Les Confessions d’un révolutionnaire/XI


XI.


QUI SUIS-JE ?


Ainsi la Démocratie se consumait elle-même, à la poursuite de ce pouvoir que son but est précisément d’annihiler en le distribuant. Toutes les fractions du parti étaient tombées l’une après l’autre : la Commission exécutive destituée, nous en étions aux républicains du lendemain, nous touchions aux doctrinaires. Si l’on ne parvenait à conjurer ce recul, ou du moins à le renfermer dans le cercle constitutionnel, la République était en péril : mais il fallait pour cela changer de manœuvre. Il fallait s’établir dans l’opposition, rejeter le pouvoir sur la défensive, agrandir le champ de bataille, simplifier, en la généralisant, la question sociale ; étonner l’ennemi par l’audace des propositions, agir désormais sur le peuple plutôt que sur ses représentants, opposer sans ménagements aux passions aveugles de la réaction l’idée philosophique et révolutionnaire de février. Un parti ne se fût point prêté à cette tactique ; elle exigeait une individualité résolue, excentrique même, une âme trempée pour la protestation et la négation. Orgueil ou vertige, je crus que mon tour était venu. C’est à moi, me dis-je, de me jeter dans le tourbillon. Les démocrates, séduits par les souvenirs de notre glorieuse révolution, ont voulu recommencer en 1848 le drame de 1789 : pendant qu’ils jouent la comédie, tâchons de faire de l’histoire. La République ne va plus qu’à la garde de Dieu. Tandis qu’une force aveugle entraîne le pouvoir dans un sens, ne saurions-nous faire avancer la société dans un autre ? La direction des esprits étant changée, il en résulterait que le gouvernement, continuant à faire de la réaction, ferait alors, sans s’en douter, de la révolution... Et de ma banquette de spectateur, je me précipitai, nouvel acteur, sur le théâtre.

Mon nom depuis dix-huit mois a fait assez de bruit pour que l’on me pardonne d’apporter ici quelques explications, quelques excuses à ma triste célébrité. Bonne ou mauvaise, j’ai eu ma part d’influence sur les destinées de mon pays : qui sait ce que cette influence, plus puissante aujourd’hui par la compression même, peut encore produire ? Il importe donc que mes contemporains sachent ce que j’ai voulu, ce que j’ai fait, ce que je suis. Je ne me vante point : je serais seulement flatté que mes lecteurs restassent convaincus, après lecture, qu’il n’y a dans mon fait ni folie ni fureur. La seule vanité qui m’ait jamais tenu au cœur était de croire qu’aucun homme n’avait agi dans toute sa vie avec plus de préméditation, plus de réflexion, plus de discernement que je l’ai fait. Mais j’ai appris à mes dépens qu’aux instants mêmes où je me croyais le plus libre, je n’étais encore, dans le torrent des passions politiques auquel je prétendais donner une direction, qu’un instrument de cette immorale Providence que je nie, que je récuse[1]. Peut-être l’histoire de mes méditations, inséparable de celle de mes actes, ne sera-t-elle pas sans profit pour ceux qui, quelles que soient leurs opinions, aiment à chercher dans l’expérience la justification de leurs idées : pour les libres penseurs, qui ne reconnaissent d’autorité dans les choses humaines que celle de la pure raison ; pour les croyants, qui aiment à reposer leur conscience sur le doux oreiller de la foi ; pour les hommes d’action enfin, qui, avant de s’engager dans la carrière politique, seraient curieux de connaître où peut être conduit un esprit rigoureux par les démonstrations impartiales et les principes désintéressés de la science.

Je n’ai rien à dire de ma vie privée : elle ne regarde pas les autres. J’ai toujours eu peu de goût pour les auto-biographies, et ne m’intéresse aux affaires de qui que ce soit. L’histoire même et le roman n’ont d’attrait pour moi qu’autant que j’y retrouve, comme dans notre immortelle révolution, les aventures de l’idée.

Ma vie publique commence en 1837, en pleine corruption philippiste.

L’Académie de Besançon avait à décerner la pension triennale, léguée par M. Suard, secrétaire de l’Académie française, aux jeunes Franc-Comtois sans fortune qui se destinent à la carrière des lettres ou des sciences. Je me mis sur les rangs. Dans le Mémoire que j’adressai à l’Académie, et qui existe dans ses archives, je lui dis :

« Né et élevé au sein de la classe ouvrière, lui appartenant encore par le cœur et les affections, surtout par la communauté des souffrances et des vœux, ma plus grande joie, si j’obtenais les suffrages de l’Académie, serait de travailler sans relâche, par la philosophie et la science, avec toute l’énergie de ma volonté et toutes les puissances de mon esprit, à l’amélioration physique, morale et intellectuelle de ceux que je me plais à nommer mes frères et mes compagnons ; de pouvoir répandre parmi eux les semences d’une doctrine que je regarde comme la loi du monde moral, et, en attendant le succès de mes efforts, de me trouver déjà, messieurs, comme leur représentant vis-à-vis de vous. »

Ma protestation, comme l’on voit, date de loin. J’étais jeune encore, et plein de foi, quand je prononçai mes vœux. Mes concitoyens diront si j’y ai été fidèle. Mon socialisme a reçu le baptême d’une compagnie savante ; j’ai eu pour marraine une académie ; et si ma vocation, dès longtemps décidée, avait pu fléchir, l’encouragement que je reçus alors de mes honorables compatriotes l’aurait confirmée sans retour.

Je me mis aussitôt à l’œuvre. Je ne fus point demander la lumière aux écoles socialistes qui subsistaient à cette époque, et qui déjà commençaient à passer de mode. Je laissai pareillement les hommes de parti et de journalisme, trop occupés de leurs luttes quotidiennes pour songer aux conséquences de leurs propres idées. Je n’ai pas connu davantage, ni recherché les sociétés secrètes : tout ce monde me semblait s’éloigner autant du but que je poursuivais que les éclectiques et les jésuites.

