Les Confessions d’un révolutionnaire/IX
L’idée d’une puissance souveraine, initiatrice et modératrice, constituée, sous le nom de Gouvernement, État ou Autorité, au-dessus de la nation, pour la diriger, la gouverner, lui dicter des lois, lui prescrire des règlements, lui imposer des jugements et des peines ; cette idée-là, dis-je, n’est autre que le principe même du despotisme que nous combattons en vain dans les dynasties et les rois. Ce qui fait la royauté, ce n’est pas le roi, ce n’est pas l’hérédité ; c’est, comme nous le verrons plus bas, en parlant de la Constitution, le cumul des pouvoirs ; c’est la concentration hiérarchique de toutes les facultés politiques et sociales en une seule et indivisible fonction, qui est le gouvernement, que ce gouvernement soit représenté par un prince héréditaire, ou bien par un ou plusieurs mandataires amovibles et électifs.
Toutes les erreurs, tous les mécomptes de la démocratie proviennent de ce que le peuple, ou plutôt les chefs de bandes insurrectionnelles, après avoir brisé le trône et chassé le dynaste, ont cru révolutionner la société parce qu’ils révolutionnaient le personnel monarchique, et qu’en conservant la royauté tout organisée, ils la rapportaient, non plus au droit divin, mais à la souveraineté du peuple. Erreur de fait et de droit, qui dans la pratique n’a jamais pu s’établir, et contre laquelle protestent toutes les révolutions.
D’un côté, la logique des événements a constamment prouvé qu’en conservant à la société sa constitution monarchique, il fallait tôt ou tard revenir à la sincérité de la monarchie ; et il est rigoureusement vrai de dire que la démocratie, pour n’avoir pas su définir son propre principe, n’a été jusqu’ici qu’une défection envers la royauté. Nous ne sommes pas des républicains ; nous sommes, suivant la parole de M. Guizot, des factieux.
D’autre part, les politiques du droit divin, argumentant de la constitution même du pouvoir prétendu démocratique, ont démontré à leurs adversaires que ce pouvoir relevait nécessairement d’un autre principe que la souveraineté du peuple, qu’il relevait de la théocratie, dont la monarchie n’est, ainsi que je l’ai dit, qu’un démembrement. Le gouvernementalisme, remarquez-le bien, n’est point issu d’une doctrine philosophique, il est né d’une théorie de la Providence. Chez les modernes, comme dans l’antiquité, le sacerdoce est le père du gouvernement. Il faut remonter d’abord à Grégoire VII, puis de celui-ci jusqu’à Moïse et aux Égyptiens, pour retrouver la filiation, chez les peuples chrétiens, des idées gouvernementales, et l’origine de cette funeste théorie de la compétence de l’État en matière de perfectibilité et de progrès.
Moïse, s’obstinant à faire une société de déistes d’une peuplade idolâtre à peine sortie des habitudes anthropophages, ne réussit qu’à la tourmenter pendant douze siècles. Tous les malheurs d’Israël lui vinrent de son culte. Phénomène unique dans l’histoire, le peuple hébreu présente le spectacle d’une nation constamment infidèle à son dieu national, parlons plus juste, à son dieu légal, car Jéhovah n’est juif que d’adoption, — et qui commence seulement à s’attacher à lui, lorsque après avoir perdu son territoire, n’ayant pas un rocher où elle puisse dresser un autel, elle arrive à l’idée métaphysique de Dieu par la destruction de l’idole. C’est vers le temps des Machabées, et surtout à l’apparition du Christ, que les Juifs se prennent de cœur pour le culte moïsiaque : il était dans la destinée de cette race d’être toujours en retard sur ses institutions.
Plus de 2,000 ans après Moïse, presque dans les mêmes lieux et chez le même peuple, un autre réformateur put accomplir en une génération ce que Moïse et le sacerdoce qu’il avait fondé pour continuer son œuvre n’avaient pu opérer en douze siècles. Le déisme de Mahomet est le même que celui de Moïse ; les commentaires des Arabes sur le Koran semblent venus de la même source que les traditions des rabbins. D’où vient donc cette prodigieuse différence dans le succès ? C’est que Moïse avait, comme dit la Bible, appelé Israël ; tandis que Mahomet avait été appelé par Edom.
