Les Confessions (Rousseau)/Livre XII

Launette (Tome 2p. 313-379).




LIVRE DOUZIÈME


1762



I ci commence l’œuvre de ténèbres dans lequel, depuis huit ans, je me trouve enseveli, sans que, de quelque façon que je m’y sois pu prendre, il m’ait été possible d’en percer l’effrayante obscurité. Dans l’abîme de maux où je suis submergé, je sens les atteintes des coups qui me sont portés ; j’en aperçois l’instrument immédiat ; mais je ne puis voir ni la main qui les dirige, ni les moyens qu’elle met en œuvre. L’opprobre et les malheurs tombent sur moi comme d’eux-mêmes, et sans qu’il y paraisse. Quand mon cœur déchiré laisse échapper des gémissements, j’ai l’air d’un homme qui se plaint sans sujet ; et les auteurs de ma ruine ont trouvé l’art inconcevable de rendre le public complice de leur complot, sans qu’il s’en doute lui-même, et sans qu’il en aperçoive l’effet. En narrant donc les événements qui me regardent, les traitements que j’ai soufferts, et tout ce qui m’est arrivé, je suis hors d’état de remonter à la main motrice, et d’assigner les causes en disant les faits. Ces causes primitives sont toutes marquées dans les trois précédents livres ; tous les intérêts relatifs à moi, tous les motifs secrets y sont exposés. Mais dire en quoi ces diverses causes se combinent pour opérer les étranges événements de ma vie, voilà ce qu’il m’est impossible d’expliquer, même par conjecture. Si parmi mes lecteurs il s’en trouve d’assez généreux pour vouloir approfondir ces mystères et découvrir la vérité, qu’ils relisent avec soin les trois précédents livres ; qu’ensuite à chaque fait qu’ils liront dans les suivants ils prennent les informations qui seront à leur portée, qu’ils remontent d’intrigue en intrigue et d’agent en agent jusqu’aux premiers moteurs de tout, je sais certainement à quel terme aboutiront leurs recherches ; mais je me perds dans la route obscure et tortueuse des souterrains qui les y conduiront.

Durant mon séjour à Yverdun, j’y fis connaissance avec toute la famille de M. Roguin, et entre autres avec sa nièce madame Boy de la Tour et ses filles, dont, comme je crois l’avoir dit, j’avais autrefois connu le père à Lyon. Elle était venue à Yverdun voir son oncle et ses sœurs ; sa fille aînée, âgée d’environ quinze ans, m’enchanta par son grand sens et son excellent caractère. Je m’attachai de l’amitié la plus tendre à la mère et à la fille. Cette dernière était destinée par M. Roguin au colonel son neveu, déjà d’un certain âge, et qui me témoignait aussi la plus grande affection ; mais, quoique l’oncle fût passionné pour ce mariage, que le neveu le désirât fort aussi, et que je prisse un intérêt très-vif à la satisfaction de l’un et de l’autre, la grande disproportion d’âge et l’extrême répugnance de la jeune personne me firent concourir avec la mère à détourner ce mariage, qui ne se fit point. Le colonel épousa depuis mademoiselle Dillan sa parente, d’un caractère et d’une beauté bien selon mon cœur, et qui l’a rendu le plus heureux des maris et des pères. Malgré cela, M. Roguin n’a pu oublier que j’aie en cette occasion contrarié ses désirs. Je m’en suis consolé par la certitude d’avoir rempli, tant envers lui qu’envers sa famille, le devoir de la plus sainte amitié, qui n’est pas de se rendre toujours agréable, mais de conseiller toujours pour le mieux.

Je ne fus pas longtemps en doute sur l’accueil qui m’attendait à Genève, au cas que j’eusse envie d’y retourner. Mon livre y fut brûlé, et j’y fus décrété le 10 juin, c’est-à-dire neuf jours après l’avoir été à Paris. Tant d’incroyables absurdités étaient cumulées dans ce second décret, et l’édit ecclésiastique y était si formellement violé, que je refusai d’ajouter foi aux premières nouvelles qui m’en vinrent, et que, quand elles furent bien confirmées, je tremblai qu’une si manifeste et criante infraction de toutes les lois, à commencer par celle du bon sens, ne mit Genève sens dessus dessous. J’eus de quoi me rassurer ; tout resta tranquille. S’il s’émut quelque rumeur dans la populace, elle ne fut que contre moi, et je fus traité publiquement par toutes les caillettes et par tous les cuistres comme un écolier qu’on menacerait du fouet pour n’avoir pas bien dit son catéchisme.

Ces deux décrets furent le signal du cri de malédiction qui s’éleva contre moi dans toute l’Europe avec une fureur qui n’eut jamais d’exemple. Toutes les gazettes, tous les journaux, toutes les brochures sonnèrent le plus terrible tocsin. Les Français surtout, ce peuple si doux, si poli, si généreux, qui se pique si fort de bienséance et d’égards pour les malheureux, oubliant tout d’un coup ses vertus favorites, se signala par le nombre et la violence des outrages dont il m’accablait à l’envi. J’étais un impie, un athée, un forcené, un enragé, une bête féroce, un loup. Le continuateur du journal de Trévoux fit sur ma prétendue lycanthropie un écart qui montrait assez bien la sienne. Enfin, vous eussiez dit qu’on craignait à Paris de se faire une affaire avec la police, si, publiant un écrit sur quelque sujet que ce pût être, on manquait d’y larder quelque insulte contre moi. En cherchant vainement la cause de cette unanime animosité, je fus prêt à croire que tout le monde était devenu fou. Quoi ! le rédacteur de la Paix perpétuelle souffle la discorde ; l’éditeur du Vicaire savoyard est un impie ; l’auteur de la Nouvelle Héloïse est un loup ; celui de l’Émile est un enragé. Eh ! mon Dieu, qu’aurais-je donc été, si j’avais publié le livre de l’Esprit, ou quelque autre ouvrage semblable ? Et pourtant, dans l’orage qui s’éleva contre l’auteur de ce livre, le public, loin de joindre sa voix à celle de ses persécuteurs, le vengea d’eux par ses éloges. Que l’on compare son livre et les miens, l’accueil différent qu’ils ont reçu, les traitements faits aux deux auteurs dans les divers États de l’Europe ; qu’on trouve à ces différences des causes qui puissent contenter un homme sensé : voilà tout ce que je demande, et je me tais.

Je me trouvai si bien du séjour d’Yverdun, que je pris la résolution d’y rester, à la vive sollicitation de M. Roguin et de toute sa famille. M. de Moiry de Gingins, bailli de cette ville, m’encourageait aussi par ses bontés à rester dans son gouvernement. Le colonel me pressa si fort d’accepter l’habitation d’un petit pavillon qu’il avait dans sa maison, entre cour et jardin, que j’y consentis ; et aussitôt il s’empressa de le meubler et garnir de tout ce qui était nécessaire pour mon petit ménage. Le banneret Roguin, des plus empressés autour de moi, ne me quittait pas de la journée. J’étais toujours très-sensible à tant de caresses, mais j’en étais quelquefois importuné. Le jour de mon emménagement était déjà marqué, et j’avais écrit à Thérèse de me venir joindre, quand tout à coup j’appris qu’il s’élevait à Berne un orage contre moi, qu’on attribuait aux dévots, et dont je n’ai jamais pu pénétrer la première cause. Le sénat excité, sans qu’on sût par qui, paraissait ne vouloir pas me laisser tranquille dans ma retraite. Au premier avis qu’eut M. le bailli de cette fermentation, il écrivit en ma faveur à plusieurs membres du gouvernement, leur reprochant leur aveugle intolérance, et leur faisant honte de vouloir refuser à un homme de mérite opprimé l’asile que tant de bandits trouvaient dans leurs États. Des gens sensés ont présumé que la chaleur de ses reproches avait plus aigri qu’adouci les esprits. Quoi qu’il en soit, son crédit ni son éloquence ne purent parer le coup. Prévenu de l’ordre qu’il devait me signifier, il m’en avertit d’avance ; et pour ne pas attendre cet ordre, je résolus de partir dès le lendemain. La difficulté était de savoir où aller, voyant que Genève et la France m’étaient fermés, et prévoyant bien que dans cette affaire chacun s’empresserait d’imiter son voisin.

Madame Boy de la Tour me proposa d’aller m’établir dans une maison vide, mais toute meublée, qui appartenait à son fils, au village de Motiers, dans le Val-de-Travers, comté de Neuchâtel. Il n’y avait qu’une montagne à traverser pour m’y rendre. L’offre venait d’autant plus à propos, que dans les États du roi de Prusse je devais naturellement être à l’abri des persécutions, et qu’au moins la religion n’y pouvait guère servir de prétexte. Mais une secrète difficulté, qu’il ne me convenait pas de dire, avait bien de quoi me faire hésiter. Cet amour inné de la justice, qui dévora toujours mon cœur, joint à mon penchant secret pour la France, m’avait inspiré de l’aversion pour le roi de Prusse, qui me paraissait, par ses maximes et par sa conduite, fouler aux pieds tout respect pour la loi naturelle et pour tous les devoirs humains. Parmi les estampes encadrées dont j’avais orné mon donjon à Montmorency, était un portrait de ce prince, au-dessous duquel était un distique qui finissait ainsi :

Il pense en philosophe, et se conduit en roi.

Ce vers, qui sous toute autre plume eût fait un assez bel éloge, avait sous la mienne un sens qui n’était pas équivoque, et qu’expliquait d’ailleurs trop clairement le vers précédent. Ce distique avait été vu de tous ceux qui venaient me voir, et qui n’étaient pas en petit nombre. Le chevalier de Lorenzi l’avait même écrit pour le donner à d’Alembert, et je ne doutais pas que d’Alembert n’eût pris le soin d’en faire ma cour à ce prince. J’avais encore aggravé ce premier tort par un passage de l’Émile, où, sous le nom d’Adraste, roi des Dauniens, on voyait assez qui j’avais en vue ; et la remarque n’avait pas échappé aux épilogueurs, puisque madame de Boufflers m’avait mis plusieurs fois sur cet article. Ainsi j’étais bien sûr d’être inscrit en encre rouge sur les registres du roi de Prusse ; et, supposant d’ailleurs qu’il eût les principes que j’avais osé lui attribuer, mes écrits et leur auteur ne pouvaient par cela seul que lui déplaire : car on sait que les méchants et les tyrans m’ont toujours pris dans la plus mortelle haine, même sans me connaître, et sur la seule lecture de mes écrits.

J’osai pourtant me mettre à sa merci, et je crus courir peu de risque. Je savais que les passions basses ne subjuguent guère que les hommes faibles, et ont peu de prise sur les âmes d’une forte trempe, telles que j’avais toujours reconnu la sienne. Je jugeais que dans son art de régner il entrait de se montrer magnanime en pareille occasion, et qu’il n’était pas au-dessus de son caractère de l’être en effet. Je jugeai qu’une vile et facile vengeance ne balancerait pas un moment en lui l’amour de la gloire ; et, me mettant à sa place, je ne crus pas impossible qu’il se prévalût de la circonstance pour accabler du poids de sa générosité l’homme qui avait osé mal penser de lui. J’allai donc m’établir à Motiers, avec une confiance dont je le crus fait pour sentir le prix ; et je me dis : Quand Jean-Jacques s’élève à côté de Coriolan, Frédéric sera-t-il au-dessous du général des Volsques ?

Le colonel Roguin voulut absolument passer avec moi la montagne, et venir m’installer à Motiers. Une belle-sœur de madame Boy de la Tour, appelée madame Girardier, à qui la maison que j’allais occuper était très-commode, ne me vit pas arriver avec un certain plaisir ; cependant elle me mit de bonne grâce en possession de mon logement, et je mangeai chez elle en attendant que Thérèse fût venue, et que mon petit ménage fût établi.

Depuis mon départ de Montmorency, sentant bien que je serais désormais fugitif sur la terre, j’hésitais à permettre qu’elle vint me joindre, et partager la vie errante à laquelle je me voyais condamné. Je sentais que par cette catastrophe nos relations allaient changer, et que ce qui jusqu’alors avait été faveur et bienfait de ma part le serait désormais de la sienne. Si son attachement restait à l’épreuve de mes malheurs, elle en serait déchirée, et sa douleur ajouterait à mes maux. Si ma disgrâce attiédissait son cœur, elle me ferait valoir sa constance comme un sacrifice ; et, au lieu de sentir le plaisir que j’avais à partager avec elle mon dernier morceau de pain, elle ne sentirait que le mérite qu’elle aurait de vouloir bien me suivre partout où le sort me forçait d’aller.

Il faut tout dire : je n’ai dissimulé ni les vices de ma pauvre maman, ni les miens ; je ne dois pas faire plus de grâce à Thérèse ; et, quelque plaisir que je prenne à rendre honneur à une personne qui m’est si chère, je ne veux pas non plus déguiser ses torts, si tant est même qu’un changement involontaire dans les affections du cœur soit un vrai tort. Depuis longtemps je m’apercevais de l’attiédissement du sien. Je sentais qu’elle n’était plus pour moi ce qu’elle fut dans nos belles années ; et je le sentais d’autant mieux que j’étais le même pour elle toujours. Je retombai dans le même inconvénient dont j’avais senti l’effet auprès de maman, et cet effet fut le même auprès de Thérèse. N’allons pas chercher des perfections hors de la nature ; il serait le même auprès de quelque femme que ce fût. Le parti que j’avais pris à l’égard de mes enfants, quelque bien raisonné qu’il m’eût paru, ne m’avait pas toujours laissé le cœur tranquille. En méditant mon Traité de l’éducation, je sentis que j’avais négligé des devoirs dont rien ne pouvait me dispenser. Le remords enfin devint si vif, qu’il m’arracha presque l’aveu public de ma faute au commencement de l’Émile ; et le trait même est si clair, qu’après un tel passage il est surprenant qu’on ait eu le courage de me la reprocher. Ma situation, cependant, était alors la même et pire encore par l’animosité de mes ennemis, qui ne cherchaient qu’à me prendre en faute. Je craignis la récidive ; et n’en voulant pas courir le risque, j’aimai mieux me condamner à l’abstinence que d’exposer Thérèse à se voir derechef dans le même cas. J’avais d’ailleurs remarqué que l’habitation des femmes empirait sensiblement mon état : cette double raison m’avait fait former des résolutions que j’avais quelquefois assez mal tenues, mais dans lesquelles je persistais avec plus de constance depuis trois ou quatre ans ; c’était aussi depuis cette époque que j’avais remarqué du refroidissement dans Thérèse : elle avait pour moi le même attachement par devoir, mais elle n’en avait plus par amour. Cela jetait nécessairement moins d’agrément dans notre commerce, et j’imaginai que, sûre de la continuation de mes soins où qu’elle pût être, elle aimerait peut-être mieux rester à Paris que d’errer avec moi. Cependant elle avait marqué tant de douleur à notre séparation, elle avait exigé de moi des promesses si positives de nous rejoindre, elle en exprimait si vivement le désir depuis mon départ, tant à M. le prince de Conti qu’à M. de Luxembourg, que, loin d’avoir le courage de lui parler de séparation, j’eus à peine celui d’y penser moi-même ; et, après avoir senti dans mon cœur combien il m’était impossible de me passer d’elle, je ne songeai plus qu’à la rappeler incessamment. Je lui écrivis donc de partir ; elle vint. À peine y avait-il deux mois que je l’avais quittée ; mais c’était, depuis tant d’années, notre première séparation. Nous l’avions sentie bien cruellement l’un et l’autre. Quel saisissement en nous embrassant ! Ô que les larmes de tendresse et de joie sont douces ! Comme mon cœur s’en abreuve ! Pourquoi m’a-t-on fait verser si peu de celles-là !

En arrivant à Motiers, j’avais écrit à milord Keith, maréchal d’Écosse, gouverneur de Neuchâtel, pour lui donner avis de ma retraite dans les États de Sa Majesté, et pour lui demander sa protection. Il me répondit avec la générosité qu’on lui connaît, et que j’attendais de lui. Il m’invita à l’aller voir. J’y fus avec M. Martinet, châtelain du Val-de-Travers, qui était en grande faveur auprès de Son Excellence. L’aspect vénérable de cet illustre et vertueux Écossais m’émut puissamment le cœur et dès l’instant même commença entre lui et moi ce vif attachement qui de ma part est toujours demeuré le même, et qui le serait toujours de la sienne, si les traîtres qui m’ont ôté toutes les consolations de la vie n’eussent profité de mon éloignement pour abuser sa vieillesse et me défigurer à ses yeux.

George Keith, maréchal héréditaire d’Écosse, et frère du célèbre général Keith, qui vécut glorieusement et mourut au lit d’honneur, avait quitté son pays dans sa jeunesse, et y fut proscrit pour s’être attaché à la maison Stuart, dont il se dégoûta bientôt par l’esprit injuste et tyrannique qu’il y remarqua, et qui en fit toujours le caractère dominant. Il demeura longtemps en Espagne, dont le climat lui plaisait beaucoup, et finit par s’attacher, ainsi que son frère, au roi de Prusse, qui se connaissait en hommes, et les accueillit comme ils le méritaient. Il fut bien payé de cet accueil par les grands services que lui rendit le maréchal Keith, et par une chose bien plus précieuse encore, la sincère amitié de milord maréchal. La grande âme de ce digne homme, toute républicaine et fière, ne pouvait se plier que sous le joug de l’amitié ; mais elle s’y pliait si parfaitement, qu’avec des maximes bien différentes, il ne vit plus que Frédéric, du moment qu’il lui fut attaché. Le roi le chargea d’affaires importantes, l’envoya à Paris, en Espagne ; et enfin le voyant déjà vieux, avoir besoin de repos, lui donna pour retraite le gouvernement de Neuchâtel, avec la délicieuse occupation d’y passer le reste de sa vie à rendre ce petit peuple heureux.

Les Neuchâtelois, qui n’aiment que la pretintaille et le clinquant, qui ne se connaissent point en véritable étoffe, et mettent l’esprit dans les longues phrases, voyant un homme froid et sans façon, prirent sa simplicité pour de la hauteur, sa franchise pour de la rusticité, son laconisme pour de la bêtise ; se cabrèrent contre ses soins bienfaisants, parce que, voulant être utile et non cajoleur, il ne savait point flatter les gens qu’il n’estimait pas. Dans la ridicule affaire du ministre Petitpierre, qui fut chassé par ses confrères pour n’avoir


Rousseau chez Milord Maréchal


pas voulu qu’ils fussent damnés éternellement, milord, s’étant opposé aux usurpations des ministres, vit soulever contre lui tout le pays, dont il prenait le parti ; et quand j’y arrivai, ce stupide murmure n’était pas éteint encore. Il passait au moins pour un homme qui se laissait prévenir ; et de toutes les imputations dont il fut chargé, c’était peut-être la moins injuste. Mon premier mouvement, en voyant ce vénérable vieillard, fut de m’attendrir sur la maigreur de son corps, déjà décharné par les ans ; mais en levant les yeux sur sa physionomie animée, ouverte et noble, je me sentis saisi d’un respect mêlé de confiance, qui l’emporta sur tout autre sentiment. Au compliment très-court que je lui fis en l’abordant, il répondit en parlant d’autre chose, comme si j’eusse été là depuis huit jours. Il ne nous dit pas même de nous asseoir. L’empesé châtelain resta debout. Pour moi, je vis dans l’œil perçant et fin de milord je ne sais quoi de si caressant que, me sentant d’abord à mon aise, j’allai sans façon partager son sofa, et m’asseoir à côté de lui. Au ton familier qu’il prit à l’instant, je sentis que cette liberté lui faisait plaisir, et qu’il se disait en lui-même : Celui-ci n’est pas un Neuchâtelois.