Je commençai mon travail de conspiration solitaire par l’étude des antiquités socialistes, nécessaire, à mon avis, pour déterminer la loi théorique et pratique du mouvement. Ces antiquités, je les trouvai d’abord dans la Bible. Parlant à des Chrétiens, la Bible devait être pour moi la première des autorités. Un mémoire sur l’institution sabbatique, considérée au point de vue de la morale, de l’hygiène, des relations de famille et de cité, me valut une médaille de bronze de mon académie. De la foi où l’on m’avait élevé, je me précipitais donc, tête baissée, dans la raison pure, et déjà, chose singulière, et pour moi de bon augure, pour avoir fait Moïse philosophe et socialiste, je recevais des applaudissements. Si je suis maintenant dans l’erreur, la faute n’en est pas à moi seul : fut-il jamais séduction pareille ?

Mais j’étudiais surtout pour réaliser. Je me souciais peu des palmes académiques ; je n’avais pas le loisir de devenir savant, encore moins littérateur ou archéologue. J’abordai de suite l’économie politique.

J’avais pris pour règle de mes jugements que tout principe qui, poussé à ses dernières conséquences, aboutirait à une contradiction, devait être tenu pour faux et nié ; et que, si ce principe avait donné lieu à une institution, l’institution elle-même devait être considérée comme factice, comme une utopie.

Muni de ce critérium, je choisis pour sujet d’expérience ce que j’avais trouvé dans la société de plus ancien, de plus respectable, de plus universel, de moins controversé, la Propriété. On sait ce qui m’arriva. Après une longue, minutieuse, et surtout impartiale analyse, j’arrivai, comme un algébriste conduit par ses équations, à cette conclusion surprenante : La propriété, de quelque côté qu’on la tourne, à quelque principe qu’on la rapporte, est.... une idée contradictoire ! Et la négation de la propriété emportant celle de l’autorité, je déduisis immédiatement de ma définition ce corollaire non moins paradoxal : La véritable forme du gouvernement, c’est l’an-archie. Enfin, trouvant par une démonstration mathématique qu’aucune amélioration dans l’économie de la société ne pouvait arriver par la seule puissance de sa constitution primitive, et sans le concours et la volonté réfléchie de tous ; reconnaissant ainsi qu’il y avait une heure marquée dans la vie des sociétés, où le progrès, d’abord irréfléchi, exigeait l’intervention de la raison libre de l’homme, j’en conclus que cette force d’impulsion spontanée que nous appelons Providence n’est pas tout dans les choses de ce monde : de ce moment, sans être ce qu’on appelle assez peu philosophiquement un athée, je cessai d’adorer Dieu. — Il se passera fort que vous l’adoriez, me dit un jour, à ce propos, le Constitutionnel. — Peut-être.

Était-ce maladresse de ma part à manier l’instrument dialectique, illusion produite par cet instrument même et inhérente à sa construction ; ou plutôt, la conclusion que je venais d’exprimer était-elle seulement le premier terme d’une formule que l’état peu avancé de la société, et par conséquent de mes études, laissait incomplète ? Je ne le sus pas d’abord, et ne m’arrêtai point à le vérifier. Je crus mon travail assez inquiétant par lui-même pour mériter l’attention du public, et éveiller la sollicitude des savants. J’adressai mon mémoire à l’Académie des sciences morales et politiques : l’accueil bienveillant qu’il reçut, les éloges que le rapporteur, M. Blanqui, crut devoir donner à l’écrivain, me donnèrent lieu de penser que l’Académie, sans prendre la responsabilité de ma théorie, était satisfaite de mon travail, et je continuai mes recherches.

Les observations de M. Blanqui n’avaient point porté sur la contradiction signalée par moi dans le principe de propriété : contradiction qui consiste surtout en ce que, d’un côté, l’appropriation des choses, par le travail ou de toute autre manière, conduit naturellement, nécessairement, dans l’état d’imperfection économique où la société a vécu jusqu’à ce jour, à l’institution du fermage, de la rente et de l’intérêt, ainsi que l’a parfaitement démontré M. Thiers, dans son livre sur la Propriété ; tandis que d’autre part, le fermage, la rente, l’intérêt, en un mot le prix du prêt, est incompatible avec les lois de la circulation, et tend incessamment à s’annihiler. Sans entrer dans le fond de la controverse, le savant économiste s’était contenté d’opposer à mes raisonnements une fin de non-recevoir qui eût été décisive, si elle avait été fondée. — « En ce qui concerne la propriété, disait M. Blanqui, la pratique donne un éclatant démenti à la théorie. Il est prouvé, en fait, que si la propriété est illégitime aux yeux de la raison philosophique, elle est en progrès constant dans la raison sociale. Il faut donc, ou que la logique soit insuffisante et illusoire, ce qui, de l’aveu des philosophes, s’est vu plus d’une fois ; ou que la raison sociale se trompe, ce qui est inadmissible. » Si ce ne sont pas là les propres paroles de M. Blanqui, c’en est du moins le sens.

J’établis, dans un second mémoire, que les faits avaient été mal appréciés par M. Blanqui ; que la vérité était précisément l’inverse de ce qu’il avait cru voir ; que la propriété, qu’il disait en progrès, était au contraire en décadence, ou pour mieux dire en métamorphose ; et qu’il en était ainsi de la religion, du pouvoir, et généralement de toutes les idées qui, comme la propriété, avaient un côté positif et un côté négatif. Nous les voyons dans un sens tandis qu’elles existent déjà et se passent dans l’autre : pour en avoir une représentation juste, il faut changer de position, et retourner, pour ainsi dire, la lunette. Et, pour que rien ne manquât à la preuve, je donnais la raison économique de ce phénomène. Sur ce terrain j’étais sûr de l’avantage : les économistes, dès qu’il ne s’agit que de science, ne croient pas plus à la propriété qu’au gouvernement.

