Les Confidences (Lamartine)/Préface

Chez l’auteur (Œuvres complètes tome 29p. 3-16).


À
M. PROSPER GUICHARD
DE BIEN-ASSIS

SERVANT DE PRÉFACE

16 octobre 1845.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

........Arrivons au sujet de ta lettre. Tu me demandes : Quelle est donc la nature de ces Confidences dont un journal immensément répandu en France et en Europe annonce la publication dans ses feuilles ? Tu t’étonnes avec raison de voir les pages domestiques de ma vie obscure livrées ainsi par moi, de mon vivant, aux regards indifférents de quelques milliers de lecteurs de feuilletons…

« Cette publicité, dis-tu, déflore les choses du cœur, et les feuilletons sont la monnaie de billon des livres. Pourquoi fais-tu cette faute ? ajoutes-tu avec cette franchise un peu rude qui est le stoïcisme de la véritable amitié. Est-ce pour te nourrir de tes propres sentiments ? Ils seront moins à toi quand ils seront à tout le monde. Est-ce pour de la gloire ? Il n’y en a pas dans le berceau ; il n’y en a que sur le tombeau d’un très-petit nombre d’hommes. La célébrité n’est que la gloire du jour ; elle n’a pas de lendemain. Est-ce pour de l’argent ? Mais c’est le payer trop cher ! Explique-moi tout cela, ou arrête-toi, s’il en est temps, car je n’y comprends rien. »

Hélas ! mon ami, je vais m’expliquer : mais je commence par convenir avec humilité que tu as raison sur tous les points. Seulement, quand tu auras entendu d’une oreille un peu partiale mon explication, peut-être conviendras-tu tristement à ton tour que je n’ai pas eu tort. Voici le fait tout nu ; c’est une confidence aussi, et ce n’est peut-être pas la moins indiscrète.

Tu te souviens du temps de notre jeunesse, de ces jours d’automne que j’allais passer avec toi dans le solitaire château de ta mère, en Dauphiné, sur cette colline de Bien-Assis, à peine renflée sur la plaine de Crémieux, comme une vague décroissante qui apporte un navire à la plage. Je vois encore d’ici la terrasse couverte de ses arcades de vigne, la source dans le jardin sous deux saules pleureurs que ta mère venait de planter, et dont, sans doute, quelque rejeton s’effeuille maintenant sur sa tombe ; les grands bois derrière où retentissait, le matin, la voix de tes chiens ; le salon orné du portrait de ton père en uniforme d’officier général, avec un cordon rouge de l’ancien régime ; la tourelle, enfin, toute pleine de livres, dont ta mère tenait la clef, et qui ne s’ouvrait qu’en sa présence, de peur que nos mains ne prissent la ciguë pour le persil parmi cette végétation touffue et trompeuse de la pensée humaine, où la panacée croît si près du poison.

Tu te souviens aussi de tes voyages de vacances à Milly, où tu as connu ma mère, qui t’aimait presque comme un fils ! Sa gracieuse figure, ses yeux imbibés de la tendresse de son âme, le timbre ému et mouvant de sa voix, son sourire de paix où se répandait toujours une bonté, où jamais la plus légère raillerie ne contractait les lèvres, sont-ils restés dans ta mémoire ?

« Quel rapport y a-t-il, me diras-tu, entre tout cela, le château de Bien-Assis, la maisonnette de Milly, ma mère et la tienne, et la publication de ces pages de ta jeunesse ? »

Tu vas voir !