Effet singulier de la grande convenance des caractères ! Dans un âge où le cœur a déjà perdu sa chaleur naturelle, celui de ce bon vieillard se réchauffa pour moi d’une façon qui surprit tout le monde. Il vint me voir à Motiers, sous prétexte de tirer des cailles, et y passa deux jours sans toucher un fusil. Il s’établit entre nous une telle amitié, car c’est le mot, que nous ne pouvions nous passer l’un de l’autre. Le château de Colombier, qu’il habitait l’été, était à six lieues de Motiers ; j’allais tous les quinze jours au plus tard y passer vingt-quatre heures, puis je revenais de même en pèlerin, le cœur toujours plein de lui. L’émotion que j’éprouvais jadis dans mes courses de l’Ermitage à Eaubonne était bien différente assurément ; mais elle n’était pas plus douce que celle avec laquelle j’approchais de Colombier. Que de larmes d’attendrissement j’ai souvent versées dans ma route, en pensant aux bontés paternelles, aux vertus aimables, à la douce philosophie de ce respectable vieillard ! Je l’appelais mon père, il m’appelait son enfant. Ces doux noms rendent en partie l’idée de l’attachement qui nous unissait, mais ils ne rendent pas encore celle du besoin que nous avions l’un de l’autre, et du désir continuel de nous rapprocher. Il voulait absolument me loger au château de Colombier, et me pressa longtemps d’y prendre à demeure l’appartement que j’occupais. Je lui dis enfin que j’étais plus libre chez moi, et que j’aimais mieux passer ma vie à le venir voir. Il approuva cette franchise, et ne m’en parla plus. Ô bon milord ! ô mon digne père ! que mon cœur s’émeut encore en pensant à vous ! Ah ! les barbares ! quel coup ils m’ont porté en vous détachant de moi ! Mais non, non, grand homme, vous êtes et serez toujours le même pour moi, qui suis le même toujours. Ils vous ont trompé, mais ils ne vous ont pas changé.

Milord maréchal n’est pas sans défaut ; c’est un sage, mais c’est un homme. Avec l’esprit le plus pénétrant, avec le tact le plus fin qu’il soit possible d’avoir, avec la plus profonde connaissance des hommes, il se laisse abuser quelquefois, et n’en revient pas. Il a l’humeur singulière, quelque chose de bizarre et d’étranger dans son tour d’esprit. Il paraît oublier les gens qu’il voit tous les jours, et se souvient d’eux au moment qu’ils y pensent le moins : ses attentions paraissent hors de propos ; ses cadeaux sont de fantaisie, et non de convenance. Il donne ou envoie à l’instant ce qui lui passe par la tête, de grand prix ou de nulle valeur, indifféremment. Un jeune Genevois, désirant entrer au service du roi de Prusse, se présente à lui : milord lui donne, au lieu de lettre, un petit sachet plein de pois, qu’il le charge de remettre au roi. En recevant cette singulière recommandation, le roi place à l’instant celui qui la porte. Ces génies élevés ont entre eux un langage que les esprits vulgaires n’entendront jamais. Ces petites bizarreries, semblables aux caprices d’une jolie femme, ne me rendaient milord maréchal que plus intéressant. J’étais bien sûr, et j’ai bien éprouvé dans la suite, qu’elles n’influaient pas sur ses sentiments, ni sur les soins que lui prescrit l’amitié dans les occasions sérieuses. Mais il est vrai que dans sa façon d’obliger il met encore la même singularité que dans ses manières. Je n’en citerai qu’un seul trait sur une bagatelle. Comme la journée de Motiers à Colombier était trop forte pour moi, je la partageais d’ordinaire, en partant après dîner et couchant à Brot, à moitié chemin. L’hôte, appelé Sandoz, ayant à solliciter à Berlin une grâce qui lui importait extrêmement, me pria d’engager Son Excellence à la demander pour lui. Volontiers. Je le mène avec moi ; je le laisse dans l’antichambre, et je parle de son affaire à milord, qui ne me répond rien. La matinée se passe ; en traversant la salle pour aller dîner, je vois le pauvre Sandoz qui se morfondait d’attendre. Croyant que milord l’avait oublié, je lui en reparle avant de nous mettre à table ; mot comme auparavant. Je trouvai cette manière de me faire sentir combien je l’importunais un peu dure, et je me tus en plaignant tout bas le pauvre Sandoz. En m’en retournant le lendemain, je fus bien surpris du remerciement qu’il me fit, du bon accueil et du dîner qu’il avait eus chez Son Excellence, qui de plus avait reçu son papier. Trois semaines après, milord lui envoya le rescrit qu’il avait demandé, expédié par le ministre et signé du roi ; et cela, sans m’avoir jamais voulu dire ni répondre un seul mot, ni à lui non plus, sur cette affaire, dont je crus qu’il ne voulait pas se charger.

Je voudrais ne pas cesser de parler de George Keith : c’est de lui que me viennent mes derniers souvenirs heureux ; tout le reste de ma vie n’a plus été qu’afflictions et serrements de cœur. La mémoire en est si triste, et m’en vient si confusément, qu’il ne m’est pas possible de mettre aucun ordre dans mes récits : je serai forcé désormais de les arranger au hasard, et comme ils se présenteront.

Je ne tardai pas d’être tiré d’inquiétude sur mon asile, par la réponse du roi à milord maréchal, en qui, comme on peut croire, j’avais trouvé un bon avocat. Non-seulement Sa Majesté approuva ce qu’il avait fait, mais elle le chargea (car il faut tout dire) de me donner douze louis. Le bon milord, embarrassé d’une pareille commission, et ne sachant comment s’en acquitter honnêtement, tâcha d’en exténuer l’insulte en transformant cet argent en nature de provisions, et me marquant qu’il avait ordre de me fournir du bois et du charbon pour commencer mon petit ménage ; il ajouta même, et peut-être de son chef, que le roi me ferait volontiers bâtir une petite maison à ma fantaisie, si j’en voulais choisir l’emplacement. Cette dernière offre me toucha fort, et me fit oublier la mesquinerie de l’autre. Sans accepter aucune des deux, je regardai Frédéric comme mon bienfaiteur et mon protecteur, et je m’attachai si sincèrement à lui, que je pris dès lors autant d’intérêt à sa gloire que j’avais trouvé jusqu’alors d’injustice à ses succès. À la paix qu’il fit peu de temps après, je témoignai ma joie par une illumination de très-bon goût : c’était un cordon de guirlandes, dont j’ornai la maison que j’habitais, et où j’eus, il est vrai, la fierté vindicative de dépenser presque autant d’argent qu’il m’en avait voulu donner. La paix conclue, je crus que sa gloire militaire et politique étant au comble, il allait s’en donner une d’une autre espèce, en revivifiant ses États, en y faisant régner le commerce, l’agriculture ; en y créant un nouveau sol, en le couvrant d’un nouveau peuple, en maintenant la paix chez tous ses voisins, en se faisant l’arbitre de l’Europe, après en avoir été la terreur. Il pouvait sans risque poser l’épée, bien sûr qu’on ne l’obligerait pas à la reprendre. Voyant qu’il ne désarmait pas, je craignis qu’il ne profitât mal de ses avantages, et qu’il ne fût grand qu’à demi. J’osai lui écrire à ce sujet, et, prenant le ton familier, fait pour plaire aux hommes de sa trempe, porter jusqu’à lui cette sainte voix de la vérité, que si peu de rois sont faits pour entendre. Ce ne fut qu’en secret, et de moi à lui, que je pris cette liberté. Je n’en fis pas même participant milord maréchal, et je lui envoyai ma lettre au roi, toute cachetée. Milord envoya la lettre sans s’informer de son contenu. Le roi n’y fit aucune réponse ; et quelque temps après, milord maréchal étant allé à Berlin, il lui dit seulement que je l’avais bien grondé. Je compris par là que ma lettre avait été mal reçue, et que la franchise de mon zèle avait passé pour la rusticité d’un pédant. Dans le fond, cela pouvait très-bien être ; peut-être ne dis-je pas ce qu’il fallait dire, et ne pris-je pas le ton qu’il fallait prendre. Je ne puis répondre que du sentiment qui m’avait mis la plume à la main.

Peu de temps après mon établissement à Motiers-Travers, ayant toutes les assurances possibles qu’on m’y laisserait tranquille, je pris l’habit arménien. Ce n’était pas une idée nouvelle ; elle m’était venue diverses fois dans le cours de ma vie, et elle me revint souvent à Montmorency, où le fréquent usage des sondes, me condamnant à rester souvent dans ma chambre, me fit mieux sentir tous les avantages de l’habit long. La commodité d’un tailleur arménien, qui venait souvent voir un parent qu’il avait à Montmorency, me tenta d’en profiter pour prendre ce nouvel équipage, au risque du qu’en dira-t-on, dont je me souciais très-peu. Cependant, avant d’adopter cette nouvelle parure, je voulus avoir l’avis de madame de Luxembourg, qui


Occupations de Rousseau à Motiers


me conseilla fort de la prendre. Je me fis donc une petite garde-robe arménienne ; mais l’orage excité contre moi m’en fit remettre l’usage à des temps plus tranquilles, et ce ne fut que quelques mois après que, forcé par de nouvelles attaques de recourir aux sondes, je crus pouvoir, sans aucun risque, prendre ce nouvel habillement à Motiers, surtout après avoir consulté le pasteur du lieu, qui me dit que je pouvais le porter au temple même sans scandale. Je pris donc la veste, le cafetan, le bonnet fourré, la ceinture ; et, après avoir assisté dans cet équipage au service divin, je ne vis point d’inconvénient à le porter chez milord maréchal. Son Excellence, me voyant ainsi vêtu, me dit, pour tout compliment, Salamaleki : après quoi tout fut fini, et je ne portai plus d’autre habit.

Ayant quitté tout à fait la littérature, je ne songeai plus qu’à mener une vie tranquille et douce, autant qu’il dépendrait de moi. Seul je n’ai jamais connu l’ennui, même dans le plus parfait désœuvrement : mon imagination, remplissant tous les vides, suffit seule pour m’occuper. Il n’y a que le bavardage inactif de chambre, assis les uns vis-à-vis des autres à ne mouvoir que la langue, que jamais je n’ai pu supporter. Quand on marche, qu’on se promène, encore passe ; les pieds et les yeux font au moins quelque chose ; mais rester là, les bras croisés, à parler du temps qu’il fait et des mouches qui volent, ou, qui pis est, à s’entre-faire des compliments, cela m’est un supplice insupportable. Je m’avisai, pour ne pas vivre en sauvage, d’apprendre à faire des lacets. Je portais mon coussin dans mes visites, ou j’allais comme les femmes travailler à ma porte et causer avec les passants. Cela me faisait supporter l’inanité du babillage, et passer mon temps sans ennui chez mes voisines, dont plusieurs étaient assez aimables et ne manquaient pas d’esprit. Une entre autres, appelée Isabelle d’Ivernois, fille du procureur général de Neuchâtel, me parut assez estimable pour me lier avec elle d’une amitié particulière, dont elle ne s’est pas mal trouvée par les conseils utiles que je lui ai donnés, et par les soins que je lui ai rendus dans des occasions essentielles ; de sorte que maintenant, digne et vertueuse mère de famille, elle me doit peut-être sa raison, son mari, sa vie et son bonheur. De mon côté, je lui dois des consolations très-douces, et surtout durant un bien triste hiver, où, dans le fort de mes maux et de mes peines, elle venait passer avec Thérèse et moi de longues soirées qu’elle savait nous rendre bien courtes par l’agrément de son esprit et par les mutuels épanchements de nos cœurs. Elle m’appelait son papa, je l’appelais ma fille ; et ces noms, que nous nous donnons encore, ne cesseront point, je l’espère, de lui être aussi chers qu’à moi. Pour rendre mes lacets bons à quelque chose, j’en faisais présent à mes jeunes amies à leur mariage, à condition qu’elles nourriraient leurs enfants. Sa sœur aînée en eut un à ce titre, et l’a mérité ; Isabelle en eut un de même, et ne l’a pas moins mérité par l’intention ; mais elle n’a pas eu le bonheur de pouvoir faire sa volonté. En leur envoyant ces lacets, j’écrivis à l’une et à l’autre des lettres, dont la première a couru le monde ; mais tant d’éclat n’allait pas à la seconde : l’amitié ne marche pas avec si grand bruit.

Parmi les liaisons que je fis à mon voisinage, et dans le détail desquelles je n’entrerai pas, je dois noter celle du colonel Pury, qui avait une maison sur la montagne, où il venait passer les étés. Je n’étais pas empressé de sa connaissance, parce que je savais qu’il était très-mal à la cour et auprès de milord maréchal, qu’il ne voyait point. Cependant, comme il vint me voir et me fit beaucoup d’honnêtetés, il fallut l’aller voir à mon tour ; cela continua ; et nous mangions quelquefois l’un chez l’autre. Je fis chez lui connaissance avec M. du Peyrou, et ensuite une amitié trop intime, pour que je puisse me dispenser de parler de lui.

M. du Peyrou était Américain, fils d’un commandant de Surinam, dont le successeur, M. le Chambrier, de Neuchâtel, épousa la veuve. Devenue veuve une seconde fois, elle vint avec son fils s’établir dans le pays de son second mari. Du Peyrou, fils unique, fort riche, et tendrement aimé de sa mère, avait été élevé avec assez de soin, et son éducation lui avait profité. Il avait acquis beaucoup de demi-connaissances, quelque goût pour les arts, et il se piquait surtout d’avoir cultivé sa raison : son air hollandais, froid et philosophe, son teint basané, son humeur silencieuse et cachée favorisaient beaucoup cette opinion. Il était sourd et goutteux, quoique jeune encore. Cela rendait tous ses mouvements fort posés, fort graves ; et quoiqu’il aimât à disputer, quelquefois même un peu longuement, généralement il parlait peu, parce qu’il n’entendait pas. Tout cet extérieur m’en imposa. Je me dis : Voici un penseur, un homme sage, tel qu’on serait heureux d’avoir un ami. Pour achever de me prendre, il m’adressait souvent la parole, sans jamais me faire aucun compliment. Il me parlait peu de moi, peu de mes livres, très-peu de lui ; il n’était pas dépourvu d’idées, et tout ce qu’il disait était assez juste. Cette justesse et cette égalité m’attirèrent. Il n’avait dans l’esprit ni l’élévation, ni la finesse de celui de milord maréchal ; mais il en avait la simplicité : c’était toujours le représenter en quelque chose. Je ne m’engouai pas, mais je m’attachai par l’estime ; et peu à peu cette estime amena l’amitié. J’oubliai totalement avec lui l’objection que j’avais faite au baron d’Holbach, qu’il était trop riche ; et je crois que j’eus tort. J’ai appris à douter qu’un homme jouissant d’une grande fortune, quel qu’il puisse être, puisse aimer sincèrement mes principes et leur auteur.

Pendant assez longtemps je vis peu du Peyrou, parce que je n’allais point à Neuchâtel, et qu’il ne venait qu’une fois l’année à la montagne du colonel Pury. Pourquoi n’allais-je point à Neuchâtel ? C’est un enfantillage qu’il ne faut pas taire.

Quoique protégé par le roi de Prusse et par milord maréchal, si j’évitai d’abord la persécution dans mon asile, je n’évitai pas du moins les murmures du public, des magistrats municipaux, des ministres. Après le branle donné par la France, il n’était pas du bon air de ne pas me faire au moins quelque insulte : on aurait eu peur de paraître improuver mes persécuteurs, en ne les imitant pas. La classe de Neuchâtel, c’est-à-dire la compagnie des ministres de cette ville, donna le branle, en tentant d’émouvoir contre moi le conseil d’État. Cette tentative n’ayant pas réussi, les ministres s’adressèrent au magistrat municipal, qui fit aussitôt défendre mon livre, et, me traitant en toute occasion peu honnêtement, faisait comprendre et disait même que si j’avais voulu m’établir en ville, on ne m’y aurait pas souffert. Ils remplirent leur Mercure d’inepties et du plus plat cafardage, qui, tout en faisant rire les gens sensés, ne laissait pas d’échauffer le peuple et de l’animer contre moi. Tout cela n’empêchait pas qu’à les entendre je ne dusse être très-reconnaissant de l’extrême grâce qu’ils me faisaient de me laisser vivre à Motiers, où ils n’avaient aucune autorité ; ils m’auraient volontiers mesuré l’air à la pinte, à condition que je l’eusse payé bien cher. Ils voulaient que je leur fusse obligé de la protection que le roi m’accordait malgré eux, et qu’ils travaillaient sans relâche à m’ôter. Enfin, n’y pouvant réussir, après m’avoir fait tout le tort qu’ils purent et m’avoir décrié de tout leur pouvoir, ils se firent un mérite de leur impuissance, en me faisant valoir la bonté qu’ils avaient de me souffrir dans leur pays. J’aurais dû leur rire au nez pour toute réponse : je fus assez bête pour me piquer, et j’eus l’ineptie de ne vouloir point aller à Neuchâtel ; résolution que je tins près de deux ans, comme si ce n’était pas trop honorer de pareilles espèces que de faire attention à leurs procédés, qui, bons ou mauvais, ne peuvent leur être imputés, puisqu’ils n’agissent jamais que par impulsion. D’ailleurs, des esprits sans culture et sans lumière, qui ne connaissent d’autre objet de leur estime que le crédit, la puissance et l’argent, sont bien éloignés même de soupçonner qu’on doive quelque égard aux talents, et qu’il y ait du déshonneur à les outrager.

Un certain maire de village, qui pour ses malversations avait été cassé, disait au lieutenant du Val-de-Travers, mari de mon Isabelle : On dit que ce Rousseau a tant d’esprit : amenez-le-moi, que je voie si cela est vrai. Assurément, les mécontentements d’un homme qui prend un pareil ton doivent peu fâcher ceux qui les éprouvent.

