Les Confidences (Lamartine)/Livre 10

Chez l’auteur (Œuvres complètes tome 29p. 233-290).


LIVRE DIXIÈME



I


J’allais faire de longues courses à travers la ville, sur les quais, dans la campagne ; mais ces courses solitaires n’étaient pas tristes comme les premiers jours de mon retour à Naples. Je jouissais seul, mais je jouissais délicieusement des spectacles de la ville, de la côte, du ciel et des eaux. Le sentiment momentané de mon isolement ne m’accablait plus ; il me recueillait en moi-même et concentrait les forces de mon cœur et de ma pensée. Je savais que des yeux et des pensées amies me suivaient dans cette foule ou dans ces déserts, et qu’au retour j’étais attendu par des cœurs pleins de moi.

Je n’étais plus comme l’oiseau qui crie autour des nids étrangers, suivant l’expression de la vieille femme, j’étais comme l’oiseau qui s’essaye à voler à de longues distances de la branche qui le porte, mais qui sait la route pour y revenir. Toute mon affection pour mon ami absent avait reflué sur Graziella. Ce sentiment avait même quelque chose de plus vif, de plus mordant, de plus attendri que celui qui m’attachait à lui. Il me semblait que je devais l’un à l’habitude et aux circonstances, mais que l’autre était né de moi-même, et que je l’avais conquis par mon propre choix.

Ce n’était pas de l’amour, je n’en avais ni l’agitation, ni la jalousie, ni la préoccupation passionnée ; c’était un repos délicieux du cœur au lieu d’être une fièvre douce de l’âme et des sens. Je ne pensais ni à aimer autrement ni à être aimé davantage. Je ne savais pas si elle était un camarade, un ami, une sœur ou autre chose pour moi ; je savais seulement que j’étais heureux avec elle et elle heureuse avec moi.

Je ne désirais rien de plus, rien autrement. Je n’étais pas à cet âge où l’on s’analyse à soi-même ce qu’on éprouve, pour se donner une vaine définition de son bonheur. Il me suffisait d’être calme, attaché et heureux, sans savoir de quoi ni pourquoi. La vie en commun, la pensée à deux, resserraient chaque jour l’innocente et douce familiarité entre nous, elle aussi pure dans son abandon que j’étais calme dans mon insouciance.


II


Depuis trois mois que j’étais de la famille, que j’habitais le même toit, que je faisais, pour ainsi dire, partie de sa pensée, Graziella s’était si bien habituée à me regarder comme inséparable de son cœur, qu’elle ne s’apercevait peut-être pas elle-même de toute la place que j’y tenais. Elle n’avait avec moi aucune de ces craintes, de ces réserves, de ces pudeurs, qui s’interposent dans les relations d’une jeune fille et d’un jeune homme et qui souvent font naître l’amour des précautions mêmes que l’on prend pour s’en préserver. Elle ne se doutait pas et je me doutais à peine moi-même que ses pures grâces d’enfant, écloses maintenant à quelques soleils de plus, dans tout l’éclat d’une maturité précoce, faisaient de sa beauté naïve une puissance pour elle, une admiration pour tous et un danger pour moi. Elle ne prenait aucun souci de la cacher ou de la parer à mes yeux. Elle n’y pensait pas plus qu’une sœur ne pense si elle est belle ou laide aux yeux de son frère. Elle ne mettait pas une fleur de plus ou de moins pour moi dans ses cheveux. Elle n’en chaussait pas plus souvent ses pieds nus quand elle habillait le matin ses petits frères sur la terrasse au soleil, ou qu’elle aidait sa grand-mère à balayer les feuilles sèches tombées la nuit sur le toit. Elle entrait à toute heure dans ma chambre, toujours ouverte, et s’asseyait aussi innocemment que Beppino sur la chaise au pied de mon lit.

Je passais moi-même, les jours de pluie, des heures entières seul avec elle dans la chambre à côté, où elle dormait avec les petits enfants, et où elle travaillait le corail. Je l’aidais, en causant et en jouant, à son métier qu’elle m’apprenait. Moins adroit mais plus fort qu’elle, je réussissais mieux à dégrossir les morceaux. Nous faisions ainsi double ouvrage, et dans un jour elle en gagnait deux.

Le soir, au contraire, quand les enfants et la famille étaient couchés, c’était elle qui devenait l’écolière et moi le maître. Je lui apprenais à lire et à écrire en lui faisant épeler les lettres sur mes livres et en lui tenant la main pour lui enseigner à les tracer. Son cousin ne pouvant pas venir tous les jours, c’était moi qui le remplaçais. Soit que ce jeune homme, contrefait et boiteux, n’inspirât pas à sa cousine assez d’attrait et de respect, malgré sa douceur, sa patience et la gravité de ses manières ; soit qu’elle eût elle-même trop de distractions pendant ses leçons, elle faisait beaucoup moins de progrès avec lui qu’avec moi. La moitié de la soirée d’étude se passait à badiner, à rire, à contrefaire le pédagogue. Le pauvre jeune homme était trop épris de son élève et trop timide devant elle pour la gronder. Il faisait tout ce qu’elle voulait pour que les beaux sourcils de la jeune fille ne prissent pas un pli d’humeur, et pour que ses lèvres ne lui fissent pas leur petite moue. Souvent l’heure consacrée à lire se passait pour lui à éplucher des grains de corail, à dévider des écheveaux de laine sur le bois de la quenouille de la grand-mère, ou à raccommoder des mailles au filet de Beppo. Tout lui était bon, pourvu qu’au départ Graziella lui sourît avec complaisance et lui dît addio d’un son de voix qui voulût dire : À revoir !


III


Quand c’était avec moi, au contraire, la leçon était sérieuse. Elle se prolongeait souvent jusqu’à ce que nos yeux fussent lourds de sommeil. On voyait, à sa tête penchée, à son cou tendu, à l’immobilité attentive de son attitude et de sa physionomie, que la pauvre enfant faisait tous ses efforts pour réussir. Elle appuyait son coude sur mon épaule pour lire dans le livre où mon doigt traçait la ligne et lui indiquait le mot à prononcer Quand elle écrivait, je tenais ses doigts dans ma main pour guider à demi sa plume.

Si elle faisait une faute, je la grondais d’un air sévère et fâché ; elle ne répondait pas et ne s’impatientait que contre elle-même. Je la voyais quelquefois prête à pleurer ; j’adoucissais alors la voix et je l’encourageais à recommencer. Si elle avait bien lu et bien écrit, au contraire, on voyait qu’elle cherchait d’elle-même sa récompense dans mon applaudissement. Elle se retournait vers moi en rougissant et avec des rayons de joie orgueilleuse sur le front et dans les yeux, plus fière du plaisir qu’elle me donnait que du petit triomphe de son succès.

Je la récompensais en lui lisant quelques pages de Paul et Virginie, qu’elle préférait à tout ; ou quelques belles strophes du Tasse, quand il décrit la vie champêtre des bergers chez lesquels Herminie habite, ou qu’il chante les plaintes ou le désespoir des deux amants. La musique de ces vers la faisait pleurer et rêver longtemps encore après que j’avais cessé de lire. La poésie n’a pas d’écho plus sonore et plus prolongé que le cœur de la jeunesse où l’amour va naître. Elle est comme le pressentiment de toutes les passions. Plus tard, elle en est comme le souvenir et le deuil. Elle fait pleurer ainsi aux deux époques extrêmes de la vie : jeunes, d’espérances, et vieux, de regrets.


IV


Les familiarités charmantes de ces longues et douces soirées à la lueur de la lampe, à la tiède chaleur du brasier d’olives sous nos pieds, n’amenaient jamais entre nous d’autres pensées ni d’autres intimités que ces intimités d’enfants. Nous étions défendus, moi par mon insouciance presque froide, elle par sa candeur et sa pureté. Nous nous séparions aussi tranquilles que nous nous étions réunis, et un moment après ces longs entretiens nous dormions sous le même toit, à quelques pas l’un de l’autre, comme deux enfants qui ont joué ensemble le soir et qui ne rêvent rien au-delà de leurs simples amusements. Ce calme des sentiments qui s’ignorent et qui se nourrissent d’eux-mêmes aurait duré des années, sans une circonstance qui changea tout et qui nous révéla à nous-mêmes la nature d’une amitié qui nous suffisait pour être si heureux.


V


Cecco, c’était le nom du cousin de Graziella, continuait à venir plus assidûment de jour en jour passer les soirs d’hiver dans la famille du marinaro. Bien que la jeune fille ne lui donnât aucune marque de préférence et qu’il fût même l’objet habituel de ses badinages et un peu le jouet de sa cousine, il était si doux, si patient et si humble devant elle, qu’elle ne pouvait s’empêcher d’être touchée de ses complaisances et de lui sourire quelquefois avec bonté. C’était assez pour lui. Il était de cette nature de cœurs faibles, mais aimants, qui, se sentant déshérités par la nature des qualités qui font qu’on est aimé, se contentent d’aimer sans retour et qui se dévouent comme des esclaves volontaires au service, sinon au bonheur, de la femme à laquelle ils assujettissent leur cœur. Ce ne sont pas les plus nobles, mais ce sont les plus touchantes natures d’attachement. On les plaint, mais on les admire. Aimer pour être aimé, c’est de l’homme ; mais aimer pour aimer c’est presque de l’ange.


VI


Sous les traits les plus disgracieux, il y avait quelque chose d’angélique dans l’amour du pauvre Cecco. Aussi, bien loin d’être humilié ou jaloux des familiarités et des préférences dont j’étais à ses yeux l’objet de la part de Graziella, il m’aimait parce qu’elle m’aimait. Dans l’affection de sa cousine il ne demandait pas la première place ou la place unique, mais la seconde ou la dernière : tout lui suffisait. Pour lui plaire un moment, pour en obtenir un regard de complaisance, un geste, un mot gracieux, il serait venu me chercher au fond de la France et me ramener à celle qui me préférait à lui. Je crois même qu’il m’eût haï si j’avais fait de la peine à sa cousine.

Son orgueil était en elle comme son amour. Peut-être aussi, froid à l’intérieur réfléchi, sensé et méthodique, tel que Dieu et son infirmité l’avaient fait, calculait-il instinctivement que mon empire sur les penchants de sa cousine ne serait pas éternel ; qu’une circonstance quelconque, mais inévitable, nous séparerait ; que j’étais étranger, d’un pays lointain, d’une condition et d’une fortune évidemment incompatibles avec celles de la fille d’un marinier de Procida ; qu’un jour ou l’autre l’intimité entre sa cousine et moi se romprait comme elle s’était formée ; qu’elle lui resterait alors seule, abandonnée, désolée ; que ce désespoir même fléchirait son cœur et le lui donnerait brisé, mais tout entier. Ce rôle de consolateur et d’ami était le seul auquel il pût prétendre. Mais son père avait une autre pensée pour lui.


VII


Le père, connaissant l’attachement de Cecco pour sa nièce, venait la voir de temps en temps. Touché de sa beauté, de sa sagesse, émerveillé des progrès rapides qu’elle faisait dans la pratique de son art, dans la lecture et dans l’écriture ; pensant d’ailleurs que les disgrâces de la nature ne permettraient pas à Cecco d’aspirer à d’autres tendresses qu’à des tendresses de convenance et de famille, il avait résolu de marier son fils à sa nièce. Sa fortune faite, et assez considérable pour un ouvrier lui permettait de regarder sa demande comme une faveur à laquelle Andréa, sa femme et la jeune fille ne penseraient même pas à résister. Soit qu’il eût parlé de son projet à Cecco, soit qu’il eût caché sa pensée pour lui faire une surprise de son bonheur, il résolut de s’expliquer.


