Les Confessions d’un révolutionnaire/Post-scriptum


POST-SCRIPTUM.


APOTHÉOSE DE LA CLASSE MOYENNE.


J’écrivais, il y a deux ans, les pages qui précèdent : pour la première fois, à la sollicitation du libraire, je viens de les relire.

À part les corrections de style et les éclaircissements que devait me suggérer l’observation de nouveaux faits, mais qui n’altèrent en rien ma pensée première, je déclare n’avoir eu rien à rétracter, rien à modifier dans l’ancien texte. Toutes les appréciations que j’avais faites des hommes et des choses, les événements les ont de plus en plus confirmées : je n’ai eu besoin, en maintenant mes conclusions, que d’en relever çà et là les motifs, et d’en renforcer les termes.

Depuis deux ans les vieux partis, de droite et de gauche, ne cessent de se déconsidérer,

Le Gouvernement de se dissoudre,

La Révolution de s’étendre chaque jour, en raison directe de la persécution.

Sous sa triple formule, Religion, État, Capital, l’ancienne société brûle et se consume à vue d’œil.

Et ce qu’il y a d’étrange dans cette universelle dissolution, c’est que le mouvement s’accomplit, pour ainsi dire, par une pression occulte, en dehors de tout conseil humain, malgré le rappel énergique des partis, et les protestations de ceux-là même qui, jusqu’à ce moment !, s’étaient le plus enorgueillis du titre de révolutionnaires !...

Chose merveilleuse, la révolution est à l’index de toutes les opinions. Personne ne l’avoue dans sa plénitude. Les fractions démocratiques et socialistes, pas plus que les coteries absolutistes et doctrinaires, n’en acceptent sans réserve les propositions rigoureuses. Dès qu’elle se pose dans la vérité et l’intégralité de sa nature, antithétique à toute église, à toute autorité, à tout capitalisme, à toute fiction légale, la peur saisit les intelligences : ceux qu’on appelait jadis radicaux et exaltés se voilent la face, et l’on ne sait lesquels lui sont le plus hostiles, des jésuites ou des jacobins.

C’est qu’en effet la révolution au xixe siècle n’a pris naissance dans le giron d’aucune secte ; elle n’est le développement d’aucun principe spéculatif, la consécration d’aucun intérêt de corporation et de classe. La révolution est la synthèse fatale de tous les mouvements antérieurs, en religion, philosophie, politique, économie sociale, etc. Elle existe, comme les éléments qu’elle combine, par elle-même ; elle ne vient, à vrai dire, ni d’en-haut, ni d’en-bas ; elle résulte de l’épuisement des principes, de l’opposition des idées, du conflit des intérêts, des contradictions de la politique, de l’antagonisme des préjugés, de tout ce qui, en un mot, semble le plus capable de donner l’idée d’un chaos moral et intellectuel. Véritable génération spontanée, produit de la déjection des siècles, que tout le monde sent venir, mais qu’aucun n’affirme ; qui, par cela même qu’elle se présente comme conciliation des contraires, équilibre des forces, union des intérêts, se voit rejetée de tous, et déjà, orpheline de naissance, peut s’appliquer la parole du Psalmiste : Mon père et ma mère m’ont abandonnée : mais l’Éternel m’a prise sous sa protection !

Oui, un Dieu protège la révolution nouvelle. Mais quel Dieu ? l’héroïsme du peuple ? le dévouement de la bourgeoisie ? la furie française ? une illumination soudaine du pouvoir ? Non. La puissance qui préside à nos destinées se sert de moyens plus simples : vous ne verrez ni conversions ni miracles. Déception de la politique, et vanité de la sagesse humaine ! ce qui assure le triomphe de la cause révolutionnaire, c’est précisément ce que l’on pouvait regarder comme le plus capable de la perdre : la modération propre à la nation française, l’esprit de juste-milieu qui la distingue, le besoin de stablilé qui est en elle, l’horreur de l’agitation dont elle a de tout temps fait preuve !...

Ceci paraîtra sans doute, suivant la disposition des lecteurs, paradoxal, contraire aux faits, flatteur ou désobligeant pour l’amour-propre français. On me permettra donc de donner à ma pensée quelque développement. Après avoir fait ma confession révolutionnaire, j’ai peut-être acquis le droit de faire celle de mon pays. Je n’abuserai pas de la permission : Turpitudinem patris tui et matris tuœ non revelabis !


I.


Les historiens en ont fait la remarque, et ce fait est un des plus intéressants des annales de l’humanité : depuis dix-huit siècles, la nation gallo-franque a exercé presque constamment une sorte de dictature morale sur les destinées des peuples et la marche de la civilisation.

C’est nous qui, les premiers parmi les nations vaincues, fîmes fléchir la domination romaine en arrachant aux Césars concessions sur concessions, et les forçant d’associer à l’empire la nationalité gauloise. Après la chute de l’empire et la prise de possession des barbares, c’est dans la Gaule septentrionale, sur la Meuse et le Rhin, que se fixe le centre politique de l’Occident. De Clovis à Louis-le-Débonnaire, le royaume-empire des Francs, toujours ramené à l’unité par l’influence des municipes et des évêques, embrasse la meilleure partie de l’Europe. C’est en France qu’est née la féodalité, régime préparatoire ; puis, qu’elle a été attaquée, et définitivement vaincue. C’est la France qui, par ses rois Pépin et Charlemagne, opéra la centralisation catholique, nécessaire à la discipline des rois et des peuples ; qui ensuite, au moment voulu, prononça par la bouche de Philippe-le-Bel la séparation de l’Église et de l’État, condition de tout progrès, de toute liberté ultérieure. C’est la France qui a donné le signal des croisades, et qui, longtemps après, sous François Ier, a préludé à la régénération de l’Orient, en faisant entrer le Turc dans le système européen. C’est la France enfin qui par sa grande révolution a défait le pouvoir absolu, mis la royauté au ban des peuples, rendu la liberté civile et l’égalité devant la loi irrévocables. C’est la France aujourd’hui qui assume la responsabilité et l’initiative d’une refonte générale des institutions, des mœurs, des idées, des fortunes, et qui, dans cette élaboration douloureuse d’un avenir inconnu, tient suspendues les destinées du genre humain.

Notre part est belle, assurément, dans l’éducation de l’humanité. Nous avons donné plus que nous n’avons reçu : nul peuple ne peut revendiquer sur nous la gloire d’avoir rendu de plus nombreux et de plus signalés services au progrès.

Est-il vrai, pour cela, comme le disent nos mythologues et nos flatteurs, que la France ait reçu la haute direction de l’humanité ? que nous soyons la race élue, le peuple évangélisateur par excellence, héraut et moniteur des révolutions ?

Défaisons-nous de ce nationalisme, renouvelé des Romains, des Grecs, des Arabes, des Juifs, des Égyptiens, des Assyriens, des Perses, des Indiens, des Chinois, des Mongols, de tous les peuples, civilisés et barbares, qui ont joué un rôle dans l’histoire ; nationalisme dont nous partageons encore aujourd’hui le ridicule avec les Américains, les Anglais, les Allemands, les Slaves, les Maggyares, que sais-je ? les Cosaques du Don et de la mer Noire. Non, il n’est pas historiquement ou providentiellement parlant, de préséance entre les peuples ; et la preuve, c’est qu’il n’existe aucune nation, si petite soit-elle, qui, dans les siècles anciens ou dans les temps modernes, n’ait eu le droit, à un moment donné, de se regarder comme le foyer du mouvement et le sommet de la société. Si ce rôle messianique, que tant de races ont tour à tour rempli, semble échoir à certains pays plus souvent qu’à d’autres, cela tient uniquement à des nécessités de circonstance et de position, dans lesquelles la volonté et la vertu nationale n’entrent absolument pour rien. J’ose même dire que la détermination involontaire, et presque toujours inconsciente, du peuple initiateur, est le plus sûr gage de son infaillibilité, et le motif décisif de l’assentiment des autres. Si les Romains, par exemple, ont soumis un moment le monde connu, ç’a été bien moins, comme l’a cru Montesquieu, par la puissance de leurs armes et l’habileté de leur politique, que par la loi révolutionnaire qui exigeait, pour la suite du progrès, cette vaste centralisation....

Il en est ainsi de la prépondérance qu’a obtenue, à diverses reprises, la nation française. Cette prépondérance a toujours été l’effet d’une situation forcée, nullement d’une vocation mystérieuse ou d’un génie spécial. Loin de là, on peut dire que si, au point de vue qui nous occupe, nous nous distinguons des autres peuples, c’est bien plutôt, comme je le disais tout-à-l’heure, par notre instinct de conservation, notre déférence pour la coutume, notre amour des conditions modestes, notre antipathie pour tout ce qui est exagération et recherche. En aucun pays, autant qu’en France, ne règne le respect de l’opinion, l’autorité, de l’usage, la raison de l’habitude. Et je n’entends point faire de ceci un blâme pas plus qu’un éloge. Nul ne peut faire violence à son inclination, et l’inclination d’un peuple n’est qu’un instrument entre les mains de la Destinée.