Sur la façon dont on me traitait à Paris, à Genève, à Berne, à Neuchâtel même, je ne m’attendais pas à plus de ménagement de la part du pasteur du lieu. Je lui avais cependant été recommandé par madame Boy de la Tour, et il m’avait fait beaucoup d’accueil ; mais dans ce pays, où l’on flatte également tout le monde, les caresses ne signifient rien. Cependant, après ma réunion à l’Église réformée, vivant en pays réformé, je ne pouvais, sans manquer à mes engagements et à mon devoir de citoyen, négliger la profession du culte où j’étais entré : j’assistais donc au service divin. D’un autre côté, je craignais, en me présentant à la table sacrée, de m’exposer à l’affront d’un refus ; et il n’était nullement probable qu’après le vacarme fait à Genève par le conseil, et à Neuchâtel par la classe, il voulût m’administrer tranquillement la cène dans son église. Voyant donc approcher le temps de la communion, je pris le parti d’écrire à M. de Montmollin (c’était le nom du ministre), pour faire acte de bonne volonté, et lui déclarer que j’étais toujours uni de cœur à l’Église protestante ; je lui dis en même temps, pour éviter des chicanes sur des articles de foi, que je ne voulais aucune explication particulière sur le dogme. M’étant ainsi mis en règle de ce côté, je restai tranquille, ne doutant pas que M. de Montmollin ne refusât de m’admettre sans la discussion préliminaire, dont je ne voulais point, et qu’ainsi tout fût fini sans qu’il y eût de ma faute. Point du tout : au moment où je m’y attendais le moins, M. de Montmollin vint me déclarer, non-seulement qu’il m’admettait à la communion sous la clause que j’y avais mise, mais, de plus, que lui et ses anciens se faisaient un grand honneur de m’avoir dans son troupeau. Je n’eus de mes jours pareille surprise, ni plus consolante. Toujours vivre isolé sur la terre me paraissait un destin bien triste, surtout dans l’adversité. Au milieu de tant de proscriptions et de persécutions, je trouvais une douceur extrême à pouvoir me dire : Au moins je suis parmi mes frères ; et j’allai communier avec une émotion de cœur et des larmes d’attendrissement, qui étaient peut-être la préparation la plus agréable à Dieu qu’on y pût porter.

Quelque temps après, milord m’envoya une lettre de madame de Boufflers venue, du moins je le présumai, par la voie de d’Alembert, qui connaissait milord maréchal. Dans cette lettre, la première que cette dame m’eût écrite depuis mon départ de Montmorency, elle me tançait vivement de celle que j’avais écrite à M. de Montmollin, et surtout d’avoir communié. Je compris d’autant moins à qui elle en avait avec sa mercuriale, que, depuis mon voyage de Genève, je m’étais toujours déclaré hautement protestant, et que j’avais été très-publiquement à l’hôtel de Hollande, sans que personne au monde l’eût trouvé mauvais. Il me paraissait plaisant que madame la comtesse de Boufflers voulût se mêler de diriger ma conscience en fait de religion. Toutefois, comme je ne doutais pas que son intention (quoique je n’y comprisse rien) ne fût la meilleure du monde, je ne m’offensai point de cette singulière sortie, et je lui répondis sans colère, en lui disant mes raisons.

Cependant les injures imprimées allaient leur train, et leurs bénins auteurs reprochaient aux puissances de me traiter trop doucement. Ce concours d’aboiements, dont les moteurs continuaient d’agir sous le voile, avait quelque chose de sinistre et d’effrayant. Pour moi, je laissais dire sans m’émouvoir. On m’assura qu’il y avait une censure de la Sorbonne : je n’en crus rien. De quoi pouvait se mêler la Sorbonne dans cette affaire ? Voulait-elle assurer que je n’étais pas catholique ? Tout le monde le savait. Voulait-elle prouver que je n’étais pas bon calviniste ? Que lui importait ! C’était prendre un soin bien singulier ; c’était se faire les substituts de nos ministres. Avant que d’avoir vu cet écrit, je crus qu’on le faisait courir sous le nom de la Sorbonne, pour se moquer d’elle ; je le crus bien plus encore après l’avoir lu. Enfin, quand je ne pus plus douter de son authenticité, tout ce que je me réduisis à croire fut qu’il fallait mettre la Sorbonne aux Petites-Maisons.

Un autre écrit m’affecta davantage, parce qu’il venait d’un homme pour qui j’eus toujours de l’estime et dont j’admirais la constance en plaignant son aveuglement. Je parle du mandement de l’archevêque de Paris contre moi.

Je crus que je me devais d’y répondre. Je le pouvais sans m’avilir ; c’était un cas à peu près semblable à celui du roi de Pologne. Je n’ai jamais aimé les disputes brutales à la Voltaire. Je ne sais me battre qu’avec dignité, et je veux que celui qui m’attaque ne déshonore pas mes coups, pour que je daigne me défendre. Je ne doutais point que ce mandement ne fût de la façon des jésuites ; et quoiqu’ils fussent alors malheureux eux-mêmes, j’y reconnaissais toujours leur ancienne maxime, d’écraser les malheureux. Je pouvais donc aussi suivre mon ancienne maxime, d’honorer l’auteur titulaire et de foudroyer l’ouvrage, et c’est ce que je crois avoir fait avec assez de succès.

Je trouvai le séjour de Motiers fort agréable ; et, pour me déterminer à y finir mes jours, il ne me manquait qu’une subsistance assurée : mais on y vit assez chèrement, et j’avais vu renverser tous mes anciens projets par la dissolution de mon ménage, par l’établissement d’un nouveau, par la vente ou dissipation de tous mes meubles, et par les dépenses qu’il m’avait fallu faire depuis mon départ de Montmorency. Je voyais diminuer journellement le petit capital que j’avais devant moi. Deux ou trois ans suffisaient pour en consumer le reste, sans que je visse aucun moyen de le renouveler, à moins de recommencer à faire des livres, métier funeste auquel j’avais déjà renoncé.

Persuadé que tout changerait bientôt à mon égard, et que le public, revenu de sa frénésie, en ferait rougir les puissances, je ne cherchais qu’à prolonger mes ressources jusqu’à cet heureux changement, qui me laisserait plus en état de choisir parmi celles qui pourraient s’offrir. Pour cela, je repris mon Dictionnaire de musique, que dix ans de travail avaient déjà fort avancé, et auquel il ne manquait que la dernière main et d’être mis au net. Mes livres, qui m’avaient été envoyés depuis peu, me fournirent les moyens d’achever cet ouvrage : mes papiers, qui me furent envoyés en même temps, me mirent en état de commencer l’entreprise de mes Mémoires, dont je voulais uniquement m’occuper désormais. Je commençai par transcrire des lettres dans un recueil qui pût guider ma mémoire dans l’ordre des faits et des temps. J’avais déjà fait le triage de celles que je voulais conserver pour cet effet, et la suite depuis près de dix ans n’en était point interrompue. Cependant, en les arrangeant pour les transcrire, j’y trouvai une lacune qui me surprit. Cette lacune était de près de six mois, depuis octobre 1756 jusqu’au mois de mars suivant. Je me souvenais parfaitement d’avoir mis dans mon triage nombre de lettres de Diderot, de Deleyre, de madame d’Épinay, de madame de Chenonceaux, etc., qui remplissaient cette lacune et qui ne se trouvèrent plus. Qu’étaient-elles devenues ? Quelqu’un avait-il mis la main sur mes papiers, pendant quelques mois qu’ils étaient restés à l’hôtel de Luxembourg ? Cela n’était pas concevable, et j’avais vu M. le maréchal prendre la clef de la chambre où je les avais déposés. Comme plusieurs lettres de femmes et toutes celles de Diderot étaient sans dates, et que j’avais été forcé de remplir ces dates de mémoire et en tâtonnant, pour ranger ces lettres dans leur ordre, je crus d’abord avoir fait des erreurs de dates, et je passai en revue toutes les lettres qui n’en avaient point, ou auxquelles je les avais suppléées, pour voir si je n’y trouverais point celles qui devaient remplir ce vide. Cet essai ne réussit point ! Je vis que le vide était bien réel et que les lettres avaient bien certainement été enlevées. Par qui et pourquoi ? Voilà ce qui me passait. Ces lettres, antérieures à mes grandes querelles, et du temps de ma première ivresse de la Julie, ne pouvaient intéresser personne. C’étaient tout au plus quelques tracasseries de Diderot, quelques persiflages de Deleyre ; et des témoignages d’amitié de madame de Chenonceaux, et même de madame d’Épinay, avec laquelle j’étais alors le mieux du monde. À qui pouvaient importer ces lettres ? Qu’en voulait-on faire ? Ce n’est que sept ans après que j’ai soupçonné l’affreux objet de ce vol.

Ce déficit bien avéré me fit chercher parmi mes brouillons si j’en découvrirais quelque autre. J’en trouvai quelques-uns qui, vu mon défaut de mémoire, m’en firent supposer d’autres dans la multitude de mes papiers. Ceux que je remarquai furent le brouillon de la Morale sensitive, et celui de l’extrait des Aventures de milord Édouard. Ce dernier, je l’avoue, me donna des soupçons sur madame de Luxembourg. C’était la Roche, son valet de chambre, qui m’avait expédié ces papiers, et je n’imaginai qu’elle au monde qui pût prendre intérêt à ce chiffon ; mais quel intérêt pouvait-elle prendre à l’autre, et aux lettres enlevées, dont, même avec de mauvais desseins, on ne pouvait faire aucun usage qui pût me nuire, à moins de les falsifier ? Pour M. le maréchal, dont je connaissais la droiture invariable et la vérité de son amitié pour moi, je ne pus le soupçonner un moment. Je ne pus même arrêter ce soupçon sur madame la maréchale. Tout ce qui me vint de plus raisonnable à l’esprit, après m’être fatigué longtemps à chercher l’auteur de ce vol, fut de l’imputer à d’Alembert, qui, déjà faufilé chez madame de Luxembourg, avait pu trouver le moyen de fureter ces papiers et d’en enlever ce qu’il lui avait plu, tant en manuscrits qu’en lettres, soit pour chercher à me susciter quelque tracasserie, soit pour s’approprier ce qui lui pouvait convenir. Je supposai qu’abusé par le titre de la Morale sensitive, il avait cru trouver le plan d’un vrai traité de matérialisme, dont il aurait tiré contre moi le parti qu’on peut bien s’imaginer. Sûr qu’il serait bientôt détrompé par l’examen du brouillon et déterminé à quitter tout à fait la littérature, je m’inquiétai peu de ces larcins, qui n’étaient pas les premiers de la même main que j’avais endurés sans m’en plaindre. Bientôt je ne songeai pas plus à cette infidélité que si l’on ne m’en eût fait aucune, et je me mis à rassembler les matériaux qu’on m’avait laissés, pour travailler à mes Confessions.

J’avais longtemps cru qu’à Genève la compagnie des ministres, ou du moins les citoyens et bourgeois, réclameraient contre l’infraction de l’édit dans le décret porté contre moi. Tout resta tranquille, du moins à l’extérieur ; car il y avait un mécontentement général qui n’attendait qu’une occasion pour se manifester. Mes amis, ou soi-disant tels, m’écrivaient lettres sur lettres pour m’exhorter à venir me mettre à leur tête, m’assurant d’une réparation publique de la part du conseil. La crainte du désordre et des troubles que ma présence pouvait causer m’empêcha d’acquiescer à leurs instances ; et, fidèle au serment que j’avais fait autrefois de ne jamais tremper dans aucune dissension civile dans mon pays, j’aimai mieux laisser subsister l’offense et me bannir pour jamais de ma patrie que d’y rentrer par des moyens violents et dangereux. Il est vrai que je m’étais attendu, de la part de la bourgeoisie, à des représentations légales et paisibles contre une infraction qui l’intéressait extrêmement. Il n’y en eut point. Ceux qui la conduisaient cherchaient moins le vrai redressement des griefs que l’occasion de se rendre nécessaires. On cabalait, mais on gardait le silence, et on laissait clabauder les caillettes et les cafards, ou soi-disant tels, que le conseil mettait en avant pour me rendre odieux à la populace et faire attribuer son incartade au zèle de la religion.

Après avoir attendu vainement plus d’un an que quelqu’un réclamât contre une procédure illégale, je pris enfin mon parti ; et me voyant abandonné de mes concitoyens, je me déterminai à renoncer à mon ingrate patrie, où je n’avais jamais vécu, dont je n’avais reçu ni bien ni service, et dont, pour prix de l’honneur que j’avais tâché de lui rendre, je me voyais si indignement traité d’un consentement unanime, puisque ceux qui devaient parler n’avaient rien dit. J’écrivis donc au premier syndic de cette année-là, qui, je crois, était M. Favre, une lettre par laquelle j’abdiquais solennellement mon droit de bourgeoisie, et dans laquelle, au reste, j’observai la décence et la modération que j’ai toujours mises aux actes de fierté que la cruauté de mes ennemis m’a souvent arrachés dans mes malheurs.

Cette démarche ouvrit enfin les yeux aux citoyens : sentant qu’ils avaient eu tort pour leur propre intérêt d’abandonner ma défense, ils la prirent quand il n’était plus temps. Ils avaient d’autres griefs qu’ils joignirent à celui-là, et ils en firent la matière de plusieurs représentations très-bien raisonnées, qu’ils étendirent et renforcèrent, à mesure que les durs et rebutants refus du conseil, qui se sentait soutenu par le ministère de France, leur firent mieux sentir le projet formé de les asservir. Ces altercations produisirent diverses brochures qui ne décidaient rien, jusqu’à ce que parurent tout d’un coup les Lettres écrites de la campagne, ouvrage écrit en faveur du conseil, avec un art infini, et par lequel le parti représentant, réduit au silence, fut pour un temps écrasé. Cette pièce, monument durable des rares talents de son auteur, était du procureur général Tronchin, homme d’esprit, homme éclairé, très-versé dans les lois et le gouvernement de la république. Siluit terra.

Les représentants, revenus de leur premier abattement, entreprirent une réponse et s’en tirèrent passablement avec le temps. Mais tous jetèrent les yeux sur moi, comme le seul qui pût entrer en lice contre un tel adversaire, avec espoir de le terrasser. J’avoue que je pensai de même ; et poussé par mes concitoyens, qui me faisaient un devoir de les aider de ma plume dans un embarras dont j’avais été l’occasion, j’entrepris la réfutation des Lettres écrites de la campagne, et j’en parodiai le titre par celui de Lettres écrites de la montagne, que je mis aux miennes. Je fis et j’exécutai cette entreprise si secrètement que, dans un rendez-vous que j’eus à Thonon avec les chefs des représentants, pour parler de leurs affaires, et où ils me montrèrent l’esquisse de leur réponse, je ne leur dis pas un mot de la mienne qui était déjà faite, craignant qu’il ne survînt quelque obstacle à l’impression s’il en parvenait le moindre vent, soit aux magistrats, soit à mes ennemis particuliers. Je n’évitai pourtant pas que cet ouvrage ne fût connu en France avant la publication ; mais on aima mieux le laisser paraître que de me faire trop comprendre comment on avait découvert mon secret. Je dirai là-dessus ce que j’ai su, qui se borne à très-peu de chose ; je me tairai sur ce que j’ai conjecturé.

J’avais à Motiers presque autant de visites que j’en avais à l’Ermitage et à Montmorency ; mais elles étaient la plupart d’une espèce fort différente. Ceux qui m’étaient venus voir jusqu’alors étaient des gens qui, ayant avec moi des rapports de talents, de goûts, de maximes, les alléguaient pour cause de leurs visites et me mettaient d’abord sur des matières dont je pouvais m’entretenir avec eux. À Motiers ce n’était plus cela, surtout du côté de France. C’étaient des officiers ou d’autres gens qui n’avaient aucun goût pour la littérature ; qui même, pour la plupart, n’avaient jamais lu mes écrits, et qui ne laissaient pas, à ce qu’ils disaient, d’avoir fait trente, quarante, soixante, cent lieues pour me venir voir et admirer l’homme illustre, célèbre, très célèbre, le grand homme, etc. Car dès lors on n’a cessé de me jeter grossièrement à la face les plus impudentes flagorneries, dont l’estime de ceux qui m’abordaient m’avait garanti jusqu’alors. Comme la plupart de ces survenants ne daignaient ni se nommer ni me dire leur état, que leurs connaissances et les miennes ne tombaient pas sur les mêmes objets, et qu’ils n’avaient ni lu ni parcouru mes ouvrages, je ne savais de quoi leur parler : j’attendais qu’ils parlassent eux-mêmes, puisque c’était à eux à savoir et à me dire pourquoi ils me venaient voir. On sent que cela ne faisait pas pour moi des conversations bien intéressantes, quoiqu’elles pussent l’être pour eux, selon ce qu’ils voulaient savoir : car, comme j’étais sans défiance, je m’exprimais sans réserve sur toutes les questions qu’ils jugeaient à propos de me faire ; et ils s’en retournaient, pour l’ordinaire, aussi savants que moi sur tous les détails de ma situation.

J’eus, par exemple, de cette façon M. de Feins, écuyer de la reine et capitaine de cavalerie dans le régiment de la Reine, lequel eut la constance de passer plusieurs jours à Motiers, et même de me suivre pédestrement jusqu’à la Ferrière, menant son cheval par la bride, sans avoir avec moi d’autre point de réunion, sinon que nous connaissions tous deux mademoiselle Fel, et que nous jouions l’un et l’autre au bilboquet. J’eus, avant et après M. de Feins, une autre visite bien plus extraordinaire. Deux hommes arrivent à pied, conduisant chacun un mulet chargé de son petit bagage, logent à l’auberge, pansent leurs mulets eux-mêmes, et demandent à me venir voir. À l’équipage de ces muletiers on les prit pour des contrebandiers ; et la nouvelle courut aussitôt que des contrebandiers venaient me rendre visite. Leur seule façon de m’aborder m’apprit que c’étaient des gens d’une autre étoffe ; mais sans être des contrebandiers ce pouvait être des aventuriers, et ce doute me tint quelque temps en garde. Ils ne tardèrent pas à me tranquilliser. L’un était M. de Montauban, appelé le comte de la Tour du Pin, gentilhomme du Dauphiné ; l’autre était M. Dastier, de Carpentras, ancien militaire, qui avait mis sa croix de Saint-Louis dans sa poche, ne pouvant pas l’étaler. Ces messieurs, tous deux très aimables, avaient tous deux beaucoup d’esprit ; leur conversation était agréable et intéressante ; leur manière de voyager, si bien dans mon goût et si peu dans celui des gentilshommes français, me donna pour eux une sorte d’attachement que leur commerce ne pouvait qu’affermir. Cette connaissance même ne finit pas là, puisqu’elle dure encore, et qu’ils me sont revenus voir diverses fois, non plus à pied cependant, cela était bon pour le début ; mais plus j’ai vu ces messieurs, moins j’ai trouvé de rapports entre leurs goûts et les miens, moins j’ai senti que leurs maximes fussent les miennes, que mes écrits leur fussent familiers, qu’il y eût aucune véritable sympathie entre eux et moi. Que me voulaient-ils donc ? Pourquoi me venir voir dans cet équipage ? Pourquoi rester plusieurs jours ? Pourquoi revenir plusieurs fois ? Pourquoi désirer si fort de m’avoir pour hôte ? Je ne m’avisai pas alors de me faire ces questions. Je me les suis faites quelquefois depuis ce temps-là.

