Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 19p. 104-108).
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XIV

À cette époque il m’était si nécessaire de croire pour vivre, qu’inconsciemment, je me cachais à moi-même les contradictions et obscurités de l’enseignement religieux. Mais cette attention que j’apportais au culte avait des limites. Si la liturgie devenait de plus en plus claire pour moi, dans ses expressions principales ; si je m’expliquais tant bien que mal ces mots : « Nous consacrerons tous notre vie à Dieu-Christ », après avoir fait mention de la très sainte Vierge et de tous les saints ; si je m’expliquais la répétition perpétuelle des prières pour l’Empereur et ses parents, parce qu’ils sont plus sujets à la tentation que les autres et ont besoin de prières ; si je m’expliquais les prières pour obtenir la soumission des adversaires et des ennemis, parce que l’inimitié est un mal ; si je m’expliquais ces prières et d’autres, comme l’hymne chérubique et les prières de l’offertoire, etc., par contre presque les deux tiers de tous les offices, restaient pour moi inexplicables, ou je sentais qu’en leur donnant une explication, je mentais, et par là détruisais complètement mon union avec Dieu, en perdant toute possibilité d’arriver à la foi.

J’éprouvais la même impression à la célébration des fêtes principales. Me souvenir du jour du sabbat, c’est-à-dire consacrer un jour à être en rapport avec Dieu, m’était compréhensible. Mais la grande fête de la Résurrection, ce grand événement, dont je ne pouvais me représenter l’authenticité, demeurait pour moi incompréhensible. C’est par ce mot de Résurrection[1] que les Russes désignent le jour férié de chaque semaine ; et ce jour-là était célébré le sacrement de l’Eucharistie qu’il m’était impossible de comprendre. Toutes les autres douze fêtes, excepté Noël, commémoraient des miracles, auxquels je tâchais de ne pas penser pour ne pas les nier : l’Assomption, la Pentecôte, l’Ascension, l’Intercession de la sainte Vierge.

À la célébration de ces fêtes, sentant qu’on attribuait de l’importance à ce qui pour moi n’en avait point, j’inventais des explications qui me tranquillisaient, ou je fermais les yeux pour ne pas voir ce qui me scandalisait.

Je ressentais cela plus vivement que jamais, quand j’assistais aux sacrements les plus ordinaires et qui passaient pour les plus importants : le baptême et la communion. Ici je me trouvais en présence d’actes non pas incompréhensibles mais, au contraire, absolument compréhensibles. Ces actes me paraissaient scandaleux, et j’étais amené au dilemme : ou mentir ou les rejeter.

Je n’oublierai jamais le sentiment douloureux que j’éprouvai le jour où je communiai pour la première fois après plusieurs années. Les services, la confession, les règlements, tout cela m’était compréhensible et produisait en moi la conscience joyeuse que le sens de la vie se dévoilait à moi. La communion, je me l’expliquais comme une action accomplie en souvenir du Christ et indiquant la purification du péché et l’acceptation complète de la doctrine chrétienne. Cette explication était-elle artificieuse ou non, je ne m’en rendais pas compte. J’étais si joyeux de m’humilier devant le confesseur, un prêtre simple, timide ; de mettre au jour toute la boue de mon âme, en me repentant de mes vices ; j’étais si heureux de me confondre en pensée, par l’humilité, avec ces Pères qui avaient écrit les prières ; j’étais si joyeux de me sentir en union avec tous les croyants, que je ne voyais pas l’artifice de mon explication. Mais quand je m’approchai des portes du sanctuaire, et que le prêtre m’obligea à répéter que je croyais que ce que j’allais avaler était le vrai corps et le vrai sang du Christ, ce fut pour moi comme un coup de couteau au cœur. Je voyais là non seulement quelque chose de faux, mais une exigence cruelle imposée par quelqu’un qui, évidemment, n’avait jamais su lui-même ce que c’était que la foi.

Maintenant je me permets de dire que c’était une exigence cruelle, mais alors je n’osais pas le penser. Je ressentais seulement une souffrance indicible. Je ne me trouvais plus dans la même situation que dans ma jeunesse, quand je pensais que dans la vie tout est clair. J’étais venu à la foi parce que, hormis la foi, je ne trouvais rien, absolument rien, que la mort. C’est pourquoi il m’était impossible de rejeter cette foi. Et je me soumis.

Mais je trouvai dans mon âme un sentiment qui m’aida à supporter cela : c’était l’humilité et la soumission. Je me suis humilié ; j’ai avalé ce sang et ce corps, sans aucun sentiment sacrilège, avec le désir de croire. Mais le coup était déjà porté. Et sachant d’avance ce qui m’attendait, je ne pouvais déjà plus revenir à cette cérémonie.

Je continuai à participer aux cérémonies de l’Église, car je croyais toujours que cette foi que je confessais était la vérité, et il m’arriva quelque chose, que je vois clairement aujourd’hui, mais qui, alors, me parut étrange.

J’écoutais le récit d’un paysan illettré, d’un pèlerin, sur Dieu, sur la religion, sur la vie, sur le salut, et la connaissance de la foi se révélait en moi. Je me rapprochais du peuple, écoutant ses raisonnements sur la vie, sur la religion, et de plus en plus je comprenais la vérité. Ce fut encore ce qui m’arriva pendant la lecture de la vie des Saints et des Légendes. Cela devint ma lecture favorite. Abstraction faite des miracles, que j’envisageais comme un apologue exprimant l’idée maîtresse, cette lecture me révélait le sens de la vie. Il y avait la vie de Macaire le Grand, du tzarévitch Ioassav (l’histoire de Bouddha) ; il y avait aussi les paraboles de Jean Chrysostôme, celles du pèlerin tombé dans le puits, du moine qui a trouvé de l’or, de Pierre le publicain. Il y avait encore l’histoire des Martyrs qui tous déclaraient que la mort n’excepte pas la vie ; puis l’histoire des ignorants sauvés, des simples d’esprit et de ceux qui ne savaient rien de l’enseignement de l’Église.

Mais aussitôt que je me joignais aux sages croyants, ou que je prenais leurs livres, quelque doute sur moi-même, quelque mécontentement, quelque discussion irritante s’élevaient, et je sentais que plus j’approfondissais leurs paroles, plus je m’éloignais de la vérité et marchais vers l’abîme.


  1. Le dimanche s’appelle en russe, Résurrection.