cette justice, que jamais homme n’a dit adieu à toutes ces choses qui sont si chères à notre nature avec plus d’égalité d’âme et plus de sérénité. Chaque fois qu’il a dû renoncer à quelqu’une de ces vaines illusions, il l’a fait avec une bonne grâce parfaite, sans contorsions et sans déclamations, en prenant respectueusement congé de l’idole qui s’enfuyait. Oh ! que le destin est bon ! Cet être, qui semblait condamné à devenir le plus malheureux des hommes, avait trouvé dans son malheur même la source d’une joie infinie et d’une paix profonde. Religieusement soumis aux inexorables décrets qui avaient été prononcés sur lui, il savait qu’il lui était défendu d’espérer, et il se résignait humblement. Il savait que nul ami n’est aussi assidu que l’ennui, nul amour aussi fort que celui de la mort ; et il s’estimait heureux d’avoir conquis une amitié qui devait durer toute la vie, un amour qui le suivrait pendant toute l’éternité.
Rien cependant dans sa personne n’indiquait au premier abord qu’il fût en rapport avec d’aussi grandes puissances, ni qu’il fût honoré d’aussi illustres amitiés, rien, si ce n’est une certaine tendance à s’isoler, qui pouvait faire supposer un mystère dans sa vie. Cet isolement lui avait été souvent reproché par les rares personnes dont il supportait la rare société, et il avait été interprété de diverses façons ; mais aucune de ces interprétations n’était la vraie. Il s’isolait, parce qu’une sévère expérience lui avait révélé plusieurs fois que la solitude était sa condition naturelle, que s’il tentait d’en sortir, il le ferait à ses risques et périls, et que l’ennui était, à tout prendre, préférable au ridicule et à la lâcheté. D’ailleurs cet ennui si funeste avait fini par lui devenir nécessaire, il était devenu une habitude comme l’opium et le tabac. Lorsqu’il s’abandonnait à un élan de gaieté, on le voyait s’arrêter subitement, comme s’il eût reçu à l’oreille quelque sévère avertissement, ou que la pensée qu’il mentait à sa véritable nature lui eût traversé l’esprit. « Que fais-tu, misérable présomptueux ? tu t’avises d’être gai, comme si tu avais quelques motifs de l’être ; memento quia pvlvis es, souviens-toi que tu dois être le fidèle serviteur de l’ennui ; bâille en son honneur, et ne recommence pas tes impertinentes incartades. » Telles étaient les paroles qu’il lui semblait entendre prononcer par sa conscience, et qui le ramenaient modeste et soumis aux conditions pour lesquelles il était créé… Jamais homme, depuis le philosophe de Pascal, ne s’est montré acteur si docile, et n’a joué avec plus de scrupule le personnage que les dieux lui avaient confié dans la vaste comédie dont ils s’amusent.
Grâce à ces heureuses disposions, il tomba enfin dans cette sombre maladie qui renferme toutes les autres, l’hypocondrie, et ce qui n’avait été jusque-là qu’une rêverie malsaine devint une sinistre réalité. Il eut dès lors toujours présent avec lui un spectre invisible pour tout le monde, visible pour lui seulement, et la pensée du néant, qui ne se présente à l’esprit des autres hommes que pour en être chassée par les préoccupations des plaisirs et des affaires, lui devint familière et chère entre toutes. Toutes ces légères velléités de bonheur qui de loin en loin agitaient encore son cœur cessèrent de le tourmenter, et le désir même de vivre mourut en lui. Dans cette stérilité, dans ce silence de toutes les voix de la nature, il trouva pourtant paix et douceur. Cette quiétude au sein d’un ennui aussi profond devint enfin tellement effrayante, que ses meilleurs amis ne virent d’autre remède qu’une réaction violente, de quelque nature qu’elle fût ; ils le supplièrent de s’arracher à ce bonheur sinistre, de secouer cette paix plus mortelle qu’une eau marécageuse et dormante, d’essayer de vivre en un mot. Ils tentèrent une dernière fois de le bercer de vains rêves, ils essayèrent d’attiser en lui les flammes des espérances. Inutiles tourmens ! les flammes étaient éteintes, et le foyer où elles s’alimentaient refroidi depuis longtemps.
C’est alors qu’un soir, après avoir fait tous les efforts qu’il était en mon pouvoir de faire pour l’engager à rebrousser chemin dans la voie où il était entré, et à rentrer brusquement dans la vie, je reçus en réponse à mes conseils ces tristes confidences que j’essaierai de reproduire telles qu’elles furent faites, sans amplification ni développement inutile, et dans leur concision cruelle et ironique.