Dans un troisième mémoire adressé à M. Considérant, je reproduisis, non sans un certain emportement, les mêmes conclusions ; et j’insistai, dans l’intérêt de l’ordre et de la sécurité des propriétaires, sur la nécessité de réformer au plus tôt l’enseignement de l’économie politique et du droit. La dialectique m’enivrait : un certain fanatisme, particulier aux logiciens, m’était monté au cerveau, et avait fait de mon mémoire un pamphlet. Le parquet de Besançon ayant cru devoir sévir contre cette brochure, je fus traduit devant la Cour d’assises du département du Doubs, sous la quadruple inculpation d’attaque à la propriété, d’excitation au mépris du gouvernement, d’outrage à la religion et aux mœurs. Je fis ce que je pus pour expliquer au jury comment, dans l’état actuel de la circulation mercantile, la valeur utile et la valeur d’échange étant deux quantités incommensurables et en perpétuelle opposition, la propriété est tout à la fois illogique et instable, et que telle est la raison pour laquelle les travailleurs sont de plus en plus pauvres, et les propriétaires de moins en moins riches. Le jury parut ne pas comprendre grand’chose à ma démonstration : il dit que c’était matière scientifique, par conséquent hors de sa compétence, et rendit en ma faveur un verdict d’acquittement.

Tandis que, seul de mon école, je creusais la tranchée dans le glacis de la vieille économie politique ; tandis que P. Leroux, Villegardelle, Vidal, et quelques autres suivaient, dans des directions peu différentes, cette marche savante de démolition, que faisaient les organes de la démocratie ? Ce qu’ils faisaient ? Hélas ! qu’ils me permettent de le leur rappeler, afin que les socialistes ne portent pas seuls la responsabilité des malheurs de la République : ils se livraient à leurs préoccupations parlementaires ; écartant avec obstination, de peur d’effrayer leurs abonnés, les questions sociales, ils préparaient la mystification de février ; ils organisaient par cette négligence volontaire les ateliers nationaux ; ils minutaient les décrets du Gouvernement provisoire, et jetaient, sans le savoir, les fondements de la république honnête et modérée. Le National, je ne lui en veux plus, maudissant le socialisme, faisait voter les fortifications de Paris ; la Réforme, forte de ses bonnes intentions, s’en tenait au suffrage universel et au gouvemementalisme de Louis Blanc. On laissait croître l’utopie, quand il eût fallu l’arracher en herbe ; on dédaignait des écoles qui devaient embraser un jour le pays, et, par leurs aspirations au pouvoir, faire rétrograder la République. Il n’a pas moins fallu que l’expérience de février pour convaincre nos hommes d’État qu’une révolution ne s’arrête ni ne s’improvise : je ne répondrais pas cependant qu’ils ne soient encore à accuser, avec M. Lamartine, le socialisme de leur déroute. Quel dommage, en vérité, pour la gloire de ces messieurs, que le peuple, après avoir résigné ses pouvoirs entre leurs mains, ait cru devoir leur demander des arrhes !

Cependant il ne suffit pas que la critique démolisse, il faut qu’elle affirme et reconstruise. Sans cela, le socialisme resterait un objet de pure curiosité, alarmant pour la bourgeoisie, et sans utilité pour le peuple. C’est ce que je me disais tous les jours : je n’avais pas besoin pour cela des avertissements des utopistes, pas plus que des conservateurs.

Ici, la méthode qui avait servi pour construire, devenait impuissante pour édifier. Le procédé par lequel l’esprit affirme n’est pas le même que celui par lequel il nie : il fallait, avant de bâtir, sortir de la contradiction, et créer une méthode d’invention révolutionnaire, une philosophie, non plus négative, mais, pour emprunter le langage de M. Auguste Comte, positive. La société seule, l’être collectif, peut, sans crainte d’une erreur absolue et immédiate, suivre son instinct et s’abandonner à son libre arbitre ; la raison supérieure qui est en elle, et qui se dégage peu à peu par les manifestations de la multitude et la réflexion des individus, la ramène toujours au droit chemin. Mais le philosophe est incapable de découvrir par intuition la vérité ; et, si c’est la société elle-même qu’il se propose de diriger, il court risque de mettre ses vues propres, toujours fautives, à la place des lois éternelles de l’ordre, et de pousser la société aux abîmes.

Il lui faut un guide : or quel peut être ce guide, sinon la loi du développement, la logique immanente de l’humanité même ? En tenant d’une main le fil des idées, et de l’autre celui de l’histoire, je devais, me figurais-je, pénétrer la pensée intime de la société ; je devenais prophète, sans cesser d’être philosophe.

Me voilà donc commençant, sous le titre de Création de l’ordre dans l’humanité, une nouvelle suite d’études, les plus abstruses auxquelles puisse se livrer l’intelligence humaine, mais, dans la situation où je me trouvais, absolument indispensables. L’ouvrage que je publiai à cette occasion, bien que j’aie fort peu de chose à en rétracter, ne me satisfait point : aussi, malgré une seconde édition, me paraît-il avoir obtenu du public assez peu d’estime, et c’est peut-être justice[2]. Ce livre, vraie machine infernale, qui devait renfermer tous les instruments de création et de destruction, est mal fait, et fort au-dessous de ce que j’aurais pu produire si j’avais pris le temps de choisir et ranger mes matériaux. Mais, je l’ai dit, je ne travaillais pas pour la gloire ; j’étais, comme tout le monde en ce temps-ci, pressé d’en finir. L’esprit de réforme était devenu en moi un esprit de guerre, et les conquérants n’attendent pas. Malgré son originalité, mon travail est au-dessous du médiocre : que ce soit mon châtiment !

Toutefois, si défectueux qu’il puisse paraître aujourd’hui, il suffit alors à mon objet. L’important était que je m’entendisse avec moi-même : comme la Contradiction m’avait servi à démolir, la Série devait me servir à édifier. Mon éducation intellectuelle était faite. La Création de l’ordre avait à peine vu le jour, qu’appliquant aussitôt la méthode créatrice, je compris que, pour acquérir l’intelligence des révolutions de la société, la première chose à faire était de construire la Série entière de ses antinomies, le Système de ses contradictions.

Il me serait difficile de donner à ceux qui ne l’ont pas lu une idée de cet ouvrage. J’essayerai toutefois, en me servant du langage, aujourd’hui compris de tout le monde, du teneur de livres ; car si je parvenais, en quelques lignes, à donner une idée nette de ce que je considère comme la véritable méthode économique, il est difficile qu’elle ne forçât pas bientôt toutes les convictions.