VIII


La veille de Noël, je rentrai plus tard que de coutume pour prendre ma place au souper de famille. Je m’aperçus de quelque froideur et de quelque trouble dans la physionomie évidemment contrainte d’Andréa et de sa femme. Levant les yeux sur Graziella, je vis qu’elle avait pleuré. La sérénité et la gaieté étaient si habituelles sur son visage que cette expression inaccoutumée de tristesse la couvrait comme d’un voile matériel. On eût dit que l’ombre de ses pensées et de son cœur s’était répandue sur ses traits. Je restai pétrifié et muet, n’osant interroger ces pauvres gens ni parler à Graziella, de peur que le seul son de ma voix ne fît éclater son cœur qu’elle paraissait à peine contenir.

Contre son habitude, elle ne me regardait pas. Elle portait d’une main distraite les morceaux de pain à sa bouche et faisait semblant de manger par contenance ; mais elle ne pouvait pas. Elle jetait le pain sous la table. Avant la fin du repas taciturne, elle prit le prétexte de mener coucher les enfants ; elle les entraîna dans leur chambre ; elle s’y renferma sans dire adieu ni à ses parents ni à moi, et nous laissa seuls.

Quand elle fut sortie, je demandai au père et à la mère quelle était la cause du sérieux de leurs pensées et de la tristesse de leur enfant. Alors ils me racontèrent que le père de Cecco était venu dans la journée à la maison ; qu’il avait demandé leur petite-fille en mariage pour son fils ; que c’était un bien grand bonheur et une haute fortune pour la famille ; que Cecco aurait du bien ; que Graziella, qui était si bonne, prendrait avec elle et élèverait ses deux petits frères comme ses propres enfants ; que leurs vieux jours à eux-mêmes seraient ainsi assurés contre la misère ; qu’ils avaient consenti avec reconnaissance à ce mariage ; qu’ils en avaient parlé à Graziella ; qu’elle n’avait rien répondu, par timidité et par modestie de jeune fille ; que son silence et ses larmes étaient l’effet de sa surprise et de son émotion, mais que cela passerait comme une mouche sur une fleur ; enfin qu’entre le père de Cecco et eux il avait été convenu qu’on ferait les fiançailles après les fêtes de Noël.


IX


Ils parlaient encore que depuis longtemps je n’entendais déjà plus. Je ne m’étais jamais rendu compte à moi-même de l’attachement que j’avais pour Graziella. Je ne savais pas comment je l’aimais ; si c’était de l’intimité pure, de l’amitié, de l’amour, de l’habitude ou de tous ces sentiments réunis que se composait mon inclination pour elle. Mais l’idée de voir ainsi soudainement changées toutes ces douces relations de vie et de cœur qui s’étaient établies et comme cimentées à notre insu entre elle et moi ; la pensée qu’on allait me la prendre pour la donner tout à coup à un autre ; que, de ma compagne et de ma sœur qu’elle était à présent, elle allait me devenir étrangère et indifférente ; qu’elle ne serait plus là ; que je ne la verrais plus à toute heure, que je n’entendrais plus sa voix m’appeler ; que je ne lirais plus dans ses yeux ce rayon toujours levé sur moi de lumière caressante et de tendresse, qui m’éclairait doucement le cœur et qui me rappelait ma mère et mes sœurs ; le vide et la nuit profonde que je me figurais tout à coup autour de moi, là, le lendemain du jour où son mari l’aurait emmenée dans une autre maison ; cette chambre où elle ne dormirait plus ; la mienne où elle n’entrerait plus ; cette table où je ne la verrais plus assise ; cette terrasse où je n’entendrais plus le bruit de ses pieds nus ou de sa voix le matin à mon réveil ; ces églises où je ne la conduirais plus les dimanches ; cette barque où sa place resterait vide, et où je ne causerais plus qu’avec le vent et les flots ; les images pressées de toutes ces douces habitudes de notre vie passée, qui me remontaient à la fois dans la pensée et qui s’évanouissaient tout à coup pour me laisser comme dans un abîme de solitude et de néant ; tout cela me fit sentir pour la première fois ce qu’était pour moi la société de cette jeune fille et me montra trop qu’amour ou amitié, le sentiment qui m’attachait à elle était plus fort que je ne le croyais, et que le charme, inconnu à moi-même, de ma vie sauvage à Naples ce n’était ni la mer ni la barque, ni l’humble chambre de la maison, ni le pêcheur, ni sa femme, ni Beppo, ni les enfants, c’était un seul être, et que, cet être disparu de la maison, tout disparaissait à la fois. Elle de moins dans ma vie présente, et il n’y avait plus rien. Je le sentis : ce sentiment confus jusque-là, et que je ne m’étais jamais confessé, me frappa d’un tel coup que tout mon cœur en tressaillit, et que j’éprouvai quelque chose de l’infini de l’amour par l’infini de la tristesse dans laquelle mon cœur se sentit tout à coup submergé.


X


Je rentrai en silence dans ma chambre. Je me jetai tout habillé sur mon lit. J’essayai de lire, d’écrire, de penser, de me distraire par quelque travail d’esprit pénible et capable de dominer mon agitation. Tout fut inutile. L’agitation intérieure était si forte que je ne pus avoir deux pensées et que l’accablement même de mes forces ne put pas amener le sommeil. Jamais l’image de Graziella ne m’avait apparu jusque-là aussi ravissante et aussi obstinée devant les yeux. J’en jouissais comme de quelque chose qu’on voit tous les jours et dont on ne sent la douceur qu’en la perdant. Sa beauté même n’était rien pour moi jusqu’à ce jour ; je confondais l’impression que j’en ressentais avec l’effet de l’amitié que j’éprouvais pour elle et de celle que sa physionomie exprimait pour moi. Je ne savais pas qu’il y eût tant d’admiration dans mon attachement ; je ne soupçonnais pas la moindre passion dans sa tendresse.

Je ne me rendis pas bien compte de tout cela, même dans les longues circonvolutions de mon cœur pendant l’insomnie de cette nuit. Tout était confus dans ma douleur comme dans mes sensations. J’étais comme un homme étourdi d’un coup soudain qui ne sait pas encore bien d’où il souffre, mais qui souffre de partout.

Je quittai mon lit avant qu’aucun bruit se fît entendre dans la maison. Je ne sais quel instinct me portait à m’éloigner pendant quelque temps, comme si ma présence eût dû troubler dans un pareil moment le sanctuaire de cette famille dont le sort s’agitait ainsi devant un étranger.

Je sortis en avertissant Beppo que je ne reviendrais pas de quelques jours. Je pris au hasard la direction que me tracèrent mes premiers pas. Je suivis les longs quais de Naples, la côte de Resina, de Portici, le pied du Vésuve. Je pris des guides à Torre del Greco ; je couchai sur une pierre à la porte de l’ermitage de San Salvatore, aux confins où la nature habitée finit et où la région du feu commence. Comme le volcan était depuis quelque temps en ébullition et lançait à chaque secousse des nuages de cendre et de pierres que nous entendions rouler la nuit jusque dans le ravin de lave qui est au pied de l’ermitage, mes guides refusèrent de m’accompagner plus loin. Je montai seul ; je gravis péniblement le dernier cône en enfonçant mes pieds et mes mains dans une cendre épaisse et brûlante qui s’éboulait sous le poids de l’homme. Le volcan grondait et tonnait par moments. Les pierres calcinées et encore rouges pleuvaient ça et là autour de moi en s’éteignant dans la cendre. Rien ne m’arrêta. Je parvins jusqu’au rebord extrême du cratère. Je m’assis. Je vis lever le soleil sur le golfe, sur la campagne et sur la ville éblouissante de Naples. Je fus insensible et froid à ce spectacle que tant de voyageurs viennent admirer de mille lieues. Je ne cherchais dans cette immensité de lumière, de mers, de côtes et d’édifices frappés du soleil qu’un petit point blanc au milieu du vert sombre des arbres, à l’extrémité de la colline du Pausilippe où je croyais distinguer la chaumière d’Andréa. L’homme a beau regarder et embrasser l’espace, la nature entière ne se compose pour lui que de deux ou trois points sensibles auxquels toute son âme aboutit. Ôtez de la vie le cœur qui vous aime : qu’y reste-t-il ? Il en est de même de la nature. Effacez-en le site et la maison que vos pensées cherchent ou que vos souvenirs peuplent, ce n’est plus qu’un vide éclatant où le regard se plonge sans trouver ni fond ni repos. Faut-il s’étonner après cela que les plus sublimes scènes de la création soient contemplées d’un œil si divers par les voyageurs ? C’est que chacun porte avec soi son point de vue. Un nuage sur l’âme couvre et décolore plus la terre qu’un nuage sur l’horizon. Le spectacle est dans le spectateur. Je l’éprouvai.


XI


Je regardai tout ; je ne vis rien. En vain je descendis comme un insensé, en me retenant aux pointes de laves refroidies, jusqu’au fond du cratère. En vain je franchis des crevasses profondes d’où la fumée et les flammes rampantes m’étouffaient et me brûlaient. En vain je contemplai les grands champs de soufre et de sel cristallisés qui ressemblaient à des glaciers coloriés par ces haleines du feu. Je restai aussi froid à l’admiration qu’au danger. Mon âme était ailleurs ; je voulais en vain la rappeler.

Je redescendis le soir à l’ermitage. Je congédiai mes guides ; je revins à travers les vignes de Pompeia. Je passai un jour entier à me promener dans les rues désertes de la ville engloutie. Ce tombeau, ouvert après deux mille ans et rendant au soleil ses rues, ses monuments, ses arts, me laissa aussi insensible que le Vésuve. L’âme de toute cette cendre a été balayée depuis tant de siècles par le vent de Dieu qu’elle ne me parlait plus au cœur. Je foulais sous mes pieds cette poussière d’hommes dans les rues de ce qui fut leur ville avec autant d’indifférence que des amas de coquillages vides roulés par la mer sur ses bords. Le temps est une grande mer qui déborde, comme l’autre mer, de nos débris. On ne peut pas pleurer sur tous. À chaque homme ses douleurs, à chaque siècle sa pitié ; c’est bien assez.

En quittant Pompeia, je m’enfonçai dans les gorges boisées des montagnes de Castellamare et de Sorrente. J’y vécus quelques jours, allant d’un village à l’autre, et me faisant guider par les chevriers aux sites les plus renommés de leurs montagnes. On me prenait pour un peintre qui étudiait des points de vue, parce que j’écrivais de temps en temps quelques notes sur un petit livre de dessins que mon ami m’avait laissé. Je n’étais qu’une âme errante qui divaguait ça et là dans la campagne pour user les jours. Tout me manquait. Je me manquais à moi-même.

Je ne pus continuer plus longtemps. Quand les fêtes de Noël furent passées, et ce premier jour de l’année aussi dont les hommes ont fait une fête comme pour séduire et fléchir le temps avec des joies et des couronnes, comme un hôte sévère qu’on veut attendrir, je me hâtai de rentrer à Naples. J’y rentrai la nuit et en hésitant, partagé entre l’impatience de revoir Graziella et la terreur d’apprendre que je ne la verrais plus. Je m’arrêtai vingt fois ; je m’assis sur le rebord des barques en approchant de la Margellina.

Je rencontrai Beppo à quelques pas de la maison. Il jeta un cri de joie en me voyant, et il me sauta au cou comme un jeune frère. Il m’emmena vers sa barque et me raconta ce qui s’était passé en mon absence.