« Vous me plaignez, mon ami ; vous me jugez malheureux et désespéré ! Si vos conseils ressemblaient à ceux que je reçois chaque jour d’amis indifférens ou d’indifférens trop officieux, je vous répondrais tranquillement ce que j’ai répondu si souvent déjà : « Oui… sans doute… j’essaierai ; merci, en attendant, de vos excellens conseils. » Mais comme je vois en vous plus de sincérité que chez la plupart de ceux qui m’entourent, je vous répondrai franchement : Ne me plaignez pas. Si j’ai souffert, depuis longtemps toutes les blessures sont cicatrisées ; si j’ai été malheureux, je ne le suis plus ; le sort compatissant, ne trouvant plus rien à ronger en moi, a bien voulu me rendre la paix et chercher ailleurs une autre proie. Maintenant je jouis d’un bonheur inaltérable que rien, je crois, ne pourra troubler désormais, car j’ai conquis dès ce monde le repos de l’éternité. Ah ! mon ami, les sentiers par lesquels vous fait passer l’ennui ressemblent aux sentiers pénibles que préfère, dit-on, la vertu ; mais au terme du désagréable voyage on trouve, je vous assure, la récompense de ses fatigues. Je voudrais vous faire bien comprendre le bonheur dont je jouis, et en vérité c’est une tâche difficile. Je chercherai donc dans l’histoire morale de l’homme un fait historique qui puisse vous servir de point de comparaison pour juger de l’état de mon âme. Vous savez ce que les bouddhistes appellent le nirwana. C’est une des plus singulières méthodes de perfectionnement mystique que l’enthousiasme humain ait encore inventées, comme le bouddhisme lui-même me semble, si je puis m’exprimer ainsi, une des atmosphères morales les plus étranges que l’âme humaine ait traversées jusqu’à présent. De quel immense ennui, de quelle lassitude ne témoigne pas cette doctrine, qui a fait de l’athéisme une religion, qui adonné à l’homme la promesse du néant ; comme récompense de la vertu et de la piété ! L’âme humaine, qui partout ailleurs a reculé d’effroi devant la pensée du néant, s’est sentie un jour saisie de terreur devant la pensée qu’elle ne mourrait jamais ; elle a eu, pour ainsi dire, la panique de l’immortalité. Alors elle a embrassé l’idée du néant comme sa plus chère espérance, et n’osant y croire cependant, elle s’est creusée elle-même, elle s’est épuisée à trouver des méthodes ingénieuses de mériter cette récompense. De là un système de métaphysique extrêmement subtil et profond, où le néant est considéré comme l’essence divine : elle-même, où la raison humaine est considérée comme d’autant plus parfaite qu’elle se rapproche davantage du néant. Le but suprême de la sagesse consiste à trouver le moyen de ne plus vivre. Qu’est-ce qui constitue la vie ? demande le bouddhiste Le désir, l’espérance, la passion, voilà les racines qui rattachent l’âme à la vie, lorsqu’elle veut quitter son enveloppe mortelle, ces liens la retiennent et l’emprisonnent encore dans un nouveau corps, l’empêchent d’aller se perdre au sein de l’éternel rien. Mourons donc dès cette vie, si nous voulons mériter ce bienheureux anéantissement, coupons ces tyranniques racines qui entravent notre perfection et retardent notre bonheur ; travaillons à ne plus espérer, à ne plus aimer, à ne plus désirer, à ne plus penser, et ainsi nous monterons successivement les degrés de l’échelle mystique qui conduit au vide infini.
« Que de peines se donnent les pieux talapoins, les bonzes mystiques, les vertueux ascètes, sectateurs de Bouddha, pour arriver à cet état qu’on pourrait définir la mort dans la vie ! Il n’est pas de moyens absurdes devant lesquels ils aient reculé, pas d’expédient ridicule dont ils aient eu honte, pas d’attitude obscène ou grotesque qu’ils aient hésité à prendre. Quels labeurs pour s’abêtir, quelles ruses ingénieuses pour se mutiler ! Mais en vérité tout cela me paraît bien enfantin. Dans leurs rituels d’abêtissement, les pauvres gens ont oublié l’ennui, qui les eût dispensés de tant d’expédiens ridicules ; l’ennui, plus puissant pour sécher le cœur et tarir les sources de la pensée que tous les exercices monastiques, que tous les tours de force inventés par les stylites orientaux. J’en sais plus long qu’eux sur la perfection suprême sans avoir eu besoin de recourir à leurs méthodes, et avec le seul ennui pour auxiliaire, j’ai franchi rapidement tous les degrés du nirwana.