Dans mes premiers mémoires, attaquant de front l’ordre établi, je disais, par exemple : La propriété, c’est le vol ! Il s’agissait de protester, de mettre pour ainsi dire en relief le néant de nos institutions. Je n’avais point alors à m’occuper d’autre chose. Aussi, dans le mémoire où je démontrais, par A plus B, cette étourdissante proposition, avais-je soin de protester contre toute conclusion communiste.

Dans le Système des contradictions économiques, après avoir rappelé et confirmé ma première définition, j’en ajoute une toute contraire, mais fondée sur des considérations d’un autre ordre, qui ne pouvaient ni détruire la première argumentation ni être détruites par elle : La propriété, c’est la liberté. La propriété, c’est le vol ; la propriété, c’est la liberté : ces deux propositions sont également démontrées et subsistent l’une à côté de l’autre dans le Système des Contradictions. J’opère de même, sur chacune des catégories économiques, la Division du travail, la Concurrence, l’État, le Crédit, la Communauté, etc. ; montrant tour à tour comment chacune de ces idées, et par conséquent comment les institutions qu’elles engendrent ont un côté positif et un côté négatif ; comment elles donnent lieu à une double série de résultats diamétralement opposés : et toujours je conclus à la nécessité d’un accord, conciliation ou synthèse. La propriété paraissait donc ici, avec les autres catégories économiques, avec sa raison d’être et sa raison de non-être, c’est-à-dire comme élément à double face du système économique et social.

Ainsi exposé, cela a paru sophistique, contradictoire, entaché d’équivoque et de mauvaise foi. Je vais tâcher de le rendre plus intelligible, en reprenant pour exemple la propriété.

La propriété, considérée dans l’ensemble des institutions sociales, a pour ainsi dire deux comptes ouverts : l’un, est celui des biens qu’elle procure, et qui découlent directement de son essence ; l’autre est celui des inconvénients qu’elle produit, des frais qu’elle coûte, et qui résultent, comme les biens, directement aussi de sa nature.

Il en est de même pour la concurrence, le monopole, l’État, etc.

Dans la propriété, comme dans tous les éléments économiques, le mal ou l’abus est inséparable du bien, exactement comme, dans la comptabilité en partie double, le doit est inséparable de l’avoir. L’un engendre nécessairement l’autre. Vouloir supprimer les abus de la propriété, c’est la détruire elle-même ; de même que supprimer un article au débit d’un compte, c’est le détruire au crédit. Tout ce qu’il est possible de faire contre les abus ou inconvénients de la propriété, c’est de la fusionner, synthétiser, organiser ou équilibrer avec un élément contraire, qui soit vis-à-vis d’elle ce que le créancier est vis-à-vis du débiteur, l’actionnaire vis-à-vis du commandité, etc. (telle sera, par exemple, la Communauté) ; de telle sorte que, sans que les deux principes s’altèrent ou se détruisent mutuellement, le bien de l’un vienne couvrir le mal de l’autre, comme dans un bilan les parties, après s’être réciproquement soldées, conduisent à un résultat final, qui est ou tout perte ou tout bénéfice.

La solution du problème de la misère consiste donc à élever à une plus haute expression la science du comptable, à monter les écritures de la société, à établir l’actif et le passif de chaque institution, en prenant pour comptes généraux ou divisions du grand-livre social, non plus les termes de la comptabilité ordinaire, Capital, Caisse, Marchandises générales, Traites et remises, etc. ; mais ceux de la philosophie, de la législation et de la politique : Concurrence et Monopole, Propriété et Communauté, Citoyen et État, Homme et Dieu, etc. — Enfin, et pour achever ma comparaison, il faut tenir les écritures à jour, c’est-à-dire déterminer avec exactitude les droits et les devoirs, de manière à pouvoir, à chaque moment, constater l’ordre ou le désordre, et présenter la balance[3].

J’ai consacré deux volumes à expliquer les principes de cette comptabilité que j’appellerai, si l’on veut, transcendante ; j’ai rappelé cent fois, depuis Février, ces idées élémentaires, communes à la tenue des livres et à la métaphysique. Les économistes routiniers m’ont ri au nez ; les idéologues politiques m’ont invité poliment à écrire pour le peuple. Quant à ceux dont j’avais pris si fort à cœur les intérêts, ils m’ont traité encore plus mal. Les communistes ne me pardonnent pas d’avoir fait la critique de la communauté comme si une nation était était un grand polypier, et qu'à côté du droit social il n’y eût pas le droit individuel. Les propriétaires me veulent mal de mort pour avoir dit que la propriété, seule et par elle-même, est vol ; comme si la propriété ne tirait pas toute sa valeur (la rente) de la circulation des produits, et par conséquent ne relevait pas d’un fait supérieur à elle, la force collective, la solidarité du travail Les politiques enfin, quelle que soit leur bannière, répugnent invinciblement à l’an-archie, qu’ils prennent pour le désordre ; comme si la démocratie pouvait se réaliser autrement que par la distribution de l’autorité, et que le véritable sens du mot démocratie ne fût pas destitution du gouvernement. Ces gens-là ressemblent tous à ce maquignon qui, ayant pris un commis pour débrouiller ses comptes, se croyait volé, parce qu’il voyait les parties rangées sur deux colonnes, l’une au débit, l’autre au crédit. « Je fais tous mes achats au comptant, s’écriait-il ! Je ne dois rien à personne, et prétends ne devoir jamais rien ! » — M. Thiers, exposant avec sa merveilleuse lucidité l’origine et le développement de la propriété, sans vouloir entendre parler de sa corruptibilité et de sa décadence, est le pendant de ce maquignon. Cela n’empêche pas que M. Thiers ne soit aujourd’hui le sauveur de la famille et de la propriété. Pour prix de sa science économique, il sera bientôt ministre ; tandis que moi, pauvre vérificateur d’écritures, je suis une peste publique, et l’on me met en prison. Entre la communauté et la propriété, il ne faut pas mettre le doigt !...