Touché de leurs avances, mon cœur se livrait sans raisonner, surtout à M. Dastier, dont l’air plus ouvert me plaisait davantage. Je demeurai même en correspondance avec lui ; et quand je voulus faire imprimer les Lettres de la montagne, je songeai à m’adresser à lui pour donner le change à ceux qui attendaient mon paquet sur la route de Hollande. Il m’avait parlé beaucoup, et peut-être à dessein, de la liberté de la presse à Avignon ; il m’avait offert ses soins, si j’avais quelque chose à y faire imprimer. Je me prévalus de cette offre, et je lui adressai successivement, par la poste, mes premiers cahiers. Après les avoir gardés assez longtemps, il me les renvoya, en me marquant qu’aucun libraire n’avait osé s’en charger ; et je fus contraint de revenir à Rey, prenant soin de n’envoyer mes cahiers que l’un après l’autre, et de ne lâcher les suivants qu’après avoir eu avis de la réception des premiers. Avant la publication de l’ouvrage, je sus qu’il avait été vu dans les bureaux des ministres ; et d’Escherny, de Neuchâtel, me parla d’un livre de l’Homme de la montagne, que d’Holbach lui avait dit être de moi. Je l’assurai, comme il était vrai, n’avoir jamais fait de livre qui eût ce titre. Quand les lettres parurent il était furieux, et m’accusa de mensonge, quoique je ne lui eusse dit que la vérité. Voilà comment j’eus l’assurance que mon manuscrit était connu. Sûr de la fidélité de Rey, je fus forcé de porter ailleurs mes conjectures ; et celle à laquelle j’aimai le mieux m’arrêter fut que mes paquets avaient été ouverts à la poste.

Une autre connaissance à peu près du même temps, mais que je fis d’abord seulement par lettres, fut celle d’un M. Laliaud, de Nîmes, lequel m’écrivit de Paris, pour me prier de lui envoyer mon profil à la silhouette, dont il avait, disait-il, besoin pour mon buste en marbre, qu’il faisait faire par le Moine, pour le placer dans sa bibliothèque. Si c’était une cajolerie inventée pour m’apprivoiser, elle réussit pleinement. Je jugeai qu’un homme qui voulait avoir mon buste en marbre dans sa bibliothèque était plein de mes ouvrages, par conséquent de mes principes, et qu’il m’aimait, parce que son âme était au ton de la mienne. Il était difficile que cette idée ne me séduisît pas. J’ai vu M. Laliaud dans la suite. Je l’ai trouvé très-zélé pour me rendre beaucoup de petits services, pour s’entremêler beaucoup dans mes petites affaires. Mais, au reste, je doute qu’aucun de mes écrits ait été du petit nombre des livres qu’il a lus en sa vie. J’ignore s’il a une bibliothèque, et si c’est un meuble à son usage ; et quant au buste, il s’est borné à une mauvaise esquisse en terre, faite par le Moine, sur laquelle il a fait graver un portrait hideux, qui ne laisse pas de courir sous mon nom, comme s’il avait avec moi quelque ressemblance.

Le seul Français qui parut me venir voir par goût pour mes sentiments et pour mes ouvrages fut un jeune officier du régiment de Limousin, appelé M. Séguier de Saint-Brisson, qu’on a vu et qu’on voit peut-être encore briller à Paris et dans le monde, par des talents assez aimables, et par des prétentions au bel esprit. Il m’était venu voir à Montmorency l’hiver qui précéda ma catastrophe. Je lui trouvai une vivacité de sentiment qui me plut. Il m’écrivit dans la suite à Motiers ; et soit qu’il voulût me cajoler, ou que réellement la tête lui tournât de l’Émile, il m’apprit qu’il quittait le service pour vivre indépendant, et qu’il apprenait le métier de menuisier. Il avait un frère aîné, capitaine dans le même régiment, pour lequel était toute la prédilection de la mère, qui, dévote outrée, et dirigée par je ne sais quel abbé tartufe, en usait très-mal avec le cadet, qu’elle accusait d’irréligion, et même du crime irrémissible d’avoir des liaisons avec moi. Voilà les griefs sur lesquels il voulut rompre avec sa mère, et prendre le parti dont je viens de parler ; le tout, pour faire le petit Émile.

Alarmé de cette pétulance, je me hâtai de lui écrire pour le faire changer de résolution, et je mis à mes exhortations toute la force dont j’étais capable : elles furent écoutées. Il rentra dans son devoir vis-à-vis de sa mère, et il retira des mains de son colonel sa démission qu’il lui avait donnée, et dont celui-ci avait eu la prudence de ne faire aucun usage, pour lui laisser le temps d’y mieux réfléchir. Saint-Brisson, revenu de ses folies, en fit une un peu moins choquante, mais qui n’était guère plus de mon goût : ce fut de se faire auteur. Il donna coup sur coup deux ou trois brochures qui n’annonçaient pas un homme sans talents, mais sur lesquelles je n’aurai pas à me reprocher de lui avoir donné des éloges bien encourageants pour poursuivre cette carrière.

Quelque temps après il me vint voir, et nous fîmes ensemble le pèlerinage de l’île de Saint-Pierre. Je le trouvai dans ce voyage différent de ce que je l’avais vu à Montmorency. Il avait je ne sais quoi d’affecté, qui d’abord ne me choqua pas beaucoup, mais qui m’est revenu souvent en mémoire depuis ce temps-là. Il me vint voir encore une fois à l’hôtel de Saint-Simon, à mon passage à Paris pour aller en Angleterre. J’appris là (ce qu’il ne m’avait pas dit) qu’il vivait dans les grandes sociétés, et qu’il voyait assez souvent madame de Luxembourg. Il ne me donna aucun signe de vie à Trye, et ne me fit rien dire par sa parente mademoiselle Séguier, qui était ma voisine, et qui ne m’a jamais paru bien favorablement disposée pour moi. En un mot, l’engouement de M. de Saint-Brisson finit tout d’un coup, comme la liaison de M. de Feins : mais celui-ci ne me devait rien, et l’autre me devait quelque chose ; à moins que les sottises que je l’avais empêché de faire n’eussent été qu’un jeu de sa part : ce qui dans le fond pourrait très-bien être.

J’eus aussi des visites de Genève tant et plus. Les Deluc père et fils me choisirent successivement pour leur garde-malade : le père tomba malade en route ; le fils l’était en partant de Genève ; tous deux vinrent se rétablir chez moi. Des ministres, des parents, des cagots, des quidams de toute espèce venaient de Genève et de Suisse, non pas comme ceux de France, pour m’admirer et me persifler, mais pour me tancer et catéchiser. Le seul qui me fit plaisir fut Moultou, qui vint passer trois ou quatre jours avec moi, et que j’y aurais bien voulu retenir davantage. Le plus constant de tous, celui qui s’opiniâtra le plus, et qui me subjugua à force d’importunités, fut un M. d’Ivernois, commerçant de Genève, Français réfugié, et parent du procureur général de Neuchâtel. Ce M. d’Ivernois de Genève passait à Motiers deux fois l’an, tout exprès pour m’y venir voir, restait chez moi du matin au soir plusieurs jours de suite, se mettait de mes promenades, m’apportait mille sortes de petits cadeaux, s’insinuait malgré moi dans ma confidence, se mêlait de toutes mes affaires, sans qu’il y eût entre lui et moi aucune communion d’idées, ni d’inclinations, ni de sentiments, ni de connaissances. Je doute qu’il ait lu dans toute sa vie un livre entier d’aucune espèce, et qu’il sache même de quoi traitent les miens. Quand je commençai d’herboriser, il me suivit dans mes courses de botanique, sans goût pour cet amusement, sans avoir rien à me dire, ni moi à lui. Il eut même le courage de passer avec moi trois jours entiers tête à tête dans un cabaret à Goumoins, d’où j’avais cru le chasser à force de l’ennuyer et de lui faire sentir combien il m’ennuyait ; et tout cela sans qu’il m’ait été possible jamais de rebuter son incroyable constance, ni d’en pénétrer le motif.

Parmi toutes ces liaisons, que je ne fis et n’entretins que par force, je ne dois pas omettre la seule qui m’ait été agréable, et à laquelle j’aie mis un véritable intérêt de cœur : c’est celle d’un jeune Hongrois qui vint se fixer à Neuchâtel, et de là à Motiers, quelques mois après que j’y fus établi moi-même. On l’appelait dans le pays le baron de Sauttern, nom sous lequel il avait été recommandé de Zurich. Il était grand et bien fait, d’une figure agréable, d’une société liante et douce. Il dit à tout le monde, et me fit entendre à moi-même, qu’il n’était venu à Neuchâtel qu’à cause de moi, et pour former sa jeunesse à la vertu par mon commerce. Sa physionomie, son ton, ses manières me parurent d’accord avec ses discours ; et j’aurais cru manquer à l’un des plus grands devoirs en éconduisant un jeune homme en qui je ne voyais rien que d’aimable, et qui me recherchait par un si respectable motif. Mon cœur ne sait point se livrer à demi. Bientôt il eut toute mon amitié, toute ma confiance ; nous devînmes inséparables. Il était de toutes mes courses pédestres, il y prenait goût. Je le menai chez milord maréchal, qui lui fit mille caresses. Comme il ne pouvait encore s’exprimer en français, il ne me parlait et ne m’écrivait qu’en latin : je lui répondais en français, et ce mélange des deux langues ne rendait nos entretiens ni moins coulants, ni moins vifs à tous égards. Il me parla de sa famille, de ses affaires, de ses aventures, de la cour de Vienne, dont il paraissait bien connaître les détails domestiques. Enfin, pendant près de deux ans que nous passâmes dans la plus grande intimité, je ne lui trouvai qu’une douceur de caractère à toute épreuve, des mœurs non-seulement honnêtes, mais élégantes, une grande propreté sur sa personne, une décence extrême dans tous ses discours ; enfin toutes les marques d’un homme bien né, qui me le rendirent trop estimable pour ne pas me le rendre cher.

Dans le fort de mes liaisons avec lui, d’Ivernois de Genève m’écrivit que je prisse garde au jeune Hongrois qui était venu s’établir auprès de moi ; qu’on l’avait assuré que c’était un espion que le ministère de France avait auprès de moi. Cet avis pouvait paraître d’autant plus inquiétant, que dans le pays où j’étais tout le monde m’avertissait de me tenir sur mes gardes, qu’on me guettait, et qu’on cherchait à m’attirer sur le territoire de France, pour m’y faire un mauvais parti.

Pour fermer la bouche une fois pour toutes à ces ineptes donneurs d’avis, je proposai à Sauttern, sans le prévenir de rien, une promenade pédestre à Pontarlier ; il y consentit. Quand nous fûmes arrivés à Pontarlier, je lui donnai à lire la lettre de d’Ivernois ; et puis, l’embrassant avec ardeur, je lui dis : « Sauttern n’a pas besoin que je lui prouve ma confiance, mais le public a besoin que je lui prouve que je la sais bien placer. » Cet embrassement fut bien doux ; ce fut un de ces plaisirs de l’âme que les persécuteurs ne sauraient connaître, ni ôter aux opprimés.

Je ne croirai jamais que Sauttern fût un espion, ni qu’il m’ait trahi ; mais il m’a trompé. Quand j’épanchais avec lui mon cœur sans réserve, il eut le courage de me fermer constamment le sien, et de m’abuser par des mensonges. Il me controuva je ne sais quelle histoire, qui me fit juger que sa présence était nécessaire dans son pays. Je l’exhortai de partir au plus vite : il partit ; et quand je le croyais déjà en Hongrie, j’appris qu’il était à Strasbourg. Ce n’était pas la première fois qu’il y avait été. Il y avait jeté du désordre dans un ménage : le mari, sachant que je le voyais, m’avait écrit. Je n’avais omis aucun soin pour ramener la jeune femme à la vertu et Sauttern à son devoir. Quand je les croyais parfaitement détachés l’un de l’autre, ils s’étaient rapprochés, et le mari même eut la complaisance de reprendre le jeune homme dans sa maison ; dès lors je n’eus plus rien à dire. J’appris que le prétendu baron m’en avait imposé par un tas de mensonges. Il ne s’appelait point Sauttern, il s’appelait Sauttersheim. À l’égard du titre de baron, qu’on lui donnait en Suisse, je ne pouvais le lui reprocher, parce qu’il ne l’avait jamais pris ; mais je ne doute pas qu’il ne fût bien gentilhomme ; et milord maréchal, qui se connaissait en hommes, et qui avait été dans son pays, l’a toujours regardé et traité comme tel.

Sitôt qu’il fut parti, la servante de l’auberge où il mangeait à Motiers se déclara grosse de son fait. C’était une si vilaine salope, et Sauttern, généralement estimé et considéré dans tout le pays par sa conduite et ses mœurs honnêtes, se piquait si fort de propreté, que cette imprudence choqua tout le monde. Les plus aimables personnes du pays, qui lui avaient inutilement prodigué leurs agaceries, étaient furieuses : j’étais outré d’indignation. Je fis tous mes efforts pour faire arrêter cette effrontée, offrant de payer tous les frais et de cautionner Sauttersheim. Je lui écrivis, dans la forte persuasion, non-seulement que cette grossesse n’était pas de son fait, mais qu’elle était feinte, et que tout cela n’était qu’un jeu joué par ses ennemis et les miens. Je voulais qu’il revînt dans le pays, pour confondre cette coquine et ceux qui la faisaient parler. Je fus surpris de la mollesse de sa réponse. Il écrivit au pasteur dont la salope était paroissienne, et fit en sorte d’assoupir l’affaire : ce que voyant, je cessai de m’en mêler, fort étonné qu’un homme aussi crapuleux eût pu être assez maître de lui-même pour m’en imposer par sa réserve dans la plus intime familiarité.

De Strasbourg, Sauttersheim fut à Paris chercher fortune, et n’y trouva que de la misère. Il m’écrivit en disant son Peccavi. Mes entrailles s’émurent au souvenir de notre ancienne amitié ; je lui envoyai quelque argent. L’année suivante, à mon passage à Paris, je le revis à peu près dans le même état, mais grand ami de M. Laliaud, sans que j’aie pu savoir d’où lui venait cette connaissance, et si elle était ancienne ou nouvelle. Deux ans après, Sauttersheim retourna à Strasbourg, d’où il m’écrivit, et où il est mort. Voilà l’histoire abrégée de nos liaisons, et ce que je sais de ses aventures : mais en déplorant le sort de ce malheureux jeune homme, je ne cesserai jamais de croire qu’il était bien né, et que tout le désordre de sa conduite fut l’effet des situations où il s’est trouvé.

Telles furent les acquisitions que je fis à Motiers, en fait de liaisons et de connaissances. Qu’il en aurait fallu de pareilles pour compenser les cruelles pertes que je fis dans le même temps !

La première fut celle de M. de Luxembourg, qui, après avoir été tourmenté longtemps par les médecins, fut enfin leur victime, traité de la goutte, qu’ils ne voulurent point reconnaître, comme d’un mal qu’ils pouvaient guérir.

Si l’on doit s’en rapporter là-dessus à la relation que m’en écrivit la Roche, l’homme de confiance de madame la maréchale, c’est bien par cet exemple, aussi cruel que mémorable, qu’il faut déplorer les misères de la grandeur.

La perte de ce bon seigneur me fut d’autant plus sensible, que c’était le seul ami vrai que j’eusse en France ; et la douceur de son caractère était telle, qu’elle m’avait fait oublier tout à fait son rang, pour m’attacher à lui comme à mon égal. Nos liaisons ne cessèrent point par ma retraite, et il continua de m’écrire comme auparavant. Je crus pourtant remarquer que l’absence ou mon malheur avait attiédi son affection. Il est bien difficile qu’un courtisan garde le même attachement pour quelqu’un qu’il sait être dans la disgrâce des puissances. J’ai jugé d’ailleurs que le grand ascendant qu’avait sur lui madame de Luxembourg ne m’avait pas été favorable, et qu’elle avait profité de mon éloignement pour me nuire dans son esprit. Pour elle, malgré quelques démonstrations affectées et toujours plus rares, elle cacha moins de jour en jour son changement à mon égard. Elle m’écrivit quatre ou cinq fois en Suisse, de temps à autre, après quoi elle ne m’écrivit plus du tout ; et il fallait toute la prévention, toute la confiance, tout l’aveuglement où j’étais encore, pour ne pas voir en elle plus que du refroidissement envers moi.

Le libraire Guy, associé de Duchesne, qui depuis moi fréquentait beaucoup l’hôtel de Luxembourg, m’écrivit que j’étais sur le testament de M. le maréchal. Il n’y avait rien là que de très-naturel et de très-croyable ; ainsi je n’en doutai pas. Cela me fit délibérer en moi même comment je me comporterais sur le legs. Tout bien pesé, je résolus de l’accepter, quel qu’il pût être, et de rendre cet honneur à un honnête homme qui, dans un rang où l’amitié ne pénètre guère, en avait eu une véritable pour moi. J’ai été dispensé de ce devoir, n’ayant plus entendu parler de ce legs vrai ou faux ; et en vérité j’aurais été peiné de blesser une des grandes maximes de ma morale, en profitant de quelque chose à la mort de quelqu’un qui m’avait été cher. Durant la dernière maladie de notre ami Mussard, Lenieps me proposa de profiter de la sensibilité qu’il marquait à nos soins, pour lui insinuer quelques dispositions en notre faveur. « Ah ! cher Lenieps, lui dis-je, ne souillons pas par des idées d’intérêt les tristes mais sacrés devoirs que nous rendons à notre ami mourant. J’espère n’être jamais dans le testament de personne, et jamais du moins dans celui d’aucun de mes amis. » Ce fut à peu près dans ce même temps-ci que milord maréchal me parla du sien, de ce qu’il avait dessein d’y faire pour moi, et que je lui fis la réponse dont j’ai parlé dans ma première partie.

Ma seconde perte, plus sensible encore et bien plus irréparable, fut celle de la meilleure des femmes et des mères, qui, déjà chargée d’ans et surchargée d’infirmités et de misères, quitta cette vallée de larmes pour passer dans le séjour des bons, où l’aimable souvenir du bien que l’on a fait ici-bas en fait l’éternelle récompense. Allez, âme douce et bienfaisante, auprès des Fénelon, des Bernex, des Catinat, et de ceux qui, dans un état plus humble, ont ouvert, comme eux, leurs cœurs à la charité véritable ; allez goûter le fruit de la vôtre, et préparer à votre élève la place qu’il espère un jour occuper près de vous ! Heureuse, dans vos infortunes, que le ciel en les terminant vous ait épargné le cruel spectacle des siennes ! Craignant de contrister son cœur par le récit de mes premiers désastres, je ne lui avais point écrit depuis mon arrivée en Suisse ; mais j’écrivis à M. de Conzié pour m’informer d’elle, et ce fut lui qui m’apprit qu’elle avait cessé de soulager ceux qui souffraient et de souffrir elle-même. Bientôt je cesserai de souffrir aussi ; mais si je croyais ne la pas revoir dans l’autre vie, ma faible imagination se refuserait à l’idée du bonheur parfait que je m’y promets.

Ma troisième perte et la dernière, car depuis lors il ne m’est plus resté d’amis à perdre, fut celle de milord maréchal. Il ne mourut pas ; mais, las de servir des ingrats, il quitta Neuchâtel, et depuis lors je ne l’ai pas revu. Il vit, et me survivra, je l’espère : il vit, et, grâce à lui, tous mes attachements ne sont pas rompus sur la terre : il y reste encore un homme digne de mon amitié ; car son vrai prix est encore plus dans celle qu’on sent que dans celle qu’on inspire : mais j’ai perdu les douceurs que la sienne me prodiguait, et je ne peux plus le mettre qu’au rang de ceux que j’aime encore, mais avec qui je n’ai plus de liaison. Il allait en Angleterre recevoir sa grâce du roi, et racheter ses biens jadis confisqués. Nous ne nous séparâmes point sans des projets de réunion, qui paraissaient presque aussi doux pour lui que pour moi. Il voulait se fixer à son château de Keith-Hall, près d’Aberdeen, et je devais m’y rendre auprès de lui ; mais ce projet me flattait trop pour que j’en pusse espérer le succès. Il ne resta point en Écosse. Les tendres sollicitations du roi de Prusse le rappelèrent à Berlin, et l’on verra bientôt comment je fus empêché de l’y aller joindre.

