Les Confessions d’un révolutionnaire/XX


XX.


15 MAI-15 JUIN 1849 :


CONSTITUTIONNALITÉ DU PARTI DÉMOCRATIQUE-SOCIALISTE.


L’idée de ramener le socialisme tout entier à un principe unique, exprimé sous trois formes symboliques, le catholicisme ou la papauté, la monarchie ou le gouvernement, et le capital ou l’usure, puis de déduire de ce principe toute la révolution de février, portait ses fruits. Le gouvernement tombé en des mains fanatiques, se détruisait comme à plaisir : on eût dit qu’il obéissait au commandement du Peuple. L’opinion publique tournait à vue d’œil : partout les candidatures s’étaient posées, et les électeurs avaient voté sous l’influence de cette opinion, qu’en France il n’y avait plus désormais que deux partis, le parti du Travail et le parti du Capital. Les conservateurs avaient accepté la question ainsi présentée ; la monarchie et la papauté étaient reléguées sur le second plan. On était démocrate-socialiste, ou l’on était réactionnaire.

La Constitution prêtait elle-même à cette classification. Aussi révolutionnaire que conservatrice, aussi socialiste que politique, elle se prêtait à toutes les interprétations : la question était de savoir de quel côté pencherait la balance. Peu importait même que le socialisme fût, pour quelque temps encore, en minorité dans le pays et dans l’Assemblée. Dès lors qu’il avait ses racines dans la Constitution, et que, par suite de l’idée sous laquelle se faisaient les élections, il était à la majorité capitaliste ce que l’opposition dynastique avait été, sous Louis-Philippe, à la majorité immobiliste, il devenait ce que jusqu’alors on avait pu, avec plus ou moins d’apparence, contester qu’il fût, un parti légal et constitutionnel. Déjà il prenait possession du pays : son triomphe n’était plus qu’une question de temps.

La situation révolutionnaire était donc, en mai 1849, plus belle qu’elle n’avait été en février, mars, avril et mai 1848, alors que l’idée socialiste, mal définie, plus mal encore représentée, s’était vu éconduire successivement par toutes les nuances républicaines, depuis la nuance Barbès jusqu’à la nuance Bastide, pour se faire massacrer ensuite sous la nuance Lacrosse et Senard. Le socialisme pouvait dire, comme le Dieu des Juifs : Je suis celui qui suis ! Je suis le parti jeune et fort, le parti qui grandit, qui court et se propage comme l’incendie, et qui vous dévorera, vous, parti usé, parti de vieillards et de moribonds, si vous lui barrez le passage.

Ainsi, le mouvement grandissant toujours, la dissolution du pouvoir allant du même pas, il était aisé de voir que la direction des affaires allait, un peu plus tôt, un peu plus tard, échoir à la gauche. Le moment était venu, pour la Montagne, de se mettre en mesure de répondre à l’appel qui, bientôt, lui serait fait. Elle tenait le gouvernement à la gorge : avant de frapper le dernier coup, elle avait à faire connaître son programme.

Quel effet eût produit Ledru-Rollin si, le jour même de la réunion de la Législative, prenant la parole au nom de la démocratie socialiste, il était venu, lui, chef d’un parti qui avait voté contre la présidence, et jusqu’à certain point contre la Constitution, protester, en termes énergiques, du respect de son parti pour cette Constitution ! Élu de cinq départements, Ledru-Rollin devenait à l’instant l’homme de la France entière.

Je ne répéterai pas ici ce qui fut dit dans le Peuple, après les élections du 13 mai, sur la nécessité, pour la démocratie socialiste, de se présenter au pays comme parti d’ordre et de Constitution : l’événement a prononcé à cet égard, et d’une façon douloureuse. Au lieu de voir dans cette tactique une prise de possession, les jacobins y virent une reculade. Pour avoir indiqué que la conséquence de la mise en accusation de Louis Bonaparte et de ses ministres était de porter à la présidence Ledru-Rollin, candidat du 10 décembre, maintenant chef de l’opposition, le Peuple fut, par les uns, soupçonné de tendre un piège à l’orateur montagnard, par les autres, accusé de lui faire servilement la cour. Tant il y avait alors d’aveuglement dans les esprits ! Nous avions trop raison pour être écoutés : la Révolution allait à ses fins toute seule.