Comme dans les événements qui se préparent, cet amour des situations moyennes, particulier à notre pays, est justement ce qui doit, en dernière analyse, faire la force et assurer le succès de la Révolution, nous allons étudier de plus près ce côté de notre caractère, qui me semble avoir échappé jusqu’ici aux observateurs.

La nation française, quoique frondeuse et remuante, curieuse de nouveautés, incapable d’une discipline exacte, riche en esprits inventifs et en caractères entreprenants, n’en est pas moins, au fond, et prise en masse, le représentant, en toute chose, du juste-milieu et de la stabilité. Toutes les qualités ayant leurs défauts, celle-là aussi a les siens, que je ne dissimulerai pas : en somme , elle atteste la hauteur et la fermeté de notre jugement. C’est l’extrême liberté de notre raison, non l’inertie de notre intelligence, qui nous ramène sans cesse à l’indifférentisme, et amortit en nous la passion, seule capable de soutenir la volonté hors des routes battues. Est-ce que ce tempérament à la fois inquiet et moutonnier ; cette humeur railleuse et mobile, mais sitôt revenue ; cette intelligence sagace, mais sceptique et simple, ne se révèle pas tout entière dans la placidité, la régularité, la familiarité de notre langue ?... À chaque idée qui nous vient, à chaque proposition qui nous est faite, nous finissons, tout bien considéré, examiné, critiqué, par répondre : À quoi bon ? qu’est-ce que cela nous fait ? en vaudrons-nous mieux ? en serons-nous plus riches ?... et cent autres phrases qu’on pourrait considérer comme les rubriques de la routine. Fatuité ou raison, nous nous trouvons bien : dès lors, pourquoi nous tourmenter et changer ? Restons chez nous ! Revenons à nos moutons ! c’est notre perpétuelle antienne.

Toutes nos fautes, tous nos ridicules, de même que nos défaites et nos succès, viennent de là.

Que de fois, par suite de cette méfiance innée pour la spéculation et l’inconnu, nous avons fait faux bond au progrès ! En religion, nous avons repoussé obstinément la Réforme : ayant déjà une église catholique, apostolique, romaine, gallicane, que nous importait d’ajouter encore à ces titres, et réformée ? Serions-nous plus avancés, quand nous lirions la Bible en langue vulgaire ? Autant y croire que d’y aller voir ! Et là-dessus, sans conviction ni ferveur, nous gardons notre primogéniture dans la catholicité.

En philosophie, nous avons abandonné Descartes, livré à l’Allemagne le sceptre de la métaphysique. À la théorie des idées, nous préférons, comme M. Jourdain, le sens commun. Si plus tard M. Cousin et son école obtiennent un instant de succès, c’est qu’ils ont soin de se dire éclectiques !

................................ . . . . . . . . . . De tout un peu :
...............................Du vin , de l’amour et du jeu !


Tel est notre tempérament ; telle est aussi notre philosophie.

En politique, nous avons fait une grande révolution, il est vrai, mais sans en prévoir le moins du monde les conséquences. Que faisons-nous autre chose, en effet, depuis 60 ans, avec nos systèmes hermaphrodites de monarchie constitutionnelle et parlementaire, que de protester contre l’irrévocable divorce de 89 ! Fatigués bientôt des Grecs et des Romains, nous n’avons pas même pris la peine de nous faire une Constitution nationale : nous avons emprunté celle des Anglais. Après tout, autant celle-là qu’une autre. L’étude la plus approfondie des systèmes politiques ne nous enseigne-t-elle pas aujourd’hui que toutes les Constitutions, également mauvaises, sont également bonnes ?...

Dans l’économie sociale, après avoir produit l’école si originale, si novatrice, des physiocrates, nous sommes retombés, proh pudor ! à Malthus. Chacun chez soi, chacun pour soi ! Tant pis pour les maladroits qui font trop d’enfants à leurs femmes ! Voilà, jusqu’à nouvel ordre, le résumé de notre morale et de notre science. Depuis Colbert, notre commerce, un instant relevé, déchoit d’un mouvement continu ; et si, par les quantités échangées, nous tenons encore une des premières places, par le développement des affaires et la considération des peuples nous sommes au-dessous de nos concurrents. Ah ! si le mouvement économique est vraiment le caractère du siècle, si c’est par le commerce et l’industrie que doit se constituer l’unité humanitaire, il faut avouer qu’à cette heure ce n’est plus la France, c’est l’Angleterre qui est la grande initiatrice des nations. Une fois, une grande œuvre nous est proposée, la Compagnie française du Mississipi, rivale de la Compagnie anglaise des Indes. C’est un continent, l’Amérique du Nord tout entière, qui s’offre à notre industrie et à notre langue. Mais faites donc que des Français prennent au sérieux une entreprise coloniale ! qu’ils puissent vivre et mourir ailleurs que dans le pentagone compris entre la Manche, l’Océan, les Pyrénées, la Méditerranée, les Alpes et le Rhin ! Dans le projet de Law, nobles et bourgeois n’ont su voir qu’une occasion d’agiotage : un quart de la terre habitable échappe sans retour à notre influence. Après avoir voulu tout saisir, en Asie et en Amérique, nous avons, à force d’incapacité, tout perdu. Depuis vingt ans, nous avons dépensé, en Algérie, deux milliards et deux cent mille hommes, sans avoir pu prendre racine. Nos chefs-d’œuvre brillent au palais de cristal, mais nous ne savons pas en faire l’échange ; nos mécaniciens et nos ingénieurs, dédaignés par nous, passent à l’étranger ; notre plus grande entreprise, depuis le commencement du siècle, est encore la ceinture bastionnée de Paris ; et quand le chef de la cité de Londres vient visiter nos bourgmestres, le seul divertissement qu’ils sachent lui offrir, c’est la petite guerre !...

Certes les intelligences supérieures ne font pas défaut à notre race, et Paris, lieu de rendez-vous des individualités hors ligne, est toujours le cerveau du globe. Mais il s’agit ici du peuple, de la collectivité française, et de son action unitaire ; et c’est de cette collectivité que l’on peut dire, sans lui faire tort, que malgré les actes d’intérêt universel qui l’honorent, il n’en est pas où l’innovation soit plus mal accueillie, de plus réfractaire au progrès.

Jusque dans nos hardiesses, nous nous montrons mesquins et couards. À quoi nous a servi le mouvement encyclopédique du 18e siècle ? L’incrédulité voluptueuse de nos philosophes nous amuse, mais ne nous empêche pas, fanfarons d’impiété, de prendre, au dernier moment, nos passeports. Confesse-toi toujours, on ne sait pas ce qui peut arriver ! voilà notre dernier mot au lit des mourants. Lâches devant Dieu, impertinents devant les hommes. En aucun pays vous ne verrez autant d’esprits forts se gaudir des prêtres et des dévots, et conserver au fond du cœur une crainte sérieuse de l’enfer. C’est chez nous qu’on a fait les meilleurs contes sur le Père éternel, si plaisamment surnommé par Diderot Monsieur de l’Être, et qu’on l’a le mieux servi. Nous avons produit Pantagruel, Tartufe, Candide, et le Dieu des bonnes gens ; mais l’À Kempis est toujours pour nous le plus beau livre sorti de la main des hommes. Nous avons crié avec Voltaire, Écrasez l’infâme ! C’était le sublime de l’impiété, et nous cherchons les émotions. Mais, par une honteuse capitulation, qui ne nous sauvera pas plus des flammes éternelles que des sifflets, nous nous en tenons au déisme banal de Rousseau. Un Dieu irresponsable, qui règne et ne gouverne pas ; dont nous ne disions point de mal, à la condition de pouvoir impunément vilipender ses ministres et son culte ; un bon Dieu pour nos catéchismes, nos romans et nos harangues ; une bonne d’enfants, une servante pour tout faire : telle est notre conception de la divinité, telle est notre foi. Nos universitaires, jouant sur les mots comme les fils d’Escobar, croient, avec cette théologie de cuisine, faire preuve de génie et d’audace, et se disent plus religieux, plus chrétiens que le Pape. Pour le surplus, c’est par tolérance, disent-ils, (quelle grandeur d’âme !) et afin de ne pas scandaliser les faibles, (quel respect des consciences !) qu’ils vont à la messe et fréquentent les sacrements. Ah ! que les jésuites nous connaissent bien, et qu’ils ont raison, pendant que la fortune les y autorise, de nous donner les étrivières !...

Où la critique de l’autorité fut-elle jamais plus vive, plus maligne, que dans ce pays de ligues, de frondes, de parlements, de cabales ! Mais, de même que notre incrédulité, notre opposition ne traverse pas la conscience ; elle s’arrête à la superficie de l’esprit. Nous seuls pouvions donner à la révolte cette expression féroce, dont il n’est chef de brigands qui osât revendiquer l’idée :

...............................Et des boyaux du dernier prêtre
...............................Serrons le cou du dernier roi.