Tout était bien changé dans la maison. Graziella ne faisait plus que pleurer depuis que j’étais parti. Elle ne se mettait plus à table pour le repas. Elle ne travaillait plus au corail. Elle passait tous ses jours enfermée dans sa chambre sans vouloir répondre quand on l’appelait, et toutes ses nuits à se promener sur la terrasse. On disait dans le voisinage qu’elle était folle ou qu’elle était tombée innamorata. Mais lui savait bien que ce n’était pas vrai.

Tout le mal venait, disait l’enfant, de ce qu’on voulait la fiancer à Cecco et qu’elle ne le voulait pas. Beppino avait tout vu et tout entendu. Le père de Cecco venait tous les jours demander une réponse à son grand-père et à sa grand-mère. Ceux-ci ne cessaient de tourmenter Graziella pour qu’elle donnât enfin son consentement. Elle ne voulait pas en entendre parler ; elle disait qu’elle se sauverait plutôt à Genève. C’est pour le peuple catholique de Naples une expression analogue à celle-ci : « Je me ferais plutôt renégat. » C’est une menace pire que celle du suicide : c’est le suicide éternel de l’âme. Andréa et sa femme, qui adoraient Graziella, se désespéraient à la fois de sa résistance et de la perte de leurs espérances d’établissement pour elle. Ils la conjuraient par leurs cheveux blancs ; ils lui parlaient de leur vieillesse, de leur misère, de l’avenir des deux enfants. Alors Graziella s’attendrissait. Elle recevait un peu mieux le pauvre Cecco, qui venait de temps en temps s’asseoir humblement le soir à la porte de la chambre de sa cousine et jouer avec les petits. Il lui disait bonjour et adieu à travers la porte ; mais il était rare qu’elle lui répondît un seul mot. Il s’en allait mécontent mais résigné, et revenait le lendemain toujours le même. « Ma sœur a bien tort, disait Beppino. Cecco l’aime tant et il est si bon ! Elle serait bien heureuse ! – Enfin ce soir, ajouta-t-il, elle s’est laissé vaincre par les prières de mon grand-père et de ma grand-mère et par les larmes de Cecco. Elle a entrouvert un peu la porte ; elle lui a tendu la main ; il a passé une bague à son doigt et elle a promis qu’elle se laisserait fiancer demain. Mais qui sait si demain elle n’aura pas un nouveau caprice ? Elle qui était si douce et si gaie ! Mon Dieu ! qu’elle a changé ! Vous ne la reconnaîtriez plus !… »


XII


Beppino se coucha dans la barque. Instruit ainsi par lui de ce qui s’était passé, j’entrai dans la maison.

Andréa et sa femme étaient seuls sur l’astrico. Ils me revirent avec amitié et me comblèrent de reproches tendres sur mon absence si prolongée. Ils me racontèrent leurs peines et leurs espérances touchant Graziella. « Si vous aviez été là, me dit Andréa, vous qu’elle aime tant et à qui elle ne dit jamais non, vous nous auriez bien aidés. Que nous sommes contents de vous revoir ! C’est demain que se font les fiançailles ; vous y serez ; votre présence nous a toujours porté bonheur. »

Je sentis un frisson courir sur tout mon corps à ces paroles de ces pauvres gens. Quelque chose me disait que leur malheur viendrait de moi. Je brûlais et je tremblais de revoir Graziella. J’affectai de parler haut à ses parents, de passer et de repasser devant sa porte comme quelqu’un qui ne veut pas appeler mais qui désire être entendu. Elle resta sourde, muette, et ne parut pas. J’entrai dans ma chambre et je me couchai. Un certain calme que produit toujours dans l’âme agitée la cessation du doute et la certitude de quoi que ce soit, même du malheur, s’empara enfin de mon esprit. Je tombai sur mon lit comme un poids mort et sans mouvement. La lassitude des pensées et des membres me jeta promptement dans des rêves confus, puis dans l’anéantissement du sommeil.


XIII


Deux ou trois fois dans la nuit, je me réveillai à demi. C’était une de ces nuits d’hiver plus rares, mais plus sinistres qu’ailleurs dans les climats chauds et au bord de la mer. Les éclairs jaillissaient sans interruption à travers les fentes de mes volets, comme les clignements d’un œil de feu sur les murs de ma chambre. Le vent hurlait comme des meutes de chiens affamés. Les coups sourds d’une lourde mer sur la grève de la Margellina faisaient retentir toute la rive, comme si on y avait jeté des blocs de rocher.

Ma porte tremblait et battait au souffle du vent. Deux ou trois fois il me sembla qu’elle s’ouvrait, qu’elle se refermait d’elle-même et que j’entendais des cris étouffés et des sanglots humains dans les sifflements et dans les plaintes de la tempête. Je crus même une fois avoir entendu résonner des paroles et prononcer mon nom par une voix en détresse qui aurait appelé au secours ! Je me levai sur mon séant ; je n’entendis plus rien : je crus que la tempête, la fièvre et les rêves m’absorbaient dans leurs illusions ; je retombai dans l’assoupissement.

Le matin, la tempête avait fait place au plus pur soleil. Je fus réveillé par des gémissements véritables et par des cris de désespoir du pauvre pêcheur et de sa femme qui se lamentaient sur le seuil de la porte de Graziella. La pauvre petite s’était enfuie pendant la nuit. Elle avait réveillé et embrassé les enfants en leur faisant signe de se taire. Elle avait laissé sur son lit tous ses plus beaux habits et ses boucles d’oreilles, ses colliers, le peu d’argent qu’elle possédait.

Le père tenait à la main un morceau de papier taché de quelques gouttes d’eau qu’on avait trouvé attaché par une épingle sur le lit. Il y avait cinq ou six lignes qu’il me priait éperdu, de lire. Je pris le papier. Il ne contenait que ces mots écrits en tremblant dans l’accès de la fièvre, et que j’avais peine à lire : « J’ai trop promis… une voix me dit que c’est plus fort que moi… J’embrasse vos pieds, pardonnez-moi. J’aime mieux me faire religieuse. Consolez Cecco et le monsieur… Je prierai Dieu pour lui et pour les petits. Donnez-leur tout ce que j’ai. Rendez la bague à Cecco… »

À la lecture de ces lignes, toute la famille fondit de nouveau en larmes. Les petits enfants, encore tout nus, entendant que leur sœur était partie pour toujours, mêlaient leurs cris aux gémissements des deux vieillards et couraient dans toute la maison en appelant Graziella !


XIV


Le billet tomba de mes mains. En voulant le ramasser, je vis à terre, sous ma porte, une fleur de grenade que j’avais admirée le dernier dimanche dans les cheveux de la jeune fille et la petite médaille de dévotion qu’elle portait toujours dans son sein et qu’elle avait attachée quelques mois avant à mon rideau pendant ma maladie. Je ne doutai plus que ma porte ne se fût en effet ouverte et refermée pendant la nuit ; que les paroles et les sanglots étouffés que j’avais cru entendre et que j’avais pris pour les plaintes du vent ne fussent les adieux et les sanglots de la pauvre enfant. Une place sèche sur le seuil extérieur de l’entrée de ma chambre, au milieu des traces de pluie qui tachaient tout le reste de la terrasse, attestait que la jeune fille s’était assise là pendant l’orage, qu’elle avait passé sa dernière heure à se plaindre et à pleurer couchée ou agenouillée sur cette pierre. Je ramassai la fleur de grenade et la médaille et je les cachai dans mon sein.

Les pauvres gens, au milieu de leur désespoir étaient touchés de me voir pleurer comme eux. Je fis ce que je pus pour les consoler. Il fut convenu que s’ils retrouvaient leur fille, on ne lui parlerait plus de Cecco. Cecco lui-même, que Beppo était allé chercher fut le premier à se sacrifier à la paix de la maison et au retour de sa cousine. Tout désespéré qu’il fût, on voyait qu’il était heureux de ce que son nom était prononcé avec tendresse dans le billet, et qu’il trouvait une sorte de consolation dans les adieux mêmes qui faisaient son désespoir.

« Elle a pensé à moi pourtant », disait-il, et il s’essuyait les yeux. Il fut à l’instant convenu entre nous que nous n’aurions pas un instant de repos avant d’avoir trouvé les traces de la fugitive.

Le père et Cecco sortirent à la hâte pour aller s’informer dans les innombrables monastères de femmes de la ville. Beppo et la grand-mère coururent chez toutes les jeunes amies de Graziella qu’ils soupçonnèrent d’avoir reçu quelques confidences de ses pensées et de sa fuite. Moi, étranger, je me chargeai de visiter les quais, les ports de Naples et les portes de la ville pour interroger les gardes, les capitaines de navire, les mariniers, et pour savoir si aucun d’eux n’avait vu une jeune Procitane sortir de la ville et s’embarquer le matin.

La matinée se passa dans de vaines recherches. Nous rentrâmes tous silencieux et mornes à la maison pour nous raconter mutuellement nos démarches et pour nous consulter de nouveau. Personne, excepté les enfants, n’eut la force de porter un morceau de pain à la bouche. Andréa et sa femme s’assirent découragés sur le seuil de la chambre de Graziella. Beppino et Cecco retournèrent errer sans espoir dans les rues et dans les églises, que l’on rouvre le soir à Naples pour les litanies et les bénédictions.


XV


Je sortis seul après eux et je pris tristement et au hasard la route qui mène à la grotte du Pausilippe. Je franchis la grotte ; j’allai jusqu’au bord de la mer qui baigne la petite île de Nisida.

Du bord de la mer mes yeux se portèrent sur Procida, qu’on voit blanchir de là comme une écaille de tortue sur le bleu des vagues. Ma pensée se reporta naturellement sur cette île et sur ces jours de fête que j’y avais passés avec Graziella. Une inspiration m’y guidait. Je me souvins que la jeune fille avait là une amie presque de son âge, fille d’un pauvre habitant des chaumières voisines ; que cette jeune fille portait un costume particulier qui n’était pas celui de ses compagnes. Un jour que je l’interrogeais sur les motifs de cette différence dans ses habits, elle m’avait répondu qu’elle était religieuse, bien qu’elle demeurât libre chez ses parents dans une espèce d’état intermédiaire entre le cloître et la vie de famille. Elle me fit voir l’église de son monastère. Il y en avait plusieurs dans l’île, ainsi qu’à Ischia et dans les villages de la campagne de Naples.

La pensée me vint que Graziella, voulant se vouer à Dieu, serait peut-être allée se confier à cette amie et lui demander de lui ouvrir les portes de son monastère. Je ne m’étais pas donné le temps de réfléchir et j’étais déjà marchant à grands pas sur la route de Pouzzoles, ville la plus rapprochée de Procida où l’on trouve des barques.

J’arrivai à Pouzzoles en moins d’une heure. Je courus au port ; je payai double deux rameurs pour les déterminer à me jeter à Procida malgré la mer forte et la nuit tombante. Ils mirent leur barque à flot. Je saisis une paire de rames avec eux. Nous doublâmes avec peine le cap Misène. Deux heures après j’abordais l’île et je gravissais tout seul, tout essoufflé et tout tremblant, au milieu des ténèbres et aux coups du vent d’hiver les degrés de la longue rampe qui conduisait à la cabane d’Andréa.