Mais ce qui n’a pas été dit, ce qu’il importe aujourd’hui plus que jamais de faire connaître, ce sont les motifs d’économie sociale qui nous dirigeaient. Le parti conservateur n’est pas si fortement établi qu’il ne puisse d’un jour à l’autre tomber du pouvoir, et laisser le gouvernement de la République à ses adversaires. Que dis-je ? S’il est vrai, comme nous en avons vu tant d’exemples depuis février, que les idées mènent le monde, en vertu du principe que les extrêmes se touchent, il faudrait regarder encore comme probable, comme prochaine, l’arrivée de la Montagne au gouvernement. Quelle serait alors la politique des démocrates ? le pays a le droit de le demander. La situation pouvant donc se retrouver dans six mois ce qu’elle était il y a six mois, nous allons reprendre la discussion telle que nous l’eussions développée après le 13 mai, si la pression des événements et la malheureuse journée du 13 juin n’étaient venues interrompre nos travaux.

Posons nettement la question.

Le socialisme, négation du capital et de l’autorité, devait-il, après les élections de mai, procéder vis-à-vis du gouvernement et du pays comme opinion extraparlementaire, ne prendre part aux travaux de l’Assemblée qu’afin de précipiter la chute d’un pouvoir réactionnaire et d’une Constitution imparfaite ; ou bien, parti d’ordre et de progrès, s’appuyant sur la Constitution, prenant en main sa défense, déclarer que son intention, pour le présent et pour l’avenir, était de procurer le triomphe de la Révolution exclusivement par les voies légales.

En deux mots, le socialisme, dans l’éventualité de son avènement au ministère, devait-il se poser dans la légalité et dans la Constitution, ou dans la Dictature ?

La question était assurément des plus graves. Elle méritait d’être examinée, approfondie, traitée avec d’autant plus de prudence, qu’elle donnait lieu, au point de vue politique aussi bien qu’au point de vue économique, à des considérations du plus haut intérêt.

Si les organes de la démocratie socialiste avaient seulement compris de quoi il s’agissait, s’ils avaient saisi le côté brillant et original de la thèse qu’ils soutinrent, avec plus ou moins d’équivoque, contre le Peuple, ils auraient pu nous dire, sans imprécation et sans injure :

Prenez garde ! Vous parlez de légalité et de Constitution, comme si, en temps révolutionnaire, devant une réaction qui marche le front levé, la légalité n’était pas le suicide ; comme si une société qui se transforme n’avait pas à dompter par la force les éléments contraires, avant de les organiser par le droit. Ne sommes-nous donc pas aujourd’hui dans les mêmes conditions que nos pères en 1792, lorsqu’ils renversèrent tour à tour, et la monarchie qui en appelait à la Constitution, et la Gironde qui en appelait à la légalité, et qu’en foulant aux pieds la Constitution et la légalité, ils sauvèrent la Révolution ?... Laissez donc aussi la légalité périr, la Constitution se déshonorer, la réaction s’enferrer, et les révolutionnaires faire leur besogne !...

En vérité, si les journaux dont je parle, et dont la passion a fini par prévaloir, avaient entrepris sérieusement de justifier, par la nécessité révolutionnaire, leur inconstitutionnalisme systématique, le public aurait su alors de quoi il s’agissait ; la Révolution discutant au grand jour ses moyens, le peuple se fût prononcé en connaissance de cause. Alors, soutenue ou condamnée par le peuple, la démocratie aurait vaincu le 13 juin, ou la manifestation n’aurait pas eu lieu.

Mais le parti populaire, conduit par une influence malheureuse, ne fut point éclairé sur la route qu’on lui faisait prendre. Soit ignorance de la question, soit défaut de franchise, la presse démocratique, un instant réunie contre le Peuple, se tenait dans un vague déplorable. À cette question, posée carrément, si, dans le cas où le parti démocratique et social serait appelé aux affaires, on devrait respecter ou abroger la Constitution, la Démocratie pacifique répondait par un faux-fuyant délayé en dix colonnes : elle s’en référait, disait-elle, à l’omnipotence du peuple. Pour les uns, des haines à satisfaire, le socialisme à éliminer, la dictature à établir ; — ils l’ont avoué ! ils l’ont imprimé ! — pour les autres, des utopies à expérimenter, la fortune publique à manipuler, la nation à conduire, in flagello et virgâ, comme un troupeau, voilà ce que dissimulaient à peine, sous les plus honteuses réticences, nos malheureux adversaires.