Ne vous effrayez pas cependant. Ces buveurs de sang monarchique, ces mangeurs de tripes sacerdotales sont moins méchants qu’artistes, pareils à des écoliers qui chantent des couplets obscènes et s’aguerrissent contre la pudeur, quittes à quarante ans à faire les plus sots maris du monde. Ce qui leur plaît, c’est l’image : l’exécution leur ferait horreur. Quelle peine ils ont eue à condamner Louis XVI, traître à la patrie comme roi et comme homme, et combien ils l’ont pleuré ! L’autorité constituée, voilà le fond de leur républicanisme. Cela se voit aujourd’hui que le parti démocratique, en prison, en exil, à la tribune, ne conserve qu’un souci, de protester, comme en 93, en faveur de l’ordre et du gouvernement. Quant à la liberté, que nous mettons dans tous nos programmes, et qui n’a pas encore chez nous de légende, nous ne l’aimons, comme disent les petites filles, ni peu, ni beaucoup, ni passionnément, ni pas du tout ; nous l’aimons d’estime, modérément. La modération, en fait de liberté, est notre passion. La licence nous revient mieux. La liberté, pour nous, est la chaste Virginie, que nous admirons dans le roman, au théâtre ! Mais la licence, c’est Lisette, qui nous ravit et nous enivre dans la mansarde.

Oui, nous avons, sous Philippe-le-Bel, souffleté la Papauté et décidé sa chute irrévocable. Mais cette insolence, de notre part sans rancune, contre le Saint-Siège, n’a eu d’autre résultat que de nous faire gallicans et jansénistes, la plus niaise des oppositions, le plus inconséquent des justes-milieux !

Oui, nous avons combattu la féodalité avec Louis-le-Gros, Philippe-Auguste, saint Louis, les Valois, Richelieu, et donné le signal de l’émancipation des communes. Mais ce mouvement, imposé par la nécessité des choses, n’a point abouti chez nous, comme dans les Provinces-Unies, à la République : c’était l’égalité dans la féodalité que demandait notre Tiers-État, non l’abolition de la féodalité même.

Oui, nous avons vaincu en 89 la monarchie de droit divin, et, poussés par les circonstances, nous avons repris un moment la tête de la civilisation. Mais nous nous sommes arrêtés bien vite dans le constitutionnalisme ; au lieu d’achever la Révolution par l’organisation des forces industrielles, nous l’avons écartée par un vain replâtrage de pouvoirs politiques ; la meilleure des Républiques, après la Charte de 1814, a été celle de 1830 ; et plus l’impulsion acquise semblait nous porter à la liberté, plus nous avons rétrogradé vers le Gouvernement. Le 22 février nous nous sommes levés en masse contre la royauté ; le 24 nous avons commencé d’en porter le deuil : nous ressemblons au tyran Périandre, qui après avoir tué sa femme, changeant subitement de passion, assouvit ses désirs sur le cadavre.

Cette poltronnerie de caractère et d’idées, à laquelle aboutissent toutes nos jactances révolutionnaires, s’est formulée en 1793 dans le jacobinisme, devenu après 1814 le doctrinarisme : ambigu d’autorité et de liberté, de monarchie et de démocratie, de philosophie superficielle et de religiosité sentimentale, pouvant servir ad libitum à motiver une insurrection et un coup d’État, un certificat de civisme et un titre de proscription. C’est par là que M. Royer-Collard, une si haute intelligence, M. Cousin, M. Jouffroy, n’ont été que de quasi-philosophes ; M. Decaze, M. Guizot, M. Thiers, de quasi-hommes d’État ; MM. Considérant et Enfantin, de quasi-réformateurs, comme Pétion et Robespierre n’avaient été que de quasi-républicains.

Telle est aussi la cause des revers qu’a essuyés depuis quatre ans la Démocratie.

Pourquoi la Révolution démocratique et sociale n’a-t-elle pu s’introduire dans la société et dans le pouvoir après les journées de février ? si ce n’est parce que le parti démocratique, alors régnant, lui a barré le passage ; parce que la nation tout entière, égarée par ce parti, s’est mise à désavouer la Révolution avec toutes ses conséquences, prochaines et éloignées.

Pourquoi l’émancipation allemande, commencée au Parlement de Francfort, n’a-t-elle pu aboutir ? si ce n’est encore parce que l’Allemagne a cru à l’initiative française ; parce qu’elle a pensé, sur la foi de nos exemples, que la liberté d’un grand peuple ne pouvait être mieux garantie que par une centralisation politique et une Constitution. Le vieux despotisme germanique a balayé cet imbroglio soi-disant unitaire; il a bien fait. Ce n’est plus au xixe siècle que le progrès peut s’exprimer par une constitutionnalité quelconque, gouvernement prétendu des classes moyennes, qui n’a été jusqu’ici que le gouvernement des médiocrités. La société est comme la poësie : la médiocrité lui est mortelle. L’abaissement continu, tant reproché à Louis-Philippe, n’a pas eu d’autre cause que cette fantasmagorie de gouvernement des classes moyennes, servant à déguiser la prépotence des esprits indécis et des hommes médiocres.


II.


Me demandera-t-on à présent la cause de cet amour inné des moyens termes, de ce culte du juste-milieu et de l’immobilisme, qui se manifeste partout dans nos tendances nationales, et fait de nous une nation conservatrice par tempérament et par goût, révolutionnaire seulement par nécessité et par exception ?

Cette cause, je crois la découvrir dans les conditions organiques et climatériques de notre société, dirigée de temps immémorial vers une sorte d’état mitoyen, qui se trahit partout dans nos institutions et nos habitudes. Signalons seulement :

1o l’extrême division des propriétés et la multitude de petites industries et petits commerces, qui, créant pour chaque père de famille, agriculteur, boutiquier, fabricant, une sphère d’activité absorbante, nous fait perdre de vue l’action générale, et conséquemment la haute initiative ;

2o le régime communal et départemental, les chambres de commerce, comices agricoles, etc., qui, aux millions de centres domestiques, ajoutent 50,000 foyers d’intérêts locaux et corporatifs, divisent à l’infini l’action de l’État, et, tout en vivant d’une vie propre, règlent leur action sur la sienne ;

3o les 600,000 salariés du pouvoir et des communes, directement intéressés au statu quo, et comprimant sous leur poids la force explosive du pays ;

4o la facilité, au moins apparente, de réaliser par le travail et le négoce un petit avoir, qui, sous un climat tempéré, dans un pays fertile, avec des habitudes prises de médiocre aisance, suffit à l’ambition du grand nombre ;

5o la production vinicole, qui, en disposant l’esprit à la gaîté, le détourne du dogmatisme, chasse le sérieux des spéculations, amène l’insouciance des masses, en les rendant, à bon marché, satisfaites de leur sort.

La France est le pays de l’aurea mediocritas, chantée par les utopistes de tous les siècles. Facilité des mœurs, sécurité de la vie, égalité et indépendance des fortunes, tel est le rêve du peuple français. Aussi, malgré tout ce qu’on a écrit de sa vanité et de son ambition, cette humeur conquérante qu’on lui reproche se borne-t-elle à ne rester en arrière d’aucun autre : chez lui le vice capital n’est pas l’orgueil, c’est l’envie. Est-il étonnant que ce peuple, ennemi de toute espèce de faste, qui toujours se voit et se croit si près de son idéal, se montre indifférent aux idées et aux inventions dont l’esprit novateur l’accable, indocile aux réformes qu’on lui propose ; qu’il dénigre et contrecarre tout ce qui dépasse les habitudes prises et les idées faites ; qu’il ne se lève que pour la défense de son petit bien-être, et que sa tendance constante soit d’arriver, par le chemin, non le plus court, mais le plus uni, à cet équilibre des conditions que lui ont promis les théoriciens du juste-milieu, et qui est pour lui le bonheur ?

Toutes les fois que la nation française s’est montrée violente, soit dans la réaction, soit dans la révolution, ç’a été uniquement parce que son bien-être, tel qu’il lui est donné de le concevoir et de le comprendre, lui semblait compromis, tantôt par la politique des princes, tantôt par le fanatisme des partis et des sectes ; c’est parce qu’elle sentait le moyen terme, dans les intérêts, les droits, les idées, lui échapper. Qui, par exemple, nous a fait repousser avec tant d’acharnement les Huguenots et maudire la Ligue ? Avant tout, le non-chaloir en matière de spiritualité qui nous rend odieux toute espèce de religionnaires, et que le vulgaire traduit par la foi du charbonnier. Puis, si la méfiance était grande pour les Huguenots, soutenus par les seigneurs et suspects de tendances féodales, elle n’était pas moindre pour les ligueurs, agents décriés de l’influence ultramontaine.... Qui nous a blessés, fatigués en Louis XIV et Napoléon, dégoûtés en Louis XVI, et plus tard en Charles X et en Louis-Philippe ? Chez les premiers, l’exagération de l’autorité, l’abus des guerres dynastiques et ultra-nationales ; chez les autres, la prédilection obstinée pour l’aristocratie, mercantile ou nobiliaire. Toujours la révolution a surgi en France du juste-milieu froissé ; et si depuis quelques années les masses populaires s’agitent encore, si dans les profondeurs de notre société tempérée le volcan révolutionnaire gronde et menace d’une nouvelle éruption, c’est qu’il commence à devenir manifeste à tous les yeux que la classe moyenne, qui devait tout ramener à elle et devenir la condition commune, est elle-même en péril ; c’est qu’avec l’ancienne donnée de l’Église, du Capital et de l’État, la garantie du travail et de la subsistance, la liberté des consciences, l’indépendance des industries, la modestie des fortunes, sans lesquelles nous ne pouvons vivre, sont décidément instables, impossibles.