XVI


« Si Graziella est dans l’île, me disais-je, elle sera venue d’abord là, par l’instinct naturel qui pousse l’oiseau vers son nid et l’enfant vers la maison de son père. Si elle n’y est plus, quelques traces me diront qu’elle y a passé. Ces traces me conduiront peut-être où elle est. Si je n’y trouve ni elle ni traces d’elle, tout est perdu : les portes de quelque sépulcre vivant se seront à jamais refermées sur sa jeunesse. »

Agité de ce doute terrible, je touchais au dernier degré. Je savais dans quelle fente de rocher la vieille mère, en partant, avait caché la clef de la maison. J’écartai le lierre et j’y plongeai la main. Mes doigts y cherchaient à tâtons la clef, tout crispés de peur d’y sentir le froid du fer qui ne m’eût plus laissé d’espérance…

La clef n’y était pas. Je poussai un cri étouffé de joie et j’entrai à pas muets dans la cour. La porte, les volets étaient fermés ; une légère lueur qui s’échappait par les fentes de la fenêtre et qui flottait sur les feuilles du figuier trahissait une lampe allumée dans la demeure. Qui eût pu trouver la clef, ouvrir la porte, allumer la lampe, si ce n’était l’enfant de la maison ? Je ne doutai pas que Graziella ne fût à deux pas de moi, et je tombai à genoux sur la dernière marche de l’escalier pour remercier l’ange qui m’avait guidé jusqu’à elle.


XVII


Aucun bruit ne sortait de la maison. Je collai mon oreille au seuil, je crus entendre le faible bruit d’une respiration et comme des sanglots au fond de la seconde chambre. Je fis trembler légèrement la porte comme si elle eût été seulement ébranlée sur ses gonds par le vent, afin d’appeler peu à peu l’attention de Graziella et pour que le son soudain et inattendu d’une voix humaine ne la tuât pas en l’appelant. La respiration s’arrêta. J’appelai alors Graziella, à demi-voix et avec l’accent le plus calme et le plus tendre que je pus trouver dans mon cœur. Un faible cri me répondit du fond de la maison.

J’appelai de nouveau en la conjurant d’ouvrir à son ami, à son frère qui venait seul, la nuit, à travers la tempête et guidé par son bon ange, la chercher la découvrir, l’arracher à son désespoir lui apporter le pardon de sa famille, le sien, et la ramener à son devoir à son bonheur à sa pauvre grand-mère, à ses chers petits enfants !

« Dieu ! c’est lui ! c’est mon nom ! c’est sa voix ! » s’écria-t-elle sourdement.

Je l’appelai plus tendrement Graziellina, de ce nom de caresse que je lui donnais quelquefois quand nous badinions ensemble.

« Oh ! c’est bien lui, dit-elle. Je ne me trompe pas, mon Dieu ! c’est lui ! »

Je l’entendis se soulever sur les feuilles sèches qui bruissaient à chacun de ses mouvements, faire un pas pour venir m’ouvrir puis retomber de faiblesse ou d’émotion sans pouvoir aller plus avant.


XVIII


Je n’hésitai plus ; je donnai un coup d’épaule de toutes les forces de mon impatience et de mon inquiétude à la vieille porte, la serrure céda et se détacha sous l’effort, et je me précipitai dans la maison.

La petite lampe rallumée devant la Madone par Graziella l’éclairait d’une faible lueur. Je courus au fond de la seconde chambre où j’avais entendu sa voix et sa chute, et où je la croyais évanouie. Elle ne l’était pas. Seulement sa faiblesse avait trahi son effort ; elle était retombée sur le tas de bruyère sèche qui lui servait de lit, et joignait ses mains en me regardant. Ses yeux animés par la fièvre, ouverts par l’étonnement et alanguis par l’amour brillaient fixes comme deux étoiles dont les lueurs tombent du ciel, et qui semblent vous regarder.

Sa tête, qu’elle cherchait à relever, retombait de faiblesse sur les feuilles, renversée en arrière et comme si le cou était brisé. Elle était pâle comme l’agonie, excepté sur les pommettes des joues teintes de quelques vives roses. Sa belle peau était marbrée de taches de larmes et de la poussière qui s’y était attachée. Son vêtement noir se confondait avec la couleur brune des feuilles répandues à terre et sur lesquelles elle était couchée. Ses pieds nus, blancs comme le marbre, dépassaient de toute leur longueur le tas de fougères et reposaient sur la pierre. Des frissons couraient sur tous ses membres et faisaient claquer ses dents comme des castagnettes dans une main d’enfant. Le mouchoir rouge qui enveloppait ordinairement les longues tresses noires de ses beaux cheveux était détaché et étendu comme un demi-voile sur son front jusqu’au bord de ses yeux. On voyait qu’elle s’en était servie pour ensevelir son visage et ses larmes dans l’ombre comme dans l’immobilité anticipée d’un linceul, et qu’elle ne l’avait relevé qu’en entendant ma voix et en se plaçant sur son séant pour venir m’ouvrir.


XIX


Je me jetai à genoux à côté de la bruyère ; je pris ses deux mains glacées dans les miennes ; je les portai à mes lèvres pour les réchauffer sous mon haleine ; quelques larmes de mes yeux y tombèrent. Je compris, au serrement convulsif de ses doigts, qu’elle avait senti cette pluie du cœur et qu’elle m’en remerciait. J’ôtai ma capote de marin. Je la jetai sur ses pieds nus. Je les enveloppai dans les plis de la laine.

Elle me laissait faire en me suivant seulement des yeux avec une expression d’heureux délire, mais sans pouvoir encore s’aider elle-même d’aucun mouvement, comme un enfant qui se laisse emmailloter et retourner dans son berceau. Je jetai ensuite deux ou trois fagots de bruyère dans le foyer de la première chambre pour réchauffer un peu l’air. Je les allumai à la flamme de la lampe, et je revins m’asseoir à terre à côté du lit de feuilles.

« Que je me sens bien ! » me dit-elle en parlant tout bas, d’un ton doux, égal et monotone, comme si sa poitrine eût perdu à la fois toute vibration et tout accent et n’eût plus conservé qu’une seule note dans la voix. « J’ai voulu en vain me le cacher à moi-même, j’ai voulu en vain te le cacher toujours, à toi. Je peux mourir mais je ne peux pas aimer un autre que toi. Ils ont voulu me donner un fiancé, c’est toi qui es le fiancé de mon âme ! Je ne me donnerai pas à un autre sur la terre, car je me suis donnée en secret à toi ! Toi sur la terre, ou Dieu dans le ciel ! c’est le vœu que j’ai fait le premier jour où j’ai compris que mon cœur était malade de toi. Je sais bien que je ne suis qu’une pauvre fille indigne de toucher seulement tes pieds par sa pensée. Aussi je ne t’ai jamais demandé de m’aimer. Je ne te demanderai jamais si tu m’aimes. Mais moi, je t’aime, je t’aime, je t’aime ! » Et elle semblait concentrer toute son âme dans ces trois mots. « Et maintenant, méprise-moi, raille-moi, foule-moi aux pieds ! Moque-toi de moi, si tu veux, comme d’une folle qui rêve qu’elle est reine dans ses haillons. Livre-moi à la risée de tout le monde ! Oui, je leur dirai moi-même : « Oui, je l’aime ! et si vous aviez été à ma place, vous auriez fait comme moi, vous seriez mortes ou vous l’auriez aimé ! »


XX


Je tenais les yeux baissés, n’osant les relever sur elle, de peur que mon regard ne lui en dît trop ou trop peu pour tant de délire. Cependant je relevai, à ces mots, mon front collé sur ses mains, et je balbutiai quelques paroles.

Elle me mit le doigt sur les lèvres. « Laisse-moi tout dire : maintenant je suis contente ; je n’ai plus de doute, Dieu s’est expliqué. Écoute :

« Hier quand je me suis sauvée de la maison après avoir passé toute la nuit à combattre et à pleurer à ta porte ; quand je suis arrivée ici à travers la tempête, j’y suis venue croyant ne plus te revoir jamais, et comme une morte qui marcherait d’elle-même à la tombe. Je devais me faire religieuse demain, aussitôt le jour venu. Quand je suis arrivée la nuit à l’île et que je suis allée frapper au monastère, il était trop tard, la porte était fermée. On a refusé de m’ouvrir. Je suis venue ici pour passer la nuit et baiser les murs de la maison de mon père avant d’entrer dans la maison de Dieu et dans le tombeau de mon cœur. J’ai écrit par un enfant à une amie de venir me chercher demain. J’ai pris la clef. J’ai allumé la lampe devant la madone. Je me suis mise à genoux et j’ai fait un vœu, un dernier vœu, un vœu d’espérance jusque dans le désespoir. Car tu sauras, si jamais tu aimes, qu’il reste toujours une dernière lueur de feu au fond de l’âme, même quand on croit que tout est éteint. « Sainte protectrice, lui ai-je dit, envoyez-moi un signe de ma vocation pour m’assurer que l’amour ne me trompe pas et que je donne véritablement à Dieu une vie qui ne doit appartenir qu’à lui seul !

« Voici ma dernière nuit commencée parmi les vivants. Nul ne sait où je la passe. Demain peut-être on viendra me chercher ici quand je n’y serai déjà plus. Si c’est l’amie que j’ai envoyé avertir qui vient la première, ce sera signe que je dois accomplir mon dessein, et je la suivrai pour jamais au monastère.

« Mais si c’était lui qui parût avant elle !… lui, qui vînt, guidé par mon ange, me découvrir et m’arrêter au bord de mon autre vie !… Oh ! alors, ce sera signe que vous ne voulez pas de moi, et que je dois retourner avec lui pour l’aimer le reste de mes jours !

« Faites que ce soit lui ! ai-je ajouté. Faites ce miracle de plus, si c’est votre dessein et celui de Dieu ! Pour l’obtenir je vous fais un don, le seul que je puisse faire, moi qui n’ai rien. Voici mes cheveux, mes pauvres et longs cheveux qu’il aime et qu’il dénoua si souvent en riant pour les voir flotter au vent sur mes épaules. Prenez-les, je vous les donne, je vais les couper moi-même pour vous prouver que je ne me réserve rien, et que ma tête subit d’avance le ciseau qui les couperait demain en me séparant du monde. »

À ces mots, elle écarta, de la main gauche le mouchoir de soie qui lui couvrait la tête, et prenant de l’autre le long écheveau de ses cheveux coupés et couchés à côté d’elle sur le lit de feuilles, elle me les montra en les déroulant. « La Madone a fait le miracle ! » reprit-elle avec une voix plus forte et avec un accent intime de joie. « Elle t’a envoyé ! J’irai où tu voudras. Mes cheveux sont à elle. Ma vie est à toi ! »

Je me précipitai sur les tresses coupées de ses beaux cheveux noirs, qui me restèrent dans les mains comme une branche morte détachée de l’arbre. Je les couvris de baisers muets, je les pressai contre mon cœur, je les arrosai de larmes comme si c’eût été une partie d’elle-même que j’ensevelissais morte dans la terre. Puis, reportant les yeux sur elle, je vis sa charmante tête qu’elle relevait toute dépouillée, mais comme parée et embellie de son sacrifice, resplendir de joie et d’amour au milieu des tronçons noirs et inégaux de ses cheveux déchirés plutôt que coupés par les ciseaux. Elle m’apparut comme la statue mutilée de la Jeunesse dont les mutilations mêmes du temps relèvent la grâce et la beauté en ajoutant l’attendrissement à l’admiration. Cette profanation d’elle-même, ce suicide de sa beauté pour l’amour de moi, me portèrent au cœur un coup dont le retentissement ébranla tout mon être et me précipita le front contre terre à ses pieds. Je pressentis ce que c’était qu’aimer et je pris ce pressentiment pour de l’amour !