Certes, le Peuple savait ce qu’il faisait, et où il voulait aller, lorsque après le succès inespéré des élections il exprima la nécessité pour le socialisme de se poser comme parti constitutionnel et légal. Nous avions lu, comme tout le monde, notre histoire de la Révolution ; nous eussions avoué, peut-être, pour peu qu’on nous en pressât, que le formalisme des Girondins, en soi irréprochable, fut intempestif et dangereux ; que la légalité ayant été balayée par l’ouragan de 92, il était assez inconséquent de s’en prévaloir en 93.

Mais de ce que, sous le nom de démocrates-socialistes, nous étions les continuateurs de 93, s’ensuivait-il que nous en dussions faire, en 1849, la répétition ? Le Peuple le niait absolument. Il soutenait que la Révolution, au point où elle est aujourd’hui, ne peut plus avancer que soutenue sur la légalité et la Constitution ; il regardait en conséquence comme également ennemis de la démocratie sociale, et les conservateurs qui lui résistaient et la persécutaient, et les radicaux inintelligents qui, sous prétexte d’assurer son triomphe, la poussaient à l’absolutisme. Ajoutons maintenant que le meilleur moyen de faire rétrograder l’idée de février, sinon de la tuer, serait la création de ce pouvoir dictatorial réclamé par Louis Blanc, et inutilement sollicité en mars, avril et mai 1848, par les démocrates.

La question se trouvait donc ramenée à ces termes :

La révolution, en 1849 , comporte-t-elle les mêmes moyens d’action qu’en 1793 ?

Pour ma part, je réponds sans hésiter : Non, elle ne les comporte pas. Et la raison, c’est que la Révolution en 1793 était surtout politique, et qu’en 1849 elle est surtout sociale.

La révolution, en 1793, était le terme du mouvement commencé depuis plusieurs siècles par les communes : élévation du tiers état au niveau des ordres supérieurs, abolition des privilèges ecclésiastiques et nobiliaires, égalité devant la Loi. En 93, l’ordre public élaborait donc à nouveau sa constitution, mais seulement au point de vue politique, en dehors des données de l’économie sociale. Pour tout dire par un seul mot, la révolution de 93 ne s’adressait qu’à des prérogatives de caste ; en 1849, elle touche à la prérogative de l’individu même, à ce qui constitue dans la société moderne l’homme et le citoyen, la propriété.

Je regrette sincèrement, pour les semi-socialistes, d’avoir sans cesse à leur rappeler cette considération, qui les fait murmurer. Mais il faut qu’ils en prennent leur parti : il n’y a pas de réforme sociale possible, pas de garantie du travail, pas d’assistance publique, pas d’instruction gratuite, de circulation gratuite, d’émancipation du prolétariat, d’extirpation de la misère, sans une transformation radicale, de quelque façon d’ailleurs que cette transformation doive s’opérer, de la propriété.

Qu’était-ce donc , après tout , que la révolution de 89 ? — Une assurance générale des propriétés du tiers état, contre les avanies du privilége féodal.

Qu’est-ce que la révolution de 1848 ? — Une assurance générale du travail, contre les abus de la propriété.

Que de soi-disant républicains me maudissent, que les plagiaires du vieux jacobinisme me dénoncent au tribunal révolutionnaire, ils ne m’empêcheront pas de répéter ce que je sais et qu’on ne réfutera pas, ce qu’il est de mon devoir de dire bien haut, afin que le peuple se tienne sur ses gardes et me désavoue si je suis dans l’erreur, ou qu’il m’appuie si je suis dans la vérité : c’est que révolution sociale, droit au travail, crédit gratuit, impôt progressif, impôt sur le capital comme sur le revenu, et perpétuité de la propriété — dans sa forme actuelle, — sont tous termes qui impliquent contradiction. La question, pour ceux qui ont étudié la matière, n’est plus de savoir comment on peut accorder la propriété, telle qu’elle est, avec l’extinction du prolétariat ; mais comment il est possible d’abolir le prolétariat, et par suite de transformer la propriété, sans faire tort aux propriétaires, sans désorganiser la société.