À l’exemple de Moïse et du sacerdoce aaronique, les papes, leurs successeurs, voulurent aussi pétrir au gré de leur catholicisme farouche les populations naïves du moyen âge. Le règne de cette papauté initiatrice fut pour les races chrétiennes, comme l’avait été l’influence du sacerdoce pour les Juifs, une longue torture. Je n’en citerai, pour le moment, que ce seul exemple : les peuples au moyen âge, d’accord avec le bas clergé, ne répugnaient point au mariage des ecclésiastiques ; les prêtres concubinaires n’excitèrent aucun scandale jusqu’au jour où ils furent frappés des anathèmes de l’Église de Rome. Mais le célibat des prêtres était, pour la théocratie, une condition d’existence. Par le mariage, le prêtre appartenait plus à la cité qu’à l’Église : la centralisation romaine était impossible. Périsse la démocratie, périsse l’humanité plutôt que le pape ! La volonté du pontife fit plier la volonté du peuple ; les prêtres mariés furent notés d’infamie, leurs épouses traitées de concubines, leurs enfants déclarés bâtards. Pour comble de malheur, la question du mariage ecclésiastique identifiée à celle des investitures, acheva, peut-être mieux encore que les foudres papales, de dépopulariser les prêtres mariés. Le peuple, comme le pape, était guelfe ; les prêtres, par le mariage, devenaient gibelins. Après une longue lutte, l’autorité spirituelle l’emporta ; mais la soumission ne fut jamais entière, et les représailles furent terribles. Des cendres des Albigeois, des Vaudois, des Hussites, sortit enfin Luther, cet autre Marius ; Luther, moins grand pour avoir aboli les indulgences, les images, les sacrements, la confession auriculaire, le célibat ecclésiastique, que pour avoir frappé le catholicisme au cœur, et avancé l’heure de l’émancipation universelle.
Je reprends mon récit.
Enfin, quoique un peu tard, le suffrage universel s’était fait entendre. L’Assemblée nationale était réunie, le Gouvernement provisoire avait résigné ses pouvoirs, la commission exécutive était installée, et toujours rien ne se faisait, rien ne se préparait. L’État, immobile, restait, pour ainsi dire, au port d’armes.
Les démocrates gouvernementalistes résolurent de tenter un nouvel effort. Cette fois, ils se montrèrent plus habiles : on ne parla ni de socialisme ni de dictature ; la question fut exclusivement politique. On s’adressait aux sentiments les plus chers de l’Assemblée. L’émancipation de la Pologne fut le prétexte de cette troisième journée. Question de nationalité pour un peuple ami, jadis le boulevard de la chrétienté contre les Ottomans, et naguère encore celui de la France contre les hordes du Nord ; question de propagande démocratique, et par suite d’initiative gouvernementale pour le socialisme : l’émancipation de la Pologne, appuyée du suffrage du peuple, devait enlever les sympathies des représentants, et promettait le succès à toutes les idées de réforme. Que l’Assemblée déclarât la Pologne libre (ce qui voulait dire la guerre avec l’Europe, comme le voulait la politique démocratique), ou qu’elle organisât le travail, comme le lui demandait le socialisme, c’était, pour le quart d’heure, absolument la même chose. Les discours des citoyens Wolowski, Blanqui, Barbès et Raspail, l’ont prouvé.
La situation rendait la chose encore plus palpable. Dire au gouvernement de prendre l’initiative de l’émancipation des nationalités, c’était lui dire en autres termes : Depuis trois mois, vous n’avez rien fait pour la Révolution, rien pour l’organisation du travail et la liberté des peuples, deux choses absolument identiques. Deux fois vous avez repoussé l’initiative qui vous appartient, et le travail ne reprend pas, et vous ne savez que faire de tous ces prolétaires qui vous demandent du travail ou du pain, qui bientôt vous demanderont du pain ou du plomb. Faites de ces hommes une armée de propagande, en attendant que vous puissiez en faire une armée industrielle ; assurez par la guerre le gouvernement de la démocratie en Europe, en attendant que vous puissiez refaire l’économie des sociétés. Vous êtes hommes politiques, dites-vous ; vous ne voulez point être socialistes ; prenez une initiative politique, si vous n’osez prendre encore une initiative sociale.