Le Système des Contradictions économiques ou Grand-Livre des mœurs et institutions, peu importe le nombre des cadres, comptes généraux ou catégories, est le vrai système de la société, non telle qu’elle se développe historiquement et dans l’ordre des générations, mais dans ce qu’elle a de nécessaire et d’éternel. Comme dans une entreprise industrielle, de nouvelles relations donnent lieu chaque jour à de nouveaux comptes, et modifient incessamment l’organisation intérieure du travail, la distribution des ouvriers et employés, l’emploi des machines, etc. ; ainsi, dans la société, de nouvelles lumières, de grandes découvertes, produisent incessamment de nouvelles mœurs et modifient l’économie générale. Mais de même encore que, dans toute société de commerce ou d’industrie, les principes de comptabilité, le système général des écritures est invariable ; que les livres sont la représentation des opérations, l’observatoire d’où le gérant dirige toute la marche des affaires : pareillement, dans la société, la théorie des antinomies est à la fois la représentation et la base de tout mouvement. Les mœurs et les institutions peuvent varier de peuple à peuple, comme le métier et les mécaniques varient de siècle à siècle, de ville à ville : les lois qui régissent leurs évolutions sont inflexibles comme l’algèbre. Partout où il existe des hommes groupés par le travail ; partout où l’idée de valeur marchande a pris racine, où par la séparation des industries, il se fait une circulation de valeurs et de produits : là, à peine de perturbation, de déficit, de banqueroute de la société envers elle-même, à peine de misère et de prolétariat, les forces antinomiques de la société, inhérentes à tout déploiement de l’activité collective, comme à toute raison individuelle, doivent être tenues dans un constant équilibre ; et l’antagonisme, perpétuellement reproduit par l’opposition fondamentale de la société et de l’individualité, être perpétuellement ramené à la synthèse.

On s’est scandalisé de voir figurer dans ce système, en opposition l’un à l’autre, Dieu et l’homme ; on a trouvé étrange que je voulusse établir, comme je l’avais fait pour la propriété et la communauté, les comptes de la Liberté humaine et d’une hypothétique Providence ; les tartufes ont crié à l’athéisme et au sacrilége. Et pourtant cette partie des Contradictions n’est pas autre chose que le catholicisme expliqué par la philosophie, la réalité substituée au symbole.

Qu’est-ce que le catholicisme ? le système mystique des rapports entre Dieu et l’Humanité. La théorie des contradictions abolit ce mysticisme : elle fait de la théologie la science positive des rapports entre le Créateur, ou la nature, mère de tous les êtres, alma parens rerum natura, et l’homme, son expression la plus élevée, par conséquent son antithèse.

La création, considérée dans ses manifestations spirituelles, se produit en un double essor, l’instinct et la raison. Ce qui caractérise l’instinct, c’est la promptitude, l’intuition, la spontanéité, l’infaillibilité ; ce qui distingue la raison, est la mémoire, la réflexion, l’imagination, le raisonnement, l’erreur ou vagabondage de la pensée, le progrès. Le premier est à proprement parler la forme de l’intelligence dans la nature ; la seconde est la forme de l’intelligence dans l’homme.

C’est dans la société humaine que l’instinct et la raison, se manifestant parallèlement, s’élèvent à la fois au plus haut degré. L’Humanité et la Divinité, dans la Personne sociale, sont unies, mais d’abord antagoniques. Les manifestations de l’instinct constituent le gouvernement de Dieu ou de la providence ; les manifestations de la philosophie, le règne de la liberté. Les religions, les empires, les poésies et les monuments anciens, sont des créations de la spontanéité sociale, que la raison révise et rajeunit indéfiniment.

Mais, dans la société et dans l’individu, la raison gagne toujours sur l’instinct, la réflexion sur la spontanéité : c’est là le propre de notre espèce et qui constitue en nous le progrès. Il suit de là que la Nature en nous semble reculer, tandis que la Raison arrive ; en autres termes, Dieu s’en va, l’Humanité vient.

L’Homme s’est d’abord adoré lui-même comme Dieu ou Nature ; il a commencé en Jésus-Christ à s’adorer comme Humanité. Le mouvement religieux est allé du ciel à la terre : mais la liberté doit abolir peu à peu toute idolâtrie, et l’homme, en s’affirmant de plus en plus à la place de Dieu, s’adorer d’autant moins qu’il se connaîtra davantage.

Qu’on rejette cette philosophie, je ne le trouve point du tout mauvais : qu’est-ce que cela me fait ? Tiens-je donc si fort à avoir des disciples ? Mais qu’on en fasse, sous prétexte d’athéisme, un moyen de contre-révolution, c’est ce que je défends à tous cafards, papistes et néo-chrétiens, à peine de représailles. Nous sommes plus forts que vous, messieurs : prenez-y garde !

J’avais publié, dès 1846, la partie antinomique de ce système ; je travaillais à la synthèse, quand la Révolution de février éclata. Je n’eus garde, on l’imagine de reste, de me jeter dans ce gâchis politico-socialiste où M. de Lamartine traduisait en prose poétique les lieux communs de la diplomatie ; où l’on parlait de mettre en associations et en régies successivement tout le commerce, toute l’industrie, et bientôt toute l’agriculture ; de racheter toutes les propriétés, et de les exploiter administrativement ; de centraliser capitaux et capacités entre les mains de l’État ; puis de porter aux peuples de l’Europe, à la tête de nos triomphantes armées, ce régime gouvernemental. Je crus plus utile de poursuivre dans la retraite mes laborieuses études, covaincu que c’était le seul moyen que j’eusse de servir la Révolution, et bien sûr que ni le Gouvernement provisoire, ni les néo-jacobins ne me devanceraient.

Les deux premières livraisons de ce nouveau travail parurent vers la fin de mars. Elle furent à peine remarquées des démocrates. J’étais peu connu, et mon début devait médiocrement leur plaire. Pouvaient-ils s’intéresser à une brochure dont l’auteur se croyait obligé de démontrer, par les plus hautes considérations du droit public et de l’histoire, la légitimité de la Révolution, et puis conseillait au pouvoir de s’abstenir de toute initiative réformatrice ? À quoi bon ! pensaient-ils, soulever une pareille controverse ? La démocratie n’est-elle pas souveraine ? Le Gouvernement provisoire, ne se fait-il pas obéir ? Faut-il tant de raisonnements pour convaincre ceux que le fait accompli tient subjugués ! La République est comme le soleil : aveugle qui la nie !