Or, qu’avait à redouter la propriété, en 93, de la dictature de la Convention ? Rien, absolument rien. Il y eut des nobles expropriés, ruinés, je le veux : c’était pour cause politique, non pour raison économique. Ils furent frappés comme nobles, comme aristocrates, comme émigrés, etc., jamais comme propriétaires. Des réquisitions furent établies, suivant le principe de l’impôt progressif, je le sais encore : mais ces réquisitions étaient annoncées par ceux mêmes qui les établissaient comme temporaires et exceptionnelles ; elles n’avaient rien de systématique. C’étaient des lois, non pas organiques, comme le projet de M. Passy et celui de M. Goudchaux, mais de salut public. Considérées dans leur résultat, elles étaient la prime d’assurance payée, une fois pour toutes, à la Révolution par la propriété.

La dictature fut donc faite, en 93, non point contre la propriété, mais pour la propriété. C’était si bien la propriété que la convention et les jacobins entendaient défendre, que les socialistes de l’époque, qu’on nomme les enragés, furent livrés à la guillotine, et que la terreur des questions sociales fut plus grande de 92 à 94, que celle de la contre-révolution. Ce qui tombait sous le coup de cette dictature n’était point la société, vivante alors dans le tiers état ; c’était la caste qui, par le progrès du temps, s’était mise elle-même hors de la société. Et c’est encore ainsi que les Romains avaient conçu la dictature : chez eux elle apparaissait de temps à autre, non pour réformer les institutions, mais pour repousser l’ennemi.

Ici je ne puis me défendre d’un rapprochement pénible.

Une question sociale, sous le nom de loi agraire, avait été posée par les Gracques. Or, pendant vingt ans que dura l’opposition des deux frères, on les vit procéder constamment par les voies légales : jamais ils ne réclamèrent le bénéfice d’une dictature. Il ne s’agissait pourtant pas, comme aujourd’hui, de modifier la propriété romaine : il n’était question que de répartir entre les vieux soldats plébéiens les terres conquises sur les ennemis ; encore cette répartition ne devait-elle pas avoir d’effet rétroactif. La loi agraire proposée par les Gracques était d’une saine politique : elle seule, en conférant à la plèbe, aux dépens de l’étranger, la propriété, pouvait raffermir la République chancelante, et refouler l’usurpation des Césars. Mais parce que cette loi semblait une restriction au droit d’acheter et de posséder, dont les patriciens usaient et abusaient à l’égard des territoires conquis, comme font les accapareurs à l’égard des grains et autres denrées, et conséquemment touchait au droit de propriété, si absolu, si inviolable chez les Romains, la réforme tentée par les Gracques ne put s’effectuer comme ils l’entendaient : les deux tribuns succombèrent l’un après l’autre, victimes de leur amour du peuple et de leur respect pour la loi. Quant à la loi agraire, on va voir ce qui en arriva.

D’institution économique qu’elle avait été d’abord, la loi agraire devint bientôt affaire politique ; elle servit à la fois de prétexte et d’instrument à des ambitieux sans principes, Marius, Catilina, Jules-César, chefs de la démocratie socialiste du temps. Avec le dernier, la plèbe finit par l’emporter sur le patriciat. Mais elle ne jouit pas de sa victoire : elle n’en recueillit, au lieu de la liberté et de la richesse, qu’une dictature perpétuelle, l’autocratie des empereurs. Alors la question sociale fut enterrée avec la République. Les patriciens gardèrent leurs possessions : ils n’eurent besoin pour cela que de faire la cour à César. Ils les accrurent même, l’or qu’ils retireraient de leurs usures leur donnant le moyen d’acquérir sans cesse et d’asservir de plus en plus la plèbe. Quant à celle-ci, elle reçut en dédommagement des distributions de blé, elle eut des spectacles gratis, et ce fut fait du Sénat et du Peuple romain.

Le socialisme est pour nous ce que fut la loi agraire pour les Gracques ; il ne peut se réaliser que par la légalité, le respect des droits acquis et de la Constitution. S’il se laisse aller aux entraînements de la politique, s’il cesse d’être chose d’institution pour devenir chose de gouvernement, s’il prétend s’établir par autorité dictatoriale, il ne réussira qu’à troubler la société et à soulever des réactions sans fin. Après des perturbations sans nombre, il finira par succomber sous les coups du pouvoir qu’il aura voulu prendre : c’est ainsi que le socialisme de 93, après s’être coalisé, pour le pouvoir, avec les jacobins, périt sous les coups des jacobins.