« Vous qui jugez mon sort si malheureux, vous ignorez tout le bonheur que l’ennui peut procurer à ceux qu’il a choisis pour ses victimes. Jamais tyran italien n’a fait mourir ses ennemis avec plus de grâce, et en les couvrant de plus de fleurs. Ses premières visites, par exemple, sont charmantes, pleines de douces rêveries, de tendres entretiens, d’affectueuses larmes. Il s’assied à vos côtés, le perfide, et en même temps qu’il vous insinue ses poisons, il vous conseille d’espérer, de prendre goût à la vie, de l’oublier même. Conseils hypocrites ! il sait bien qu’on ne peut guérir de ses poisons. Il s’insinue auprès de vous comme un ami, et un long temps s’écoule avant que vous ayez aperçu qu’en lui vous avez un maître. Et les heures coulent rapidement en sa compagnie, quoi qu’en dise l’opinion vulgaire ! Il peuple votre solitude d’une foule de génies et d’esprits malfaisans, et des essaims de mélancolies légères viennent par son ordre, comme les océanides de Prométhée, vous prodiguer leurs impuissantes consolations. Cette première période du spleen est donc pleine de charme et de dangereux attrait ; l’âme s’y laisse doucement aller, et apprend à tirer de son infortune même un funeste plaisir. Cependant un rayon de véritable bonheur pourrait faire fondre en un instant tous ces enchantemens malsains, toute cette magie vaporeuse ; mais il refuse de briller, et le brouillard s’épaissit de plus en plus.
« Le bonheur seul en effet, le bonheur réel, non les vaines chimères auxquelles nous donnons ce titre, peut lutter avec avantage contre cet ennemi terrible lorsqu’il n’a pas pris depuis trop longtemps possession de notre âme. Toutes les autres armes sont vaines, quoi qu’on dise, et l’énergie d’un Hercule faiblirait dans une pareille lutte. Que veulent dire les pédagogues qui n’ont jamais subi les atteintes de ce mal, les mondains à la vie bruyante, lorsqu’ils nous prêchent qu’il est de notre devoir de lutter, ou qu’ils nous proposent leurs plaisirs comme moyens de défense ? Pensent-ils donc que la lutte n’ait pas eu lieu ? Il y a toujours un moment où la réaction arrive, où l’âme s’agite avec une fiévreuse impatience pour secouer son engourdissement, où nous nous indignons contre cet asservissement que nous n’avions pas prévu, où nous essayons de reconquérir notre liberté. C’est l’heure des vaines colères et des inutiles violences, l’heure des blasphèmes lancés dans le vide, des cris auxquels nul écho ne répond, des larmes que nul souffle du ciel ne vient sécher ; mais, pareille à un peuple révolté qui vient de lui-même se remettre sous le joug d’un tyran, l’âme se lasse de ces stériles combats. Oh ! comme elle revient domptée, soumise et châtiée de sa tentative d’indépendance ! Avec quelle muette servilité et quel obéissant empressement elle reprend le collier de son ancienne servitude ! Désormais elle ne fera plus un mouvement : elle comprend qu’elle est une victime marquée par la fatalité, et, pleine de repentir pour ses hardiesses impies, elle courbe pieusement la tête devant cette éternelle puissance qui régissait les anciens dieux et qui régit toujours les hommes.