Ma mère avait l’habitude, prise de bonne heure, dans l’éducation un peu romaine qu’elle avait reçue à Saint-Cloud, de mettre un intervalle de recueillement entre le jour et le sommeil, comme les sages cherchent à en mettre un entre la vie et la mort. Quand tout le monde était couché dans sa maison, que ses enfants dormaient dans leurs petits lits autour du sien, qu’on n’entendait plus que le souffle régulier de leurs respirations dans la chambre, le bruit du vent contre les volets, les aboiements du chien dans la cour, elle ouvrait doucement la porte d’un cabinet rempli de livres d’éducation, de dévotion, d’histoire ; elle s’asseyait devant un petit bureau de bois de rose incrusté d’ivoire et de nacre, dont les compartiments dessinaient des bouquets de fleurs d’oranger ; elle tirait d’un tiroir de petits cahiers reliés en carton gris comme des livres de compte. Elle écrivait sur ces feuilles, pendant une ou deux heures, sans relever la tête et sans que la plume se suspendît une seule fois sur le papier pour attendre la chute du mot à sa place. C’était l’histoire domestique de la journée, les annales de l’heure, le souvenir fugitif des choses et des impressions, saisi au vol et arrêté dans sa course, avant que la nuit l’eût fait envoler : les dates heureuses ou tristes, les événements intérieurs, les épanchements d’inquiétude et de mélancolie, les élans de reconnaissance et de joie, les prières toutes chaudes jaillies du cœur à Dieu, toutes les notes sensibles d’une nature qui vit, qui aime, qui jouit, qui souffre, qui bénit, qui invoque, qui adore, une âme écrite enfin !…

Ces notes jetées ainsi à la fin des jours sur le papier comme des gouttes de son existence, ont fini par s’accumuler et par former, à sa mort, un précieux trésor de souvenirs pour ses enfants. Il y en a vingt-deux volumes. Je les ai toujours sous la main, et quand je veux retrouver, revoir, entendre l’âme de ma mère, j’ouvre un de ces volumes, et elle m’apparaît.

Or, tu sais combien les habitudes sont héréditaires. Hélas ! pourquoi les vertus ne le sont-elles pas aussi ?… Cette habitude de ma mère fut de bonne heure la mienne. Quand je sortis du collège, elle me montra ces pages et elle me dit :

« Fais comme moi : donne un miroir à la vie. Donne une heure à l’enregistrement de tes impressions, à l’examen silencieux de ta conscience. Il est bon de penser, le jour, avant de faire tel ou tel acte : « J’aurai à en rougir ce soir devant moi-même en l’écrivant. » Il est doux aussi de fixer les joies qui nous échappent ou les larmes qui tombent de nos yeux, pour les retrouver, quelques années après, sur ces pages, et pour se dire : « Voila donc de quoi j’ai été heureux ! Voilà donc de quoi j’ai pleuré ! » Cela apprend l’instabilité des sentiments et des choses ; cela fait apprécier les jouissances et les peines, non pas à leur prix du moment, qui nous trompe, mais au, prix seul de l’éternité, qui seule ne nous trompe pas ! »

J’écoutai ces paroles et j’obéis. Seulement je n’obéis pas à la lettre. Je n’écrivis pas tous les jours, comme ma mère, le jour écoulé. L’emportement de la vie, la fougue des passions, l’entraînement des lieux, des personnes, des pensées des choses, le dégoût d’une conscience souvent troublée, que je n’aurais contemplée qu’avec humiliation et avec douleur, m’empêchèrent de tenir ce registre de mes pas dans la vie avec la pieuse régularité de cette sainte femme. Mais de temps en temps, aux heures de calme où l’âme s’assoit, aux époques de solitude où le cœur rappelle à soi les tendresses et les images, aux temps morts de l’existence où l’on ne revit que du passé, j’écrivis (sans soin et sans songer si jamais un autre œil que le mien lirait ces pages), j’écrivis, dis-je, non toutes, mais les principales émotions de ma vie intérieure. Je remuai du bout de ma plume la cendre froide ou chaude de mon passé. Je soufflai sur ces charbons éteints de mon cœur pour en ranimer quelques jours de plus la lueur et la chaleur dans mon sein ! Je fis cela à sept ou huit reprises de ma vie, sous la forme de notes, dont l’une n’a de liaison avec l’autre que l’identité de l’âme qui les a dictées.

Suis-moi encore un moment et pardonne à la longueur de ma lettre.