Mais ces considérations, qui touchent à l’essence de la propriété, ne sont rien encore auprès de celles que soulève dans les sociétés modernes le soin de la circulation, duquel dépend aujourd’hui la vie des peuples.

Peu de temps après les journées de Février, le Représentant du Peuple avait mis en lumière ce fait capital, qu’aujourd’hui la nation française ne subsiste plus, comme en 89, sur la propriété, mais sur la circulation ; que la séparation des industries, tout en augmentant la richesse, a détruit l’indépendance des fortunes ; de sorte que le même pays qui avait pu, grâce à la vente de plusieurs milliards de biens nationaux, et surtout à la différence du régime économique, supporter, depuis l’ouverture des états-généraux jusqu’au 18 brumaire, douze ans de tempête révolutionnaire sans en être ébranlé, ne pouvait plus, après février, supporter sans périr deux années de chômage[1].

Il faut donc, pour remplir les conditions du problème économique, que la Révolution, prenant la société telle qu’elle est, changeant les rapports sans toucher aux intérêts immédiats et au matériel, réforme le système en le continuant ; car, ne l’oublions pas, le socialisme doit avoir tout le monde pour auteur et complice, à peine de créer une confusion babélienne, une tyrannie, une misère épouvantable.

Certes, rien de plus facile, sur le papier, que de racheter, au moyen de rentes sur l’État, canaux, chemins de fer et mines, grandes propriétés et grandes manufactures ; de substituer des corporations ouvrières aux compagnies en commandite ; de faire des propriétaires et entrepreneurs actuels des directeurs salariés par l’État, etc., etc. On a vu avec quelle confiance Louis Blanc, d’accord avec les notabilités du Luxembourg, proposait d’opérer par décret le transport du personnel, du matériel, des propriétés et de toute l’industrie du pays.

Eh bien ! quand les droits et devoirs des associés, travailleurs, directeurs, inspecteurs, apprentis, etc., sous ce nouveau régime, eussent été définis, — et ils ne l’étaient pas ;

Quand les attributions de chaque industrie, de chaque société, de chaque individu, eussent été fixées, — et elles ne l’étaient pas ;

Quand les salaires de tout ce personnel , le prix de tous les produits, eussent été déterminés, — et ils ne l’étaient pas, il était impossible qu’ils le fussent ;

Quand au moyen de bénéfices imaginaires, on aurait trouvé le secret de faire rembourser par les associations ouvrières le capital mobilier et immobilier que l’État aurait racheté pour elles, — et la plus simple notion d’économie sociale démontre que l’idée de rachat universel des propriétés exclut la possibilité de remboursement ;

Quand toutes les volontés eussent été d’accord, — et la plus profonde discorde régnait au sein même du socialisme ;

Quand toutes ces choses impossibles à régler par la discussion, inaccessibles à la théorie, eussent été décidées, — et l’on n’avait pas résolu le plus simple problème :

Je dis encore que la moindre chose qu’il y eût à faire avant de se mettre à l’œuvre était un inventaire, et je déclare que j’eusse préféré mille fois la mort à la dictature, plutôt que de me charger d’un pareil déplacement de fortunes, de fonctions, de personnes, de matériel et d’intérêts.

Est-ce bien sérieusement qu’on a rêvé d’accomplir une révolution sociale, avec l’absolutisme d’une convention, d’un comité ou d’un dictateur ? Conçoit-on ce qu’eût été le recensement, l’estimation, le transfert de toute la richesse mobilière et immobilière du pays, avec le déplacement de tous les individus, travailleurs, entrepreneurs, capitalistes et propriétaires : ce qui supposerait l’ouverture immédiate de deux ou trois cents millions de comptes différents, sur les livres de l’État et des associations nouvelles ? Car, une fois engagé dans cette voie, il aurait fallu la parcourir jusqu’à la fin : les départements, les villes et les villages auraient voulu suivre l’exemple de Paris ; les métiers auraient été atteints comme les manufactures ; la petite propriété aurait suivi le sort de la grande. Tout ce qui serait resté hors du mouvement devenant obstacle au mouvement, il aurait fallu généraliser le système tous les jours davantage. Plus, le rachat, lisez l’expropriation sans indemnité, de certaines portions de la fortune nationale aurait suscité d’obstacles, plus l’impatience révolutionnaire aurait cru s’en délivrer par des expropriations nouvelles. Qu’on se le dise, la révolution sociale, tentée par voie de rachat et de substitution, comme l’avait imaginé le Luxembourg, ne pouvait aboutir qu’à un immense cataclysme, dont l’effet immédiat eût été de paralyser le travail et de stériliser la terre, d’arrêter court la circulation, d’enfermer la société dans une camisole de force ; et, s’il était possible qu’un pareil état de choses se prolongeât seulement quelques semaines, de faire périr, par une famine inopinée, trois ou quatre millions d’hommes.