Avant son départ, prévoyant l’orage que l’on commençait à susciter contre moi, il m’envoya de son propre mouvement des lettres de naturalité, qui semblaient être une précaution très-sûre pour qu’on ne pût pas me chasser du pays. La communauté de Couvet dans le Val-de-Travers imita l’exemple du gouverneur, et me donna des lettres de communier gratuites, comme les premières. Ainsi, devenu de tout point citoyen du pays, j’étais à l’abri de toute expulsion légale, même de la part du prince : mais ce n’a jamais été par des voies légitimes qu’on a pu persécuter celui de tous les hommes qui a toujours le plus respecté les lois.

Je ne crois pas devoir compter au nombre des pertes que je fis en ce même temps celle de l’abbé de Mably. Ayant demeuré chez son frère, j’avais eu quelques liaisons avec lui, mais jamais bien intimes ; et j’ai quelque lieu de croire que ses sentiments à mon égard avaient changé de nature depuis que j’avais acquis plus de célébrité que lui. Mais ce fut à la publication des Lettres de la montagne que j’eus le premier signe de sa mauvaise volonté pour moi. On fit courir dans Genève une lettre à madame Saladin, qui lui était attribuée, et dans laquelle il parlait de cet ouvrage comme des clameurs séditieuses d’un démagogue effréné. L’estime que j’avais pour l’abbé de Mably et le cas que je faisais de ses lumières ne me permirent pas un instant de croire que cette extravagante lettre fût de lui. Je pris là-dessus le parti que m’inspira la franchise. Je lui envoyai une copie de la lettre, en l’avertissant qu’on la lui attribuait. Il ne me fit aucune réponse. Ce silence m’étonna ; mais qu’on juge de ma surprise quand madame de Chenonceaux me manda que la lettre était réellement de l’abbé, et que la mienne l’avait fort embarrassé ! Car enfin, quand il aurait eu raison, comment pouvait-il excuser une démarche éclatante et publique, faite de gaieté de cœur, sans obligation, sans nécessité, à l’unique fin d’accabler au plus fort de ses malheurs un homme auquel il avait toujours marqué de la bienveillance, et qui n’avait jamais démérité de lui ? Quelque temps après parurent les Dialogues de Phocion, où je ne vis qu’une compilation de mes écrits, faite sans retenue et sans honte. Je sentis, à la lecture de ce livre, que l’auteur avait pris son parti à mon égard, et que je n’aurais point désormais de pire ennemi. Je crois qu’il ne m’a pardonné ni le Contrat social, trop au-dessus de ses forces, ni la Paix perpétuelle, et qu’il n’avait paru désirer que je fisse un extrait de l’abbé de Saint-Pierre qu’en supposant que je ne m’en tirerais pas si bien.

Plus j’avance dans mes récits, moins j’y puis mettre d’ordre et de suite. L’agitation du reste de ma vie n’a pas laissé aux événements le temps de s’arranger dans ma tête. Ils ont été trop nombreux, trop mêlés, trop désagréables, pour pouvoir être narrés sans confusion. La seule impression forte qu’ils m’ont laissée est celle de l’horrible mystère qui couvre leur cause, et de l’état déplorable où ils m’ont réduit. Mon récit ne peut plus marcher qu’à l’aventure, et selon que les idées me reviendront dans l’esprit. Je me rappelle que dans le temps dont je parle, tout occupé de mes Confessions, j’en parlais très-imprudemment à tout le monde, n’imaginant pas même que personne eût intérêt, ni volonté, ni pouvoir, de mettre obstacle à cette entreprise ; et quand je l’aurais cru, je n’en aurais guère été plus discret, par l’impossibilité totale où je suis par mon naturel de tenir caché rien de ce que je sens et de ce que je pense. Cette entreprise connue fut, autant que j’en puis juger, la véritable cause de l’orage qu’on excita pour m’expulser de la Suisse, et me livrer entre des mains qui m’empêchassent de l’exécuter.

J’en avais une autre qui n’était guère vue de meilleur œil par ceux qui craignaient la première : c’était celle d’une édition générale de mes écrits. Cette édition me paraissait nécessaire pour constater ceux des livres portant mon nom qui étaient véritablement de moi, et mettre le public en état de les distinguer de ces écrits pseudonymes que mes ennemis me prêtaient pour me discréditer et m’avilir. Outre cela, cette édition était un moyen simple et honnête de m’assurer du pain : et c’était le seul, puisque, ayant renoncé à faire des livres, mes Mémoires ne pouvant paraître de mon vivant, ne gagnant pas un sou d’aucune autre manière, et dépensant toujours, je voyais la fin de mes ressources dans celle du produit de mes derniers écrits. Cette raison m’avait pressé de donner mon Dictionnaire de musique, encore informe. Il m’avait valu cent louis comptants et cent écus de rente viagère ; mais encore devait-on voir bientôt la fin de cent louis, quand on en dépensait annuellement plus de soixante ; et cent écus de rente étaient comme rien pour un homme sur qui les quidams et les gueux venaient incessamment fondre comme des étourneaux.

Il se présenta une compagnie de négociants de Neuchâtel pour l’entreprise de mon édition générale, et un imprimeur ou libraire de Lyon, appelé Reguillat, vint je ne sais comment se fourrer parmi eux pour la diriger. L’accord se fit sur un pied raisonnable et suffisant pour bien remplir mon objet. J’avais, tant en ouvrages imprimés qu’en pièces encore manuscrites, de quoi fournir six volumes in-quarto ; je m’engageai de plus à veiller sur l’édition, au moyen de quoi ils devaient me faire une pension viagère de seize cents livres de France, et un présent de mille écus une fois payés.

Le traité était conclu, non encore signé, quand les Lettres écrites de la montagne parurent. La terrible explosion qui se fit contre cet infernal ouvrage et contre son abominable auteur épouvanta la compagnie, et l’entreprise s’évanouit. Je comparerais l’effet de ce dernier ouvrage à celui de la Lettre sur la musique française, si cette lettre, en m’attirant la haine et m’exposant au péril, ne m’eût laissé du moins la considération et l’estime. Mais après ce dernier ouvrage on parut s’étonner à Genève et à Versailles qu’on laissât respirer un monstre tel que moi. Le petit conseil, excité par le résident de France, et dirigé par le procureur général, donna une déclaration sur mon ouvrage, par laquelle, avec les qualifications les plus atroces, il le déclare indigne d’être brûlé par le bourreau, et ajoute, avec une adresse qui tient du burlesque, qu’on ne peut, sans se déshonorer, y répondre, ni même en faire aucune mention. Je voudrais pouvoir transcrire ici cette curieuse pièce ; mais malheureusement je ne l’ai pas, et ne m’en souviens pas d’un seul mot. Je désire ardemment que quelqu’un de mes lecteurs, animé du zèle de la vérité et de l’équité, veuille relire en entier les Lettres écrites de la montagne ; il sentira, j’ose le dire, la stoïque modération qui règne dans cet ouvrage, après les sensibles et cruels outrages dont on venait à l’envi d’accabler l’auteur. Mais ne pouvant répondre aux injures parce qu’il n’y en avait point, ni aux raisons parce qu’elles étaient sans réponse, ils prirent le parti de paraître trop courroucés pour vouloir répondre ; et il est vrai que s’ils prenaient les arguments invincibles pour des injures, ils devaient se tenir fort injuriés.

Les représentants, loin de faire aucune plainte sur cette odieuse déclaration, suivirent la route qu’elle leur traçait ; et, au lieu de faire trophée des Lettres de la montagne, qu’ils voilèrent pour s’en faire un bouclier, ils eurent la lâcheté de ne rendre ni honneur ni justice à cet écrit fait pour leur défense et à leur sollicitation, ni le citer, ni le nommer, quoiqu’ils en tirassent tacitement tous leurs arguments, et que l’exactitude avec laquelle ils ont suivi le conseil par lequel finit cet ouvrage ait été la seule cause de leur salut et de leur victoire. Ils m’avaient imposé ce devoir ; je l’avais rempli, j’avais jusqu’au bout servi la patrie et leur cause. Je les priai d’abandonner la mienne, et de ne songer qu’à eux dans leurs démêlés. Ils me prirent au mot, et je ne me suis plus mêlé de leurs affaires que pour les exhorter sans cesse à la paix, ne doutant pas que, s’ils s’obstinaient, ils ne fussent écrasés par la France. Cela n’est pas arrivé ; j’en comprends la raison, mais ce n’est pas ici le lieu de la dire.

L’effet des Lettres de la montagne, à Neuchâtel, fut d’abord très-paisible. J’en envoyai un exemplaire à M. de Montmollin ; il le reçut bien, et le lut sans objection. Il était malade, aussi bien que moi ; il me vint voir amicalement quand il fut rétabli, et ne me parla de rien. Cependant la rumeur commençait ; on brûla le livre je ne sais où. De Genève, de Berne, et de Versailles peut-être, le foyer de l’effervescence passa bientôt à Neuchâtel, et surtout au Val-de-Travers, où, avant même que la classe eût fait aucun mouvement apparent, on avait commencé d’ameuter le peuple par des pratiques souterraines. Je devais, j’ose le dire, être aimé du peuple dans ce pays-là, comme je l’ai été dans tous ceux où j’ai vécu, versant les aumônes à pleines mains, ne laissant sans assistance aucun indigent autour de moi, ne refusant à personne aucun service que je pusse rendre et qui fût dans la justice, me familiarisant trop peut-être avec tout le monde, et me dérobant de tout mon pouvoir à toute distinction qui pût exciter la jalousie. Tout cela n’empêcha pas que la populace, soulevée secrètement je ne sais par qui, ne s’animât contre moi par degrés jusqu’à la fureur, qu’elle ne m’insultât publiquement en plein jour, non-seulement dans la campagne et dans les chemins, mais en pleine rue. Ceux à qui j’avais fait le plus de bien étaient les plus acharnés ; et des gens même à qui je continuais d’en faire, n’osant se montrer, excitaient les autres, et semblaient vouloir se venger ainsi de l’humiliation de m’être obligés. Montmollin paraissait ne rien voir, et ne se montrait pas encore ; mais comme on approchait d’un temps de communion, il vint chez moi pour me conseiller de m’abstenir de m’y présenter ; m’assurant que du reste il ne m’en voulait point, et qu’il me laisserait tranquille. Je trouvai le compliment bizarre ; il me rappelait la lettre de madame de Boufflers, et je ne pouvais concevoir à qui donc il importait si fort que je communiasse ou non. Comme je regardais cette condescendance de ma part comme un acte de lâcheté, et que d’ailleurs je ne voulais pas donner au peuple ce nouveau prétexte de crier à l’impie, je refusai net le ministre ; et il s’en retourna mécontent, me faisant entendre que je m’en repentirais.

Il ne pouvait pas m’interdire la communion de sa seule autorité ; il fallait celle du consistoire qui m’avait admis ; et tant que le consistoire n’avait rien dit, je pouvais me présenter hardiment, sans crainte de refus. Montmollin se fit donner par la classe la commission de me citer au consistoire pour y rendre compte de ma foi, et de m’excommunier en cas de refus. Cette excommunication ne pouvait non plus se faire que par le consistoire et à la pluralité des voix. Mais les paysans qui, sous le nom d’anciens, composaient cette assemblée, présidés, et, comme on comprend bien, gouvernés par leur ministre, ne devaient pas naturellement être d’un autre avis que le sien, principalement sur des matières théologiques, qu’ils entendaient encore moins que lui. Je fus donc cité, et je résolus de comparaître.

Quelle circonstance heureuse, et quel triomphe pour moi, si j’avais su parler, et que j’eusse eu, pour ainsi dire, ma plume dans ma bouche ! Avec quelle supériorité, avec quelle facilité j’aurais terrassé ce pauvre ministre au milieu de ses six paysans ! L’avidité de dominer ayant fait oublier au clergé protestant tous les principes de la réformation, je n’avais, pour l’y rappeler et le réduire au silence, qu’à commenter mes premières Lettres de la montagne, sur lesquelles ils avaient la bêtise de m’épiloguer. Mon texte était tout fait, je n’avais qu’à l’étendre, et mon homme était confondu. Je n’aurais pas été assez sot pour me tenir sur la défensive ; il m’était aisé de devenir agresseur sans même qu’il s’en aperçût, ou qu’il pût s’en garantir. Les prestolets de la classe, non moins étourdis qu’ignorants, m’avaient mis eux-mêmes dans la position la plus heureuse que j’aurais pu désirer, pour les écraser à plaisir. Mais quoi ! il fallait parler, et parler sur-le-champ, trouver les idées, les tours, les mots au moment du besoin, avoir toujours l’esprit présent, être toujours de sang-froid, ne jamais me troubler un moment. Que pouvais-je espérer de moi, qui sentais si bien mon inaptitude à m’exprimer impromptu ? J’avais été réduit au silence le plus humiliant à Genève, devant une assemblée tout en ma faveur, et déjà résolue de tout approuver. Ici, c’était tout le contraire : j’avais affaire à un tracassier, qui mettait l’astuce à la place du savoir, qui me tendrait cent piéges avant que j’en aperçusse un, et tout déterminé à me prendre en faute à quelque prix que ce fût. Plus j’examinai cette position, plus elle me parut périlleuse ; et sentant l’impossibilité de m’en tirer avec succès, j’imaginai un autre expédient. Je méditai un discours à prononcer devant le consistoire, pour le récuser et me dispenser de répondre. La chose était très-facile : j’écrivis ce discours, et me mis à l’étudier par cœur avec une ardeur sans égale. Thérèse se moquait de moi, en m’entendant marmotter et répéter incessamment les mêmes phrases, pour tâcher de les fourrer dans ma tête. J’espérais tenir enfin mon discours ; je savais que le châtelain, comme officier du prince, assisterait au consistoire ; que, malgré les manœuvres et les bouteilles de Montmollin, la plupart des anciens étaient bien disposés pour moi ; j’avais en ma faveur la raison, la vérité, la justice, la protection du roi, l’autorité du conseil d’État, les vœux de tous les bons patriotes, qu’intéressait l’établissement de cette inquisition : tout contribuait à m’encourager.

La veille du jour marqué, je savais mon discours par cœur ; je le récitai sans faute. Je le remémorai toute la nuit dans ma tête ; le matin je ne le savais plus ; j’hésite à chaque mot, je me crois déjà dans l’illustre assemblée, je me trouble, je balbutie, ma tête se perd ; enfin, presque au moment d’aller, le courage me manque totalement ; je reste chez moi, et je prends le parti d’écrire au consistoire, en disant mes raisons à la hâte, et prétextant mes incommodités, qui véritablement dans l’état où j’étais alors, m’auraient difficilement laissé soutenir la séance entière.

Le ministre, embarrassé de ma lettre, remit l’affaire à une autre séance. Dans l’intervalle, il se donna par lui-même et par ses créatures mille mouvements pour séduire ceux des anciens qui, suivant les inspirations de leur conscience plutôt que les siennes, n’opinaient pas au gré de la classe et au sien. Quelque puissants que ses arguments tirés de sa cave dussent être sur ces sortes de gens, il n’en put gagner aucun autre que les deux ou trois qui lui étaient déjà dévoués, et qu’on appelait ses âmes damnées. L’officier du prince et le colonel de Pury, qui se porta dans cette affaire avec beaucoup de zèle, maintinrent les autres dans leur devoir ; et quand ce Montmollin voulut procéder à l’excommunication, son consistoire, à la pluralité des voix, le refusa tout à plat. Réduit alors au dernier expédient d’ameuter la populace, il se mit avec ses confrères et d’autres gens à y travailler ouvertement, et avec un tel succès, que, malgré les forts et fréquents rescrits du roi, malgré tous les ordres du conseil d’État, je fus enfin forcé de quitter le pays, pour ne pas exposer l’officier du prince à s’y faire assassiner lui-même en me défendant.

Je n’ai qu’un souvenir si confus de toute cette affaire, qu’il m’est impossible de mettre aucun ordre, aucune liaison dans les idées qui m’en reviennent, et que je ne les puis rendre qu’éparses et isolées,


Jean-Jacques menacé


comme elles se présentent à mon esprit. Je me rappelle qu’il y avait eu avec la classe quelque espèce de négociation, dont Montmollin avait été l’entremetteur. Il avait feint qu’on craignait que par mes écrits je ne troublasse le repos du pays, à qui l’on s’en prendrait de ma liberté d’écrire. Il m’avait fait entendre que, si je m’engageais à quitter la plume, on serait coulant sur le passé. J’avais déjà pris cet engagement avec moi-même ; je ne balançai point à le prendre avec la classe, mais conditionnel, et seulement quant aux matières de religion. Il trouva le moyen d’avoir cet écrit à double, sur quelque changement qu’il exigea. La condition ayant été rejetée par la classe, je redemandai mon écrit : il me rendit un des doubles et garda l’autre, prétextant qu’il l’avait égaré. Après cela, le peuple, ouvertement excité par les ministres, se moqua des rescrits du roi, des ordres du conseil d’État, et ne connut plus de frein. Je fus prêché en chaire, nommé l’Antechrist, et poursuivi dans la campagne comme un loup-garou. Mon habit d’Arménien servait de renseignement à la populace : j’en sentais cruellement l’inconvénient ; mais le quitter dans ces circonstances me semblait une lâcheté. Je ne pus m’y résoudre, et je me promenais tranquillement dans le pays avec mon cafetan et mon bonnet fourré, entouré des huées de la canaille et quelquefois de ses cailloux. Plusieurs fois, en passant devant des maisons, j’entendais dire à ceux qui les habitaient : Apportez-moi mon fusil, que je lui tire dessus. Je n’en allais pas plus vite : ils n’en étaient que plus furieux, mais ils s’en tinrent toujours aux menaces, du moins pour l’article des armes à feu.