Il y a cinq ou six ans, j’étais allé, pendant un été, me réfugier, pour travailler en paix à l’Histoire de la Révolution française, dans la petite île d’Ischia, au milieu du golfe de Gaëte, séparé du continent par cette belle mer sans laquelle aucun site n’est complet pour moi ; l’infini visible qui fait sentir aux yeux les bords du temps et entrevoir l’existence sans bords. Ischia, comme tu le verras en lisant ces pages, m’a toujours été cher à un autre titre. C’est la scène de deux des plus tendres réminiscences de ma vie : l’une suave et juvénile comme l’enfance ; l’autre grave, forte et durable comme l’âge d’homme. On aime les lieux où l’on a aimé. Ils semblent nous conserver notre cœur d’autrefois et nous le rendre intact pour aimer encore.

Un jour donc de l’été de 1843, j’étais seul, étendu à l’ombre d’un citronnier, sur la terrasse de la maisonnette de pêcheur que j’occupais, à regarder la mer, à écouter ses lames qui apportent et remportent les coquillages bru issants de ses grèves, et à respirer la brise que le contre-coup de chaque flot faisait jaillir dans l’air, comme l’éventail humide qu’agitent les pauvres nègres sur le front de leurs maîtres dans nos tropiques. J’avais fini de dépouiller, la veille, les mémoires, les manuscrits et les documents que j’avais apportés pour l’Histoire des Girondins. Les matériaux me manquaient. J’avais rouvert ceux qui ne nous manquent jamais, nos souvenirs. J’écrivais sur mon genou l’histoire de Graziella, ce triste et charmant pressentiment d’amour que j’avais rencontré autrefois dans ce même golfe, et je l’écrivais en face de l’île de Procída, en vue de la ruine de la petite maison dans les vignes et du jardin sur la côte, que son ombre semblait me montrer encore du doigt. Je voyais sur la mer s’approcher une barque à pleine voile, dans des flots d’écume, sous un soleil ardent. Un jeune homme et une jeune femme cherchaient à abriter leurs fronts sous l’ombre du mât.

La porte de la terrasse s’ouvrit. Un petit garçon d’Ischia, servant de guide aux nouveaux débarqués dans l’île, entra et m’annonça inopinément un étranger.

Je vis s’approcher un jeune homme de haute et souple stature ; d’une démarche lente et mesurée comme celle de quelqu’un qui porte une pensée et qui craint de la répandre ; d’un visage mâle et doux, encadré d’une barbe noire ; d’un profil qui se découpait sur le ciel bleu en deux pures lignes grecques, comme ces physionomies des jeunes disciples de Platon qu’on retrouve dans le sable du Pirée, sur des médailles ou sur des pierres taillées d’un blanc bistre. Je reconnus la démarche, le profil et la voix timbrée d’Eugène Pelletan, un des amis de mon second âge. Tu connais ce nom comme celui d’un des écrivains qui ont le plus de lueur matinale de notre gloire future sur leurs premières pages, pressentiments vivants des idées qui vont éclore, précurseurs du siècle où nous ne serons présents que par nos vœux. J’aime Pelletan de cet attrait qu’on a pour l’avenir. Je le reçois comme une bonne nouvelle et comme un ami. Il est de ces hommes qui n’importunent jamais, mais qui, vous aident à penser comme a sentir.

Il avait laissé sa jeune et gracieuse femme dans une maison de la plage. Après avoir causé un moment de la France et de cette île, où il avait appris, par hasard, à Naples, que j’étais retiré, il vit des pages sur mes genoux, un crayon a demi usé entre mes doigts. Il me demanda ce que je faisais. « Voulez-vous l’entendre, lui dis-je, pendant que votre jeune femme dort pour se reposer de la traversée, et que vous vous reposerez vous-même contre ce tronc d’oranger ? Je vais vous lire. » Et je lui lus, pendant que le soleil baissait derrière l’Epomeo, haute montagne de l’ile, quelques-unes des pages de l’histoire de Graziella. Le lieu, l’heure, l’ombre, le ciel, la mer, le parfum des arbres, se répandirent sur les pages sans couleur et sans parfum, et lui firent l’illusion de l’inattendu et du lointain. Il en parut ému. Nous fermâmes le livre. Nous descendîmes à la plage ; nous visitâmes l’île dans la soirée, avec sa femme ; je lui donnai l’hospitalité d’une nuit, et il repartit.