Ainsi, c’est afin de sauver le juste-milieu matériel, objet constant de nos efforts, que nous allons être forcés d’abandonner le juste-milieu théorique ; c’est pour conquérir et consolider cette médiocrité dorée, gage de notre indifférence politique et religieuse, qu’il nous faut prendre aujourd’hui une résolution décisive contre ce laisser-aller de l’esprit et de la conscience, qui, sous le nom d’éclectisme, de juste-milieu, de tiers parti, etc., a obtenu jusqu’ici le privilége de notre estime. Courbe ta tête, Gaulois goguenard ; fais-toi extrême afin de rester moyen ! Souviens-toi que, sans l’exactitude des principes, sans l’inflexibilité de la logique et l’absolutisme des doctrines, il n’est pour une nation ni modération, ni tolérance, ni égalité, ni sécurité.

Le socialisme, comme toutes les grandes idées qui, embrassant l’intégralité de l’ordre social, peuvent être considérées à une multitude de points de vue divers, le socialisme n’est pas seulement l’extinction de la misère, l’abolition du capitalisme et du salariat, la transformation de la propriété, la décentralisation gouvernementale, l’organisation du suffrage universel, la souveraineté effective et directe des travailleurs, l’équilibre des forces économiques, la substitution du régime contractuel au régime légal, etc., etc. Il est, dans toute la rigueur des termes, la constitution des fortunes médiocres, l’universalisation de la classe moyenne. C’est l’application, dans toutes ses conséquences, de l’ancien axiôme, Suum quique, À chacun ce qui lui revient, ou comme l’a interprété la première école socialiste, À chacun suivant sa capacité, à chaque capacité suivant ses œuvres : ce qui indique un juste-milieu, naturel et providentiel, dans les travaux et les récompenses.

Qui ne voit que ce besoin, devenu si poignant, d’une pondération des forces économiques et d’une distribution plus équitable des biens de la nature et des produits de l’industrie est le résultat du mouvement accompli pendant les 60 dernières années ?

L’Assemblée constituante, en décrétant la vente des biens nationaux et la liberté de l’industrie, en introduisant dans le droit public le principe de l’égalité devant la loi, avait créé, au moins pour un temps, une certaine égalité dans les fortunes. Sous l’Empire, l’imperfection de l’œuvre révolutionnaire fut à peine sensible : les distractions de la gloire ne laissaient pas le temps de réfléchir aux vices de l’économie publique. Mais, quand la Restauration vint donner l’essor aux facultés industrielles du pays, la tendance capitaliste et agglomératrice ne tarda pas à se révéler. C’est alors que commença de grossir la classe des salariés, le prolétariat, en même temps que se reformait, sur les bases de la féodalité mercantile, la féodalité terrienne, la grande propriété. Pour quiconque a réfléchi sur l’action combinée des banques, des hypothèques, des compagnies industrielles, auxquelles il faut joindre la centralisation politique, qui leur sert de sanction coercitive et pénale, il est évident que la nation française est livrée sans défense, de par la loi, à l’exploitation d’une oligarchie non prévue par les révolutionnaires de 89, et qui est née spontanément du jeu mal dirigé des forces économiques. Que ce régime, véritablement aléatoire, se prolonge encore cinquante ans, et la petite industrie, comme la petite propriété, sera peu à peu abolie : il n’y aura plus qu’une masse énorme de mercenaires, au service des seigneurs terriens, des barons de la vigne, du rail, de la houille, du fer, du coton, etc. La société se retrouvera divisée en deux castes, l’une d’exploitants, l’autre d’exploités : la classe moyenne tout entière aura disparu...

La nation acceptera-t-elle, subira-t-elle, contrairement à son caractère et à ses tendances, la condition anormale que l’imprévoyance de ses chefs lui prépare ? Consentira-t-elle, par peur du communisme, à revenir à l’ancien état féodal ? Non, non. La France ne veut pas plus du servage que de la communauté : ce qu’elle demande, c’est un système d’équilibre où chaque famille soit assurée d’obtenir, moyennant travail, un bien-être légitime. Pour tout le reste, liberté entière d’opinions et facilité d’accommodements.

Déjà, quelques jalons ont été posés sur cette ligne.

C’est ainsi qu’après avoir repoussé la définition de la propriété par Robespierre, qui en faisait une concession de l’État, nous avons rejeté en 1848 celle du droit romain, qui l’adjugeait au premier-occupant. Pour nous, la propriété ne vient ni de la conquête ni de l’État : elle est le produit du travail. Sous ce rapport, la Constitution de 1848 est diamétralement opposée au Code civil : d’après celui-ci, la propriété dérivant du droit quiritaire, est le droit absolu d’user et d’abuser ; d’après celle-là, la propriété n’est plus qu’une attribution du citoyen, sous la garantie du travail et la modification incessante des forces économiques. Entre ces deux définitions de la propriété, il y a l’infini.

C’est dans le même esprit qu’ont été rendues les lois sur le taux de l’intérêt, les concessions de mines et chemins de fer, les brevets d’invention, la propriété littéraire, le travail des enfants dans les manufactures, etc., etc. Lois de tâtonnement, sans doute, mais qui n’en témoignent pas moins d’un remarquable esprit de tempérance, et d’une ferme volonté d’arracher l’économie sociale à la féodalité qui l’envahit et à l’anarchie qui la déshonore.

Tel est donc le problème que le progrès des siècles nous commande de résoudre, non plus par de vaines formules de gouvernement et d’insuffisantes transactions, mais par une exacte discipline des forces industrielles : Conserver, régulariser, rendre de plus en plus fécond et confortable l’égalité des fortunes, en créant, par un effort de génie, ce dont l’histoire de l’humanité n’offre aucun exemple et que la science seule peut donner, l’équilibre économique. N’est-ce pas, en ce qui concerne le bien-être, l’organisation du juste-milieu, qui doit satisfaire à toute ambition légitime et tuer l’envie ; n’est-ce pas l’apothéose de la classe moyenne ? Problème décisif, qui marque la virilité des nations, et ne pouvait se présenter qu’une seule fois dans le cours des siècles, parce que la solution embrassant tout le progrès possible, ne peut être qu’absolue et éternelle.

Mais, avant que cette situation extraordinaire soit comprise, avant que la question pénètre les intelligences, et que la solution théorique et pratique se fasse admettre, que de contradictions encore et de déchirements ! que d’incertitudes et de douleurs ! La France, obligée pour conserver ses mœurs domestiques de lutter contre sa routine nationale, d’abjurer sa vieille politique et ses idées officielles, la France peut dire avec le poète :

...............................Mon Dieu ! quelle guerre cruelle !
...............................Je trouve deux hommes en moi....


Oui, il y a deux Frances dans la France actuelle. Il y a la France du passé, qui se sait elle-même, et, royaliste ou démocratique, religieuse ou philosophe, vit dans ses traditions, s’y attache avec désespoir, proteste contre une révolution sans analogue ; et la France de l’avenir, qui ne se sait pas encore, qui se cherche, qui déjà, dans toutes ses aspirations et ses vues, se sent en opposition avec l’ancienne. Le conflit est là. Tous tant que nous vivons, dévots et sceptiques, royalistes et républicains, en tant que nous raisonnons d’après les idées reçues et les intérêts établis, nous sommes conservateurs ; en tant que nous obéissons à nos instincts secrets, aux forces occultes qui nous pressent, aux désirs d’amélioration générale que les circonstances nous suggèrent, nous sommes révolutionnaires. Du reste, et quant au but final, ces deux Frances n’en font qu’une : le double courant qui nous attire, les uns à gauche, les autres à droite, se résout en un même mouvement, à savoir, la recherche de l’égalité et de la stabilité, en un mot, la pondération économique, par le renoncement à l’éclectisme philosophique et au juste-milieu doctrinaire.

Un dernier coup-d’œil sur l’état de nos traditions et sur le progrès accompli depuis cinquante ans dans cette nouvelle métamorphose, achèvera de nous démontrer que telle est l’inévitable issue où nous pousse le destin de l’humanité et notre propre inclination.


III.


Tradition religieuse.

En 1789, la condition du clergé était manifestement incompatible avec le bien-être et la sécurité de la nation. Le clergé possédait en toute propriété, et franc d’impôts, un tiers des terres ; le ministre de l’Évangile vivait de ses rentes ; le paysan, établi sur les latifundia de l’Église, à qui le prêtre disait, Cher frère ! n’en était que le serf.