Durant toute cette fermentation, je ne laissai pas d’avoir deux fort grands plaisirs auxquels je fus bien sensible. Le premier fut de pouvoir faire un acte de reconnaissance par le canal de milord maréchal. Tous les honnêtes gens de Neuchâtel, indignés des traitements que j’essuyais et des manœuvres dont j’étais la victime, avaient les ministres en exécration, sentant bien qu’ils suivaient des impulsions étrangères, et qu’ils n’étaient que les satellites d’autres gens qui se cachaient en les faisant agir, et craignant que mon exemple ne tirât à conséquence pour l’établissement d’une véritable inquisition. Les magistrats, et surtout M. Meuron, qui avait succédé à M. d’Ivernois dans la charge de procureur général, faisaient tous leurs efforts pour me défendre. Le colonel de Pury, quoique simple particulier, en fit davantage et réussit mieux. Ce fut lui qui trouva le moyen de faire bouquer Montmollin dans son consistoire, en retenant les anciens dans leur devoir. Comme il avait du crédit, il l’employa tant qu’il put pour arrêter la sédition, mais il n’avait que l’autorité des lois, de la justice et de la raison, à opposer à celle de l’argent et du vin. La partie n’était pas égale, et dans ce point Montmollin triompha de lui. Cependant, sensible à ses soins et à son zèle, j’aurais voulu pouvoir lui rendre bon office pour bon office, et pouvoir m’acquitter envers lui de quelque façon. Je savais qu’il convoitait fort une place de conseiller d’État ; mais s’étant mal conduit au gré de la cour dans l’affaire du ministre Petitpierre, il était en disgrâce auprès du prince et du gouverneur. Je risquai pourtant d’écrire en sa faveur à milord maréchal ; j’osai même parler de l’emploi qu’il désirait, et si heureusement, que, contre l’attente de tout le monde, il lui fut presque aussitôt conféré par le roi. C’est ainsi que le sort, qui m’a toujours mis en même temps trop haut et trop bas, continuait à me ballotter d’une extrémité à l’autre ; et tandis que la populace me couvrait de fange, je faisais un conseiller d’État.

Mon autre grand plaisir fut une visite que vint me faire madame de Verdelin avec sa fille, qu’elle avait menée aux bains de Bourbonne, d’où elle poussa jusqu’à Motiers, et logea chez moi deux ou trois jours. À force d’attention et de soins, elle avait enfin surmonté ma longue répugnance ; et mon cœur, vaincu par ses caresses, lui rendait toute l’amitié qu’elle m’avait si longtemps témoignée. Je fus touché de ce voyage, surtout dans la circonstance où je me trouvais, et où j’avais grand besoin, pour soutenir mon courage, des consolations de l’amitié. Je craignais qu’elle ne s’affectât des insultes que je recevais de la populace, et j’aurais voulu lui en dérober le spectacle, pour ne pas contrister son cœur ; mais cela ne me fut pas possible ; et quoique sa présence contînt un peu les insolents dans nos promenades, elle en vit assez pour juger de ce qui se passait dans les autres temps. Ce fut même durant son séjour chez moi que je commençai d’être attaqué de nuit dans ma propre habitation. Sa femme de chambre trouva ma fenêtre couverte, un matin, des pierres qu’on y avait jetées pendant la nuit. Un banc très-massif, qui était dans la rue à côté de ma porte et fortement attaché, fut détaché, enlevé, et posé debout contre la porte, de sorte que, si l’on ne s’en fût aperçu, le premier qui, pour sortir, aurait ouvert la porte d’entrée, devait naturellement être assommé. Madame de Verdelin n’ignorait rien de ce qui se passait ; car, outre ce qu’elle voyait elle-même, son domestique, homme de confiance, était très-répandu dans le village, y accostait tout le monde, et on le vit même en conférence avec Montmollin. Cependant elle ne parut faire aucune attention à rien de ce qui m’arrivait, ne me parla ni de Montmollin ni de personne, et répondit peu de chose à ce que je lui en dis quelquefois. Seulement, paraissant persuadée que le séjour de l’Angleterre me convenait plus qu’aucun autre, elle me parla beaucoup de M. Hume, qui était alors à Paris, de son amitié pour moi, du désir qu’il avait de m’être utile dans son pays. Il est temps de dire quelque chose de M. Hume.

Il s’était acquis une grande réputation en France, et surtout parmi les encyclopédistes, par ses traités de commerce et de politique, et en dernier lieu par son histoire de la maison de Stuart, le seul de ses écrits dont j’avais lu quelque chose dans la traduction de l’abbé Prévost. Faute d’avoir lu ses autres ouvrages, j’étais persuadé, sur ce qu’on m’avait dit de lui, que M. Hume associait une âme très-républicaine aux paradoxes anglais en faveur du luxe. Sur cette opinion, je regardais toute son apologie de Charles Ier comme un prodige d’impartialité, et j’avais une aussi grande idée de sa vertu que de son génie. Le désir de connaître cet homme rare et d’obtenir son amitié avait beaucoup augmenté les tentations de passer en Angleterre que me donnaient les sollicitations de madame de Boufflers, intime amie de M. Hume. Arrivé en Suisse, j’y reçus de lui, par la voie de cette dame, une lettre extrêmement flatteuse, dans laquelle, aux plus grandes louanges sur mon génie, il joignait la pressante invitation de passer en Angleterre, et l’offre de tout son crédit et de tous ses amis pour m’en rendre le séjour agréable. Je trouvai sur les lieux milord maréchal, le compatriote et l’ami de M. Hume, qui me confirma tout le bien que j’en pensais, et qui m’apprit même à son sujet une anecdote littéraire, qui l’avait beaucoup frappé, et qui me frappa de même. Vallace, qui avait écrit contre Hume au sujet de la population des anciens, était absent tandis qu’on imprimait son ouvrage. Hume se chargea de revoir les épreuves et de veiller à l’édition. Cette conduite était dans mon tour d’esprit. C’est ainsi que j’avais débité des copies, à six sous pièce, d’une chanson qu’on avait faite contre moi. J’avais donc toute sorte de préjugés en faveur de Hume, quand madame de Verdelin vint me parler vivement de l’amitié qu’il disait avoir pour moi, et de son empressement à me faire les honneurs de l’Angleterre ; car c’est ainsi qu’elle s’exprimait. Elle me pressa beaucoup de profiter de ce zèle et d’écrire à M. Hume. Comme je n’avais pas naturellement de penchant pour l’Angleterre, et que je ne voulais prendre ce parti qu’à l’extrémité, je refusai d’écrire et de promettre ; mais je la laissai la maîtresse de faire tout ce qu’elle jugerait à propos pour maintenir M. Hume dans ses bonnes dispositions. En quittant Motiers, elle me laissa persuadé, par tout ce qu’elle m’avait dit de cet homme illustre, qu’il était de mes amis, et qu’elle était encore plus de ses amies.

Après son départ, Montmollin poussa ses manœuvres, et la populace ne connut plus de frein. Je continuai cependant à me promener tranquillement au milieu des huées ; et le goût de la botanique, que j’avais commencé de prendre auprès du docteur d’Ivernois, donnant un nouvel intérêt à mes promenades, me faisait parcourir le pays en herborisant, sans m’émouvoir des clameurs de toute cette canaille, dont ce sang-froid ne faisait qu’irriter la fureur. Une des choses qui m’affectèrent le plus, fut de voir les familles de mes amis, ou des gens qui portaient ce nom, entrer assez ouvertement dans la ligue de mes persécuteurs, comme les d’Ivernois, sans en excepter même le père et le frère de mon Isabelle, Boy de la Tour, parent de l’amie chez qui j’étais logé, et madame Girardier, sa belle-sœur. Ce Pierre Boy était si butor, si bête et se comporta si brutalement, que, pour ne pas me mettre en colère, je me permis de le plaisanter ; et je fis, dans le goût du petit Prophète, une petite brochure de quelques pages, intitulée la Vision de Pierre de la montagne, dit le Voyant, dans laquelle je trouvai le moyen de tirer assez plaisamment sur des miracles qui faisaient alors le grand prétexte de ma persécution. Du Peyrou fit imprimer à Genève ce chiffon qui n’eut dans le pays qu’un succès médiocre ; les Neuchâtelois, avec tout leur esprit, ne sentent guère le sel attique ni la plaisanterie, sitôt qu’elle est un peu fine.

Je mis un peu plus de soin à un autre écrit du même temps, dont on trouvera le manuscrit parmi mes papiers, et dont il faut dire ici le sujet.

Dans la plus grande fureur des décrets et de la persécution, les Genevois s’étaient particulièrement signalés en criant haro de toute leur force ; et mon ami Vernes entre autres, avec une générosité vraiment théologique, choisit précisément ce temps-là pour publier contre moi des lettres où il prétendait prouver que je n’étais pas chrétien. Ces lettres, écrites avec un ton de suffisance, n’en étaient pas meilleures, quoiqu’on assurât que le naturaliste Bonnet y avait mis la main : car ledit Bonnet, quoique matérialiste, ne laisse pas d’être d’une orthodoxie très-intolérante sitôt qu’il s’agit de moi. Je ne fus assurément pas tenté de répondre à cet ouvrage ; mais l’occasion s’étant présentée d’en dire un mot dans les Lettres de la montagne, j’y insérai une petite note assez dédaigneuse qui mit Vernes en fureur. Il remplit Genève des cris de sa rage, et d’Ivernois me marqua qu’il ne se possédait pas. Quelque temps après parut une feuille anonyme, qui semblait écrite, au lieu d’encre, avec l’eau du Phlégéton. On m’accusait, dans cette lettre, d’avoir exposé mes enfants dans les rues, de traîner après moi une coureuse de corps de garde, d’être usé de débauche, pourri de vérole, et d’autres gentillesses semblables. Il ne me fut pas difficile de reconnaître mon homme. Ma première idée, à la lecture de ce libelle, fut de mettre à son vrai prix tout ce qu’on appelle renommée et réputation parmi les hommes, en voyant traiter de coureur de bordel un homme qui n’y fut de sa vie, et dont le plus grand défaut fut toujours d’être timide et honteux comme une vierge, et en me voyant passer pour être pourri de vérole, moi qui non-seulement n’eus de mes jours la moindre atteinte d’aucun mal de cette espèce, mais que des gens de l’art ont même cru conformé de manière à n’en pouvoir contracter. Tout bien pesé, je crus ne pouvoir mieux réfuter ce libelle qu’en le faisant imprimer dans la ville où j’avais le plus vécu ; et je l’envoyai à Duchesne pour le faire imprimer tel qu’il était, avec un avertissement où je nommais M. Vernes, et quelques courtes notes pour l’éclaircissement des faits. Non content d’avoir fait imprimer cette feuille, je l’envoyai à plusieurs personnes, et entre autres à M. le prince Louis de Wirtemberg, qui m’avait fait des avances très-honnêtes, et avec lequel j’étais alors en correspondance. Ce prince, du Peyrou et d’autres, parurent douter que Vernes fût l’auteur du libelle, et me blâmèrent de l’avoir nommé trop légèrement. Sur leurs représentations, le scrupule me prit, et j’écrivis à Duchesne de supprimer cette feuille. Guy m’écrivit l’avoir supprimée ; je ne sais pas s’il l’a fait ; je l’ai trouvé menteur en tant d’occasions, que celle-là de plus ne serait pas une merveille ; et dès lors j’étais enveloppé de ces profondes ténèbres, à travers lesquelles il m’est impossible de pénétrer aucune sorte de vérité.

M. Vernes supporta cette imputation avec une modération plus qu’étonnante dans un homme qui ne l’aurait pas méritée, après la fureur qu’il avait montrée auparavant. Il m’écrivit deux ou trois lettres très-mesurées, dont le but parut être de tâcher de pénétrer, par mes réponses, à quel point j’étais instruit, et si j’avais quelque preuve contre lui. Je lui fis deux réponses courtes, sèches, dures dans le sens, mais sans malhonnêteté dans les termes, et dont il ne se fâcha point. À sa troisième lettre, voyant qu’il voulait lier une espèce de correspondance, je ne répondis plus : il me fit parler par d’Ivernois. Madame Cramer écrivit à du Peyrou qu’elle était sûre que le libelle n’était pas de Vernes. Tout cela n’ébranla point ma persuasion ; mais comme enfin je pouvais me tromper, et qu’en ce cas je devais à Vernes une réparation authentique, je lui fis dire par d’Ivernois que je la lui ferais telle qu’il en serait content, s’il pouvait m’indiquer le véritable auteur du libelle, ou me prouver du moins qu’il ne l’était pas. Je fis plus : sentant bien qu’après tout, s’il n’était pas coupable, je n’avais pas droit d’exiger qu’il me prouvât rien, je pris le parti d’écrire, dans un Mémoire assez ample, les raisons de ma persuasion, et de les soumettre au jugement d’un arbitre que Vernes ne pût récuser. On ne devinerait pas quel fut cet arbitre que je choisis : le conseil de Genève. Je déclarai à la fin du Mémoire que si, après l’avoir examiné et fait les perquisitions qu’il jugerait nécessaires et qu’il était bien à portée de faire avec succès, le conseil prononçait que M. Vernes n’était pas l’auteur du libelle, dès l’instant je cesserais sincèrement de croire qu’il l’est, je partirais pour m’aller jeter à ses pieds, et lui demander pardon jusqu’à ce que je l’eusse obtenu. J’ose le dire, jamais mon zèle ardent pour l’équité, jamais la droiture, la générosité de mon âme, jamais ma confiance dans cet amour de la justice, inné


Réception dans l’île St Pierre


dans tous les cœurs, ne se montrèrent plus pleinement, plus sensiblement, que dans ce sage et touchant Mémoire, où je prenais sans hésiter mes plus implacables ennemis pour arbitres entre mon calomniateur et moi. Je lus cet écrit à du Peyrou : il fut d’avis de le supprimer, et je le supprimai. Il me conseilla d’attendre les preuves que Vernes promettait. Je les attendis, et je les attends encore ; il me conseilla de me taire en attendant, je me tus et me tairai le reste de ma vie, blâmé d’avoir chargé Vernes d’une imputation grave, fausse et sans preuve, quoique je reste intérieurement persuadé, convaincu, comme de ma propre existence, qu’il est l’auteur du libelle. Mon Mémoire est entre les mains de M. du Peyrou. Si jamais il voit le jour, on y trouvera mes raisons, et l’on y connaîtra, je l’espère, l’âme de Jean-Jacques, que mes contemporains ont si peu voulu connaître.

Il est temps d’en venir à ma catastrophe de Motiers, et à mon départ du Val-de-Travers, après deux ans et demi de séjour, et huit mois d’une constance inébranlable à souffrir les plus indignes traitements. Il m’est impossible de me rappeler nettement les détails de cette désagréable époque ; mais on les trouvera dans la relation qu’en publia du Peyrou, et dont j’aurai à parler dans la suite.

Depuis le départ de madame de Verdelin, la fermentation devenait plus vive ; et malgré les rescrits réitérés du roi, malgré les ordres fréquents du conseil d’État, malgré les soins du châtelain et des magistrats du lieu, le peuple me regardant tout de bon comme l’Antechrist, et voyant toutes ses clameurs inutiles, parut enfin vouloir en venir aux voies de fait ; déjà dans les chemins les cailloux commençaient à rouler auprès de moi, lancés cependant encore d’un peu trop loin pour pouvoir m’atteindre. Enfin, la nuit de la foire de Motiers, qui est au commencement de septembre, je fus attaqué dans ma demeure, de manière à mettre en danger la vie de ceux qui l’habitaient.

À minuit, j’entendis un grand bruit dans la galerie qui régnait sur le derrière de la maison. Une grêle de cailloux, lancés contre la fenêtre et la porte qui donnait sur cette galerie, y tombèrent avec tant de fracas, que mon chien, qui couchait dans la galerie, et qui avait commencé par aboyer, se tut de frayeur, et se sauva dans un coin, rongeant et grattant les planches pour tâcher de fuir. Je me lève au bruit ; j’allais sortir de ma chambre pour passer dans la cuisine, quand un caillou lancé d’une main vigoureuse traversa la cuisine après en avoir cassé la fenêtre, vint ouvrir la porte de ma chambre et tomber au pied de mon lit ; de sorte que si je m’étais pressé d’une seconde j’avais le caillou dans l’estomac. Je jugeai que le bruit avait été fait pour m’attirer, et le caillou lancé pour m’accueillir à ma sortie. Je saute dans la cuisine. Je trouve Thérèse, qui s’était aussi levée, et qui toute tremblante accourait à moi. Nous nous rangeons contre un mur, hors de la direction de la fenêtre, pour éviter l’atteinte des pierres, et délibérer sur ce que nous avions à faire : car sortir pour appeler du secours était le moyen de nous faire assommer. Heureusement la servante d’un vieux bonhomme qui logeait au-dessous de moi se leva au bruit, et courut après M. le châtelain, dont nous étions porte à porte. Il saute de son lit, prend sa robe de chambre à la hâte, et vient à l’instant avec la garde qui, à cause de la foire, faisait la ronde cette nuit-là et se trouva à sa portée. Le châtelain vit le dégât avec un tel effroi, qu’il en pâlit ; et, à la vue des cailloux dont la galerie était pleine, il s’écria : Mon Dieu ! c’est une carrière ! En visitant le bas, on trouva que la porte d’une petite cour avait été forcée, et qu’on avait tenté de pénétrer dans la maison par la galerie. En recherchant pourquoi la garde n’avait point aperçu ou empêché le désordre, il se trouva que ceux de Motiers s’étaient obstinés à vouloir faire cette garde hors de leur rang, quoique ce fût le tour d’un autre village. Le lendemain, le châtelain envoya son rapport au conseil d’État, qui, deux jours après, lui envoya l’ordre d’informer sur cette affaire, de promettre une récompense et le secret à ceux qui dénonceraient les coupables, et de mettre en attendant, aux frais du prince, des gardes à ma maison et à celle du châtelain, qui la touchait. Le lendemain, le colonel de Pury, le procureur général Meuron, le châtelain Martinet, le receveur Guyenet, le trésorier d’Ivernois et son père, en un mot tout ce qu’il y avait de gens distingués dans le pays, vinrent me voir, et réunirent leurs sollicitations pour m’engager à céder à l’orage, et à sortir au moins pour un temps d’une paroisse où je ne pouvais plus vivre en sûreté ni avec honneur. Je m’aperçus même que le châtelain, effrayé des fureurs de ce peuple forcené, et craignant qu’elles ne s’étendissent jusqu’à lui, aurait été bien aise de m’en voir partir au plus vite, pour n’avoir plus l’embarras de m’y protéger, et pouvoir la quitter lui-même, comme il fit après mon départ. Je cédai donc, et même avec peu de peine ; car le spectacle de la haine du peuple me causait un déchirement de cœur que je ne pouvais plus supporter.

J’avais plus d’une retraite à choisir. Depuis le retour de madame de Verdelin à Paris, elle m’avait parlé dans plusieurs lettres d’un M. Walpole qu’elle appelait milord, lequel, pris d’un grand zèle en ma faveur, me proposait, dans une de ses terres, un asile dont elle me faisait les descriptions les plus agréables, entrant, par rapport au logement et à la subsistance, dans des détails qui marquaient à quel point ledit milord Walpole s’occupait avec elle de ce projet. Milord maréchal m’avait toujours conseillé l’Angleterre ou l’Écosse, et m’y offrait un asile aussi dans ses terres, mais il m’en offrait un qui me tentait beaucoup davantage à Potsdam, auprès de lui. Il venait de me faire part d’un propos que le roi lui avait tenu à mon sujet, et qui était une espèce d’invitation à m’y rendre ; et madame la duchesse de Saxe-Gotha comptait si bien sur ce voyage, qu’elle m’écrivit pour me presser d’aller la voir en passant, et de m’arrêter quelque temps auprès d’elle : mais j’avais un tel attachement pour la Suisse, que je ne pouvais me résoudre à la quitter tant qu’il me serait possible d’y vivre, et je pris ce temps pour exécuter un projet dont j’étais occupé depuis quelques mois, et dont je n’ai pu parler encore, pour ne pas couper le fil de mon récit.