La guerre, en un mot, comme moyen d’échapper provisoirement à la question du travail : voilà quelle était, au 15 mai, la politique de la fraction avancée du parti républicain.
Le moment avait été admirablement choisi. L’ordre du jour appelait les interpellations du citoyen d’Aragon au sujet de la Pologne : on eût dit que les orateurs de l’Assemblée s’étaient concertés avec ceux des clubs, pour organiser l’escalade du gouvernement. Au moment où le citoyen Wolowski, l’un des plus chauds partisans de l’émancipation polonaise, montait à la tribune, la tête de la colonne pétitionnaire pénétrait dans la cour de l’Assemblée. Le citoyen Wolowski, l’un des hommes les plus modérés et les plus conservateurs de l’Assemblée, ami de M. Odilon Barrot, beau-frère de M. Léon Faucher, s’était fait, ce jour-là, sans le vouloir et sans s’en douter, l’avocat du néo-jacobinisme, l’orateur de l’insurrection. De pareils exemples devraient ouvrir les yeux aux hommes qui se disent politiques, et leur faire comprendre combien odieuses et stupides sont les vengeances des réactions.
Le citoyen Wolowski commence par résumer, en vrai clubiste, les lieux communs débités depuis dix-huit ans sur la Pologne.
« Citoyens représentants, jamais peut-être question plus grave et plus solennelle n’a été soulevée devant vous : elle peut porter dans ses plis la paix ou la guerre.
« Je ne me dissimule point les difficultés du problème, et cependant je l’apporte avec confiance devant vous : car je crois que toutes les idées sont à l’unisson sur cette grande question. Je ne ferai à personne, dans cette enceinte, l’injure qu’il ne soit pas entièrement dévoué, fortement dévoué à la cause de la Pologne.
(On entend au dehors les cris du Peuple: Vive la Pologne !)
« La France, citoyens, est le cœur des nations : elle sent en elle les pulsations de l’humanité toute entière. Et c’est surtout lorsqu’il s’agit d’une nation à laquelle on a donné avec raison le nom de France du Nord, lorsqu’il s’agit d’un peuple où toutes les idées, toutes les tendances sont communes avec le peuple de France ; lorsqu’il s’agit d’un peuple qui a toujours appuyé la même cause, qui a toujours versé son sang avec vous sur les champs de bataille, que je suis certain de rencontrer ici les plus vives, les plus profondes sympathies. La seule question qui me paraisse devoir être agitée, c’est celle des moyens à prendre pour réaliser ce que nous voulons d’un accord unanime, pour réaliser plus promptement la restauration de la Pologne.
(Les cris du dehors redoublent : Vive la Pologne !)
« La France ne craint pas la guerre ; la France, avec son armée de 500,000 hommes, avec la garde nationale, qui est le peuple tout entier, ne craint pas la guerre ; et c’est pour cela qu’elle peut tenir aux nations un langage ferme ; c’est pour cela qu’elle peut imposer sa pensée, son idée, sans recourir à ce qui devait être la dernière raison de la monarchie.
« La France, par sa force que personne ne peut contester, la France usera de cette politique vraiment républicaine, qui avant tout a confiance dans la puissance de l’idée, dans la puissance de la justice.
(De nouveaux cris se font entendre : Vive la Pologne !)
« La question polonaise n’est pas seulement, comme on voudrait le faire supposer, une question chevaleresque. Dans la question de Pologne, la raison confirme ce que le cœur inspire. Le Peuple, avec un instinct admirable, a été droit au nœud de la question ; il a parfaitement compris que, dans la restauration de la Pologne se rencontrera l’assise la plus ferme de la paix et de la liberté de l’Europe entière.
(Les cris augmentent d’intensité. L’orateur s’interrompt. Il reprend) :
« Je dis que la pensée populaire a admirablement saisi le nœud de la question, et l’a résolue en liant l’idée de la résurrection de la Pologne à l’idée de la liberté.