Cet état de choses ne pouvait durer : aussi, la première pensée en 89, la pensée universelle, fut la dépossession de l’Église.

Mais cette dépossession ne s’accomplit point sans transaction : il n’est pas dans notre génie, hors le cas d’absolue nécessité, de prendre en rien un parti extrême. La poire, comme l’on dit, fut coupée en deux. En reprenant les biens du clergé, tout le monde fut d’accord de lui assigner, par forme de compensation, un traitement public et légal : quant à la foi, nul ne songea à y toucher. On se contenta de déclarer les opinions libres : ce qui n’empêcha pas de faire consacrer la Révolution par l’Église, et d’appeler la religion catholique, religion de l’État.

Ceux qui firent la constitution civile du clergé, et ceux qui la signèrent, étaient d’une égale bonne foi. On croyait le spirituel dûment sauvegardé ; on était loin de penser qu’un jour viendrait, et bientôt, où il ne suffirait plus à la liberté du pays, à la sécurité des consciences, à l’égalité des fortunes, d’avoir ôté au clergé ses priviléges fonciers ; qu’il faudrait lui ôter encore le salaire, que dis-je ? lui interdire toute immixtion dans l’enseignement, le soumettre à l’élection, lui défendre toute communication avec Rome, tout trafic d’indulgences, toute acquisition de biens ; le détruire, enfin, par le mariage, par le schisme, par la déconsidération et la misère.

C’est ce que devaient démontrer, avec le temps, d’un côté, la série de conséquences qu’entraînait après elle l’expropriation du clergé ; d’autre part, l’hostilité implacable du clergé pour les institutions nouvelles.

En effet, le premier résultat de la reprise des biens d’église et de l’établissement d’un budget des cultes, était ce qu’on a appelé Constitution civile du clergé.

Puisque, par mesure de nécessité publique, le clergé cessait d’être propriétaire pour devenir salarié, comment ne pas régulariser son service ? comment ne pas égaliser, autant que possible, les circonscriptions ?... Ce n’était pas, quoi qu’on ait dit, l’esprit d’usurpation qui dictait cette réforme ; c’étaient les besoins de l’administration, les exigences de la comptabilité.

La Constitution civile du clergé était donc indispensable : cette constitution votée, le serment ecclésiastique devenait à son tour nécessaire. On a beaucoup disputé sur la convenance politique de ce serment : on sait que Robespierre, enclin au sacerdoce et ami des prêtres, le combattit de toutes ses forces. Tactique absurde. Par la constitution qui le régissait, et par le salariat, le prêtre était devenu fonctionnaire public ; il faisait partie intégrante du nouvel État ; il était, en quelque sorte, solidaire de la Révolution. Quand tous les fonctionnaires, depuis le Roi jusqu’au garde-champêtre, quand tous les citoyens, comme gardes-nationaux, prêtaient le serment civique, était-il possible, juste, logique, d’en excepter les prêtres ?....

Au surplus, la question a été tranchée, en 1802, par une autorité que le clergé doit regarder comme souveraine : le pape, en signant le Concordat, a reconnu la Constitution du clergé. Par cette reconnaissance, désormais irrévocable, il est arrivé une chose singulière : c’est que les prêtres et évêques constitutionnels, regardés jusque-là comme schismatiques, se sont trouvés tout-à-coup plus anciens dans la vérité et plus orthodoxes que les réfractaires !

Les choses subsistèrent ainsi jusqu’à la Restauration : l’Église servant l’État, plus que l’État ne servait l’Église, et, à la faveur de ce compromis, la tolérance, soit l’indifférence philosophique, si chère à nos cœurs, gagnant toujours.

Mais à la rentrée du roi, le clergé essaya de changer sa position, en combattant les conséquences de son établissement révolutionnaire, et en conjurant l’esprit nouveau. L’abbé de Lamennais fut le chef de cette croisade contre la sécularisation du clergé et l’indifférence en matière de religion. Comme théologien, et même comme philosophe, M. de Lamennais avait cent fois raison : il fallait être l’un ou l’autre, chrétien ou athée. Mais M. de Lamennais avait affaire à trop forte partie : sa dialectique ne convertit personne. Le royaume, tout en demeurant très chrétien, ne voulait pas plus de l’autorité du pape que de la dîme ; et le peuple, moitié libertin, moitié croyant, entendait vivre à sa guise. Le zèle, tout-à-fait moyen-âge, du prédicateur, fit rire ; l’indifférence s’accrut ; lui-même en fut atteint !... S’il est un homme qui, interrogé sur sa religion, soit aujourd’hui embarrassé de répondre, c’est l’abbé de Lamennais.

De 1820 à 1825, ce fut le beau temps des missions, dignement couronnées, en 1826, par un jubilé. Il fut un moment où le peuple en masse courait au confessionnal, à la table de communion, comme plus tard, en 1848, on le vit se précipiter au scrutin. Quel fut le résultat de cette ferveur ? Après avoir soutiré, par cette excitation factice, le peu qui restait de sentiment religieux dans les âmes, le clergé finit par obtenir, en 1828, pour prix de ses peines, quoi ? l’expulsion définitive des jésuites ! Un vieux péché, contre l’Église et contre le Saint-Siége, que l’État très chrétien venait aggraver, sous le contre-seing d’un prélat ! En 1829, il m’en souvient comme d’hier, ceux que j’avais vus faire leur mission, porter la croix, étaler leur zèle, n’allaient plus même à la messe ; les jolies choristes, mariées ou promises, désertaient les vêpres pour le spectacle.

1830 arrive, qui porte une nouvelle atteinte à la considération du culte. Plus de religion de l’État ; le catholicisme disparaît de l’armée, par la suppression des aumôniers ; dans les collèges, l’instruction religieuse n’est qu’une pratique extérieure, ennuyeuse, surérogatoire, conservée par égard pour les grands parents, et méprisée de la jeunesse. À partir de cette époque, les symptômes de décadence se multiplient ; les sectes pullulent : on n’en est pas encore tout-à-fait à la négation du principe religieux, mais il est évident que l’ancienne formule ne suffit plus ; d’où les amateurs de religions concluent à la nécessité, ceux-ci d’une effusion nouvelle de l’Esprit-Saint, ceux-là d’une exégèse qui travestît de fond en comble le dogme catholique. Après les Chateaubriand, les Bonald, les Lamennais, paraissent les Bautain, les Buchez, les Lacordaire. Le christianisme, entre les mains de ces habiles manipulateurs, est tour à tour théocratique, royaliste, progressiste, philosophique, jacobin. On peut lui appliquer l’épigramme :

Chrysologue est tout et n’est rien.

Est-ce donc l’élaboration d’une foi nouvelle qui s’opère, ou la dissolution de l’ancienne qui s’accomplit ? Le peuple ne s’en inquiète pas ; la classe moyenne n’y prend garde ; la haute bourgeoisie, poursuivant le cours de ses spéculations, rit et demeure épicurienne ; les philosophes eux-mêmes ne semblent pas se douter qu’ils assistent à l’agonie d’une religion.

À l’avènement de Pie IX, qui parut un moment disposé à faire entrer la papauté dans les idées modernes, il y eut un immense concert d’acclamations. Les vieux libéraux s’imaginèrent que le catholicisme allait se réconcilier avec la liberté, qu’il n’était lui-même, bien interprété, qu’une formule de la liberté. M. Thiers parla pour toute la France, lorsqu’il s’écria de la tribune : Courage, Saint-Père ! Nous sommes chrétiens, si vous êtes révolutionnaire.

L’illusion fut de courte durée. À peine les événements de février eurent posé la question sociale, que pape et clergé, qui déjà s’étaient prononcés pour le Sunderbund, se tournèrent contre la révolution. Le socialisme, de son côté, se déclara adversaire de l’Église : il posa dans son programme, en première ligne, la suppression du budget ecclésiastique et l’abolition du gouvernement spirituel et temporel des papes, déclarant toute religion positive non seulement fausse, mais hostile à la science, à la liberté, au progrès et à la morale.

La scission est donc nettement accusée. Après 62 ans de transactions, de ménagements, de tolérances, de fictions légales, la France en est venue, par respect d’elle-même et par amour de l’Humanité, à renier petit à petit sa foi et son Dieu. Quel nouvel accommodement, en effet, quel biais serait encore possible ?

Rompre avec Rome et se retrancher dans le gallicanisme, comme le veut M. Dupin ?

