Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 19p. 56-64).
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VII

N’ayant pas trouvé dans la science l’explication souhaitée, je me mis à la chercher dans la vie, espérant la rencontrer chez ceux qui m’entouraient. Je commençai à observer mes semblables, à étudier leur vie et leur manière d’envisager cette question qui m’avait amené au désespoir.

Et voici ce que je trouvai chez les hommes de même condition que moi, et par leur instruction et par leur genre de vie.

Pour les hommes de cette sorte, il y a quatre issues à cette terrible situation dans laquelle nous nous trouvons tous.

La première issue est celle de l’ignorance. Elle consiste à ne pas savoir, à ne pas comprendre que la vie est un mal, une absurdité. Les personnes de cette catégorie — pour la plupart des femmes ou des hommes très jeunes ou très sots — n’ont pas encore aperçu cette question de la vie qui se présentait à Schopenhauer, à Salomon, à Bouddha. Elles ne voient ni le dragon qui les attend, ni les souris qui rongent le buisson auquel elles s’accrochent, et elles sucent les gouttes de miel. Mais cela ne durera que jusqu’au moment où quelque chose attirera leur attention sur le dragon et sur les souris, et alors elles cesseront de sucer le miel.

De ces personnes je n’ai rien à apprendre. On ne peut cesser de savoir ce qu’on sait.

La seconde issue, c’est l’épicurisme. Elle consiste, bien que connaissant le désespoir de la vie, à profiter des biens qui s’offrent à nous, à ne regarder ni le dragon ni les souris, à sucer le miel le plus agréablement possible, surtout s’il y en a beaucoup. C’est ce que Salomon exprime ainsi :

« C’est pourquoi j’ai prisé la joie, parce qu’il n’y a rien sous le soleil de meilleur à l’homme que de manger et de boire et de se réjouir ; et c’est ce qui lui demeurera de son travail, durant les jours de sa vie que Dieu lui donne sous le soleil. »

« Va donc, mange ton pain avec joie et bois gaîment ton vin, parce que Dieu a déjà tes œuvres pour agréables. Vis joyeusement tous les jours de la vie de ta vanité avec la femme que tu as aimée, laquelle t’a été donnée sous le soleil pour tous les jours de ta vanité… Fais selon ton pouvoir tout ce que tu auras moyen de faire ; car dans le sépulcre où tu vas, il n’y a ni œuvre, ni discours, ni science, ni sagesse. »

C’est ainsi que la majorité des personnes de notre monde entretiennent en elles la possibilité de vivre. Les conditions où elles se trouvent font qu’elles ont plus de biens que de maux, et la stupidité morale leur donne la possibilité d’oublier que les avantages de leur situation sont accidentels, que tout le monde ne peut avoir mille femmes et des palais, comme Salomon ; que, pour chaque homme ayant mille femmes, il y a mille hommes qui n’ont pas de femmes, et que pour chaque palais il y a mille hommes qui le bâtissent à la sueur de leur front, et que le hasard qui m’a fait aujourd’hui Salomon, demain peut me transformer en esclave de Salomon. La stupidité de leur imagination leur donne la faculté d’oublier ce qui empêche de dormir Bouddha — l’inéluctabilité de la maladie, de la vieillesse, de la mort, qui, aujourd’hui ou demain, détruira tous ces plaisirs.

Ainsi pense et sent la majorité des hommes de notre temps et de notre milieu. Le fait que certains d’entre eux affirment que la stupidité de leur pensée et de leur imagination est la philosophie qu’ils appellent positive, selon moi, n’écarte pas ces hommes de la catégorie de ceux qui, pour ne pas voir la question, sucent le miel. Je ne pouvais imiter ces gens-là. N’ayant pas leur stupidité d’imagination, je ne pouvais la créer en moi. Je ne pouvais — pas plus qu’aucun autre homme — détourner les yeux des souris et du dragon, une fois que je les avais vus.