Eh bien ! qu’en disent aujourd’hui les puissants d’alors ? Est-il clair à présent que la souveraineté du peuple, seule capable de légitimer une révolution, n’est ni cette violence brutale qui dévaste les palais, incendie les châteaux ; ni cet entraînement fanatique qui, après avoir fait un 17 mars, un 16 avril et un 15 mai, met le comble à ses bévues par un 10 décembre ; ni l’oppression alternative des majorités par les minorités, des minorités par les majorités ? Où donc est la souveraineté, la raison du peuple ? La Constitution consacre sa propre révision ; tous les partis s’apprêtent à faire cette révision dans le sens de leurs intérêts : montrez-moi, dans ce conflit d’idées, la volonté, la vraie volonté du pays ?

Avais-je donc tort de dire à ces fabricateurs de décrets :

« Ah ! grands politiques, vous montrez le poing au capital, et vous voilà prosternés devant la pièce de cent sous ! Vous voulez exterminer les Juifs, rois de l’époque, et vous adorez (en jurant, c’est vrai !) le Veau d’or ! Vous dites, ou vous laissez dire, que l’État va s’emparer des chemins de fer, des canaux, de la batellerie, du roulage, des mines, des sels ; qu’on n’établira plus d’impôts que sur les riches, impôt somptuaire, impôt progressif, impôt sur les domestiques, les chevaux, les voitures et tous les objets de prix ; qu’on réduira, avec le nombre des emplois, le chiffre des traitements, les rentes, la propriété. Vous provoquez la dépréciation de toutes les valeurs financières, industrielles, immobilières ; vous tarissez la source de tous les revenus ; vous glacez le sang dans les veines au commerce, à l’industrie, et puis vous conjurez le numéraire de circuler ; vous suppliez les riches épouvantés de ne pas le retenir. Croyez-moi, citoyens dictateurs, si c’est là toute votre science, hâtez-vous de vous réconcilier avec les juifs ; renoncez à ces démonstrations de terrorisme qui font courir les capitaux après la révolution comme les chiens après les sergents de ville. Rentrez dans ce statu quo conservateur au delà duquel vous n’apercevez rien, et dont vous n’auriez jamais dû sortir ; car, dans la situation équivoque où vous êtes, vous ne pouvez vous défendre de toucher à la propriété ; et, si vous portez la main sur la propriété, vous êtes perdus. Tous avez déjà un pied dans la banqueroute...

« ... Non, vous ne comprenez rien aux choses de la Révolution. Vous ne connaissez ni son principe, ni sa logique, ni sa justice ; vous ne parlez pas sa langue. Ce que vous prenez pour la voix du peuple n’est que le mugissement de la multitude, ignorante comme vous des pensées du peuple. Refoulez ces clameurs qui vous envahissent. Respect aux personnes, tolérance pour les opinions ; mais dédain pour les sectes qui rampent à vos pieds et qui ne vous conseillent qu’afin de vous mieux compromettre. Les sectes sont les vipères de la Révolution : le peuple n’est d’aucune secte. Abstenez-vous le plus que vous pourrez de réquisitions, de confiscations, surtout de législation, et soyez sobres de destitutions ! Conservez intact le dépôt de la République, et laissez la lumière se faire toute seule. Vous aurez bien mérité de la patrie. »

Je n’ai point, après les journées de juin, protesté contre l’abus que des ignorants auraient pu faire de quelques-uns de mes aphorismes, et renié mes inclinations populaires ; je n’ai pas insulté le lion expirant. Mais je n’ai pas non plus attendu aux journées de juin pour attaquer les tendances gouvernementales, et manifester mes sentiments d’intelligente conservation. J’ai toujours eu, j’aurai éternellement le pouvoir contre moi : est-ce la tactique d’un ambitieux et d’un lâche ?

Ailleurs, faisant le bilan du pouvoir, je prouvais qu’une démocratie gouvernementale n’est qu’une monarchie retournée ; je démontrais qu’elle coûterait plus cher que la monarchie, d’après ce principe d’économie élémentaire, que la condition dans laquelle le produit, eu égard à la dépense, est le plus grand possible, est celle où le producteur agit seul et sans le concours d’aucun ouvrier ou employé ; et réciproquement, qu’en toute entreprise susceptible de prendre de l’extension, les frais généraux croissent plus rapidement que le produit et le bénéfice.

« La démocratie est l’idée de l’État étendue à l’infini : c’est la réunion de toutes les exploitations agricoles en une seule exploitation agricole, de toutes les entreprises industrielles en une seule entreprise industrielle, de toutes les maisons de commerce en une seule maison de commerce, de toutes les commandites en une seule commandite. C’est, par conséquent, non la décroissance à l’infini des frais généraux, comme cela doit être sous la République, mais l’augmentation à l’infini des frais généraux. L’organisation par l’État, poussée à ses dernières limites, aurait donc ce résultat définitif : tandis que la dépense nationale serait comme 12, la recette serait comme 6. »

Certes, ce n’était pas l’à-propos qui manquait à ma publication : mais mes idées avaient le tort d’être à rebours du préjugé. L’erreur fatale du socialisme a été jusqu’à présent de croire que la somme des frais, comparativement au produit, diminue à mesure que les opérations s’accroissent, et que l’on fait entrer dans l’atelier un plus grand nombre de métiers et d’individus. C’est là-dessus qu’on a bâti tous les plans de communauté, d’association, d’organisation du travail par l’État. Je soutenais au contraire, d’un côté, que si tous les métiers, manufactures, etc., pouvaient être exploités par des travailleurs indépendants les uns des autres, la somme totale des frais généraux, dans le pays, serait zéro, et que si, au contraire, on formait de toutes les industries, professions, arts, etc., une exploitation unique, la somme de ces mêmes frais dépasserait celle des produits de 100 pour 100. Évidemment il n’y avait qu’un fou pour avancer de pareilles énormités. Ma brochure n’avait pas le sens commun. Cet homme, disait-on, a le sang âcre ; il faut qu’il démolisse tout, propriété, communauté, monarchie et démocratie, Dieu et le diable. Il n’est pas même satisfait de lui !...