XXI


Hélas ! ce n’était pas le complet amour, ce n’en était en moi que l’ombre. Mais j’étais trop enfant et trop naïf encore pour ne pas m’y tromper moi-même. Je crus que je l’adorais comme tant d’innocence, de beauté et d’amour méritaient d’être adorés d’un amant. Je le lui dis avec cet accent sincère que donne l’émotion et avec cette passion contenue que donnent la solitude, la nuit, le désespoir, les larmes. Elle le crut, parce qu’elle avait besoin de le croire pour vivre et parce qu’elle avait assez de passion elle-même dans son âme pour couvrir l’insuffisance de mille autres cœurs.

La nuit entière se passa ainsi dans l’entretien confiant, mais naïf et pur, de deux êtres qui se dévoilent innocemment leur tendresse et qui voudraient que la nuit et le silence fussent éternels pour que rien d’étranger à eux ne vînt s’interposer entre la bouche et le cœur. Sa piété et ma réserve timide, l’attendrissement même de nos âmes, éloignaient de nous tout autre danger. Le voile de nos larmes était sur nous. Il n’y a rien de si loin de la volupté que l’attendrissement. Abuser d’une pareille intimité, c’eût été profaner deux âmes.

Je tenais ses deux mains dans les miennes. Je les sentais se ranimer à la vie. J’allais lui chercher de l’eau fraîche pour boire dans le creux de ma main ou pour essuyer son front et ses joues. Je rallumais le feu en y jetant quelques branches ; puis je revenais m’asseoir sur la pierre à côté du fagot de myrte où reposait sa tête pour entendre et pour entendre encore les confidences délicieuses de son amour : comment il était né en elle à son insu, sous les apparences d’une pure et douce amitié de sœur ; comment elle s’était d’abord alarmée, puis rassurée ; à quel signe elle avait enfin reconnu qu’elle m’aimait ; combien de marques secrètes de préférence elle m’avait données à mon insu ; quel jour elle croyait s’être trahie ; quel autre elle avait cru s’apercevoir que je la payais de retour ; les heures, les gestes, les sourires, les mots échappés et retenus, les révélations ou les nuages involontaires de nos visages pendant ces six mois. Sa mémoire avait tout conservé ; elle lui rappelait tout, comme l’herbe des montagnes du Midi, à laquelle le vent a mis le feu pendant l’été, conserve l’empreinte de l’incendie à toutes les places où la flamme a passé.


XXII


Elle y ajoutait ces mystérieuses superstitions du sentiment qui donnent un sens et un prix aux plus insignifiantes circonstances. Elle levait, pour ainsi dire, un à un tous les voiles de son âme devant moi. Elle se montrait comme à Dieu, dans toute la nudité de sa candeur de son enfance, de son abandon. L’âme n’a qu’une fois dans la vie de ces moments où elle se verse tout entière dans une autre âme avec ce murmure intarissable des lèvres qui ne peuvent suffire à son amoureux épanchement, et qui finissent par balbutier des sons inarticulés et confus comme des baisers d’enfant qui s’endort.

Je ne me lassais pas moi-même d’écouter, de gémir et de frissonner tour à tour. Bien que mon cœur trop léger et trop vert encore de jeunesse, ne fût ni assez mûr ni assez fécond pour produire de lui-même de si brûlantes et de si divines émotions, ces émotions faisaient, en tombant dans le mien, une impression si neuve et si délicieuse, qu’en les sentant je croyais les éprouver. Erreur ! j’étais la glace et elle était le feu. En le reflétant, je croyais le produire. N’importe ; ce rayonnement, répercuté de l’un à l’autre, semblait appartenir à tous les deux et nous envelopper de l’atmosphère du même sentiment.


XXIII


Ainsi s’écoula cette longue nuit d’hiver. Cette nuit n’eut pour elle et pour moi que la durée du premier soupir qui dit qu’on aime. Il nous sembla, quand le jour parut, qu’il venait interrompre ce mot à peine commencé.

Le soleil était cependant déjà haut sur l’horizon quand ses rayons glissèrent entre les volets fermés et pâlirent la lueur de la lampe. Au moment où j’ouvris la porte, je vis toute la famille du pêcheur qui montait en courant l’escalier.

La jeune religieuse de Procida, amie de Graziella, à qui elle avait envoyé son message la veille et confié le dessein d’entrer le lendemain au monastère, soupçonnant quelque désespoir de cœur, avait envoyé la nuit un de ses frères à Naples pour avertir les parents de la résolution de Graziella. Informés ainsi de leur enfant retrouvée, ils arrivaient en hâte, tout joyeux et tout repentants, pour l’arrêter sur le bord de son désespoir et la ramener libre et pardonnée avec eux.

La grand-mère se jeta à genoux près du lit en poussant de ses deux bras les deux petits enfants qu’elle avait amenés pour l’attendrir, et en se couvrant de leurs corps comme d’un bouclier contre les reproches de sa petite-fille. Les enfants se jetèrent tout en cris et tout en pleurs dans les bras de leur sœur. En se levant pour les caresser et pour embrasser sa grand-mère, le mouchoir qui couvrait la tête de Graziella tomba et laissa voir sa tête dépouillée de sa chevelure. À la vue de ces outrages à sa beauté dont ils comprirent trop le sens, ils frémirent. Les sanglots éclatèrent de nouveau dans la maison. La religieuse qui venait d’entrer calma et consola tout le monde ; elle ramassa les tresses coupées du front de Graziella, elle les fit toucher à l’image de la Madone en les pliant dans un mouchoir de soie blanc, et les remit dans le tablier de la grand-mère. « Gardez-les, lui dit-elle, pour les lui montrer de temps en temps, dans son bonheur ou dans ses peines, et pour lui rappeler quand elle appartiendra à celui qu’elle aime, que les prémices de son cœur doivent appartenir toujours à Dieu, comme les prémices de sa beauté lui appartiennent dans cette chevelure. »


XXIV


Le soir, nous revînmes tous ensemble à Naples. Le zèle que j’avais montré pour retrouver et sauver Graziella dans cette circonstance avait redoublé l’affection de la vieille femme et du pêcheur pour moi. Aucun d’eux ne soupçonnait la nature de mon intérêt pour elle et de son attachement pour moi. On attribuait toute sa répugnance à la difformité de Cecco. On espérait vaincre cette répugnance par la raison et le temps. On promit à Graziella de ne plus la presser pour le mariage. Cecco lui-même supplia son père de ne plus en parler ; il demandait, par son humilité, par son attitude et par ses regards, pardon à sa cousine d’avoir été l’occasion de sa peine. Le calme rentra dans la maison.


XXV


Rien ne jetait plus aucune ombre sur le visage de Graziella ni sur mon bonheur si ce n’est la pensée que ce bonheur serait tôt ou tard interrompu par mon retour dans mon pays. Quand on venait à prononcer le nom de la France, la pauvre fille pâlissait comme si elle eût vu le fantôme de la mort. Un jour en rentrant dans ma chambre, je trouvai tous mes habits de ville déchirés et jetés en pièces sur le plancher. « Pardonne-moi, me dit Graziella en se jetant à genoux à mes pieds, et en levant vers moi son visage décomposé ; c’est moi qui ai fait ce malheur. Oh ! ne me gronde pas ! Tout ce qui me rappelle que tu dois quitter un jour ces habits de marin me fait trop de mal ! Il me semble que tu dépouilleras ton cœur d’aujourd’hui pour en prendre un autre quand tu mettras tes habits d’autrefois ! » Excepté ces petits orages qui n’éclataient que de la chaleur de sa tendresse et qui s’apaisaient sous quelques larmes de nos yeux, trois mois s’écoulèrent ainsi dans une félicité imaginaire que la moindre réalité devait briser en nous touchant. Notre éden était sur un nuage.

Et c’est ainsi que je connus l’amour : par une larme dans des yeux d’enfant.


XXVI


Que nous étions heureux ensemble lorsque nous pouvions oublier complètement qu’il existait un autre monde au-delà de nous, un autre monde que cette maisonnette au penchant du Pausilippe ; cette terrasse au soleil, cette petite chambre où nous travaillions en jouant la moitié du jour ; cette barque couchée dans son lit de sable sur la grève, et cette belle mer dont le vent humide et sonore nous apportait la fraîcheur et les mélodies des eaux !

Mais, hélas ! il y avait des heures où nous nous prenions à penser que le monde ne finissait pas là, et qu’un jour se lèverait et ne nous retrouverait plus ensemble sous le même rayon de lune ou de soleil. J’ai tort de tant accuser la sécheresse de mon cœur alors en le comparant à ce qu’il a ressenti depuis. Au fond, je commençais à aimer Graziella mille fois plus que je ne me l’avouais à moi-même. Si je ne l’avais pas aimée autant, la trace qu’elle laissa pour toute ma vie dans mon âme n’aurait pas été si profonde et si douloureuse, et sa mémoire ne se serait pas incorporée à moi si délicieusement et si tristement, son image ne serait pas si présente et si éclatante dans mon souvenir. Bien que mon cœur fût du sable alors, cette fleur de mer s’y enracinait pour plus d’une saison comme les lis miraculeux de la petite plage s’enracinent sur les grèves de l’île d’Ischia.


XXVII


Et quel œil assez privé de rayons, quel cœur assez éteint en naissant ne l’aurait pas aimée ? Sa beauté semblait se développer du soir au matin avec son amour. Elle ne grandissait plus, mais elle s’accomplissait dans toutes ses grâces. Grâces, hier d’enfant, aujourd’hui de jeune fille éclose. Ses formes sveltes se transformaient à vue d’œil en contours plus suaves et plus arrondis par l’adolescence. Sa stature prenait de l’aplomb sans rien perdre de son élasticité. Ses beaux pieds nus ne foulaient plus si légèrement le sol de terre battue. Elle les traînait avec cette indolence et cette langueur que semble imprimer à tout le corps le poids des premières pensées amoureuses de la femme.

Ses cheveux repoussaient avec la sève forte et touffue des plantes marines sous les vagues tièdes du printemps. Je m’amusais souvent à en mesurer la croissance en les étirant roulés autour de mon doigt sur la taille galonnée de sa soubreveste verte. Sa peau blanchissait et se colorait à la fois des mêmes teintes dont la poudre rose du corail saupoudrait tous les jours le bout de ses doigts. Ses yeux grandissaient et s’ouvraient de jour en jour davantage comme pour embrasser un horizon qui lui aurait apparu tout à coup. C’était l’étonnement de la vie quand Galatée sent une première palpitation sous le marbre. Elle avait involontairement avec moi des pudeurs et des timidités d’attitude, de regards, de gestes, qu’elle n’avait jamais eues auparavant. Je m’en apercevais, et j’étais souvent tout muet et tout tremblant moi-même auprès d’elle. On aurait dit que nous étions deux coupables, et nous n’étions que deux enfants trop heureux.

Et cependant depuis quelque temps un fond de tristesse se cachait ou se révélait sous ce bonheur. Nous ne savions pas bien pourquoi. Mais la destinée le savait, elle. C’était le sentiment de la brièveté du temps qui nous restait à passer ensemble.