« Le rétablissement de la Pologne est la seule garantie
d’une paix durable et de l’émancipation définitive des
peuples.
« Le monde a compris quelle a toujours été la destinée glorieuse de la Pologne, la mission à laquelle elle s’est toujours dévouée. Lorsqu’elle était vivante, la Pologne était le bouclier de la civilisation et du christianisme ; et lorsqu’après le partage on a cru l’avoir tuée, alors qu’elle n’était pas morte, qu’elle sommeillait... »
(Une rumeur terrible interrompt l’orateur : le peuple envahit la salle.)
(Extrait du Moniteur universel.)
Le 22 février 1848, je me dirigeais le long du quai d’Orsay, du côté de la Chambre des Députés. Paris s’était levé comme un homme, la bourgeoisie à l’avant-garde, le peuple sur les derrières. L’opposition était frémissante, le ministère tremblant. Quoi ! l’Italie s’était réveillée, le Sunderbund était vaincu, les traités de 1815 déchirés, la Révolution avait repris en Europe sa marche glorieuse. Seule, la France se montrait réactionnaire !... Souvenez-vous, avait dit M. Thiers, que si nous sommes pour la monarchie de Juillet, nous sommes avant tout pour la révolution ! Un acte d’accusation allait être déposé, par M. Odilon Barrot, contre les ministres. En ce moment je rencontrai M. Wolowski. — Où allons-nous, lui dis-je, et que prétend M. Barrot ?…… — C’est précisément, me répondit M. Wolowski, ce que je lui demandais tout à l’heure : Mon cher Barrot, où nous conduisez-vous ?…
À quatre-vingts jours de là, le citoyen Wolowski avait repris le rôle de M. Barrot. N’aurais-je pas eu le droit de lui dire : Mon cher Wolowski, où nous conduisez-vous ?
On sait le reste. L’Assemblée nationale fut littéralement enlevée, jetée à la rue. Pendant une heure, Paris crut avoir changé de gouvernement. Mais on ne sait pas aussi bien ce ce qui fit avorter la manifestation : c’est ce qu’il importe de faire connaître.
Déjà, sur le fond même de la question polonaise, les républicains du pouvoir et leurs amis s’étaient singulièrement refroidis. L’intervention en faveur de la Pologne, ou, ce qui revenait au même, la guerre avec l’Europe, leur paraissait être ce qu’elle était en effet, le socialisme universel, la Révolution de l’Humanité par l’initiative des gouvernements. Comme tous les nouveaux-venus aux affaires, ils avaient senti leurs sentiments chevaleresques s’évanouir devant la triste réalité des faits. Dans cette même séance du 15 mai, l’un des hommes les plus honorables du parti, M. Bastide, alors ministre des affaires étrangères, avait déclaré qu’aux yeux de la Commission exécutive, l’affranchissement de la Pologne était une question de souveraineté européenne, sur laquelle la République française n’avait pas qualité de prononcer seule ; et qu’en appeler aux armes sur une affaire de cette nature, c’était se charger d’une guerre inextricable, et recommencer, au profit d’une nation, ce que la Sainte-Alliance avait fait en 1814 au profit d’une dynastie.
Ainsi, sur la question même qui servait de prétexte à la manifestation, la démocratie était divisée ; que serait-ce, quand on s’apercevrait qu’il ne s’agissait pas seulement de la Pologne, mais de l’Europe ? que la révolution européenne et sociale était le but, et l’intervention en Pologne le moyen ? La cause des pétitionnaires était perdue d’avance : il suffisait, pour déterminer une réaction irrésistible, que la pensée du mouvement se manifestât dans toute sa vérité. C’est ce qui ne tarda pas d’arriver.