C’est impraticable. D’abord, l’église gallicane n’existe plus que de nom. Tandis que nous poursuivons le cours de nos révolutions, gallicans et ultramontains se sont rapprochés, ils sont unis. Le clergé français, en immense majorité, appartient à Rome et aux jésuites. Les pires de nos prêtres sont peut-être encore ceux qui affectent un esprit de conciliation et une apparence de philosophie. Le clergé n’est occupé que d’une chose, anéantir peu à peu les effets de la Constitution civile et du Concordat, en rétablissant les couvents, s’emparant des écoles, captant les successions, accumulant donations, legs, offrandes, souscriptions, etc., et rentrant ainsi, par le commerce pie et les dons volontaires, dans ses propriétés. On évalue à plus de 300 millions les biens réacquis par le clergé. Or, ces biens, ce n’est certes pas pour les exploiter qu’il les veut, ni pour y établir des compagnies ouvrières ; c’est pour s’en faire des rentes : rentes et dîmes, c’est la même chose ! Le clergé sait, à l’heure qu’il est, que le temporel et le spirituel sont inséparables ; que tôt ou tard l’un des deux doit emporter l’autre : il ne lui suffit plus de diriger les consciences, il veut régner sur les intérêts. Gallicane ou ultramontaine, l’Église aspire, elle le dit hautement, à dompter la révolution. Hommes de la classe moyenne, génération de 89 et de 1830, êtes-vous prêts à lui faire ce sacrifice ?

Se jeter dans le protestantisme ? — Mais une protestation religieuse est un acte de foi, je dirais presque que c’est une révélation. Les nations qui au xvie siècle suivirent Luther, étaient plus croyantes que celles qui restèrent unies au pape : sans cela elles n’eussent point embrassé la Réforme. Or, je vous le demande : qu’est-ce que le Peuple d’aujourd’hui croit du catholicisme, pour qu’il songe à réformer le reste ?... Il y a longtemps qu’on l’a dit : Nous n’avons plus assez de religion pour nous faire protestants.

Et qui ne voit qu’au point où nous sommes parvenus, la protestation serait de notre part une contradiction ? Comment ? il n’y a plus de religion de l’État ; et il y aurait, en matière de foi, une protestation de l’État ! L’État, qui est athée puisqu’il admet tous les cultes, l’État définirait un nouveau pouvoir spirituel, pour l’opposer au pouvoir spirituel du pape ! Il choisirait entre Athanase Coquerel, Michel Vintras, Enfantin, Pierre Leroux, en haine du père Roothau et de Jean Mastaï ! Non, non : notre tradition est faite, notre ligne tracée.

Au nom de la liberté de penser, qui est la liberté de croire, point d’église, point de culte, point de propriétés cléricales, point de budget ecclésiastique. Séparation, opposition absolue entre l’enseignement scientifique et l’instruction religieuse, comme il se pratique chez nos voisins les Hollandais ; et en moins d’une génération, le Peuple, élevé à la hauteur du siècle, aura prononcé son Abrenuntio. Il aura compris que l’indifférence en matière de foi religieuse est une trahison à la foi sociale ; et, en se prononçant contre le catholicisme, il répudiera toute espèce de religion, parce qu’après le catholicisme il n’y a plus de religion possible.


IV.


Tradition gouvernementale.

Religion tolérante, gouvernement tempéré : double illusion, que le plus rapide examen suffit à dissiper.

En 89, la nation se déclare souveraine et prend le pas sur la royauté. Le droit divin est aboli, le veto enlevé au prince, à qui une Constitution précise trace ses droits et ses devoirs.

Que signifie tout cela ? c’est évidemment que la nation entend se gouverner elle-même, qu’elle n’admet d’autorité que celle de sa propre majorité : ce qui implique, comme Bossuet et Rousseau l’ont prouvé, et comme l’histoire le démontre, qu’en affirmant la souveraineté du Peuple, elle nie le principe même de la souveraineté.

Ainsi, l’incompatibilité du juste-milieu économique avec le principe gouvernemental était au fond de la déclaration de 89 : toutefois, par cet esprit de transaction auquel nous la trouverons toujours fidèle, la Nation législatrice ne supprime point de prime-abord l’autorité. Partant de l’hypothèse, généralement admise, de la nécessité d’un gouvernement pour maintenir l’ordre dans la société, elle essaie de concilier l’ancienne forme monarchique avec le régime inauguré par la révolution, l’orgueil royal avec la dignité populaire.

Mais on s’aperçoit bientôt que la prétendue Constitution ne donne qu’un équilibre instable : le 10 août, la transaction est déchirée. Toutefois le préjugé ne pouvait être sitôt vaincu : la Convention, au lieu d’abandonner la chimère constitutionnelle, accuse le monarque des erreurs du contrat, et l’envoie à l’échafaud. Puis elle enfante le premier essai de Gouvernement direct, la Constitution de 93. Mais le Gouvernement direct, dans le sens vulgaire du mot, est impraticable : on s’est avancé trop ou trop peu ; et comme on ne découvre pas d’issue, on se rejette dans les moyens termes. Le directoire dure cinq ans, après lesquels il se dissout dans le consulat.

Bonaparte, alors, parfaitement édifié sur la valeur du gouvemement représentatif, après avoir vengé les injures de la Révolution et rétabli l’ordre, nous ramène au despotisme, l’extrême aboli en 89. Le sentiment national se soulève ; on le force d’abdiquer sous le feu de l’ennemi : le Pouvoir impérial, devenu réfractaire à la révolution, suspect aux classes moyennes, est traité en 1814 comme l’avait été 21 ans auparavant le pouvoir féodal.

Une charte est donc négociée entre Louis XVIII et la Nation, sur les bases du traité de 91. Bientôt, malgré la rude leçon de 1815 , la royauté restaurée se montre plus que jamais intolérante, illibérale ; la réaction va croissant ; mais la révolution la devance. Au défi du prince, le Peuple répond par la victoire de juillet. Un plébéien pose cet adage, qui doit prévenir dorénavant toute équivoque : Le Roi règne et ne gouverne pas. Louis-Philippe accepte la condition ; bientôt il essaie de l’éluder. À son tour il succombe : sa fuite est pour le Peuple une mise en demeure de se gouverner lui-même directement, puisqu’il ne veut pas qu’un roi le gouverne. En réponse à cette sommation, nous avons fait la Constitution de 1848, et nommé président Louis Bonaparte : c’est ce qu’on appelle république modérée et constitutionnelle, une transaction encore, un juste-milieu, un moyen terme.

Maintenant où en sommes-nous ? Quel est, après quatre ans, l’état des choses ? Le suffrage universel a-t-il exprimé, comme on l’espérait, le consentement national ? Le pouvoir est-il facile aux citoyens ? La classe moyenne a-t-elle obtenu ses garanties et son équilibre ?

Le suffrage universel et direct, consulté à trois reprises consécutives, a donné les produits les plus contre-révolutionnaires, les plus anti-républicains. La démocratie a pu se convaincre, par la plus triste des expériences, que plus on descend dans les couches sociales, plus on trouve les idées rétrogrades, et que, comme la France du xixe siècle est incontestablement plus avancée que celle de Charlemagne, de même il était facile de prévoir que les prolétaires de 1848 ne vaudraient pas, à beaucoup près, comme électeurs, les censitaires de Louis-Philippe. Maintenant la République, livrée par l’incompétence des masses aux royalistes et aux jésuites, fait la guerre à ses alliées, se coalise avec les despotes ; le Gouvernement issu d’une Constitution démocratique, désarme les citoyens, décime les électeurs, casse les municipalités, met le souverain en état de siége, et sur les ruines du suffrage universel travaille à élever un pouvoir irresponsable et héréditaire. L’irruption des masses, brusquement appelées, a fait de la société un monstre incompréhensible, une chose sans nom. L’Église, modeste encore avant février, l’Église qui n’existe que par la tolérance de l’État, a ressaisi sur le temporel sa prépondérance, et s’est aussitôt montrée anti-libérale et persécutrice. L’État, prenant en horreur son principe et son mandat, semble avoir juré l’extermination de la démocratie, et dépasse en arbitraire tout ce qu’on avait vu. La propriété dépréciée, écrasée sous l’hypothèque, l’industrie ruinée par le capital et le chômage, le travail pressuré par l’impôt et sans lendemain, tous les prix avilis : la condition du Peuple est plus loin que jamais du juste-milieu et de la sécurité.

Que faire donc ? que résoudre, et surtout qu’espérer ? Un tel état de choses, sorti de la terreur socialiste et du conflit des factions, n’est pas tenable ; il pèse à ceux-là même qui en ont assumé la responsabilité, et l’un des plus curieux arguments du parti royaliste contre le régime républicain, est la nécessité de sortir au plus tôt de cette situation révolutionnaire, et de rentrer dans le courant paisible de la monarchie traditionnelle. Reviendrons-nous à la monarchie ?