XXVIII


Souvent Graziella, au lieu de reprendre joyeusement son ouvrage après avoir habillé et peigné ses petits frères, restait assise au pied du mur d’appui de la terrasse, à l’ombre des grosses feuilles d’un figuier qui montait d’en bas jusque sur le bord du mur. Elle demeurait là immobile, le regard perdu, pendant des demi-journées entières. Quand sa grand-mère lui demandait si elle était malade, elle répondait qu’elle n’avait aucun mal, mais qu’elle était lasse avant d’avoir travaillé. Elle n’aimait pas qu’on l’interrogeât alors. Elle détournait le visage de tout le monde, excepté de moi. Mais moi, elle me regardait longtemps sans me rien dire. Quelquefois ses lèvres remuaient comme si elle avait parlé, mais elle balbutiait des mots que personne n’entendait. On voyait de petits frissons, tantôt blancs, tantôt roses, courir sur la peau de ses joues et la rider comme la nappe d’eau dormante touchée par le premier pressentiment des vents du matin. Mais, quand je m’asseyais à côté d’elle, que je lui prenais la main, que je chatouillais légèrement les longs cils de ses yeux fermés avec l’aile de ma plume ou avec l’extrémité d’une tige de romarin, alors elle oubliait tout, elle se mettait à rire et à causer comme autrefois. Seulement elle semblait triste après avoir ri et badiné avec moi.

Je lui disais quelquefois : « Graziella, qu’est-ce que tu regardes donc ainsi là-bas, là-bas au bout de la mer pendant des heures entières ? Est-ce que tu y vois quelque chose que nous n’y voyons pas, nous ? — J’y vois la France derrière des montagnes de glace, me répondit-elle. — Et qu’est-ce que tu vois donc de si beau en France ? ajoutais-je. — J’y vois quelqu’un qui te ressemble, répliquait-elle, quelqu’un qui marche, marche, marche, sur une longue route blanche qui ne finit pas. Il marche sans se retourner, toujours, toujours devant lui, et j’attends des heures entières, espérant toujours qu’il se retournera pour revenir sur ses pas. Mais il ne se retourne pas ! » Et puis elle se mettait le visage dans son tablier et j’avais beau l’appeler des noms les plus caressants, elle ne relevait plus son beau front.

Je rentrais alors bien triste moi-même dans ma chambre. J’essayais de lire pour me distraire, mais je voyais toujours sa figure entre mes yeux et la page. Il me semblait que les mots prenaient une voix et qu’ils soupiraient comme nos cœurs. Je finissais souvent aussi par pleurer tout seul, mais j’avais honte de ma mélancolie et je ne disais jamais à Graziella que j’avais pleuré. J’avais bien tort, une larme de moi lui aurait fait tant de bien !


XXIX


Je me souviens de la scène qui lui fit le plus de peine au cœur et dont elle ne se remit jamais complètement.

Elle s’était depuis longtemps liée d’amitié avec deux ou trois jeunes filles à peu près de son âge. Ces jeunes filles habitaient une des maisonnettes dans les jardins. Elles repassaient et raccommodaient les robes d’une maison d’éducation de jeunes Françaises. Le roi Murat avait établi cette maison à Naples pour les filles de ses ministres et de ses généraux. Ces jeunes Procitanes causaient souvent d’en bas, en faisant leur ouvrage, avec Graziella, qui les regardait par-dessus le mur d’appui de la terrasse. Elles lui montraient les belles dentelles, les belles soies, les beaux chapeaux, les beaux souliers, les rubans, les châles qu’elles apportaient ou qu’elles remportaient pour les jeunes élèves de ce couvent. C’étaient des cris d’étonnement et d’admiration qui ne finissaient pas. Quelquefois les petites ouvrières venaient prendre Graziella pour la conduire à la messe ou aux vêpres en musique dans la petite chapelle du Pausilippe. J’allais au-devant d’elles quand le jour tombait et que les tintements répétés de la cloche m’avertissaient que le prêtre allait donner la bénédiction. Nous revenions en folâtrant sur la grève de la mer en nous avançant sur la trace de la lame quand elle se retirait, et en nous sauvant devant la vague quand elle revenait avec un bourrelet d’écume sur nos pieds. Dieu ! que Graziella était jolie alors, quand, tremblant de mouiller ses belles pantoufles brodées de paillettes d’or, elle courait, les bras tendus en avant, vers moi, comme pour se réfugier sur mon cœur contre le flot jaloux de la retenir ou de lui lécher du moins les pieds !


XXX


Je voyais depuis quelque temps qu’elle me cachait je ne sais quoi de ses pensées. Elle avait des entretiens secrets avec ses jeunes amies les ouvrières. C’était comme un petit complot auquel on ne m’admettait pas.

Un soir je lisais dans ma chambre, à la lueur d’une petite lampe de terre rouge. Ma porte sur la terrasse était ouverte pour laisser entrer la brise de mer. J’entendis du bruit, de longs chuchotements de jeunes filles, des rires étouffés, puis de petites plaintes, des mots d’humeur puis de nouveaux éclats de voix interrompus par de longs silences dans la chambre de Graziella et des enfants. Je n’y fis pas grande attention d’abord.

Cependant l’affectation même qu’on mettait à étouffer les chuchotements et l’espèce de mystère qu’ils supposaient entre les jeunes filles excitèrent ma curiosité. Je posai mon livre, je pris ma lampe de terre dans la main gauche, je l’abritai de la main droite contre les bouffées du vent pour qu’elle ne s’éteignît pas. Je traversai à pas muets la terrasse, en assourdissant mes pas sur les dalles. Je collai mon oreille contre la porte de Graziella. J’entendis un bruit de pas qui allaient et venaient dans la chambre, des froissements d’étoffes qu’on pliait et qu’on dépliait, le cliquetis des dés, des aiguilles, des ciseaux de femmes qui ajustaient des rubans, qui épinglaient des fichus, et ces babillages, ces bourdonnements de fraîches voix que j’avais souvent entendus dans la maison de ma mère quand mes sœurs s’habillaient pour le bal.

Il n’y avait point de fête au Pausilippe pour le lendemain. Graziella n’avait jamais songé à relever sa beauté par la toilette. Il n’y avait pas même un miroir dans sa chambre. Elle se regardait dans le seau d’eau du puits de la terrasse, ou plutôt elle ne se regardait que dans mes yeux.

Ma curiosité ne résista pas à ce mystère. Je poussai la porte du genou. La porte céda. Je parus, ma lampe à la main, sur le seuil.

Les jeunes ouvrières jetèrent un cri et s’échappèrent en volée d’oiseaux, se réfugiant, comme si on les avait surprises en crime, dans les coins de la chambre. Elles tenaient encore à la main les objets de conviction. L’une le fil, l’autre les ciseaux, celle-ci les fleurs, celle-là les rubans. Mais Graziella, placée au milieu de la chambre, sur un petit escabeau en bois, et comme pétrifiée par mon apparition inattendue, n’avait pas pu s’échapper. Elle était rouge comme une grenade. Elle baissait les yeux, elle n’osait pas me regarder à peine respirer. Tout le monde se taisait, dans l’attente de ce que j’allais dire. Je ne disais rien moi-même. J’étais absorbé dans la surprise et dans la contemplation muette de ce que je voyais.

Graziella avait dépouillé ses vêtements de lourde laine, sa soubreveste galonnée à la mode de Procida, qui s’entrouvre sur la poitrine pour laisser la respiration à la jeune fille et la source de vie à l’enfant, ses pantoufles à paillettes d’or et au talon de bois dans lesquelles jouaient ordinairement ses pieds nus, les longues épingles à boules de cuivre qui enroulaient transversalement sur le sommet de sa tête ses cheveux noirs, comme une vergue enroule la voile sur la barque. Ses boucles d’oreilles larges comme des bracelets étaient jetées confusément sur son lit avec ses habits du matin.

À la place de ce pittoresque costume grec qui sied à la pauvreté comme à la richesse, qui laisse, par la robe tombante à mi-jambes, par l’échancrure du corsage et par l’entaille des manches, la liberté et la souplesse à toutes les formes du corps de la femme, les jeunes amies de Graziella l’avaient revêtue, à sa prière, des habits et des parures d’une demoiselle française à peu près de sa taille et de son âge dans le couvent. Elle avait une robe de soie moirée, une ceinture rose, un fichu blanc, une coiffe ornée de fleurs artificielles, des souliers de satin bleu, des bas à mailles de soie qui laissaient voir la couleur de chair sur les chevilles arrondies de ses pieds.

Elle restait dans ce costume sous lequel je venais de la surprendre aussi confondue que si elle eût été surprise dans sa nudité par un regard d’homme. Je la regardais moi même sans pouvoir en détacher mes yeux, mais sans qu’un geste, une exclamation, un sourire pussent lui révéler l’impression que j’éprouvais de son travestissement. Une larme m’était montée du cœur. J’avais tout de suite et trop bien compris la pensée de la pauvre enfant. Honteuse de la différence de condition entre elle et moi, elle avait voulu éprouver si un rapprochement dans le costume rapprocherait à mes yeux nos destinées. Elle avait tenté cette épreuve à mon insu, avec l’aide de ses amies, espérant m’apparaître tout à coup ainsi plus belle et plus de mon espèce qu’elle ne croyait l’être sous les simples habits de son île et de son état. Elle s’était trop trompée. Elle commençait à s’en apercevoir à mon silence. Sa figure prenait une expression d’impatience désespérée et presque de larmes qui me révélait son dessein caché, son crime et sa déception.

Elle était bien belle ainsi cependant. Sa pensée devait l’embellir mille fois plus à mes yeux. Mais sa beauté ressemblait presque à une torture. C’était comme une figure de ces jeunes vierges du Corrège clouées au poteau sur le bûcher de leur martyre et se tordant dans leurs liens pour échapper aux regards qui profanent leur pudicité. Hélas ! c’était un martyre aussi pour la pauvre Graziella. Mais ce n’était pas, comme on eût pu croire en la voyant, le martyre de la vanité. C’était le martyre de son amour.

Les habillements de la jeune pensionnaire française du couvent dont on l’avait vêtue, coupés sans doute pour la taille maigre et pour les bras et les épaules grêles d’une enfant cloîtrée de treize à quatorze ans, s’étaient rencontrés trop étroits pour la stature découplée et pour les épaules arrondies et fortement nouées au corps de cette belle fille du soleil et de la mer. La robe éclatait de partout sur les épaules, sur le sein, autour de la ceinture, comme une écorce de sycomore qui se déchire sur les branches de l’arbre aux fortes sèves du printemps. Les jeunes couturières avaient eu beau épingler ça et là la robe et le fichu, la nature avait rompu l’étoffe à chaque mouvement. On voyait en plusieurs endroits, à travers les déchirures de la soie, le nu du cou ou des bras éclater sous les reprises. La grosse toile de la chemise passait à travers les efforts de la robe et du fichu et contrastait par sa rudesse avec l’élégance de la soie. Les bras, mal contenus par une manche étroite et courte, sortaient comme le papillon rose de la chrysalide qu’il fait gonfler et crever. Ses pieds, accoutumés à être nus ou à s’emboîter dans de larges babouches grecques, tordaient le satin des souliers qui semblaient l’emprisonner dans des entraves de cordons noués comme des sandales autour de ses jambes. Ses cheveux, mal relevés et mal contenus par le réseau de dentelles et de fausses fleurs, soulevaient comme d’eux-mêmes tout cet édifice de coiffure et donnaient au visage charmant, qu’on avait voulu en vain défigurer ainsi, une expression d’effronterie dans la parure et de honte modeste dans la physionomie qui faisaient le plus étrange et le plus délicieux contraste.

Son attitude était aussi embarrassée que son visage. Elle n’osait faire un mouvement, de peur de laisser tomber les fleurs de son front ou de froisser son ajustement. Elle ne pouvait marcher tant sa chaussure enclavait ses pieds et donnait de charmante gaucherie à ses pas. On eût dit l’Ève naïve de cette mer du soleil prise au piège de sa première coquetterie.