La manifestation, toute spontanée à son origine, et organisée, à ce qu’il paraît, contre le vœu des chefs de clubs, avait fini par entraîner les notabilités populaires. Blanqui se montre : des esprits effrayés voient en lui le modérateur, que dis-je ? le futur bénéficiaire du mouvement. Barbès, pour conjurer cette dictature menaçante, et croyant déjà tout perdu, se jette dans le flot révolutionnaire. Il s’empare de la tribune : C’est dans votre intérêt à tous, crie-t-il à ceux qui protestent contre sa véhémence. Je demande qu’on accorde la parole aux délégués des clubs pour lire leur pétition. La pétition est lue. Blanqui, porté à la tribune, prend la parole. Il réclame le châtiment de la garde bourgeoise de Rouen, parle du travail et d’une foule de choses étrangères à la Pologne. C’était la conclusion du discours de Wolowski. Barbès enchérit sur Blanqui, et propose un milliard d’impôt sur les riches. Enfin Huber, par une inspiration soudaine, et dont il a revendiqué pour lui seul toute la responsabilité, prononce la dissolution de l’Assemblée, et décide la partie en faveur de Barbès. Les représentants se retirent : Barbès et ses amis se rendent à l’Hôtel-de-Ville ; Blanqui et les siens n’y parurent pas. Ce qui suivit ne fut qu’une débandade : les gardes nationaux, à grand’peine rappelés, ne rencontrèrent aucune résistance. Le peuple avait passé comme une pluie d’orage. Trouvant apparemment que ceux qui parlaient tant d’agir n’étaient que des discoureurs comme les autres, et n’espérant rien de tous ces gouvernements qu’on lui faisait remuer comme des pavés, il était allé, l’Assemblée dissoute et la séance levée, se reposer des émotions de la journée.
La manifestation du 15 mai, toute parlementaire au commencement, soulevait, en dehors de la question du travail, qui dominait tout, deux autres questions fort graves : une question constitutionnelle, savoir, si, dans une République, le droit de faire la paix et de déclarer la guerre appartient au gouvernement ; une question politique, si, dans les circonstances particulières où se trouvait la République française, trois mois après la révolution de février, il était utile ou non pour le pays de faire la guerre ?
La manifestation du 15 mai, par une double erreur, résolvait ces deux questions affirmativement. En poussant le Gouvernement à la guerre, afin de servir les vœux de la minorité démocratique, les hommes du 15 mai ont justifié par avance l’expédition de Rome, entreprise par le gouvernement pour servir les intérêts de la majorité conservatrice.
Quant à la cause même que l’on prétendait servir, au 15 mai, par une guerre de propagande, la vérité est que cette cause eût été plus promptement, plus sûrement perdue par l’intervention que par la paix. Le gouvernement de juillet aurait pu, avec infiniment plus d’avantages que la République de février, porter secours à la Pologne ; ses armées n’eussent point traîné à leur suite cette formidable question sociale, dont le gouvernement républicain était si misérablement embarrassé. Un État n’a de puissance au dehors que celle qu’il tire du dedans : si la vie intérieure fait défaut, c’est en vain qu’il s’efforcera d’agir à l’extérieur ; son action tournera contre lui même. Après la révolution de février, la question intérieure était tout : le parti républicain ne l’a point assez compris, de même qu’il n’a pas compris non plus toute la gravité de sa position. Le gouvernement était sans argent, sans chevaux, sans soldats ; les discussions de la Constituante ont révélé que l’armée disponible après février n’était pas de 60,000 hommes. Le commerce criait merci, l’ouvrier était sans travail ; nous n’avions pas, comme nos pères de 89 et 93, 45 milliards de biens nationaux sous la main : et nous parlions de faire la guerre !
Admettons que, malgré toutes ces difficultés, la Commission exécutive et l’Assemblée nationale, obéissant aux inspirations propagandistes, eussent jeté une armée au delà des Alpes, une autre sur le Rhin, qu’elles eussent appuyé, provoqué l’insurrection de la Péninsule, entraîné la démocratie allemande, rallumé le flambeau de la nationalité polonaise. Du même coup la question sociale se trouvait posée en Italie et dans toute la Confédération germanique. Et comme cette question n’était comprise et résolue nulle part, la réaction conservatrice commençait aussitôt, et après un Février européen, nous aurions eu un 17 mars, un 16 avril, un 15 mai, et des journées de juin européennes. Croit-on que la Hongrie, qui, sur la fin de 1848, par un égoïsme de nationalité bien coupable, offrait à l’Autriche de marcher sur l’Italie, croit-on, dis-je, que la Hongrie, une fois satisfaite, eût appuyé le mouvement démocratique ? Croit-on que Mazzini, qui, en 1851, au nom de je ne sais quelle religiosité, proteste contre le socialisme et ses tendances antithéistes et antigouvernementales, eût favorisé la Révolution ?... Il en eût été de même partout : la portion libérale, mais non encore socialiste, des pays que nous aurions voulu affranchir se serait ralliée aux gouvernements : et quelle eût été alors notre situation ! Il est pénible de le dire : elle eût été exactement la même vis-à-vis de l’Europe entière que celle que nous venons de prendre dans les affaires de Rome, avec cette différence qu’ici nous sommes vainqueurs, et que là nous eussions été infailliblement vaincus.