Je restai jusqu’aux premières tempêtes d’automne à Ischia, et je repartis moi-même pour Saint-Point.

Des affaires pressantes m’y rappelaient : Res angusta domi, comme dit Horace ; triste mot que les modernes ont traduit par gêne domestique, embarras de fortune, difficulté de vivre selon son état. — Comment les connais-tu ? me dis-tu sans doute. Ne pouvais-tu pas t’en affranchir en servant honorablement ton pays, qui ne t’a jamais fermé la carrière de ses négociations largement rétribuées ? — C’est vrai, mais j’ai préféré, depuis 1830, servir à mes dépens dans l’armée de Dieu, soldat sans solde des idées qui n’ont pas de budget sur la terre. Quoi qu’il en soit, on me demandait inopinément le remboursement d’une somme considérable que j’avais empruntée pour racheter de ma famille la terre et la maison de ma mère, ce Milly que tu connaissais tant et où nous avons tant rêvé et tant erré ensemble quand tu avais seize ans et moi quinze. À la mort de ma mère, ce bien de cœur plus que de terre allait se vendre pour être partagé en cinq parts dont je n’avais pas une. Il allait passer à des inconnus. Mes sœurs et mes beaux-frères, aussi affligés que moi, m’offraient généreusement tous les moyens de sauver le dépôt commun de leurs souvenirs. J’étais plus riche alors ; je fis un effort surnaturel ; j’achetai Milly. J’espérais y finir mes jours. Le poids de cette terre dont je payai jusqu’au dernier cep avec de l’argent d’emprunt, m’écrasa longtemps. J’acceptai joyeusement ce poids pour ne pas vendre un sentiment avec un sillon. Je ne m’en repentis jamais ; je ne m’en repens pas encore. Mais enfin l’heure arrivait où il fallait ou succomber ou vendre. Je retardais en vain. Si le temps a des ailes, les intérêts d’un capital ont la rapidité et le poids du wagon.

J’étais navré.... Je me retournais dans mon angoisse. Je prenais mon parti ; puis je revenais sur ma résolution prise. Je regardais de loin avec désespoir ce petit clocher gris sur le penchant de la colline, le toit de la maison, la tête des tilleuls que tu connais et qu’on voit de la route, par-dessus les tuiles du village. Je me disais : « Je ne pourrai plus passer sur cette route ; je ne pourrai plus regarder de ce côté. Ce clocher, cette colline, ce toit, ces murs, me reprocheront toute ma vie de les avoir livrés pour quelques sacs d’écus ! Et ces bons habitants ! et ces braves et pauvres vignerons, qui sont mes frères de lait et avec lesquels j’ai passé mon enfance, mangeant le même pain à la même table ! que diront-ils ? que deviendront-ils quand on va leur apprendre que j’ai vendu leurs prés, leurs vignes, leur toit, leurs vaches et leurs chèvres, et qu’un nouveau possesseur, qui ne les connaît pas, qui ne les aime pas, va bouleverser demain peut-être toute leur destinée, enracinée comme la mienne dans ce sol ingrat mais natal ? »

Cependant l’heure pressait. Je fis venir un de ces hommes estimés dans le pays, qui achètent les propriétés en bloc pour les revendre en détail, un de ces monnayeurs intelligents de la terre, et je lui dis : « Vendez-moi de Milly ce qu’il faut pour faire cent mille francs, » ou plutôt, comme dit au juif le marchand de Venise, dans Shakspeare : « Vendez-moi un morceau de ma chair ! »