XXXI


Le silence dura un moment ainsi dans la chambre. À la fin, plus peiné que réjoui de cette profanation de la nature, je m’avançai vers elle en faisant des lèvres une moue un peu moqueuse, et en la regardant avec une légère expression de reproche et de douce raillerie, faisant semblant de la reconnaître avec peine sous cet attirail de toilette. « Comment, lui dis-je, c’est toi, Graziella ? Oh ! qui est-ce qui aurait jamais reconnu la belle Procitane dans cette poupée de Paris ? Allons donc, continuai-je un peu rudement, n’as-tu pas honte de défigurer ainsi ce que Dieu a fait si charmant sous son costume naturel ? Tu auras beau faire, va ! tu ne seras jamais qu’une fille des vagues au pied marin et coiffée par les rayons de ton beau ciel. Il faut t’y résigner et en remercier Dieu. Ces plumes de l’oiseau de cage ne s’adapteront jamais bien à l’hirondelle de mer. »

Ce mot la perça jusqu’au cœur. Elle ne comprit pas ce qu’il y avait dans mon esprit de préférence passionnée et d’adoration pour l’hirondelle de mer. Elle crut que je la défiais de ressembler jamais à une beauté de ma race et de mon pays. Elle pensa que tous ses efforts pour se faire plus belle à cause de moi et pour tromper mes yeux sur son humble condition étaient perdus. Elle fondit tout à coup en pleurs, et s’asseyant sur son lit, le visage caché dans ses doigts, elle pria, d’un ton boudeur ses jeunes amies de venir la débarrasser de son odieuse parure. « Je savais bien, dit-elle en gémissant, que je n’étais qu’une pauvre Procitane. Mais je croyais qu’en changeant d’habits je ne te ferais pas tant de honte un jour si je te suivais dans ton pays. Je vois bien qu’il faut rester ce que je suis et mourir où je suis née. Mais tu n’aurais pas dû me le reprocher. »

À ces mots, elle arracha avec dépit les fleurs, le bonnet, le fichu, et, les jetant d’un geste de colère loin d’elle, elle les foula aux pieds en leur adressant des paroles de reproche, comme sa grand-mère avait fait aux planches de la barque après le naufrage. Puis, se précipitant vers moi, elle souffla la lampe dans ma main pour que je ne la visse pas plus longtemps dans ce costume qui m’avait déplu.

Je sentis que j’avais eu tort de badiner trop rudement avec elle, et que le badinage était sérieux. Je lui demandai pardon. Je lui dis que je ne l’avais grondée ainsi que parce que je la trouvais mille fois plus ravissante en Procitane qu’en Française. C’était vrai. Mais le coup était porté. Elle ne m’écoutait plus ; elle sanglotait.

Ses amies la déshabillèrent ; je ne la revis plus que le lendemain. Elle avait repris ses habits d’insulaire. Mais ses yeux étaient rouges des larmes que ce badinage lui avait coûtées toute la nuit !


XXXII


Vers le même temps, elle commença à se défier des lettres que je recevais de France, soupçonnant bien que ces lettres me rappelaient. Elle n’osait pas me les dérober tant elle était probe et incapable de tromper, même pour sa vie. Mais elle les retenait quelquefois neuf jours, et les attachait avec une de ses épingles dorées derrière l’image en papier de la Madone suspendue au mur à côté de son lit. Elle pensait que la Sainte Vierge, attendrie par beaucoup de neuvaines en faveur de notre amour changerait miraculeusement le contenu des lettres, et transformerait les ordres de retour en invitation à rester près d’elle. Aucune de ces pieuses petites fraudes ne m’échappait, et toutes me la rendaient plus chère. Mais l’heure approchait.


XXXIII


Un soir des derniers jours du mois de mai, on frappa violemment à la porte. Toute la famille dormait. J’allai ouvrir. C’était mon ami V… « Je viens te chercher, me dit-il. Voici une lettre de ta mère. Tu n’y résisteras pas. Les chevaux sont commandés pour minuit. Il est onze heures. Partons, ou tu ne partiras jamais. Ta mère en mourra. Tu sais combien ta famille la rend responsable de toutes tes fautes. Elle s’est tant sacrifiée pour toi ; sacrifie-toi un moment pour elle. Je te jure que je reviendrai avec toi passer l’hiver et toute une autre longue année ici. Mais il faut faire acte de présence dans ta famille et d’obéissance aux ordres de ta mère. »

Je sentis que j’étais perdu.

« Attends-moi là », lui dis-je.

Je rentrai dans ma chambre, je jetai à la hâte mes vêtements dans ma valise. J’écrivis à Graziella, je lui dis tout ce que la tendresse pouvait exprimer d’un cœur de dix-huit ans et tout ce que la raison pouvait commander à un fils dévoué à sa mère. Je lui jurais, comme je me le jurais à moi-même, qu’avant que le quatrième mois fût écoulé, je serais auprès d’elle et que je ne la quitterais presque plus. Je confiais l’incertitude de notre destinée future à la Providence et à l’amour. Je lui laissais ma bourse pour aider ses vieux parents pendant mon absence. La lettre fermée, je m’approchai à pas muets. Je me mis à genoux sur le seuil de la porte de sa chambre. Je baisai la pierre et le bois ; je glissai le billet dans la chambre par-dessous la porte. Je dévorai le sanglot intérieur qui m’étouffait.

Mon ami me passa la main sous le bras, me releva et m’entraîna. À ce moment, Graziella, que ce bruit inusité avait alarmée sans doute, ouvrit la porte. La lune éclairait la terrasse. La pauvre enfant reconnut mon ami. Elle vit ma valise qu’un domestique emportait sur ses épaules. Elle tendit les bras, jeta un cri de terreur et tomba inanimée sur la terrasse.

Nous nous élançâmes vers elle. Nous la reportâmes sans connaissance sur son lit. Toute la famille accourut. On lui jeta de l’eau sur le visage. On l’appela de toutes les voix qui lui étaient les plus chères. Elle ne revint au sentiment qu’à ma voix. « Tu le vois, me dit mon ami, elle vit ; le coup est porté. De plus longs adieux ne seraient que des contrecoups plus terribles. » Il décolla les deux bras glacés de la jeune fille de mon cou et m’arracha de la maison. Une heure après, nous roulions dans le silence et dans la nuit sur la route de Rome.


XXXIV


J’avais laissé plusieurs adresses à Graziella dans la lettre que je lui avais écrite. Je trouvai une première lettre d’elle à Milan. Elle me disait qu’elle était bien de corps, mais malade de cœur ; que cependant elle se confiait à ma parole et m’attendrait avec sécurité vers le mois de novembre.

Arrivé à Lyon, j’en trouvai une seconde plus sereine encore et plus confiante. La lettre contenait quelques feuilles de l’œillet rouge qui croissait dans un vase de terre sur le petit mur d’appui de la terrasse, tout près de ma chambre, et dont elle plaçait une fleur dans ses cheveux le dimanche. Était-ce pour m’envoyer quelque chose qui l’eût touchée ? Était-ce un tendre reproche déguisé sous un symbole et pour me rappeler qu’elle avait sacrifié ses cheveux pour moi ?

Elle me disait qu’elle « avait eu la fièvre ; que le cœur lui faisait mal ; mais qu’elle allait mieux de jour en jour ; qu’on l’avait envoyée, pour changer d’air et pour se remettre tout à fait, chez une de ses cousines, sœur de Cecco, dans une maison du Vomero, colline élevée et saine qui domine Naples. »

Je restai ensuite plus de trois mois sans recevoir aucune lettre. Je pensais tous les jours à Graziella. Je devais repartir pour l’Italie au commencement du prochain hiver. Son image triste et charmante m’y apparaissait comme un regret, et quelquefois aussi comme un tendre reproche. J’étais à cet âge ingrat où la légèreté et l’imitation font une mauvaise honte au jeune homme de ses meilleurs sentiments ; âge cruel où les plus beaux dons de Dieu, l’amour pur, les affections naïves, tombent sur le sable et sont emportés en fleur par le vent du monde. Cette vanité mauvaise et ironique de mes amis combattait souvent en moi la tendresse cachée et vivante au fond de mon cœur. Je n’aurais pas osé avouer sans rougir et sans m’exposer aux railleries quels étaient le nom et la condition de l’objet de mes regrets et de mes tristesses. Graziella n’était pas oubliée, mais elle était voilée dans ma vie. Cet amour qui enchantait mon cœur, humiliait mon respect humain. Son souvenir, que je nourrissais seulement en moi dans la solitude, dans le monde me poursuivait presque comme un remords. Combien je rougis aujourd’hui d’avoir rougi alors ! et qu’un seul des rayons de joie ou une des gouttes de larmes de ses chastes yeux valait plus que tous ces regards, toutes ces agaceries et tous ces sourires auxquels j’étais prêt à sacrifier son image ! Ah ! l’homme trop jeune est incapable d’aimer ! Il ne sait le prix de rien ! Il ne connaît le vrai bonheur qu’après l’avoir perdu ! Il y a plus de sève folle et d’ombre flottante dans les jeunes plants de la forêt ; il y a plus de feu dans le vieux cœur du chêne.

L’amour vrai est le fruit mûr de la vie. À dix-huit ans, on ne le connaît pas, on l’imagine. Dans la nature végétale, quand le fruit vient, les feuilles tombent ; il en est peut-être ainsi dans la nature humaine. Je l’ai souvent pensé depuis que j’ai compté des cheveux blanchissants sur ma tête. Je me suis reproché de n’avoir pas connu alors le prix de cette fleur d’amour. Je n’étais que vanité. La vanité est le plus sot et le plus cruel des vices, car elle fait rougir du bonheur !…


XXXV


Un soir des premiers jours de novembre, on me remit, au retour d’un bal, un billet et un paquet qu’un voyageur venant de Naples avait apportés pour moi de la poste en changeant de chevaux à Mâcon. Le voyageur inconnu me disait que, chargé pour moi d’un message important par un de ses amis, directeur d’une fabrique de corail de Naples, il s’acquittait en passant de sa commission ; mais que les nouvelles qu’il m’apportait étant tristes et funèbres, il ne demandait pas à me voir ; il me priait seulement de lui accuser réception du paquet à Paris.

J’ouvris en tremblant le paquet. Il renfermait, sous la première enveloppe, une dernière lettre de Graziella, qui ne contenait que ces mots : « Le docteur dit que je mourrai avant trois jours. Je veux te dire adieu avant de perdre mes forces. Oh ! si tu étais là, je vivrais ! Mais c’est la volonté de Dieu. Je te parlerai bientôt et toujours du haut du ciel. Aime mon âme ! Elle sera avec toi toute ta vie. Je te laisse mes cheveux, coupés une nuit pour toi. Consacre-les à Dieu dans une chapelle de ton pays pour que quelque chose de moi soit auprès de toi ! »


XXXVI


Je restai anéanti, sa lettre dans les mains, jusqu’au jour. Ce n’est qu’alors que j’eus la force d’ouvrir la seconde enveloppe. Toute sa belle chevelure y était, telle que la nuit où elle me l’avait montrée dans la cabane. Elle était encore mêlée avec quelques-unes des feuilles de bruyère qui s’y étaient attachées cette nuit-là. Je fis ce qu’elle avait ordonné dans son dernier vœu. Une ombre de sa mort se répandit dès ce jour-là sur mon visage et sur ma jeunesse.