Mais admettons, par impossible, que la révolution sociale, d’après les idées du Luxembourg, eût pu s’opérer sans précipitation ni désordre, sans perte de temps, frais ou avaries. On m’accordera du moins que tout cela ne se pouvait faire sans une police, un ordre public quelconque, ne fût-ce qu’à titre de provisoire. La dictature même, toute dictature qu’elle eût été, aurait eu besoin pour les affaires politiques d’un ministère ou gouvernement provisoire, pour l’industrie et l’agriculture d’entrepreneurs provisoires, de fermiers provisoires ; bref, de lois, de codes, de tribunaux provisoires, d’un état légal enfin, sans doute imparfait, mais tel quel indispensable, et que pour cette raison l’on aurait déclaré, comme la Constitution de 1848, essentiellement réformable et sujet à révision.

Pourquoi donc ne pas déclarer tout de suite que le régime établi serait observé jusqu’à révocation, et la réforme proclamée seulement après expérience ? Fallait-il, en attendant qu’on eût fait une autre Constitution, laquelle n’eût pas manqué d’être progressive, par conséquent susceptible d’être toujours révisée, par conséquent provisoire, discuter, voter d’abord une Constitution provisoire ? À quoi bon cette perte de temps ? Pourquoi ne pas se mettre immédiatement à l’œuvre en s’appuyant sur une Constitution toute faite ? En quoi les radicaux, devenus les maîtres, avaient-ils besoin de la violer ?... Elle ne garantit pas, dit-on, le travail ! Mais elle n’empêche pas non plus d’en solliciter l’organisation, si tant est que l’organisation du travail, au sens que tant de gens lui donnent, ne soit pas un mot vide de sens. Voulait-on intervenir en faveur de la Hongrie et de Rome ? La Constitution ne l’empêchait point, pourvu toutefois que l’intervention n’eût d’autre but que d’assurer la libre manifestation des peuples dans le choix de leur gouvernement, c’est-à-dire de les protéger contre l’étranger. Comment la présidence de la République, à laquelle Ledru-Rollin s’était, en décembre, porté candidat, n’aurait-elle pas suffi aux exigences du parti, et quelle nécessité de la convertir en une dictature ?...

De pareilles questions ne se discutent pas : les poser, c’est les résoudre. Le Peuple, en insistant sur la constitutionnalité du parti démocratique et social, dans la prévision d’un revirement politique, servait mieux les intérêts de la Montagne qu’elle n’avait fait elle-même depuis un an. Le refus d’accepter, sans arrière-pensée, la Constitution, alors que de cette acceptation des Montagnards dépendait l’adjonction au parti de la plus grande partie des bourgeois, était aussi dépourvu de raison que de politique. C’était une trahison envers le socialisme et le prolétariat, un crime contre la Révolution.

Dira-t-on que j’exagère à dessein les conséquences d’une autorité dictatoriale, pour me donner le plaisir d’en démontrer ensuite l’absurdité ; qu’il n’a jamais été question, dans le parti jacobin, d’abroger de plein saut toutes les lois, de déposséder les citoyens, de déplacer les fortunes, de transposer et intervertir, avec les idées, les hommes et les choses ?

Oh ! je sais à merveille que le néo-jacobinisme est fort peu socialiste, si peu que rien ! je sais que, la victoire remportée, on se proposait de jeter la question sociale par-dessus le bord, comme fit autrefois Robespierre, et de créer au peuple de telles distractions, que, sauf le ministère du progrès, demandé par Louis Blanc, sauf les quelques millions de crédit jetés à Considérant et aux sociétés ouvrières, on n’aurait pas eu le temps de songer à l’organisation du travail. La réaction était prête, et contre les modérés et contre les socialistes, comme en mars, avril, mai et juin 1848.