Pour moi, convaincu de l’inutilité encore plus que de l’impuissance de nos armes pour le succès de la révolution, je n’avais point hésité à me prononcer, dans le Représentant du Peuple, contre la manifestation du 15 mai. Je ne croyais pas que la France, embarrassée de cette fatale question du prolétariat, qui ne pouvait, ne voulait, ne devait souffrir d’ajournement, fût en mesure d’esquiver la solution et de porter la guerre quelque part que ce fût. Je regardais d’ailleurs les moyens d’action économiques, si nous savions les employer, comme bien autrement efficaces vis-à-vis de l’étranger que toutes les armées de la Convention et de l’Empire, tandis qu’une intervention armée, compliquée de socialisme bâtard, soulèverait contre nous toutes les bourgeoisies, tous les paysans de l’Europe. Enfin, quant à ce qui touchait les nationalités que nous devions sauvegarder, j’étais convaincu que l’attitude de la France serait pour elles la meilleure sauve garde, le plus puissant auxiliaire. Rome, Venise, la Hongrie, succombant les unes après les autres, à la nouvelle que la démocratie a été vaincue à Paris, en sont la preuve. L’élection du 10 décembre a été pour les peuples insurgés comme la perte d’une grande bataille ; la journée du 13 juin 1849 a été leur Waterloo. Ah ! si dans ce moment la liberté succombe, ce n’est pas parce que nous ne l’avons pas secourue, c’est que nous l’avons poignardée. Ne cherchons point à justifier nos fautes par nos malheurs ; la Révolution serait triomphante sur tous les points de l’Europe, si au lieu de la vouloir par la politique nous l’avions voulue par l’économie sociale.
Malgré mon opposition publiquement exprimée à la manifestation du 15 mai, je fus désigné, à l’Hôtel-de-Ville, pour faire partie du nouveau gouvernement. J’ignore à qui je fus redevable de ce périlleux honneur, peut-être à mon infortuné compatriote et ami, le capitaine Laviron, qui est allé consommer à Rome son martyre. Mais je ne puis m’empêcher de penser que si, dans la matinée du 15 mai, j’avais publié le quart du discours de M. Wolowski, j’aurais été infailliblement arrêté le soir, conduit à Vincennes, traduit devant la cour de Bourges, et puis enfermé à Doullens, pour m’apprendre à avoir des idées exactes sur la politique d’intervention et de neutralité. Ô justice politique ! revendeuse à faux poids ! qu’il y a d’infamie sous le plateau de ta balance !
Ainsi la réaction se déroulait avec la régularité d’une horloge, et se généralisait à chaque convulsion du parti révolutionnaire.
Le 17 mars, elle avait commencé contre Blanqui et les ultra-démocrates, au signal de Louis Blanc.
Le 16 avril, elle avait continué contre Louis Blanc, aux coups de tambour de Ledru-Rollin.
Le 15 mai, elle se poursuivit contre Ledru-Rollin, Flocon et les hommes que représentait la Réforme, par Bastide, Marrast, Garnier-Pagès, Marie, Arago, Duclerc, qui formaient la majorité du gouvernement, et avaient pour organe le National. La réaction ne frappait, il est vrai, d’une manière ostensible, que les démocrates les plus énergiques, saisis pêle-mêle et confondus dans la même razzia : Barbès, Albert, Sobrier, Blanqui, Flotte, Raspail, le général Courtais, et bientôt Louis Blanc et Caussidière. Mais si Ledru-Rollin et Flocon ne furent point atteints dans leurs personnes, leur influence périt au 15 mai comme celle de Louis Blanc avait péri au 16 avril. Dans les réactions politiques, l’insurrection et le pouvoir sous lequel elle arrive sont toujours solidaires.