Douze ans plus tard je revins à Naples. Je cherchai ses traces. Il n’y en avait plus ni à la Margellina ni à Procida. La petite maison sur la falaise de l’île était tombée en ruine. Elle n’offrait plus qu’un monceau de pierres grises au-dessus d’un cellier où les chevriers abritaient leurs chèvres pendant les pluies. Le temps efface vite sur la terre, mais il n’efface jamais les traces d’un premier amour dans le cœur qu’il a traversé.

Pauvre Graziella ! Bien des jours ont passé depuis ces jours. J’ai aimé, j’ai été aimé. D’autres rayons de beauté et de tendresse ont illuminé ma sombre route. D’autres âmes se sont ouvertes à moi pour me révéler dans des cœurs de femmes les plus mystérieux trésors de beauté, de sainteté, de pureté que Dieu ait animés sur cette terre, afin de nous faire comprendre, pressentir et désirer le ciel. Mais rien n’a terni ta première apparition dans mon cœur. Plus j’ai vécu, plus je me suis rapproché de toi par la pensée. Ton souvenir est comme ces feux de la barque de ton père, que la distance dégage de toute fumée et qui brillent d’autant plus qu’ils s’éloignent davantage de nous. Je ne sais pas où dort ta dépouille mortelle, ni si quelqu’un te pleure encore dans ton pays ; mais ton véritable sépulcre est dans mon âme. C’est là que tu es recueillie et ensevelie tout entière. Ton nom ne me frappe jamais en vain. J’aime la langue où il est prononcé. Il y a toujours au fond de mon cœur une larme qui filtre goutte à goutte et qui tombe en secret sur ta mémoire pour la rafraîchir et pour l’embaumer en moi.


XXXVII


Un jour de l’année 1830, étant entré dans une église de Paris le soir, j’y vis apporter le cercueil, couvert d’un drap blanc, d’une jeune fille. Ce cercueil me rappela Graziella. Je me cachai sous l’ombre d’un pilier. Je songeai à Procida, et je pleurai longtemps.

Mes larmes se séchèrent ; mais les nuages qui avaient traversé ma pensée pendant cette tristesse d’une sépulture ne s’évanouirent pas. Je rentrai silencieux dans ma chambre. Je déroulai les souvenirs qui sont retracés dans cette longue note, et j’écrivis d’une seule haleine et en pleurant les vers intitulés le Premier Regret. C’est la note, affaiblie par vingt ans de distance, d’un sentiment qui fit jaillir la première source de mon cœur. Mais on y sent encore l’émotion d’une fibre intime qui a été blessée et qui ne guérira jamais bien.

Voici ces strophes, baume d’une blessure, rosée d’un cœur, parfum d’une fleur sépulcrale. Il n’y manquait que le nom de Graziella. Je l’y encadrerais dans une strophe, s’il y avait ici-bas un cristal assez pur pour renfermer cette larme, ce souvenir, ce nom !



LE PREMIER REGRET




 
Sur la plage sonore où la mer de Sorrente
Déroule ses flots bleus au pied de l’oranger,
Il est, près du sentier sous la haie odorante,
Une pierre petite, étroite, indifférente
Aux pieds distraits de l’étranger.
 
La giroflée y cache un seul nom sous ses gerbes,
Un nom que nul écho n’a jamais répété !
Quelquefois cependant le passant arrêté,
Lisant l’âge et la date en écartant les herbes,
Et sentant dans ses yeux quelques larmes courir
Dit : « Elle avait seize ans ! c’est bien tôt pour mourir ! »

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènes passées ?
Laissons le vent gémir et le flot murmurer ;
Revenez, revenez, à mes tristes pensées !
Je veux rêver et non pleurer !


Dit : « Elle avait seize ans !
— Oui, seize ans ! et cet âge
N’avait jamais brillé sur un front plus charmant !
Et jamais tout l’éclat de ce brûlant rivage
Ne s’était réfléchi dans un œil plus aimant !
Moi seul je la revois, telle que la pensée
Dans l’âme où rien ne meurt, vivante l’a laissée,
Vivante ! comme à l’heure où les yeux sur les miens,
Prolongeant sur la mer nos premiers entretiens,
Ses cheveux noirs livrés au vent qui les dénoue,
Et l’ombre de la voile errante sur sa joue,
Elle écoutait le chant nocturne du pêcheur,
De la brise embaumée aspirait la fraîcheur,
Me montrait dans le ciel la lune épanouie,
Comme une fleur des nuits dont l’aube est réjouie,
Et l’écume argentée, et me disait : « Pourquoi
Tout brille-t-il ainsi dans les airs et dans moi ?
Jamais ces champs d’azur semés de tant de flammes,
Jamais ces sables d’or où vont mourir les lames,
Ces monts dont les sommets tremblent au fond des cieux,
Ces golfes couronnés de bois silencieux,
Ces lueurs sur la côte, et ces chants sur les vagues,
N’avaient ému mes sens de voluptés si vagues !
Pourquoi, comme ce soir n’ai-je jamais rêvé ?
Un astre dans mon cœur s’est-il aussi levé ?
Et toi, fils du matin, dis, à ces nuits si belles
Les nuits de ton pays sans moi ressemblaient-elles ? »
Puis, regardant sa mère, assise auprès de nous,
Posait pour s’endormir son front sur ses genoux.

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènes passées ?
Laissons le vent gémir et le flot murmurer ;
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées !
Je veux rêver et non pleurer !

Que son œil était pur et sa lèvre candide !
Que son œil inondait mon regard de clarté !
Le beau lac de Némi, qu’aucun souffle ne ride,
A moins de transparence et de limpidité !

Dans cette âme, avant elle, on voyait ses pensées,
Ses paupières jamais, sur ses beaux yeux baissées,
Ne voilaient son regard d’innocence rempli ;
Nul souci sur son front n’avait laissé son pli ;
Tout folâtrait en elle : et ce jeune sourire,
Qui plus tard sur la bouche avec tristesse expire,
Sur sa lèvre entrouverte était toujours flottant,
Comme un pur arc-en-ciel sur un jour éclatant !
Nulle ombre ne voilait ce ravissant visage,
Ce rayon n’arrivait pas traversé de nuage !
Son pas insouciant, indécis, balancé,
Flottait comme un flot libre où le jour est bercé,
Ou courait pour courir ; et sa voix argentine,
Écho limpide et pur de son âme enfantine,
Musique de cette âme où tout semblait chanter,
Égayait jusqu’à l’air qui l’entendait monter !

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènes passées ?
Laissez le vent gémir et le flot murmurer ;
Revenez, revenez, à mes tristes pensées !
Je veux rêver et non pleurer !

Mon image en son cœur se grava la première,
Comme dans l’œil qui s’ouvre, au matin, la lumière ;
Elle ne regarda plus rien après ce jour ;
De l’heure qu’elle aima, l’univers fut amour !
Elle me confondait avec sa propre vie,
Voyait tout dans mon âme, et je faisais partie
De ce monde enchanté qui flottait sous ses yeux,
Du bonheur de la terre et de l’espoir des cieux.
Elle ne pensait plus au temps, à la distance ;
L’heure seule absorbait toute son existence ;
Avant moi cette vie était sans souvenir,
Un soir de ces beaux jours était tout l’avenir !
Elle se confiait à la douce nature
Qui souriait sur nous, à la prière pure
Qu’elle allait, le cœur plein de joie et non de pleurs,
À l’autel qu’elle aimait répandre avec ses fleurs ;

Et sa main m’entraînait aux marches de son temple,
Et, comme un humble enfant, je suivais son exemple,
Et sa voix me disait tout bas : « Prie avec moi !
Car je ne comprends pas le ciel même sans toi ! »
 
Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènes passées ?
Laissez le vent gémir et le flot murmurer ;
Revenez, revenez, à mes tristes pensées !
Je veux rêver et non pleurer !
 
Voyez dans son bassin l’eau d’une source vive
S’arrondir comme un lac sous son étroite rive,
Bleue et claire, à l’abri du vent qui va courir
Et du rayon brûlant qui pourrait la tarir !
Un cygne blanc nageant sur la nappe limpide,
En y plongeant son cou qu’enveloppe la ride,
Orne sans le ternir le liquide miroir,
Et si berce au milieu des étoiles du soir ;
Mais si, prenant son vol vers des sources nouvelles,
Il bat le flot tremblant de ses humides ailes,
Le ciel s’efface au sein de l’onde qui brunit,
La plume à grands flocons y tombe et la ternit,
Comme si le vautour ennemi de sa race,
De sa mort sur les flots avait semé la trace ;
Et l’azur éclatant de ce lac enchanté
N’est plus qu’une onde obscure où le sable a monté !
 
Ainsi, quand je partis, tout trembla dans cette âme ;
Le rayon s’éteignit, et sa mourante flamme
Remonta dans le ciel pour n’en plus revenir.
Elle n’attendait pas un second avenir ;
Elle ne languit pas de doute en espérance,
Et ne disputa pas sa vie à la souffrance ;
Elle but d’un seul trait le vase de douleur ;
Dans sa première larme elle noya son cœur !
Et, semblable à l’oiseau, moins pur et moins beau qu’elle,
Qui le soir pour dormir met son cou sous son aile,

Elle s’enveloppa d’un muet désespoir,
Et s’endormit aussi, mais bien avant le soir !

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènes passées ?
Laissons le vent gémir et le flot murmurer ;
Revenez, revenez, à mes tristes pensées !
Je veux rêver et non pleurer !

Elle a dormi quinze ans dans sa couche d’argile,
Et rien ne pleure plus sur son dernier asile,
Et le rapide oubli, second linceul des morts,
A couvert le sentier qui menait vers ces bords ;
Nul ne visite plus cette pierre effacée,
Nul ne songe et ne prie !… excepté ma pensée,
Quand, remontant le flot de mes jours révolus,
Je demande à mon cœur tous ceux qui n’y sont plus,
Et que, les yeux flottants sur de chères empreintes,
Je pleure dans mon ciel tant d’étoiles éteintes !
Elle fut la première, et sa douce lueur
D’un jour pieux et tendre éclaire encore mon cœur !

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènes passées ?
Laissez le vent gémir et le flot murmurer ;
Revenez, revenez, à mes tristes pensées !
Je veux rêver et non pleurer !

Un arbuste épineux, à la pâle verdure,
Est le seul monument que lui fit la nature ;
Battu des vents de mer du soleil calciné,
Comme un regret funèbre au cœur enraciné,
Il vit dans le rocher sans lui donner d’ombrage ;
La poudre du chemin y blanchit son feuillage ;
Il rampe près de terre, où ses rameaux penchés
Par la dent des chevreaux sont toujours retranchés.
Une fleur au printemps, comme un flocon de neige,
Y flotte un jour ou deux ; mais le vent qui l’assiège
L'effeuille avant qu’elle ait répandu son odeur,
Comme la vie avant qu’elle ait charrié le cœur !

Un oiseau de tendresse et de mélancolie
S’y pose pour chanter sur le rameau qui plie !
Oh ! dis, fleur que la vie a fait si tôt flétrir,
N’est-il pas une terre où tout doit refleurir ?
 
Remontez, remontez à ces heures passées !
Vos tristes souvenirs m’aident à soupirer !
Allez où va mon âme ! allez, à mes pensées !
Mon cœur est plein, je veux pleurer !



C’est ainsi que j’expiai par ces larmes écrites la dureté et l’ingratitude de mon cœur de dix-huit ans. Je ne puis jamais relire ces vers sans adorer cette fraîche image que rouleront éternellement pour moi les vagues transparentes et plaintives du golfe de Naples… et sans me haïr moi-même ! Mais les âmes pardonnent là-haut. La sienne m’a pardonné. Pardonnez-moi aussi, vous ! J’ai pleuré.