« C’est alors que cet ancien ami, cet aimable compagnon de vos longues journées solitaires et de vos veilles silencieuses, l’ennui, se présente à vous avec son véritable visage, imposant, solennel, despotique. Désormais docile et revenu à jamais de vos incartades d’écolier, vous prêtez attentivement l’oreille à ses graves leçons, vous n’en perdez plus une syllabe. L’amour de ce maître austère vous vient, vous comprenez enfin que son dessein est de vous donner, malgré vous, le bonheur. Il veut vider votre âme et votre cœur de tout cet assemblage profane d’idées, de sentimens, de passions, sources d’erreurs et de mensonges que les sages ont toujours fuies. Il veut y faire régner un désert solennel qui soit un tabernacle digne de recevoir l’idée du rien éternel. Une telle opération vous semble dépasser de beaucoup, n’est-il pas vrai, les opérations chirurgicales les plus douloureuses que nous connaissions ? Cependant il n’en est rien. L’ennui procède dans son œuvre de destruction comme la nature, comme le temps, comme toutes les forces éternelles qui ne sont pas de l’homme, qui n’ont pas de fiévreuses impatiences et de puériles précipitations ; il procède avec lenteur et avec mesure. Oh ! comme le cœur de l’homme, ce fragile organe qui semblerait devoir être brisé en quelques minutes, peut résister longtemps ! Quelles solides et subtiles racines l’attachent à la vie ! Quelle force il a pour souffrir ! Avec quelle élasticité et quelle souplesse il rebondit contre l’adversité ! Quelle source inépuisable d’amour, quels mystérieux trésors d’affection et de bonté sont cachés en lui ! Pour dessécher cette source, pour dissiper ces trésors, il faut des années. C’est un grand martyre, pensez-vous sans doute, d’assister chaque jour, à toute heure, sans intervalle de repos, à la destruction de son propre cœur, que de le voir s’en aller par imperceptibles lambeaux comme une étoffe rongée des vers ? Lorsqu’il nous est infligé par une main humaine, celle d’un tyran domestique par exemple, ou celle d’une femme aimée, ce martyre nous paraît insupportable. Eh bien ! avec l’ennui, je vous assure, ce supplice est supportable après tout ; l’ennui n’a pas ces lourdeurs et ces maladresses de main, cette ignorance grossière, cette rudesse cruelle qui distinguent nos bourreaux humains ; lui, il panse en même temps qu’il blesse, il endort en même temps qu’il tue. Sa puissance narcotique est telle que dans mes rares heures de libre fantaisie, lorsque, pareil à l’esclave, je raillais mon maître absent, j’ai souvent pensé que les savans devraient chercher le moyen d’utiliser l’ennui dans les opérations chirurgicales qui réclament l’emploi de l’éther.
« Il a deux baumes pour apaiser l’irritation des plaies qu’il creuse dans l’âme, le mépris et l’oubli. On se console de bien des choses, je vous assure, en méprisant et en oubliant. Je vous recommande surtout le mépris comme une volupté que très peu d’hommes connaissent, et qui est une des plus délicieuses qu’on puisse goûter sur cette terre. Si un jour vous en prenez le goût, usez-en largement : c’est une volupté dont il est nécessaire d’abuser pour la sentir, et qui perd toute sa saveur lorsqu’elle est prise à petites doses. C’est, après l’amour, la plus grande volupté dont l’âme humaine soit capable ; seulement je la crois plus délicate que l’amour, plus exquise, plus distinguée, comme on dit aujourd’hui, moins à la portée de la foule grossière, moins conforme aux instincts du vulgaire. On dit que ceux qui ont aimé une fois cherchent à aimer jusqu’à leur mort ; ceux qui ont méprisé une fois ne se guérissent aussi que par la mort de cet aimable poison. Le mépris est l’auxiliaire le plus actif de la mort ; c’est celui qui, de tous nos sentimens, nous fait le mieux prendre la vie en dégoût et l’humanité en pitié. Essayez-en, et vous me direz plus tard si vous pensez qu’il soit un cœur qui puisse vivre longtemps, s’il est soumis à cette volupté violente. Et c’est à ce régime que j’ai été soumis. Non-seulement j’ai cessé de croire à la possibilité de vivre, mais j’ai cessé de sentir même le désir de la vie.