La troisième issue est celle de la force et de l’énergie. Elle consiste à détruire la vie, après avoir compris qu’elle est un mal et une absurdité. Ainsi font les rares hommes qui soient forts et logiques. Ayant compris la stupidité de la plaisanterie qui nous est jouée ; ayant compris que le bien des morts est supérieur à celui des vivants et qu’il vaut mieux ne pas être, ils mettent fin d’un coup à cette plaisanterie imbécile. Par bonheur, les moyens ne manquent pas : la corde, l’eau, le couteau, le train de chemin de fer, etc. Le nombre des personnes de notre société, qui agissent ainsi, devient de plus en plus grand.

Pour la plupart, elles agissent ainsi dans la plus belle période de leur existence, quand leur âme est en plein épanouissement, quand elles n’ont pas encore acquis ces habitudes qui dégradent l’esprit humain.

Cette issue me semblait la plus digne : je voulais la choisir.

La quatrième issue, c’est la faiblesse. On a compris le mal et l’insanité de la vie, mais on continue de vivre, sachant d’avance qu’il n’en sortira rien. Les hommes de cette espèce savent que la mort est meilleure que la vie, mais n’ayant pas la force d’agir raisonnablement, d’en finir au plus vite avec cette duperie et de se tuer, ils ont l’air d’attendre quelque chose. C’est l’issue de la faiblesse. Car une fois que je sais qu’une chose est meilleure, et qu’elle est en mon pouvoir, pourquoi ne pas la faire ?…

J’appartenais à cette catégorie.

Ainsi les hommes, se trouvant dans mon cas, se sauvent par quatre issues de l’horrible contradiction. J’eus beau y employer toutes mes forces intellectuelles : sauf ces quatre issues, je ne trouvais rien.

La première : ne pas comprendre que la vie est une stupidité, une vanité et un mal, et qu’il vaut mieux ne pas vivre. Je ne pouvais ignorer cela, et, le sachant, je ne pouvais fermer les yeux. La deuxième : jouir de la vie telle qu’elle est, sans penser à l’avenir. Cela aussi m’était impossible. Comme Chakia-Mouni, je ne pouvais aller à la chasse quand je savais exister la vieillesse, les souffrances et la mort. Mon imagination était trop vive. En outre, je ne pouvais me réjouir d’un hasard temporaire qui m’avait jeté pour un instant dans une partie de plaisir. La troisième : ayant compris que la vie est un mal et une absurdité, y mettre fin en me tuant. Je l’avais compris, mais, je ne sais pourquoi, je ne me tuai pas. La quatrième : vivre comme Salomon et Schopenhauer, savoir que la vie est une farce stupide qui m’a été jouée, et tout de même vivre, se lever, s’habiller, dîner, causer, et même écrire des livres. Cela m’était pénible, me répugnait, et cependant je restais dans cette situation.

Maintenant, je comprends que si je ne me suis pas tué, la cause en fut la conscience vague du désarroi de mes pensées. Quelque convaincantes et indubitables que m’aient paru la marche de mes pensées et les pensées des sages, qui m’avaient fait comprendre l’insanité de la vie, il restait en moi un doute léger sur la vérité de mon raisonnement.

Voici quel il était : moi, — ou mon intelligence, — j’ai reconnu que la vie est stupide. S’il n’y a pas de raison suprême (et il n’y en a pas, rien ne peut prouver son existence), alors la raison est pour moi la créatrice de la vie. S’il n’y avait pas de raison, il n’y aurait pas de vie. Comment donc cette raison nie-t-elle la vie, étant son auteur ? Mais, d’autre part, s’il n’y avait pas la vie, il n’y aurait pas la raison, alors la raison est fille de la vie. Donc, la vie est tout. La raison est le fruit de la vie et cette même raison nie la vie. Je sentais que ce raisonnement péchait par quelque point. La vie est un mal dénué de sens, c’est indiscutable, me disais-je. Mais j’ai vécu, je vis encore, et toute l’humanité a vécu et vit encore. Comment donc ? Pourquoi vit-elle si elle peut ne pas vivre ? Quoi ! suis-je donc avec Schopenhauer, le seul homme assez intelligent pour avoir senti la stupidité et le mal de vivre ?