Mais je sais aussi que ces fins politiques comptaient, comme l’on dit, sans leur hôte, ce terrible hôte qui s’appelle la logique, et qui est inexorable dans le peuple comme la fatalité. Je sais, de plus, qu’après avoir réuni les banques à l’État, les canaux à l’État, les chemins de fer à l’État, les mines à l’État, les assurances à l’État, les transports à l’État, une foule d’autres choses encore à l’État, suivant les principes de l’économie domestique, gouvemementaliste et communautaire ; après avoir établi l’impôt progressif, aboli l’hérédité, rendu l’enseignement, y compris l’apprentissage, commun, gratuit et obligatoire, organisé la concurrence, c’est-à-dire le monopole des sociétés ouvrières contre l’industrie libre, créé des tarifs, fixé un minimum pour les salaires, un maximum pour les produits et les bénéfices, établi le papier-monnaie, etc., etc. ; je sais, dis-je, qu’il eût été impossible de s’arrêter en si beau chemin, et que, bon gré, mal gré, on serait arrivé à un transbordement général de l’industrie, du commerce, de la propriété, de tout ce qui existe enfin, en hommes et choses, sur 28,000 lieues carrées de territoire.

Je me résume donc, et je dis que le maintien de l’état légal existant au 13 mai était à la démocratie de la nécessité la plus absolue pour la réalisation de ses espérances ;

Qu’il en était de même de la Constitution, attendu qu’en refaire provisoirement une autre était inutile, et que se jeter dans l’arbitraire était impossible ;

Qu’ainsi, se placer vis-à-vis du pays et du pouvoir hors de la légalité et de la Constitution, alors qu’on ne pouvait avoir le pays pour soi, qu’on ne pouvait vaincre que par la Constitution, c’était faire acte de folie et de mauvaise foi.

Arrêté le 5 juin, le temps m’a manqué pour développer dans le Peuple ces idées, qui eussent peut-être fait ajourner la manifestation du 13. Une manifestation ! grand Dieu ! au moment où les enfants terribles du parti venaient de compromettre leur cause, en hésitant, par excès de puritanisme révolutionnaire, à se placer résolument sur le terrain de la Constitution, et en parlant de dictature ! Une manifestation qui semblait dire au pays : Louis Bonaparte ne veut pas de la Constitution, et nous n’en voulons pas davantage ! Louis Bonaparte, intervenant en faveur du pape contre Mazzini, a violé la Constitution ; et nous, en intervenant en faveur de Mazzini contre le pape, nous ne violerons pas la Constitution ! Comme si intervenir dans les affaires intérieures d’une république, de quelque manière que ce soit, n’était pas toujours porter atteinte à sa liberté et par conséquent faire exception à la Constitution !...

Les esprits étaient montés, la raison devenait importune. Le Peuple était accusé, comme l’est déjà la Voix du Peuple, de négocier sa réconciliation avec le pouvoir, de chercher à se rendre possible, et, qui pis est, de faire sourdement de la réaction aux idées sociales. La politique des manifestations l’emporta.

Je suis loin de dire que celle du 13 juin fût illégale. Le peuple, appelé par une fraction considérable de l’Assemblée législative, avait le droit de manifester son opinion dans une circonstance aussi grave, et de prononcer en dernier ressort, entre la minorité des représentants déclarant que la Constitution était violée, et la majorité affirmant qu’elle ne l’était pas. Je n’accuse pas davantage, il s’en faut, les citoyens qui ont pris part à la manifestation d’avoir voulu autre chose que le maintien de la Constitution établie : la presse démocratique elle-même, sur les observations qui lui étaient venues de toutes parts, s’était rangée dans les derniers temps à la politique du Peuple. Ce que je reproche à la manifestation du 13 juin, c’est d’avoir été inopportune, impolitique, mal conduite. Le pays, la démocratie tout entière, en ont ainsi jugé : s’ensuit-il que le pouvoir ait le droit de nous punir de notre maladresse ?...