Cet homme, que tu connais, car il est de ton pays, M. M***, était sensible. Je vis des larmes dans ses yeux. Il aurait donné son bénéfice pour me sauver cette peine ; mais il n’y avait plus à délibérer. Nous allâmes ensemble sur les lieux, sous un prétexte vague, pour examiner quelle partie du domaine pouvait le plus convenablement s’en détacher et se diviser en lots accessibles aux acquéreurs du voisinage. Mais c’est la que l’embarras devint plus insoluble et l’angoisse plus déchirante entre nous. Monsieur, me disait-il en étendant le bras et en coupant l’air du geste comme un arpenteur coupe le terrain, voilà un lot qui se vendrait facilement ensemble, et qui n’ébrécherait pas trop ce qui vous restera. - Oui, répondais-je, mais c’est la vigne qu’a plantée mon père l’année de ma naissance, et qu’il nous a toujours recommandé de conserver comme la meilleure pièce du domaine arrosé de sa sueur, en mémoire de lui. — Eh bien, reprenait l’appréciateur, en voilà un autre qui tenterait bien les acheteurs de petite fortune, parce qu’il est propre au bétail. — Oui, répliquais-je, mais cela ne se peut pas ; c’est la rivière, le pré et le verger où notre mère nous faisait jouer et baigner dans notre enfance, et où elle a élevé avec tant de soin ces pommiers, ces abricotiers et ces cerisiers pour nous. Cherchons ailleurs. — Ce coteau derrière la maison ? — Mais c’est celui qui bornait le jardin et qui faisait face et la fenêtre du salon de famille ! Qui pourrait maintenant le regarder sans larmes dans les yeux ? — Ce groupe de maisons détachées avec ces vignes en pente qui descendent dans la vallée ? — Oh ! c’est la maison du père nourricier de mes sœurs et de la vieille femme qui m’a élevé moi-même avec tant d’amour. Autant vaudrait leur acheter deux places au cimetière, car le chagrin de se voir chassés de leur toit et de leurs vignes ne tarderait pas à les y conduire. — Eh bien, la maison principale avec les bâtiments, les jardins et l’espace autour de l’enclos ? Mais j’y veux mourir dans le lit de mon père. C’est impossible ; ce serait le suicide de tous les sentiments de la famille. — Qu’avez-vous à dire contre ce fond de vallon qu’on n’aperçoit pas de vos fenêtres ? — Rien, si ce n’est qu’il contient l’ancien cimetière où furent ensevelis sous mes yeux, pendant mon enfance, mon petit frère et une sœur que j’ai tant pleurés. Allons ailleurs... »

Nous marchâmes en vain, nous ne trouvâmes rien qui pût se détacher sans emporter en même temps un lambeau de mon âme. Je rentrai tristement le soir à la maison. Je ne dormis pas.

Le lendemain matin le facteur rural me remit un paquet de lettres. Il y en avait une de Paris. L’adresse était écrite d’une de ces écritures nettes, cursives, brèves, qui annoncent la promptitude, la précision et la fermeté de résolution de l’esprit dans la volubilité de la main. Je l’ouvris. Elle était de M. de G***: « M. Pelletan, me disait-il, m’a parlé avec intérêt de quelques pages de souvenirs d’enfance dont il a entendu la lecture à Ischía. Voulez-vous les envoyer à la Presse ? Elle vous enverra en échange la somme que vous demanderez. » Je répondis, sans hésiter, par un remercîment et par un refus : Le prix offert par le journal, disais-je at M. de G***, est bien au-dessus de quelques pages sans valeur ; mais je ne pourrais me décider à publier des reliques poudreuses de ma mémoire sans intérêt pour tout autre regard que le mien. »

La lettre partit. Le notaire vint, six jours après, pour rédiger le projet de vente de Milly. L’homme d’affaires en avait dépecé enfin une première parcelle de cinquante mille francs prête à trouver un acheteur. L’acte était sur la table. D’un mot j’allais aliéner pour jamais cette part de mes yeux. La main me tremblait, mon regard se troublait, le cœur me manqua.