Je veux ne tenir aucun compte des embarras inextricables qui peuvent résulter de la multiplicité des candidatures et de la compétition des dynasties. J’écarte cette question, toute de personnalités. À mes yeux l’opposition, autrefois réelle, entre l’empire et la légitimité, entre la royauté légitime et la royauté citoyenne, a disparu sous la pression révolutionnaire, et ne constitue plus une différence de système. Il est évident que le roi légitime serait tout heureux et tout aise de remonter sur le trône, à la condition de reconnaître les principes de 89 et de prêter serment à une Constitution, comme l’ont fait Louis XVI, Louis XVIII, et Louis-Philippe ; qu’ainsi la branche aînée ne se distinguerait absolument en rien, quant aux conditions de son rétablissement, de la branche cadette ; et pour ce qui est de l’empereur, il ne me paraît pas moins clair qu’il ne saurait accorder ou subir, comme l’on voudra, moins que l’Acte additionnel, c’est-à-dire, encore une Constitution. Au fond, ces trois hypothèses, que jusqu’en février on a pu croire disparates, sont tout-à-fait identiques ; et s’il était aussi aisé de réconcilier les hommes que les systèmes, la fusion serait bientôt faite. Là n’est pas pour moi la difficulté.

Je demande à quoi bon une monarchie, expression inévitable du juste-milieu, non-seulement politique, mais social, si elle n’apporte avec elle le moyen et la garantie de ce juste-milieu ? Car il ne s’agit pas aujourd’hui de recommencer une quelconque des trois dynasties déchues, en se replaçant soit à l’année 1830, soit en 1814, soit en 1804 ; il s’agit, pour la royauté restaurée, quelle qu’elle soit, le jour de son avènement, 1o de donner satisfaction à tous les griefs du Pays contre les d’Orléans, contre les Bourbons, contre l’Empereur ; 2o d’arrêter le développement de la féodalité mercantile et du prolétariat, par l’équilibre des forces économiques, et la constitution définitive de la classe moyenne.

Il s’agit, en un mot, pour la monarchie, si elle nous est rendue en 1852, de prendre la tête de la Révolution, au lieu de la combattre, comme elle fait, à outrance ; et d’exécuter sur le pays et sur elle-même ce contre quoi ses partisans protestent de toute leur force, la transmutation du régime politique et gouvernemental, en régime économique et contractuel.

Une telle conversion est-elle possible ? Je ne le puis croire ; et si je ne me trompe, les royalistes, à quelque dynastie qu’ils s’en réfèrent, sont tous de mon opinion. Le pouvoir monarchique, disent-ils, ne peut se rétablir qu’à la condition de se faire contre-révolutionnaire, c’est-à-dire de se jeter de nouveau dans un extrême quatre fois condamné : c’en est assez pour susciter contre lui l’invincible antipathie des classes moyennes.

Force nous est donc d’en rester à la République. Mais quelle République ? Sera-ce seulement la République honnête, modérée, philanthropique, représentative, constitutionnelle ?

Je ne nie pas que tel ne soit en ce moment le désir et la volonté du plus grand nombre ; je reconnais volontiers que cette nuance, la moins foncée, de la démocratie, a des chances sérieuses de reparaître, d’autant mieux qu’en désespoir de leur propre cause, les fractions monarchiques ne peuvent manquer de l’appuyer. Mais j’ajoute qu’il faudrait être dépourvu de la plus commune prévoyance pour ne pas être convaincu que cette autre forme de juste-milieu ne saurait être de longue durée.

Quel est le but de la République ?

C’est, l’article 13 de la Constitution répond pour moi, de fonder la Liberté et le Progrès, sur une moyenne, à peu près constante, et rendue générale, de travail et de fortune.

Quel est, pour atteindre ce but, l’instrument, le grand ressort de la République ?

Le suffrage universel et direct.

Jusqu’ici le suffrage universel et direct, a donné, pour le représenter, une majorité composée d’orléanistes, de légitimistes, de bonapartistes, de prêtres, de hauts bourgeois, et pour président, un prince, Louis Bonaparte.

Il se peut qu’il produise, en 1852, une majorité non moins considérable, de banquiers honnêtes, d’avocats diserts, de propriétaires libéraux, de fabricants progressistes, d’ouvriers éclairés, de patrons irréprochables, et pour président de la République, le général Cavaignac, ou M. Carnot.

Mais, par le cours naturel des choses et les revirements de l’opinion, il est immanquable qu’à une troisième, quatrième, ou cinquième fournée, le suffrage universel et direct donne une majorité également profonde et compacte, composée de socialistes, de communistes, d’anarchistes, d’athées, de meurent-de-faim, et pour président, Blanqui, Greppo, Adam le cambreur, ou tout autre.

Pour que le suffrage universel et direct n’en vînt pas là, il faudrait que ses premiers élus se chargeassent de satisfaire à toutes les aspirations et besoins du Peuple : ce qui est contre l’hypothèse.

Ainsi, le suffrage universel, dans l’état actuel des esprits, et avec le préjugé politique régnant, doit engendrer tour-à-tour, le gouvernement de ceux qui ne possèdent pas par ceux qui possèdent, et de ceux qui possèdent par ceux qui ne possèdent pas ; du grand nombre par le petit, et du petit par le grand ; des besoins par les institutions, et des institutions par les besoins : en deux mots, tantôt la tyrannie, et tantôt l’anarchie. Est-ce là une société ? est-ce là de l’ordre et du progrès ? N’est-il pas évident que bientôt le pays, fatigué de tous ces mouvements de bas en haut et de haut en bas, se dégoûtera de toute espèce de gouvernement, et qu’à une centralisation excessive succédera tôt ou tard une dissolution complète ?....


V.


Tradition jacobine.

Je sais bien que, les doctrinaires de la République renversés, leurs rivaux et successeurs immédiats, dans l’ordre des partis, les jacobins, se font forts de ramener la stabilité dans le pouvoir et dans l’opinion ; d’opposer une barrière insurmontable à l’anarchie, à l’athéisme, au partage des biens, etc. , etc. Le jacobinisme est bien vu du peuple : et qu’y a-t-il de plus gouvernemental, de plus dévot, de plus opposé à l’agrariat, à la démocratisation du capital, que le jacobinisme ? Sur tous ces points, il a fait ses preuves.

Le jacobinisme, voilà donc le dernier espoir de l’autorité. La queue de Robespierre, voilà la corde d’amarre qui doit retenir le vaisseau de la civilisation dans le port de la Religion, du Gouvernement et de la Propriété !...

Voyons donc ce que peut communiquer encore de vitalité au régime politique la tradition jacobine ; voyons si ce parti, qui est parvenu , en 93 et 94, tout en mourant à la peine, à entraver la révolution et à faire revivre le système constitutionnel, est en mesure de donner une seconde fois le change aux masses, et de faire accepter, sous des harangues révolutionnaires, une politique de résistance.

J’ai défini le jacobinisme, une variété du doctrinarisme. C’est la doctrine, transportée de la Bourgeoisie au Peuple ; le juste-milieu à l’usage des classes inférieures ; une sorte de sans-culottisme honnête et modéré, substitué à l’honnêteté et à la modération bourgeoise. Du reste, même esprit gouvernemental, mais plus accusé ; même prépondérance de l’État, mais plus énergique ; même respect des fictions représentatives, mais élevé jusqu’au fétichisme. Le jacobin répugne moins à la dictature que le girondin : par là il se rapproche davantage de la royauté.

Le triomphe du jacobinisme se conçoit en 93. À cette époque, le principe d’autorité n’avait pas été mis en question ; l’expression monarchique seulement s’était fait proscrire. Quant au pouvoir en lui-même, ceux qu’on appelait anarchistes et enragés y étaient aussi fidèles que les autres : ils étaient plus violents, voilà tout. Le jacobinisme, porté au gouvernement par une succession de crises irrésistibles, était donc d’accord, sur la question politique, avec le consentement universel : mais comme il représentait la classe immédiatement au-dessous de la moyenne, il semblait le nec plus ultra du mouvement révolutionnaire, l’expression la plus complète de la démocratie. C’est ce qui fit sa force. Rester en deçà de la société jacobine, ce fut, pendant deux ans, se mettre au-dessous du niveau révolutionnaire ; aller plus loin, c’était exagérer et se rendre suspect.

Le jacobinisme, ainsi constitué et servi par les événements, devait donc arriver au pouvoir. Mais une fois là, il devait succomber à son tour, soit par l’exagération de sa politique et l’incapacité de ses chefs, soit par l’effet du temps, qui use tous les masques et met à nu le vice de tous les systèmes.

L’exagération et l’incapacité firent seules tomber les jacobins en thermidor. Comme ils ne furent pas usés et réfutés par l’expérience, on put croire qu’il restait au parti un avenir ; qu’il aurait plus tard, ainsi que la monarchie constitutionnelle, sa restauration et son règne. C’est ce qui motiva la réapparition du jacobinisme après 1830, et qui constitue aujourd’hui toute sa valeur.

Mais ce même jacobinisme, qui en 1830 pouvait paraître logique et conséquemment avoir encore des chances, les a depuis complètement perdues : la propagande socialiste, le progrès de la raison publique, pendant les 20 dernières années, lui ont enlevé, comme aux partis monarchiques, toute raison d’existence. Aujourd’hui, en effet, la question n’est plus politique, mais sociale : et il est si vrai que le mouvement accompli dans cette direction s’est fait contre le jacobinisme autant que contre l’absolutisme et la doctrine, que déjà en 1848 , la veille de la Révolution de Février, la Démocratie pacifique et le Populaire, les seuls journaux socialistes qui fussent alors, remportaient de beaucoup par le nombre et la qualité de leurs lecteurs sur la Réforme.