Ce projet consistait à m’aller établir dans l’île de Saint-Pierre, domaine de l’hôpital de Berne, au milieu du lac de Bienne. Dans un pèlerinage pédestre que j’avais fait l’été précédent avec du Peyrou, nous avions visité cette île, et j’en avais été tellement enchanté, que je n’avais cessé depuis ce temps-là de songer aux moyens d’y faire ma demeure. Le plus grand obstacle était que l’île appartenait aux Bernois, qui, trois ans auparavant, m’avaient vilainement chassé de chez eux ; et outre que ma fierté pâtissait à retourner chez des gens qui m’avaient si mal reçu, j’avais lieu de craindre qu’ils ne me laissassent pas plus en repos dans cette île qu’ils n’avaient fait à Yverdun. J’avais consulté là-dessus milord maréchal, qui, pensant comme moi que les Bernois seraient bien aises de me voir relégué dans cette île et de m’y tenir en otage, pour les écrits que je pourrais être tenté de faire, avait fait sonder là-dessus leurs dispositions par un M. Sturler, son ancien voisin de Colombier. M. Sturler s’adressa à des chefs de l’État, et, sur leur réponse, assura milord maréchal que les Bernois, honteux de leur conduite passée, ne demandaient pas mieux que de me voir domicilié dans l’île de Saint-Pierre, et de m’y laisser tranquille. Pour surcroît de précaution, avant de risquer d’y aller résider, je fis prendre de nouvelles informations par le colonel Chaillet, qui me confirma les mêmes choses ; et le receveur de l’île ayant reçu de ses maîtres la permission de m’y loger, je crus ne rien risquer d’aller m’établir chez lui, avec l’agrément tacite tant du souverain que des propriétaires ; car je ne pouvais espérer que MM. de Berne reconnussent ouvertement l’injustice qu’ils m’avaient faite, et péchassent ainsi contre la plus inviolable maxime de tous les souverains.

L’île de Saint-Pierre, appelée à Neuchâtel l’île de la Motte, au milieu du lac de Bienne, a environ une demi-lieue de tour ; mais dans ce petit espace elle fournit toutes les principales productions nécessaires à la vie. Elle a des champs, des prés, des vergers, des bois, des vignes ; et le tout, à la faveur d’un terrain varié et montagneux, forme une distribution d’autant plus agréable, que ses parties ne se découvrant pas toutes ensemble, se font valoir mutuellement, et font juger l’île plus grande qu’elle n’est en effet. Une terrasse fort élevée en forme la partie occidentale, qui regarde Gleresse et Bonneville. On a planté cette terrasse d’une longue allée qu’on a coupée dans son milieu par un grand salon, où, durant les vendanges, on se rassemble les dimanches de tous les rivages voisins, pour danser et se réjouir. Il n’y a dans l’île qu’une seule maison, mais vaste et commode, où loge le receveur, et située dans un enfoncement qui la tient à l’abri des vents.

À cinq ou six cents pas de l’île, est, du côté du sud, une autre île beaucoup plus petite, inculte et déserte, qui paraît avoir été détachée autrefois de la grande par les orages, et ne produit parmi ses graviers que des saules et des persicaires, mais où est cependant un tertre élevé, bien gazonné et très-agréable. La forme de ce lac est un ovale presque régulier. Ses rives, moins riches que celles des lacs de Genève et de Neuchâtel, ne laissent pas de former une assez belle décoration, surtout dans la partie occidentale, qui est très-peuplée, et bordée de vignes au pied d’une chaîne de montagnes, à peu près comme à Côte-Rôtie, mais qui ne donnent pas d’aussi bons vins. On y trouve, en allant du sud au nord, le bailliage de Saint-Jean, Bonneville, Bienne et Nidau à l’extrémité du lac ; le tout entremêlé de villages très-agréables.

Tel était l’asile que je m’étais ménagé, et où je résolus d’aller m’établir en quittant le Val-de-Travers. Ce choix était si conforme à mon goût pacifique, à mon humeur solitaire et paresseuse, que je le compte parmi les douces rêveries dont je me suis le plus vivement passionné. Il me semblait que dans cette île je serais plus séparé des hommes, plus à l’abri de leurs outrages, plus oublié d’eux, plus livré, en un mot, aux douceurs du désœuvrement et de la vie contemplative. J’aurais voulu être tellement confiné dans cette île, que je n’eusse plus de commerce avec les mortels ; et il est certain que je pris toutes les mesures imaginables pour me soustraire à la nécessité d’en entretenir.

Il s’agissait de subsister ; et tant par la cherté des denrées que par la difficulté des transports, la subsistance est chère dans cette île, où d’ailleurs on est à la discrétion du receveur. Cette difficulté fut levée par un arrangement que du Peyrou voulut bien prendre avec moi, en se substituant à la place de la compagnie qui avait entrepris et abandonné mon édition générale. Je lui remis tous les matériaux de cette édition. J’en fis l’arrangement et la distribution. J’y joignis l’engagement de lui remettre les mémoires de ma vie, et je le fis dépositaire généralement de tous mes papiers, avec la condition expresse de n’en faire usage qu’après ma mort, ayant à cœur d’achever tranquillement ma carrière, sans plus faire souvenir le public de moi. Au moyen de cela, la pension viagère qu’il se chargeait de me payer suffisait pour ma subsistance. Milord maréchal, ayant recouvré tous ses biens, m’en avait offert une de 1200 francs, que je n’avais acceptée qu’en la réduisant à la moitié. Il m’en voulut envoyer le capital, que je refusai, par l’embarras de le placer. Il fit passer ce capital à du Peyrou, entre les mains de qui il est resté, et qui m’en paye la rente viagère sur le pied convenu avec le constituant. Joignant donc mon traité avec du Peyrou, la pension de milord maréchal, dont les deux tiers étaient réversibles à Thérèse après ma mort, et la rente de 300 francs que j’avais sur Duchesne, je pouvais compter sur une subsistance honnête, et pour moi, et après moi pour Thérèse, à qui je laissais 700 francs de rente, tant de la pension de Rey que de celle de milord maréchal : ainsi je n’avais plus à craindre que le pain lui manquât, non plus qu’à moi. Mais il était écrit que l’honneur me forcerait de repousser toutes les ressources que la fortune et mon travail mettraient à ma portée, et que je mourrais aussi pauvre que j’ai vécu. On jugera si, à moins d’être le dernier des infâmes, j’ai pu tenir des arrangements qu’on a toujours pris soin de me rendre ignominieux, en m’ôtant avec soin toute autre ressource, pour me forcer de consentir à mon déshonneur. Comment se seraient-ils doutés du parti que je prendrais dans cette alternative ? Ils ont toujours jugé de mon cœur par les leurs.

En repos du côté de la subsistance, j’étais sans souci de tout autre. Quoique j’abandonnasse dans le monde le champ libre à mes ennemis, je laissais dans le noble enthousiasme qui avait dicté mes écrits, et dans la constante uniformité de mes principes, un témoignage de mon âme qui répondait à celui que toute ma conduite rendait de mon naturel. Je n’avais pas besoin d’une autre défense contre mes calomniateurs. Ils pouvaient peindre sous mon nom un autre homme ; mais ils ne pouvaient tromper que ceux qui voulaient être trompés. Je pouvais leur donner ma vie à épiloguer d’un bout à l’autre : j’étais sûr qu’à travers mes fautes et mes faiblesses, à travers mon inaptitude à supporter aucun joug, on trouverait toujours un homme juste, bon, sans fiel, sans haine, sans jalousie, prompt à reconnaître ses propres torts, plus prompt à oublier ceux d’autrui, cherchant toute sa félicité dans les passions aimantes et douces, et portant en toute chose la sincérité jusqu’à l’imprudence, jusqu’au plus incroyable désintéressement.

Je prenais donc en quelque sorte congé de mon siècle et de mes contemporains, et je faisais mes adieux au monde en me confinant dans cette île pour le reste de mes jours ; car telle était ma résolution, et c’était là que je comptais exécuter enfin le grand projet de cette vie oiseuse, auquel j’avais inutilement consacré jusqu’alors tout le peu d’activité que le ciel m’avait départie. Cette île allait devenir pour moi celle de Papimanie, ce bienheureux pays où l’on dort :

On y fait plus, on n’y fait nulle chose.

Ce plus était tout pour moi, car j’ai toujours peu regretté le sommeil ; l’oisiveté me suffit ; et pourvu que je ne fasse rien, j’aime encore mieux rêver éveillé qu’en songe. L’âge des projets romanesques étant passé, et la fumée de la gloriole m’ayant plus étourdi que flatté, il ne me restait, pour dernière espérance, que celle de vivre sans gêne, dans un loisir éternel. C’est la vie des bienheureux dans l’autre monde, et j’en faisais désormais mon bonheur suprême dans celui-ci.

Ceux qui me reprochent tant de contradictions ne manqueront pas ici de m’en reprocher encore une. J’ai dit que l’oisiveté des cercles me les rendait insupportables, et me voilà recherchant la solitude uniquement pour m’y livrer à l’oisiveté. C’est pourtant ainsi que je suis ; s’il y a là de la contradiction, elle est du fait de la nature et non pas du mien : mais il y en a si peu, que c’est par là précisément que je suis toujours moi. L’oisiveté des cercles est tuante, parce qu’elle est de nécessité ; celle de la solitude est charmante, parce qu’elle est libre et de volonté. Dans une compagnie il m’est cruel de ne rien faire, parce que j’y suis forcé. Il faut que je reste là cloué sur une chaise ou debout, planté comme un piquet, sans remuer ni pied ni patte, n’osant ni courir, ni sauter, ni chanter, ni crier, ni gesticuler quand j’en ai envie, n’osant pas même rêver ; ayant à la fois tout l’ennui de l’oisiveté et tout le tourment de la contrainte ; obligé d’être attentif à toutes les sottises qui se disent et à tous les compliments qui se font, et de fatiguer incessamment ma Minerve, pour ne pas manquer de placer à mon tour mon rébus et mon mensonge. Et vous appelez cela de l’oisiveté ! C’est un travail de forçat.

L’oisiveté que j’aime n’est pas celle d’un fainéant qui reste là les bras croisés dans une inaction totale, et ne pense pas plus qu’il n’agit. C’est à la fois celle d’un enfant qui est sans cesse en mouvement pour ne rien faire, et celle d’un radoteur qui bat la campagne, tandis que ses bras sont en repos. J’aime à m’occuper à faire des riens, à commencer cent choses, et n’en achever aucune, à aller et venir comme la tête me chante, à changer à chaque instant de projet, à suivre une mouche dans toutes ses allures, à vouloir déraciner un rocher pour voir ce qui est dessous, à entreprendre avec ardeur un travail de dix ans, et à l’abandonner sans regret au bout de dix minutes, à muser enfin toute la journée sans ordre et sans suite, et à ne suivre en toute chose que le caprice du moment.

La botanique, telle que je l’ai toujours considérée, et telle qu’elle commençait à devenir passion pour moi, était précisément une étude oiseuse, propre à remplir tout le vide de mes loisirs, sans y laisser place au délire de l’imagination, ni à l’ennui d’un désœuvrement total. Errer nonchalamment dans les bois et dans la campagne, prendre machinalement çà et là, tantôt une fleur, tantôt un rameau, brouter mon foin presque au hasard, observer mille et mille fois les mêmes choses, et toujours avec le même intérêt, parce que je les oubliais toujours, était de quoi passer l’éternité sans pouvoir m’ennuyer un moment. Quelque élégante, quelque admirable, quelque diverse que soit la structure des végétaux, elle ne frappe pas assez un œil ignorant pour l’intéresser. Cette constante analogie, et pourtant cette variété prodigieuse qui règne dans leur organisation, ne transporte que ceux qui ont déjà quelque idée du système végétal. Les autres n’ont, à l’aspect de tous ces trésors de la nature, qu’une admiration stupide et monotone. Ils ne voient rien en détail, parce qu’ils ne savent pas même ce qu’il faut regarder ; et ils ne voient plus l’ensemble, parce qu’ils n’ont aucune idée de cette chaîne de rapports et de combinaisons qui accable de ses merveilles l’esprit de l’observateur. J’étais, et mon défaut de mémoire me devait tenir toujours dans cet heureux point d’en savoir assez peu pour que tout me fût nouveau, et assez pour que tout me fût sensible. Les divers sols dans lesquels l’île, quoique petite, était partagée, m’offraient une suffisante variété de plantes pour l’étude et pour l’amusement de toute ma vie. Je n’y voulais pas laisser un poil d’herbe sans analyse, et je m’arrangeais déjà pour faire, avec un recueil immense d’observations curieuses, la Flora Petrinsularis.

Je fis venir Thérèse avec mes livres et mes effets. Nous nous mîmes en pension chez le receveur de l’île. Sa femme avait à Nidau ses sœurs, qui la venaient voir tour à tour, et qui faisaient à Thérèse une compagnie. Je fis là l’essai d’une douce vie dans laquelle j’aurais voulu passer la mienne, et dont le goût que j’y pris ne servit qu’à me faire mieux sentir l’amertume de celle qui devait si promptement y succéder.

J’ai toujours aimé l’eau passionnément, et sa vue me jette dans une rêverie délicieuse, quoique souvent sans objet déterminé. Je ne manquais point à mon lever, lorsqu’il faisait beau, de courir sur la terrasse humer l’air salubre et frais du matin, et planer des yeux sur l’horizon de ce beau lac, dont les rives et les montagnes qui le bordent enchantaient ma vue. Je ne trouve point de plus digne hommage à la Divinité que cette admiration muette qu’excite la contemplation de ses œuvres, et qui ne s’exprime point par des actes développés. Je comprends comment les habitants des villes, qui ne voient que des murs, des rues et des crimes, ont peu de foi ; mais je ne puis comprendre comment des campagnards, et surtout des solitaires, peuvent n’en point avoir. Comment leur âme ne s’élève-t-elle pas cent fois le jour avec extase à l’auteur des merveilles qui les frappent ? Pour moi, c’est surtout à mon lever, affaissé par mes insomnies, qu’une longue habitude me porte à ces élévations de cœur qui n’imposent point la fatigue de penser. Mais il faut pour cela que mes yeux soient frappés du ravissant spectacle de la nature. Dans ma chambre, je prie plus rarement et plus sèchement : mais à l’aspect d’un beau paysage, je me sens ému sans pouvoir dire de quoi. J’ai lu qu’un sage évêque, dans la visite de son diocèse, trouva une vieille femme qui, pour toute prière, ne savait dire que Ô ! Il lui dit : Bonne mère, continuez de prier toujours ainsi ; votre prière vaut mieux que les nôtres. Cette meilleure prière est aussi la mienne.

Après le déjeuner, je me hâtais d’écrire en rechignant quelques malheureuses lettres, aspirant avec ardeur à l’heureux moment de n’en plus écrire du tout. Je tracassais quelques instants autour de mes livres et papiers, pour les déballer et arranger, plutôt que pour les lire ; et cet arrangement, qui devenait pour moi l’œuvre de Pénélope, me donnait le plaisir de muser quelques moments, après quoi je m’en ennuyais et le quittais, pour passer les trois ou quatre heures qui me restaient de la matinée à l’étude de la botanique, et surtout au système de Linnæus, pour lequel je pris une passion dont je n’ai pu bien me guérir, même après en avoir senti le vide. Ce grand observateur est, à mon gré, le seul, avec Ludwig, qui ait vu jusqu’ici la botanique en naturaliste et en philosophe ; mais il l’a trop étudiée dans des herbiers et dans des jardins, et pas assez dans la nature elle-même. Pour moi, qui prenais pour jardin l’île entière, sitôt que j’avais besoin de faire ou vérifier quelque observation, je courais dans les bois ou dans les prés, mon livre sous le bras : là, je me couchais par terre auprès de la plante en question, pour l’examiner sur pied tout à mon aise. Cette méthode m’a beaucoup servi pour connaître les végétaux dans leur état naturel, avant qu’ils aient été cultivés et dénaturés par la main des hommes. On dit que Fagon, premier médecin de Louis XV, qui nommait et connaissait parfaitement toutes les plantes du Jardin Royal, était d’une telle ignorance dans la campagne, qu’il n’y connaissait plus rien. Je suis précisément le contraire : je connais quelque chose à l’ouvrage de la nature, mais rien à celui du jardinier.

Pour les après-dînées, je les livrais totalement à mon humeur oiseuse et nonchalante, et à suivre sans règle l’impulsion du moment. Souvent, quand l’air était calme, j’allais immédiatement en sortant de table me jeter seul dans un petit bateau, que le receveur m’avait appris à mener avec une seule rame ; je m’avançais en pleine eau. Le moment où je dérivais me donnait une joie qui allait jusqu’au tressaillement, et dont il m’est impossible de dire ni de bien comprendre la cause, si ce n’était peut-être une félicitation secrète d’être en cet état hors de l’atteinte des méchants. J’errais ensuite seul dans ce lac, approchant quelquefois du rivage, mais n’y abordant jamais. Souvent, laissant aller mon bateau à la merci de l’air et de l’eau, je me livrais à des rêveries sans objet, et qui, pour être stupides, n’en étaient pas moins douces. Je m’écriais parfois avec attendrissement : Ô nature ! ô ma mère ! me voici sous ta seule garde ; il n’y a point ici d’homme adroit et fourbe qui s’interpose entre toi et moi. Je m’éloignais ainsi jusqu’à demi-lieue de terre ; j’aurais voulu que ce lac eût été l’Océan. Cependant, pour complaire à mon pauvre chien, qui n’aimait pas autant que moi de si longues stations sur l’eau, je suivais d’ordinaire un but de promenade ; c’était d’aller débarquer à la petite île, de m’y promener une heure ou deux, ou de m’étendre au sommet du tertre sur le gazon, pour m’assouvir du plaisir d’admirer ce lac et ses environs, pour examiner et disséquer toutes les herbes qui se trouvaient à ma portée, et pour me bâtir, comme un autre Robinson, une demeure imaginaire dans cette petite île. Je m’affectionnai fortement à cette butte. Quand j’y pouvais mener promener Thérèse avec la receveuse et ses sœurs, comme j’étais fier d’être leur pilote et leur guide ! Nous y portâmes en pompe des lapins pour la peupler ; autre fête pour Jean-Jacques. Cette peuplade me rendit la petite île encore plus intéressante. J’y allais plus souvent et avec plus de plaisir depuis ce temps-là, pour rechercher des traces du progrès des nouveaux habitants.

À ces amusements, j’en joignais un qui me rappelait la douce vie des Charmettes, et auquel la saison m’invitait particulièrement. C’était un détail de soins rustiques pour la récolte des légumes et des fruits, et que nous nous faisions un plaisir, Thérèse et moi, de partager avec la receveuse et sa famille. Je me souviens qu’un Bernois, nommé M. Kirchberger, m’étant venu voir, me trouva perché sur un grand arbre, un sac attaché autour de ma ceinture, et déjà si plein de pommes, que je ne pouvais plus me remuer. Je ne fus pas fâché de cette rencontre et de plusieurs autres pareilles. J’espérais que les Bernois, témoins de l’emploi de mes loisirs, ne songeraient plus à en troubler la tranquillité, et me laisseraient en paix dans ma solitude. J’aurais bien mieux aimé y être confiné par leur volonté que par la mienne : j’aurais été plus assuré de n’y point voir troubler mon repos.