Heureux, trois fois heureux ceux qui peuvent être contents d’eux-mêmes ! J’ai eu la patience, six mois durant, d’écouter les financiers de l’Assemblée constituante déclamer contre le système d’organisation du travail par l’État ; je n’en ai pas vu un seul faire l’observation que je viens d’indiquer, et que j’avais présentée, dès le mois de mars, à mes aveugles coreligionnaires.

L’impatience me gagnant, je pris le parti de suspendre ma publication, et de résumer, dans un opuscule de quarante pages, mes idées sur le Crédit. C’est là que je proposai, pour la première fois, et d’une manière affirmative, d’opérer la Révolution par en bas, en faisant appel à la raison et à l’intérêt de chaque citoyen, et en ne demandant au pouvoir que la notoriété et l’impulsion que lui seul, aujourd’hui, est capable de donner à une idée. Au lieu de système, j’apportais une formule simple, pratique, légale, justifiée par mille exemples, à qui il ne manquait, pour faire son chemin, que d’être généralisée et mise en lumière.

Il est clair que je ne pouvais être compris. Mon projet n’était rien de moins qu’une déclaration de déchéance du pouvoir. Je proposais de créer un précédent qui, s’il réussissait, aurait eu pour conséquence de supprimer peu à peu toute la machine gouvernementale. L’État n’était plus rien, l’État, avec son armée de 500,000 hommes, avec ses 600,000 salariés, avec son budget de deux milliards ! C’était monstrueux, incroyable. La démagogie était au pouvoir, le socialisme lui-même y était représenté. Se pouvait-il qu’avec toutes les forces de la République, avec l’appui des travailleurs et l’humble soumission des bourgeois, le Gouvernement provisoire, des citoyens si dévoués, des patriotes si purs, aboutissent juste à rien ? que les trois mois de misère accordés par le peuple s’écouleraient sans fruit ? que tous voulant le bien, tous seraient impuissants à le produire ? qu’au contraire, afin de s’empêcher réciproquement de faire le mal, ils se démoliraient l’un après l’autre ? Se pouvait-il qu’ayant l’oreille du peuple, ils lui laisseraient commettre la faute énorme du 15 mai ? qu’en juin ils ne sauraient répondre aux 100,000 hommes des ateliers nationaux que par des coups de fusil ? qu’une Constitution pleine d’équivoques serait votée malgré eux, presque sans eux ? qu’en décembre, un neveu de l’Empereur, sans qualité, sans titre, sans fortune, se ferait élire président de la République, à cinq millions et demi de majorité, contre les Ledru-Rollin, les Cavaignac, les Lamartine ? Non, non ! j’étais un utopiste, un frondeur, un mécontent. Il fallait garder intact le pouvoir, que le peuple avait conquis en février, et s’en servir pour son bonheur, comme la royauté s’en était servie pour le corrompre.

Vinrent les élections d’avril. J’eus la fantaisie de me porter candidat. Dans la circulaire que j’adressai aux électeurs du Doubs, sous la date du 3 avril 1848, je disais :

» La question sociale est posée : vous n’y échapperez pas. Pour la résoudre, il faut des hommes qui unissent à l’extrême de l’esprit radical l’extrême de l’esprit conservateur. Travailleurs, tendez la main à vos patrons ; et vous, patrons, ne repoussez pas l’avance de ceux qui furent vos salariés. »

Lorsque je m’exprimais ainsi, l’influence démocratique était encore dans toute sa force. Je n’ai pas attendu un revirement de fortune pour prêcher, comme but et signification du socialisme, la réconciliation universelle.

Le 16 avril vint mettre à néant ma candidature. Après cette déplorable journée, on ne voulut plus entendre parler de radicalisme extrême ; on préféra tout compromettre en se jetant dans l’extrême conservation. Je voudrais savoir de mes honorés compatriotes ce qu’ils pensent avoir gagné à écouter leur prévention égoïste ? Qu’est-ce que le juste-milieu de l’Assemblée constituante a produit ? Qu’est-ce que l’absolutisme de la Législative produira ? Nos Montagnons tournent au rouge ; dans deux ans, les paysans crieront, d’un bout à l’autre de la catholique et monarchique Franche-Comté : Vive la République démocratique et sociale !

Candidat évincé, publiciste sans lecteurs, je dus me rabattre sur la presse. On me dit tous les jours : Faites des livres, cela vaut mieux que des journaux. J’en conviens : mais les livres, on ne les lit pas ; et tandis que l’auteur de la Philosophie positive, M. Auguste Comte, réunit à peine à ses cours deux cents fidèles, le Faubourien, le Père Duchêne et la Vraie République mènent le pays. Vous consumez dix ans de votre vie à faire votre in-octavo ; cinquante amateurs l’achètent, puis vient le journaliste qui vous jette dans son tombereau, et tout est dit. Les livres ne servent plus qu’à l’apprentissage du journaliste : le plus haut genre en littérature, dans notre siècle, c’est le premier-Paris, c’est le feuilleton.

Les journées des 17 mars et 16 avril, les malheureuses affaires de Risquons-Tout et de Kehl, l’agitation produite dans les départements par l’envoi des commissaires, les déclamations sans portée des clubs, etc., etc., m’avaient éclairé sur les tendances rétrospectives des révolutionnaires de février. Combattre ces plagiats du jacobinisme, faire rentrer la Révolution dans sa véritable route, fut l’objet principal du Représentant du Peuple. Nous nous attachâmes surtout, mes collaborateurs et moi, à faire comprendre que les propriétés n’étant plus indépendantes, grâce précisément à la séparation des industries, et tirant toute leur valeur de la circulation, la France actuelle, quoique plus riche, ne pouvait, comme l’ancienne, supporter dix ans d’état révolutionnaire; que la Révolution de février ne ressemblait point à celle de 89-92 ; qu’il fallait abandonner les vieux errements ; mettre de côté les utopies, et entrer au plus vite dans le positif des questions. Inutiles efforts ! Le Représentant du Peuple n’obtint qu’un succès d’estime : il conquit sa place au soleil de la publicité ; mais, quoi qu’il eût prévu, il n’eut pas le crédit de rien obtenir, de rien empêcher.