À ce moment on ouvrit ma porte. C’était le facteur. Il jeta sur la table une lettre de Paris. M. de G*** insistait avec une obligeance qui avait l’accent et le sentiment de l’amitié. Il me donnait trois ans pour n’accoutumer à cette idée. Le lointain enleva les angles de toutes les difficultés. Il affaiblit tout en voilant tout. Je ne me dissimulai rien des amertumes qui découleraient pour moi de l’engagement que j’allais prendre. Je pesai d’un côté la tristesse de voir des yeux indifférents parcourir les fibres palpitantes de mon cœur a nu sous des regards sans indulgence ; de l’autre, le déchirement de ce cœur dont l’acte allait détacher un morceau de ma propre main. Il fallait faire un sacrifice d’amour-propre ou un sacrifice de sentiment. Je mis la main sur mes yeux, je fis le choix avec mon cœur. Le projet de vente tomba déchiré de mes mains et je répondis à M. de G*** : « J’accepte. » Milly fut sauvé et je fus lié. Pense à Bien-Assis et condamne moi, si tu l’oses. À ma place, aurais-tu fait autrement ?

Rassure-toi cependant. En livrant ces simples pages, je n’ai livré que moi. Il n’y a la ni un nom, ni une mémoire qui puisse souffrir une peine ou une ombre de mon indiscrétion. J’ai peu rencontré de méchants sur ma route, j’ai vécu dans une atmosphère de bonté, de génie, de générosité, d’amour et de vertu, je ne me souviens que des bons. J’oublie sans effort les autres. Mon âme est comme ces cribles où les faveurs d’or du Mexique recueillent les paillettes du pur métal dans les torrents des Cordillères. Le sable en retombe, l’or y reste. À quoi bon charger sa mémoire de ce qui ne sert pas à nourrir, à charmer ou à consoler le cœur ?…

Maintenant, quand le chagrin de cette publicité à subir pèse trop douloureusement sur ma pensée ; quand je me représente la pitié des uns, le sourire des autres, tout en feuilletant ces pages qui devaient rester dans l’ombre, comme des larcins faits à la pudeur de la vie ou à l’intimité du foyer de famille, je fais seller mon cheval ; je monte à petits pas le sentier rocailleux de Milly ; je regarde à droite et à gauche, dans les prés et dans les vignes, les paysans qui me saluent de loin d’un hochement de tête affectueux, d’un geste ami et d’un sourire de vieille connaissance ; je vais m’asseoir, au soleil d’automne, dans le coin le plus reculé du jardin, d’où l’on voit le mieux le toit paternel, les vignes, le verger ; je contemple d’un œil humide cette petite maison carrée dont un immense lierre planté par ma mère arrondit et verdit les angles, comme des arcs-boutants naturels sortis de la terre pour empêcher nos vieux murs de s’écrouler avant moi ; j’écoute le bruit de la pioche des vignerons qui remuent la glèbe sur la colline que je leur ai conservée ; je vois s’élever de leurs toits de lave la fumée du sarment que les femmes allument à leurs vieux foyers et qui les rappelle des champs ; je regarde l’ombre des tilleuls que le soir grandit s’allonger lentement jusqu’à moi, comme des fantômes qui viennent me lécher les pieds pour me bénir… Je me dis : « Le monde me blâme, mes amis ne me comprennent pas, c’est juste ! Je n’ai pas le droit de me plaindre… Mais ce jardin, cette maison vide, ces vignes, ces arbres, ces vieillards, ces femmes, ces enfants me remercient d’un peu de honte supportée pour les conserver intacts ou heureux autour de moi jusqu’au lendemain de mon dernier soir ! Eh bien, acceptons pour eux cette peine. Je la raconterai une fois à mon père, à ma mère, à l’ombre de mes sœurs, quand je les retrouverai dans la maison du père de famille éternel ; et ils ne m’accuseront pas, eux ! ils me plaindront et ils me béniront peut-être pour ce que j’ai fait !... »

Fais donc comme eux, toi, mon vieil ami ! Sois indulgent ! Et, si tu ne peux m’approuver, excuse-moi du moins, en pensant aux murs et aux arbres où tu vieillis dans l’atmosphère de tes premières années et tout enveloppé de la mémoire de tes pères !...


Saint-Point, 25 décembre 1847.