Bientôt nous allons voir les républicains du National, derniers de la veille, tomber à leur tour et céder la place aux républicains du lendemain. Après ceux-ci viendront les doctrinaires, qui, s’emparant, au moyen d’une coalition électorale, du gouvernement de la République, croiront ressaisir un héritage usurpé. Enfin, la fortune réactionnaire donnant un dernier tour de roue, le gouvernement reviendra à ses auteurs, aux absolutistes catholiques, au delà desquels il n’est plus de rétrogradation. Tous ces hommes, obéissant au même préjugé, en tomberont tour à tour martyrs et victimes, jusqu’à ce qu’enfin la Démocratie, reconnaissant sa méprise, terrasse d’un seul coup du suffrage universel, tous ses adversaires, en choisissant pour représentants des hommes qui, au lieu de demander le progrès au pouvoir, le demandent à la liberté.
Au 15 mai, commence pour la Révolution de Février l’ère des vengeances politiques. Le gouvernement provisoire avait pardonné la tentative du 17 mars, pardonné celle du 16 avril... L’Assemblée nationale, malgré les avertissements de Flocon, ne pardonna pas le 15 mai. Les voûtes du donjon de Vincennes reçurent ces tristes victimes du plus exécrable préjugé, Blanqui, Barbès, dont la moitié de la vie s’est déjà écoulée dans les prisons d’État ! Le plus malheureux de tous fut Huber, qui, après quatorze ans de prison, à peine rendu à la lumière, est revenu solliciter une condamnation perpétuelle, afin de répondre à une calomnie démagogique. Quel fut le crime de tous ces hommes ?
En 1839, Blanqui et Barbès, agissant de concert, et comptant sur l’adhésion du peuple, entreprennent, par un hardi coup de main, de mettre un terme au scandale de la guerre des portefeuilles, qui, dès la première année du règne, affligeait, déshonorait le pays. Avaient-ils tort, ces hommes, d’en appeler au peuple, à la majorité des citoyens, au suffrage universel, en un mot, des honteuses cabales du régime à 200 fr. ? L’appel ne put être entendu : dix ans de réclusion firent expier aux deux conjurés leur attentat au monopole.
En 1848, Blanqui, l’infatigable initiateur, entraîné par une de ces bouffées de la multitude auxquelles les tribuns les plus influents ne résistent pas, se fait, devant l’Assemblée nationale hésitante, l’organe d’une pensée que tout lui dit être celle du peuple, qu’avait partagée depuis dix-huit ans la majorité de la bourgeoisie. Barbès, que la terreur égare, s’oppose à Blanqui en exagérant ses propositions, et, pour la troisième fois en trois mois, devient réacteur, pour sauver son pays d’une dictature imaginaire. Supposez un moment ces deux hommes d’accord ; supposez que la dissolution de l’Assemblée nationale, prononcée inopinément par Huber, eût été préparée, organisée à l’avance, qui peut dire où la Révolution, où l’Europe en seraient aujourd’hui ?....
Voilà ceux que l’effroi des campagnes se figure comme des génies malfaisants déchaînés sur la terre pour embraser le monde ; voilà les hommes dont le système constitutionnel a fait depuis dix-huit ans ses victimes expiatoires, et qui ne devaient pas être les dernières. M. de Lamartine, dans une de ses hallucinations poétiques, a dit, en pleine Assemblée nationale, qu’il s’était une fois approché de Blanqui, comme le paratonnerre s’approche du nuage pour soutirer le fluide exterminateur. À force de rêver d’ogres et de géants, M. de Lamartine a fini par se prendre pour le petit Poucet. Mais ce n’est pas tout à fait sa faute si notre histoire, depuis février, ressemble à un conte des fées. Quand cesserons-nous de jouer au trône et à la révolution ? Quand serons-nous véritablement hommes et citoyens ?