Les considérations sur la vanité de la vie ne sont pas si extraordinaires, et elles ont été faites depuis bien longtemps par les gens les plus simples ; et cependant on a vécu et l’on vit encore. Pourquoi donc vivent-ils tous sans mettre en doute la raison d’être de la vie ?

Mon savoir, confirmé par la sagesse des sages, m’a révélé que tout au monde, l’organique et l’inorganique, est arrangé avec une intelligence merveilleuse, et que seule ma situation est stupide. Et ces imbéciles — la multitude des hommes — ne savent rien du monde organique et inorganique, et ils vivent, et leur vie leur semble très raisonnable !…

Il me venait en tête : il y a peut-être autre chose que j’ignore ? L’ignorance agit toujours de cette façon. Elle dit toujours de ce qu’elle ne sait pas, que c’est stupide. Il y a évidemment une humanité entière qui a vécu et qui vit, tout en ayant l’air d’avoir compris le sens de sa vie ; sans quoi, elle n’aurait pu vivre ; et moi, je dis que toute cette vie est un non-sens, que je ne puis vivre.

Personne ne nous empêche de nier la vie par le suicide. Eh bien ! Alors, tue-toi, et tu ne raisonneras plus ! La vie ne te plaît pas, tue-toi ! Si tu vis sans pouvoir comprendre le sens de la vie, alors finis-en, mais ne te tourmente pas dans cette vie en racontant que tu ne la comprends pas ! Tu es venu au milieu d’une compagnie très gaie ; tous se sentent très bien, tous savent ce qu’ils font, et toi, tu t’ennuies, tu trouves tout cela misérable ; alors, va-t’en !

En effet, que sommes-nous, si, persuadés de la nécessité du suicide, nous n’avons pas le courage de l’accomplir ? Que sommes-nous, sinon les gens les plus faibles, les plus inconséquents et, tout simplement, les plus stupides, qui affichent leur stupidité, comme un clown son toupet ?

Notre sagesse, quelque indéniable qu’elle soit, ne nous a pas donné de connaître le sens de notre vie ; tandis que toute l’humanité qui fait la vie, des millions d’êtres, ne doutent pas de son sens.

En vérité, depuis ces temps lointains que la vie, dont je sais quelque chose, existe, il se trouva des hommes connaissant ce raisonnement de la vanité de la vie, qui m’avait amené à la trouver absurde. Ils ont vécu, cependant, attribuant à la vie un sens quelconque.

Dès que la vie se manifesta chez les hommes, ils en ont compris le sens, et ont amené cette vie jusqu’à moi. Tout ce qu’il y a en moi et autour de moi, corporel ou spirituel, tout est le fruit de leur science de la vie.

Ces mêmes instruments de la pensée, à l’aide desquels j’analyse cette vie et la critique, tout cela est fait par eux et non par moi. Moi-même je suis né, j’ai été élevé, j’ai grandi, grâce à eux. Ce sont eux qui ont extrait le fer, qui ont coupé le bois, qui ont domestiqué les vaches et les chevaux, qui ont appris à ensemencer, qui ont organisé les sociétés, qui ont arrangé notre vie, qui m’ont appris à penser et à parler. Et moi, leur élève, moi, nourri, élevé par eux, qui pense par leur pensée et leurs paroles, c’est moi qui leur ai prouvé qu’ils sont un non-sens !

« Il y a là quelque chose qui ne va pas, me disais-je. J’ai dû me tromper quelque part. »

Mais où était l’erreur, je ne pouvais le trouver.