Libre, je ne me fusse point séparé de mes co-religionnaires politiques. J’aurais été, avec Ledru-Rollin et ses collègues, qui tous, dit-on, répugnaient à sortir des voies parlementaires, avec Pilhes et Langlois, mes deux amis et collaborateurs, la victime innocente de cette fatale imprudence. Mon étoile et M. Carlier en ont disposé autrement. Or, ce qui serait vrai de moi aujourd’hui, l’est, à plus forte raison peut-être, de tous les accusés de Versailles, comparants et contumaces. Il n’en est pas un, quoi qu’on ait dit, quelque vanterie qui ait été faite, que le Gouvernement puisse accuser d’avoir pris part à une insurrection. La Constitution était violée. La conscience publique protestait, par la bouche des Montagnards : il fallait, pour l’honneur du pays, qu’ils protestassent. Derrière eux, une multitude de citoyens manifestaient leur opinion. Mais, dans l’ignorance où l’on était généralement du droit républicain ; incertains de ce qui, dans une manifestation de cette nature, pouvait paraître légal ou extralégal ; négligeant les précautions, disons mieux, les formalités les plus indispensables ; après avoir laissé répandre le doute, ne rencontrant plus que l’hésitation, ces mêmes citoyens, qui s’étaient levés pour la défense du droit, ne furent plus que les compères de la police ; ils peuvent se vanter d’avoir servi la République et protégé la Constitution comme s’ils eussent été des mouchards !... Doctrinaires et jacobins se sont de tout temps perdus, les uns après les autres, à la poursuite du gouvernement. L’esprit de vie s’est retiré d’eux : ce ne sont plus des partis, ce sont des hommes.

Le 13 juin n’en a pas moins créé au pouvoir de mortels embarras.

Vainqueur cette fois encore de la démocratie socialiste, c’est à lui maintenant d’opérer la réforme économique, promise par la Révolution de février. La victoire du 13 juin a été pour le parti de l’ordre une mise en demeure. Si le gouvernement ne fait rien, il tombe ; s’il fait quelque chose, il abdique, car il ne peut rien faire que contre le capital et contre lui-même, en un mot contre le principe d’autorité. La déchéance du capital et la fin du pouvoir, voilà la conclusion suprême du dilemme posé par l’élection du 10 décembre, développé avec une effrayante énergie par les ministres de Louis Bonaparte, et passé en acte par la manifestation du 13 juin.

Forcé de soutenir la légitimité de son succès, le pouvoir a intenté aux Manifestants du 13 juin un procès criminel. Qui a-t-il pensé convaincre par cette opiniâtreté d’amour-propre ? Le procès de Versailles est un fait de plus à ajouter à cette longue conspiration du gouvernement contre lui-même, dans laquelle nous l’avons vu tour à tour, le 29 janvier, attenter à la dignité du pouvoir législatif ; le 21 mars, attenter aux institutions ; le 16 avril, déclarer la guerre aux idées. Après le 13 juin, il fait la guerre aux hommes : croyez-vous qu’il en ait pour longtemps ? Quoi qu’ait fait le ministère public pour établir son accusation de complot, la conscience publique s’est rangée du côté des accusés : inattaquables sur le fond, il ne leur restait qu’à triompher sur la forme : ils ne l’ont pas voulu !...

Il semblait, il y a quelque temps, que le pouvoir, malgré son ostentation de légalité, voulût faire retraite. Le Président de la République s’était élevé avec force contre les coups d’État ; il avait écrit, sur les affaires de Rome, une lettre, la seule pièce honorable pour le gouvernement de tout le dossier de Versailles, par laquelle il témoignait de sa ferme volonté d’assurer aux Romains des institutions libérales. Plus tard, sur l’avis d’un ministre, les conseils généraux avaient écarté, à la presque unanimité, le projet de modifier immédiatement la Constitution. Enfin le 31 octobre, un message énergique de Louis Bonaparte, tombant comme un pavé au milieu de l’Assemblée nationale, fut pris un moment pour le programme de la Révolution !...

Ces bonnes dispositions ont vite disparu. Un moment la cause des accusés de Versailles était devenue, grâce à la lettre du 10 août et au message du 31 octobre, celle du Président de la République lui-même : l’esprit de réaction l’a emporté. À la politique de l’Élysée, l’Assemblée a préféré celle du Vatican ; le juste-milieu s’est immolé à l’absolutisme ; le Président est retombé dans sa léthargie : la contre-révolution, parvenue à son apogée, n’a plus à faire qu’à s’y maintenir, si elle peut. Or, elle tourne : E pur si muove !


  1. Ce qui se passe en ce moment est la confirmation la plus terrible des prévisions du Représentant du Peuple. La propriété, annihilée par le défaut de circulation, ne rendant plus rien aux propriétaires, dévorée par le fisc et par l’hypothèque, a cessé, à Paris surtout, d’être une garantie, pour devenir la plus intolérable des servitudes. (Note de la 1re édition.)