« Pendant, longtemps, à mesure que je sentais mon cœur se fermer et mon âme se dépouiller, comme un arbre aux approches de l’hiver, il me semblait que j’éprouvais comme une lassitude vague qui se traduisait par un immense besoin de repos ; mais aujourd’hui j’ai conquis ce repos : le vide est maintenant complet. Si le bonheur existe, je n’en veux rien savoir ; si la vérité existe, elle ne m’est plus nécessaire. Que la vérité reste entre les mains jalouses des dieux, qui rient de nos efforts pour l’atteindre, je ne les divertirai pas plus longtemps de mes souffrances et de mes travaux : je n’ai jamais eu aucun goût pour les rôles ridicules. Que le bonheur aille où il le voudra chercher ses élus, je ne l’appellerai plus, car j’ai une certaine fierté, et je n’ai jamais poursuivi longtemps, ce qui s’obstinait à me fuir. Pour parler un langage poétique : non, je ne serai plus la dupe des olympiens et des mortels. L’ennui, le bienfaisant ennui m’a enfin délivré de tous ces soucis qui nous causent de si cruelles souffrances, et qui pourtant nous sont si chers, tant que nous n’avons pas dominé notre nature charnelle et dompté l’ancien Adam qui est en nous, comme disent les théologiens. Moi, j’ai dompté l’ancien Adam, je m’en flatte, à l’aide du tout-puissant spleen, et je suis entré dans le royaume de l’ataraxie la plus stoïque. Le calme règne en moi et autour de moi ; je suis comme plongé dans l’infini du vide. Comment pourrais-je vous dépeindre les joies que j’éprouve. Une bouche mortelle n’a pas de mots pour décrire à une oreille mortelle des voluptés qui dépassent notre nature. Comment exprimer ce bonheur de l’insensibilité absolue, cette plénitude du néant ? Il faudrait pour une telle œuvre la plume des grands poètes qui ont entrepris de chanter les joies célestes et les voluptés séraphiques. Je suis donc heureux, très heureux, et en même temps que j’ai trouvé le bonheur, j’ai travailler à mon perfectionnement moral, s’il faut en croire les docteurs bouddhistes. Je me suis dépouillé successivement de tout ce qui pouvait m’attacher à la vie, et qui me rendait indigne d’entrer dans le néant éternel. Maintenant j’attends ma récompense, que le sort, malgré ses rigueurs, ne peut me refuser sans une iniquité trop criante c’est-à-dire ce néant éternel, que j’aurai bien gagné à la sueur de mon front, je vous assure, et que je vous souhaite lorsque vous serez arrivé à l’état de perfection auquel je suis arrivé. »
Je n’eus pas le courage de remercier mon pauvre ami de l’aimable vœu qu’il faisait pour moi ; ce souhait d’anéantissement, étant une formule de politesse fort inusitée jusqu’à présent, me frappa de surprise et me laissa sans réponse. Quelques années se sont écoulées depuis le soir où cette navrante confession me fut faite, et celui qui la fit jouit maintenant, il faut l’espérer, d’une immortalité plus douce que cet anéantissement qu’il attendait avec un calme si religieux ; mais ses paroles me sont restées dans la mémoire comme la meilleure expression de la tournure qu’a prise, vers le milieu de notre siècle, ce sentiment de l’ennui, qui depuis tantôt cent ans a joué un si grand rôle dans le monde. Tout ce que j’ai vu de caractères mélancoliques et entendu de discours splénétiques portaient le même cachet d’ironie amère, calme, méprisante et un peu brutale. L’ennui a subi une transformation, comme toute chose autour de nous ; il eût été fort singulier en effet que lui seul n’eût pas changé, et que dans notre société matérialiste il eût gardé ses délicatesses de dilettante, de touriste grand seigneur et de poète allemand. Au commencement de notre siècle, l’ennui fut presque une religion ; il se confondit avec une noble inquiétude des choses éternelles ; il cherchait, il rêvait ; que dis-je ? il osait même espérer. Aujourd’hui l’ennui règne plus qu’autrefois ; mais ce n’est plus un noble tourment, c’est une maladie, lourde, fatigante, monotone ; il ne se contente plus d’enivrer l’âme, il la tue. L’ennui n’est plus une inquiétude, comme au temps de Goethe et de Rousseau, c’est une négation ; ce n’est plus ce scepticisme qui rougissait de lui-même et osait à peine s’avouer, c’est l’athéisme qui s’avoue sans fausse honte, froidement et franchement. Nous allons vite en vérité, dans le siècle où nous vivons, vite comme la cavalcade sinistre de la ballade de Burger. Nous marchons d’un pas rapide et hardi dans le chemin de la mort. Tout s’en va, tout se décolore et s’abâtardit, même le désespoir, même l’ennui. On dirait que l’âme humaine a atteint la limite de volupté, de pensée, de curiosité, qu’elle ne peut franchir sans se paralyser ou s’hébéter. Lasse d’espérer, fatiguée d’attendre, veuve depuis trop longtemps des sentimens qui donnaient un but à son activité, elle se tient accroupie au fond de l’organe que les philosophes lui ont assigné pour séjour, et contemple d’un air hagard les sens qui simulent encore les grimaces de la vie. Comme mon ami l’hypocondriaque, elle tire maintenant son bonheur de son impuissance, et place dans le néant son suprême espoir et sa dernière récompense.
EMILE MONTEGUT.