Depuis, le parti jacobin, ou montagnard, n’a cessé de perdre de son crédit et de sa considération aux yeux du Peuple. Pas une idée d’avenir n’a surgi de ce milieu épuisé. Le Gouvernement provisoire essaie-t-il, sous le nom de Circulaires, des adresses au peuple français ? on les siffle ; veut-il envoyer des commissaires ? on les expulse. Les clubs eux-mêmes, organisés sur le modèle de l’ancienne société, ne produisent que du bruit et des parodies. En avril, en mai, en juin, et jusqu’en octobre, le jacobinisme se montre réactionnaire ; ce n’est que forcé et contraint qu’il passe au socialisme : dès ce moment il abdique, et chacun de ses actes est une protestation nouvelle contre son ancienne foi.

À la théorie du non-gouvernement, développée dans la Voix du Peuple ; de la liberté absolue, dans la Presse ; la décentralisation, dans les journaux légitimistes, est venue se joindre la théorie du gouvernement direct, dans la Voix du Proscrit. Ce progrès était forcé. Quand le parti du droit divin, d’accord avec le socialisme, répudie une chose aussi essentielle à l’autorité que la centralisation, le parti jacobin pourrait-il se montrer moins libéral ?

C’est en vain que Louis Blanc, dans une première brochure, Plus de Girondins ! puis dans une seconde, La République une et indivisible, rappelle la démocratie à la tradition de 93, à la foi de Robespierre : ses dissertations restent sans effet, on ne les lit même pas. L’accusation de fédéralisme est désormais surannée et n’effraie personne.

C’est en vain que la Montagne, aussi étrangère au mouvement que la majorité, s’abstient et dissimule : l’esprit nouveau jaillit et l’enveloppe de tous côtés. À la tribune, un orateur puissant, Michel (de Bourges), pose à la fois la question sociale et le principe d’arbitrage, l’idée de contrat, destinée à remplacer l’idée d’Autorité. Dans ses récits révolutionnaires, le grand historien Michelet achève de dévoiler le mystère doctrinaro-jacobin, et prophétise l’avènement du peuple.

Voilà pourquoi Ledru-Rollin, qui, après avoir désavoué le socialisme, a fini par s’y rallier publiquement ; qui, après avoir répudié les théories an-archiques, s’est déclaré pour le gouvernement direct ; voilà pourquoi, dis-je, Ledru-Rollin, le tribun qui avance toujours, reste, malgré son propre parti, comme l’image vivante du progrès, et voit grandir chaque jour sa popularité. Le Peuple ne suit pas toujours l’éclaireur qui le distance ; il n’abandonne jamais le chef qui lui ouvre le chemin.

Enfin, c’est au sentiment profond, répandu parmi les masses, du caractère économique et social de la Révolution, qu’il faut attribuer ce dédain des choses gouvernementales, cet indifférentisme politique, si bien exprimé par le calme du Peuple, en présence des plus irritantes provocations. La Révolution marche, pense-t-il ; à quoi bon risquer une bataille ? L’ennemi, cerné par les bataillons invisibles des idées, sera tôt ou tard forcé de mettre bas les armes : nous vaincrons sans coup férir.

Ainsi le juste-milieu politique, sous sa forme la plus passionnée et la plus populaire, le jacobinisme, est impuissant à réaliser le juste-milieu économique ; lui-même, par la bouche de ses plus illustres représentants, proclame son incompétence.

Ainsi le suffrage universel, dans son expression la plus large, s’exerçant sans fraude, directement, avec mandat impératif, tant sur les fonctionnaires que sur les représentants, serait également inhabile à procurer un régime stable et à fonder l’équilibre de la société. Pour que le suffrage universel devienne une puissance véritablement organique, il faut qu’au lieu de s’appliquer à l’élection du législateur et du magistrat, au lieu de se faire complice et solidaire d’un ordre gouvernemental devenu impossible, il serve simplement d’expression commune aux transactions et garanties industrielles, lesquelles n’ont besoin, pour leur exécution, de prince ni de législateur.

Ainsi, et pour conclure, cette question des fortunes moyennes, que dans l’état actuel de la civilisation il faut considérer comme le problème du siècle, et qui contient l’avenir, non-seulement de la France, mais de l’humanité ; cette question est insoluble par aucune espèce de constitution de l’autorité. Pour la résoudre, il faut sortir de la sphère des idées antiques, s’élever, à l’aide d’une nouvelle science, au-dessus des dogmes religieux, des artifices constitutionnels, des pratiques usuraires du capital, des routines aléatoires de l’échange. Il faut créer de toutes pièces l’économie sociale, nier tout à la fois et l’autorité civile et ecclésiastique, et la prélibation propriétaire.

Sans doute le sacrifice doit paraître dur à des intelligences saisies à l’improviste, abusées, depuis 50 ans, par les logomachies des moralistes et des hommes d’État. La conscience publique murmure, lorsque pour la première fois elle entend attaquer, au nom du Progrès, de la Liberté, de la Raison, du Droit social, l’Être divin. La propriété gronde à la négation de la police. La démocratie s’indigne elle-même, quand une voix irrespectueuse ose inculper ses auteurs et violer le Panthéon de ses saints.

Patience ! cette sensation de pénible surprise sera de courte durée. Les imaginations se calmeront vite, dès qu’elles auront compris que cette négation universelle est le dernier terme des positions antérieures ; dès qu’elles se seront convaincues qu’il n’est pour le peuple ni sécurité ni bien-être dans l’ancien milieu, et qu’il faut de toute nécessité ou abandonner la tradition ou renoncer à l’équilibre.

Au surplus, la conversion s’opère toute seule. Le prolétariat, peu à peu déjacobinisé, demande sa part, non plus seulement de suffrage direct dans les affaires de la société, mais d’action directe. Or, le moyen de satisfaire ce désir, avec les vieilles hypothèses de Gouvernement et de Constitution politique ? La bourgeoisie, mise en demeure par la logique de la réaction, d’opter entre la Révolution et l’absolutisme, se détourne avec effroi des jésuites, et se déclare, sans hésiter, libérale et révolutionnaire. Encore un peu de temps, elle affirmera avec nous la religion de Hegel, de Lessing, d’Anacharsis Clootz, de Diderot, de Molière, de Spinoza, la religion qui ne reconnaît ni pontife, ni empereur, ni improducteur, la religion de l’humanité.


Richelieu était mort. La féodalité agonisante crut qu’elle allait revivre : elle n’avait en face d’elle que le Mazarin. Quel moment pour le vieux principe, s’il conservait vertu ! On se parle, on s’agite, on se coalise contre la monarchie-enfant : le parlement est entraîné, la bourgeoisie séduite, le peuple fanatisé. On court aux barricades ; on se bat au faubourg Saint-Antoine et à Charenton. La cour est forcée de fuir ; la réaction maîtresse impose ses conditions à la royauté.

C’est alors que les jalousies et les divisions éclatent. Les agitateurs ne savent plus ce qu’ils veulent ; leur force manquant de but devient de l’impuissance : la Fronde, depuis qu’elle est victorieuse, paraît ridicule. Les plus avisés se hâtent de transiger avec la cour ; le fantôme s’évanouit dans la défection ; Louis XIV grandit, Mazarin meurt en paix, et la monarchie absolue est fondée.

Nous sommes dans une situation analogue.

Comme Richelieu avait frappé la féodalité, ainsi la Révolution a frappé, en 1848, l’autorité.

L’autorité, c’est l’Église, l’État, le Capital.

Malheureusement, la Révolution, trop jeune pour agir, s’est donné pour tuteurs un conseil de Mazarins. Aussitôt l’autorité, déjà couchée sur son lit de mort, a remué la tête ! elle parle encore, elle règne, et depuis quatre ans nous voici retombés en pleine Fronde. Quelle occasion, pour l’idée décrépite, de se restaurer, s’il lui restait la moindre force vivace ! Mais les vieux partis ne sauraient s’entendre ; la solution leur échappe, ils sont impuissants. Demain vous les verrez offrir leurs services. Le jacobinisme se convertit ; le césarisme fléchit ; les prétendants à la royauté tâchent de se rendre populaires ; l’Église, comme une vieille pécheresse entre la vie et la mort, demande la réconciliation. Le grand Pan est mort ! Les dieux sont partis ; les rois s’en vont ; le privilége s’efface ; tout le monde se classe parmi les ouvriers. Tandis que le goût du bien-être et de l’élégance arrache la multitude au sans-culotisme, l’aristocratie, effrayée de son petit nombre, cherche son salut dans les rangs de la petite bourgeoisie. La France, accusant de plus en plus son véritable caractère, donne le branle au monde, et la Révolution apparaît triomphante, incarnée dans la classe moyenne.


P.-J. Proudhon................................


Ste-Pélagie, octobre 1851.