Ce fut vers cette époque que j’entrai en rapport avec M. de Girardin. Cet éminent écrivain ne me démentira pas, aujourd’hui surtout que sa théorie de l’impôt établit entre nous tant de points communs : il approuvait mes idées sur le crédit ; mais, suivant ses inclinations d’homme d’État, et n’attendant rien que de l’autorité, il se refusait à toute initiative venant du peuple. — Une heure de pouvoir, disait-il, vaut mieux que dix ans de journalisme. Ces mots révèlent le secret de la politique et des oscillations de M. de Girardin.

Par ses théories administratives et financières, M. de Girardin est un pur socialiste : on dirait même qu’il a emprunté à Pierre Leroux l’idée de son ministère trine et un. Pour M. de Girardin la question économique est tout, la politique fort peu de chose. S’il fait grand cas du gouvernement, il est sceptique quant à la forme : peu lui importe la souveraineté du peuple ou le droit divin, pourvu qu’en résultat le gouvernement fasse les affaires de la nation. Mais cette indifférence politique n’altère point en M. de Girardin l’esprit gouvernemental : sous ce rapport, il marche de pair avec le communisme aussi bien qu’avec la doctrine. Aussi, comme il ne cherche point ce que veut la raison générale, mais seulement ce qui paraît le plus probable et le meilleur comme initiative du pouvoir, comme toutes ses solutions sont des recettes, et que les données du problème changent sans cesse, il arrive, malgré la prudence et la subtilité de l’écrivain, qu’il retombe toujours en quelque contradiction, soit avec les faits, soit avec l’opinion du jour, soit avec lui-même.

J’ai cru un moment, après l’élection du 10 décembre, que M. de Girardin, arrivant avec son protégé aux affaires, allait nous donner une démonstration éclatante de sa théorie gouvernementale, qui, au fond, n’est que la théorie communautaire. Pourquoi Louis Bonaparte n’a-t-il pas fait ministre des finances M. de Girardin ? La révolution eût été commencée par haut ; M. de Girardin aurait accompli ce que voulaient Blanqui, Barbès, Louis Blanc, ce que supposaient les ateliers nationaux. Pourquoi, dis-je, aujourd’hui encore plus que sous le ministère de M. Guizot, M. de Girardin se retrouve-t-il l’antagoniste du pouvoir ? Hélas ! c’est que M. de Girardin est un homme à idées révolutionnaires, et que MM. Thiers, Barrot, Falloux, Changarnier, etc., ne veulent pas plus de la révolution pour le gouvernement du 20 décembre, que le Gouvernement provisoire et la Commission exécutive n’en avaient voulu pour eux-mêmes, que Louis-Philippe et Charles X n’en avaient voulu. C’est que le bourgeois, pas plus que le paysan et l’ouvrier, n’entend qu’on le révolutionne[4].

Quand je songe à tout ce que j’ai dit, écrit, publié, depuis dix ans sur le rôle de l’État dans la société, sur la subordination du pouvoir et l’incapacité révolutionnaire du gouvernement, je suis tenté de croire que mon élection, en juin 1848, a été l’effet d’une méprise de la part du peuple. Ces idées datent en moi de l’époque de mes premières méditations ; elles sont contemporaines de ma vocation au Socialisme. L’étude et l’expérience les ont développées ; elles m’ont constamment dirigé dans mes écrits et ma conduite ; elles ont inspiré tous les actes dont je vais rendre compte : il est étrange qu’après la garantie qu’elles présentent, et qui est la plus haute qu’un novateur puisse offrir, j’aie pu paraître un seul moment, à la Société que je prends pour juge et au Pouvoir dont je ne veux pas, un agitateur redoutable.


  1. Voir plus haut, § X, page 114.
  2. La partie de la Création de l’Ordre, à laquelle j’attache le plus d’importance, après la méthode sérielle, est, comme de raison, la détermination des concepts fondamentaux, ou catégories. Je suis revenu bien des fois, depuis 1843, sur cette question, et toujours je suis arrivé au même résultat. Les catégories sont les formes de la raison, sans doute : mais il me paraît bien difficile de ne pas admettre, d’après Kant lui-même, que ces formes sont données, et non pas seulement suggérées par la nature. D’abord elles supposent toutes un sujet et un objet, propres, le premier à les recevoir, le second à les faire naître. Elles ne sont pas le produit d’une réflexion, comme l’image dans le glace, ni d’une impression comme celle du cachet sur la cire ; elles ne sont pas non plus innées, puisque avant d’être en rapport avec le monde, l’homme ne pense pas. Dire qu’elles sont suggérées à l’esprit, à l’occasion des perceptions qu’il reçoit des choses sensibles, c’est une pure équivoque : qu’est-ce que cette suggestion ?...
    …...Pour moi, les concepts ou catégories de la raison pure sont à l’esprit ce que la liquidité, la solidité, la gazéïté, l’élasticité, etc., sont à la matière. Ces formes, ou qualités primitives des corps, leur sont essentielles, quoique non innées ou inhérentes. Elles sont dues à la présence ou à l’absence du calorique ; ce qui n’empêche pas le physicien de les concevoir dans les corps, indépendamment de l’existence du calorique. Tout de même, les idées de temps et d’espace, de substance et de cause, sont conçues par l’esprit, en présence de la nature, et deviennent essentielles à la raison, à tel point qu’elle n’est plus maîtresse d’en faire abstraction, alors même que, par hypothèse, elle aurait détruit la nature ; mais elles ne sont point originairement dans la raison, puisque séparée de la nature, la raison même n’existe pas.
  3. Voir Idée générale de la Révolution au xixe siècle, où l’auteur donne un aperçu de cette organisation des forces économiques.
  4. Depuis la publication des Confessions, les idées de M. de Girardin paraissent s’être profondément modifiées. S’attachant chaque jour davantage à la théorie de la liberté illimitée, il oublie peu à peu le pouvoir ; déjà même il s’est rencontré avec MM. Ledru-Rollin et Considérant sur un terrain voisin de l’anarchie. Le jour n’est pas loin, peut-être, où toutes les forces de la Démocratie se trouveront réunies sous la même profession de foi anti-politique. — (Juillet 1851).