Voici encore un de ces aveux sur lesquels je suis sûr d’avance de l’incrédulité des lecteurs, obstinés à juger toujours de moi par eux-mêmes, quoiqu’ils aient été forcés de voir dans tout le cours de ma vie mille affections internes qui ne ressemblaient point aux leurs. Ce qu’il y a de plus bizarre est qu’en me refusant tous les sentiments bons ou indifférents qu’ils n’ont pas, ils sont toujours prêts à m’en prêter de si mauvais, qu’ils ne sauraient même entrer dans un cœur d’homme : ils trouvent alors tout simple de me mettre en contradiction avec la nature, et de faire de moi un monstre tel qu’il n’en peut même exister. Rien d’absurde ne leur paraît incroyable dès qu’il tend à me noircir ; rien d’extraordinaire ne leur paraît possible, dès qu’il tend à m’honorer.

Mais quoi qu’ils en puissent croire ou dire, je n’en continuerai pas moins d’exposer fidèlement ce que fut, fit et pensa J.-J. Rousseau, sans expliquer ni justifier les singularités de ses sentiments et de ses idées, ni rechercher si d’autres ont pensé comme lui. Je pris tant de goût à l’île de Saint-Pierre, et son séjour me convenait si fort, qu’à force d’inscrire tous mes désirs dans cette île, je formai celui de n’en point sortir. Les visites que j’avais à rendre au voisinage, les courses qu’il me faudrait faire à Neuchâtel, à Bienne, à Yverdun, à Nidau, fatiguaient déjà mon imagination. Un jour à passer hors de l’île me paraissait retranché de mon bonheur ; et sortir de l’enceinte de ce lac était pour moi sortir de mon élément. D’ailleurs, l’expérience du passé m’avait rendu craintif. Il suffisait que quelque bien flattât mon cœur, pour que je dusse m’attendre à le perdre ; et l’ardent désir de finir mes jours dans cette île était inséparable de la crainte d’être forcé d’en sortir. J’avais pris l’habitude d’aller les soirs m’asseoir sur la grève, surtout quand le lac était agité. Je sentais un plaisir singulier à voir les flots se briser à mes pieds. Je m’en faisais l’image du tumulte du monde, et de la paix de mon habitation ; et je m’attendrissais quelquefois à cette douce idée, jusqu’à sentir couler des larmes de mes yeux. Ce repos, dont je jouissais avec passion, n’était troublé que par l’inquiétude de le perdre ; mais cette inquiétude allait au point d’en altérer la douceur. Je sentais ma situation si précaire, que je n’osais y compter. Ah ! que je changerais volontiers, me disais-je, la liberté de sortir d’ici, dont je ne me soucie point, avec l’assurance d’y pouvoir rester toujours ! Au lieu d’être souffert par grâce, que n’y suis-je détenu par force ! Ceux qui ne font que m’y souffrir peuvent à chaque instant m’en chasser ; et puis-je espérer que mes persécuteurs, m’y voyant heureux, m’y laissent continuer de l’être ? Ah ! c’est peu qu’on me permette d’y vivre ; je voudrais qu’on m’y condamnât, et je voudrais être contraint d’y rester, pour ne l’être pas d’en sortir. Je jetais un œil d’envie sur l’heureux Micheli Ducret, qui, tranquille au château d’Arberg, n’avait eu qu’à vouloir être heureux, pour l’être. Enfin, à force de me livrer à ces réflexions, et aux pressentiments inquiétants des nouveaux orages toujours prêts à fondre sur moi, j’en vins à désirer, mais avec une ardeur incroyable, qu’au lieu de tolérer seulement mon habitation dans cette île, on me la donnât pour prison perpétuelle ; et je puis jurer que s’il n’eût tenu qu’à moi de m’y faire condamner, je l’aurais fait avec la plus grande joie, préférant mille fois la nécessité d’y passer le reste de ma vie au danger d’en être expulsé.

Cette crainte ne demeura pas longtemps vaine. Au moment où je m’y attendais le moins, je reçus une lettre de M. le bailli de Nidau, dans le gouvernement duquel était l’île de Saint-Pierre : par cette lettre, il m’intimait, de la part de Leurs Excellences, l’ordre de sortir de l’île et de leurs États. Je crus rêver en la lisant. Rien de moins naturel, de moins raisonnable, de moins prévu qu’un pareil ordre : car j’avais plutôt regardé mes pressentiments comme les inquiétudes d’un homme effarouché par ses malheurs que comme une prévoyance qui pût avoir le moindre fondement. Les mesures que j’avais prises pour m’assurer de l’agrément tacite du souverain, la tranquillité avec laquelle on m’avait laissé faire mon établissement, les visites de plusieurs Bernois et du bailli lui-même, qui m’avait comblé d’amitiés et de prévenances, la rigueur de la saison, dans laquelle il était barbare d’expulser un homme infirme, tout me fit croire avec beaucoup de gens qu’il y avait quelque malentendu dans cet ordre, et que les malintentionnés avaient pris exprès le temps des vendanges et de l’infréquence du sénat pour me porter brusquement ce coup.

Si j’avais écouté ma première indignation, je serais parti sur-le-champ. Mais où aller ? que devenir à l’entrée de l’hiver, sans but, sans préparatif, sans conducteur, sans voiture ? À moins de laisser tout à l’abandon, mes papiers, mes effets, toutes mes affaires, il me fallait du temps pour y pourvoir, et il n’était pas dit dans l’ordre si on m’en laissait ou non. La continuité des malheurs commençait d’affaisser mon courage. Pour la première fois je sentis ma fierté naturelle fléchir sous le joug de la nécessité ; et, malgré les murmures de mon cœur, il fallut m’abaisser à demander un délai. C’était à M. de Graffenried, qui m’avait envoyé l’ordre, que je m’adressai pour le faire interpréter. Sa lettre portait une très-vive improbation de ce même ordre, qu’il ne m’intimait qu’avec le plus grand regret ; et les témoignages de douleur et d’estime dont elle était remplie me semblaient autant d’invitations bien douces de lui parler à cœur ouvert ; je le fis. Je ne doutais pas même que ma lettre ne fit ouvrir les yeux à ces hommes iniques sur leur barbarie, et que, si l’on ne révoquait pas un ordre si cruel, on ne m’accordât du moins un délai raisonnable, et peut-être l’hiver entier, pour me préparer à la retraite et pour en choisir le lieu.

En attendant la réponse, je me mis à réfléchir sur ma situation, et à délibérer sur le parti que j’avais à prendre. Je vis tant de difficultés de toutes parts, le chagrin m’avait si fort affecté, et ma santé en ce moment était si mauvaise, que je me laissai tout à fait abattre, et que l’effet de mon découragement fut de m’ôter le peu de ressources qui pouvaient me rester dans l’esprit, pour tirer le meilleur parti possible de ma triste situation. En quelque asile que je voulusse me réfugier, il était clair que je ne pouvais m’y soustraire à aucune des deux manières qu’on avait prises pour m’expulser : l’une, en soulevant contre moi la populace par des manœuvres souterraines ; l’autre, en me chassant à force ouverte, sans en dire aucune raison. Je ne pouvais donc compter sur aucune retraite assurée, à moins de l’aller chercher plus loin que mes forces et la saison ne semblaient me le permettre. Tout cela me ramenant aux idées dont je venais de m’occuper, j’osai désirer et proposer qu’on voulût plutôt disposer de moi dans une captivité perpétuelle, que de me faire errer incessamment sur la terre, en m’expulsant successivement de tous les asiles que j’aurais choisis. Deux jours après ma première lettre, j’en écrivis une seconde à M. de Graffenried, pour le prier d’en faire la proposition à Leurs Excellences. La réponse de Berne à l’une et à l’autre fut un ordre conçu dans les termes les plus formels et les plus durs, de sortir de l’île et de tout le territoire médiat et immédiat de la république, dans l’espace de vingt-quatre heures, et de n’y rentrer jamais, sous les plus grièves peines.

Ce moment fut affreux. Je me suis trouvé depuis dans de pires angoisses, jamais dans un plus grand embarras. Mais ce qui m’affligea le plus fut d’être forcé de renoncer au projet qui m’avait fait désirer de passer l’hiver dans l’île. Il est temps de rapporter l’anecdote fatale qui a mis le comble à mes désastres, et qui a entraîné dans ma ruine un peuple infortuné, dont les naissantes vertus promettaient déjà d’égaler un jour celles de Sparte et de Rome. J’avais parlé des Corses, dans le Contrat social, comme d’un peuple neuf, le seul de l’Europe qui ne fût pas usé pour la législation ; et j’avais marqué la grande espérance qu’on devait avoir d’un tel peuple, s’il avait le bonheur de trouver un sage instituteur. Mon ouvrage fut lu par quelques Corses, qui furent sensibles à la manière honorable dont je parlais d’eux ; et le cas où ils se trouvaient de travailler à l’établissement de leur république fit penser à leurs chefs de me demander mes idées sur cet important ouvrage. Un M. Buttafuoco, d’une des premières familles du pays, et capitaine en France dans Royal-Italien, m’écrivit à ce sujet, et me fournit plusieurs pièces que je lui avais demandées pour me mettre au fait de l’histoire de la nation et de l’état du pays. M. Paoli m’écrivit aussi plusieurs fois ; et quoique je sentisse une pareille entreprise au-dessus de mes forces, je crus ne pouvoir les refuser pour concourir à une si grande et belle œuvre, lorsque j’aurais pris toutes les instructions dont j’avais besoin pour cela. Ce fut dans ce sens que je répondis à l’un et à l’autre, et cette correspondance continua jusqu’à mon départ.

Précisément dans le même temps j’appris que la France envoyait des troupes en Corse, et qu’elle avait fait un traité avec les Génois. Ce traité, cet envoi de troupes m’inquiétèrent ; et, sans m’imaginer encore avoir aucun rapport à tout cela, je jugeais impossible et ridicule de travailler à un ouvrage qui demande un aussi profond repos que l’institution d’un peuple, au moment où il allait peut-être être subjugué. Je ne cachai pas mes inquiétudes à M. Buttafuoco, qui me rassura par la certitude que, s’il y avait dans ce traité des choses contraires à la liberté de sa nation, un aussi bon citoyen que lui ne resterait pas, comme il faisait, au service de France. En effet, son zèle pour la législation des Corses, et ses étroites liaisons avec M. Paoli, ne pouvaient me laisser aucun soupçon sur son compte ; et quand j’appris qu’il faisait de fréquents voyages à Versailles et à Fontainebleau, et qu’il avait des relations avec M. de Choiseul, je n’en conclus autre chose, sinon qu’il avait sur les véritables intentions de la cour de France des sûretés qu’il me laissait entendre, mais sur lesquelles il ne voulait pas s’expliquer ouvertement par lettres.

Tout cela me rassurait en partie. Cependant, ne comprenant rien à cet envoi de troupes françaises, ne pouvant raisonnablement penser qu’elles fussent là pour protéger la liberté des Corses, qu’ils étaient très en état de défendre seuls contre les Génois, je ne pouvais me tranquilliser parfaitement, ni me mêler tout de bon de la législation proposée, jusqu’à ce que j’eusse des preuves solides que tout cela n’était pas un jeu pour me persifler. J’aurais extrêmement désiré une entrevue avec M. Buttafuoco : c’était le vrai moyen d’en tirer les éclaircissements dont j’avais besoin. Il me la fit espérer, et je l’attendais avec la plus grande impatience. Pour lui, je ne sais s’il en avait véritablement le projet ; mais quand il l’aurait eu, mes désastres m’auraient empêché d’en profiter.

Plus je méditais sur l’entreprise proposée, plus j’avançais dans l’examen des pièces que j’avais entre les mains, et plus je sentais la nécessité d’étudier de près, et le peuple à instituer, et le sol qu’il habitait, et tous les rapports par lesquels il lui fallait approprier cette institution. Je comprenais chaque jour davantage qu’il m’était impossible d’acquérir de loin toutes les lumières nécessaires pour me guider. Je l’écrivis à Buttafuoco : il le sentit lui-même ; et si je ne formai pas précisément la résolution de passer en Corse, je m’occupai beaucoup des moyens de faire ce voyage. J’en parlai à M. Dastier, qui, ayant autrefois servi dans cette île sous M. de Maillebois, devait la connaître. Il n’épargna rien pour me détourner de ce dessein ; et j’avoue que la peinture affreuse qu’il me fit des Corses et de leur pays refroidit beaucoup le désir que j’avais d’aller vivre au milieu d’eux.

Mais quand les persécutions de Motiers me firent songer de quitter la Suisse, ce désir se ranima par l’espoir de trouver enfin chez ces insulaires ce repos qu’on ne voulait me laisser nulle part. Une chose seulement m’effarouchait sur ce voyage : c’était l’inaptitude et l’aversion que j’eus toujours pour la vie active à laquelle j’allais être condamné. Fait pour méditer à loisir dans la solitude, je ne l’étais point pour parler, agir, traiter d’affaires parmi les hommes. La nature, qui m’avait donné le premier talent, m’avait refusé l’autre. Cependant je sentais que, sans prendre part directement aux affaires publiques, je serais nécessité, sitôt que je serais en Corse, de me livrer à l’empressement du peuple, et de conférer très-souvent avec les chefs. L’objet même de mon voyage exigeait qu’au lieu de chercher la retraite, je cherchasse, au sein de la nation, les lumières dont j’avais besoin. Il était clair que je ne pourrais plus disposer de moi-même ; qu’entraîné malgré moi dans un tourbillon pour lequel je n’étais point né, j’y mènerais une vie toute contraire à mon goût, et ne m’y montrerais qu’à mon désavantage. Je prévoyais que, soutenant mal par ma présence l’opinion de capacité qu’avaient pu leur donner mes livres, je me décréditerais chez les Corses, et perdrais, autant à leur préjudice qu’au mien, la confiance qu’ils m’avaient donnée, et sans laquelle je ne pouvais faire avec succès l’œuvre qu’ils attendaient de moi. J’étais sûr qu’en sortant ainsi de ma sphère, je leur deviendrais inutile et me rendrais malheureux.

Tourmenté, battu d’orages de toute espèce, fatigué de voyages et de persécutions depuis plusieurs années, je sentais vivement le besoin du repos, dont mes barbares ennemis se faisaient un jeu de me priver ; je soupirais plus que jamais après cette aimable oisiveté, après cette douce quiétude d’esprit et de corps que j’avais tant convoitée, et à laquelle, revenu des chimères de l’amour et de l’amitié, mon cœur bornait sa félicité suprême. Je n’envisageais qu’avec effroi les travaux que j’allais entreprendre, la vie tumultueuse à laquelle j’allais me livrer ; et si la grandeur, la beauté, l’utilité de l’objet animaient mon courage, l’impossibilité de payer de ma personne avec succès me l’ôtait absolument. Vingt ans de méditation profonde, à part moi, m’auraient moins coûté que six mois d’une vie active, au milieu des hommes et des affaires, et certain d’y mal réussir.

Je m’avisai d’un expédient qui me parut propre à tout concilier. Poursuivi dans tous mes refuges par les menées souterraines de mes secrets persécuteurs, et ne voyant plus que la Corse où je pusse espérer pour mes vieux jours le repos qu’ils ne voulaient me laisser nulle part, je résolus de m’y rendre, avec les directions de Buttafuoco, aussitôt que j’en aurais la possibilité ; mais, pour y vivre tranquille, de renoncer, du moins en apparence, au travail de la législation, et de me borner, pour payer en quelque sorte à mes hôtes leur hospitalité, à écrire sur les lieux leur histoire, sauf à prendre sans bruit les instructions nécessaires pour leur devenir plus utile, si je voyais jour à y réussir. En commençant ainsi par ne m’engager à rien, j’espérais être en état de méditer en secret et plus à mon aise un plan qui pût leur convenir, et cela sans renoncer beaucoup à ma chère solitude, ni me soumettre à un genre de vie qui m’était insupportable, et dont je n’avais pas le talent.

Mais ce voyage, dans ma situation, n’était pas une chose aisée à exécuter. À la manière dont M. Dastier m’avait parlé de la Corse, je n’y devais trouver, des plus simples commodités de la vie, que celles que j’y porterais : linge, habits, vaisselle, batterie de cuisine, papiers, livres, il fallait tout porter avec soi. Pour m’y transporter avec ma gouvernante, il fallait franchir les Alpes, et dans un trajet de deux cents lieues traîner à ma suite tout un bagage ; il fallait passer à travers les États de plusieurs souverains ; et, sur le ton donné par toute l’Europe, je devais naturellement m’attendre, après mes malheurs, à trouver partout des obstacles, et à voir chacun se faire un honneur de m’accabler de quelque nouvelle disgrâce, et violer avec moi tous les droits des gens et de l’humanité. Les frais immenses, les fatigues, les risques d’un pareil voyage, m’obligeaient d’en prévoir d’avance et d’en bien peser toutes les difficultés. L’idée de me trouver enfin seul, sans ressource à mon âge, et loin de toutes mes connaissances, à la merci de ce peuple barbare et féroce, tel que me le peignait M. Dastier, était bien propre à me faire rêver sur une pareille résolution avant de l’exécuter. Je désirais passionnément l’entrevue que Buttafuoco m’avait fait espérer, et j’en attendais l’effet pour prendre tout à fait mon parti.

Tandis que je balançais ainsi, vinrent les persécutions de Motiers, qui me forcèrent à la retraite. Je n’étais pas prêt pour un long voyage, et surtout pour celui de Corse. J’attendais des nouvelles de Buttafuoco ; je me réfugiai dans l’île de Saint-Pierre, d’où je fus chassé à l’entrée de l’hiver, comme j’ai dit ci-devant. Les Alpes couvertes de neige rendaient alors pour moi cette émigration impraticable, surtout avec la précipitation qu’on me prescrivait. Il est vrai que l’extravagance d’un pareil ordre le rendait impossible à exécuter : car du milieu de cette solitude enfermée au milieu des eaux, n’ayant que vingt-quatre heures depuis l’intimation de l’ordre pour me préparer au départ, pour trouver bateaux et voitures pour sortir de l’île et de tout le territoire ; quand j’aurais eu des ailes, j’aurais eu peine à pouvoir obéir. Je l’écrivis à M. le bailli de Nidau en répondant à sa lettre, et je m’empressai de sortir de ce pays d’iniquité. Voilà comment il fallut renoncer à mon projet chéri, et comment, n’ayant pu dans mon découragement obtenir qu’on disposât de moi, je me déterminai, sur l’invitation de milord maréchal, au voyage de Berlin, laissant Thérèse hiverner à l’île de Saint-Pierre avec mes effets et mes livres, et déposant mes papiers dans les mains de du Peyrou. Je fis une telle diligence, que dès le lendemain matin je partis de l’île, et me rendis à Bienne encore avant midi. Peu s’en fallut que je n’y terminasse mon voyage par un incident dont le récit ne doit pas être omis.

Sitôt que le bruit s’était répandu que j’avais ordre de quitter mon asile, j’eus une affluence de visites du voisinage, et surtout de Bernois qui venaient avec la plus détestable fausseté me flagorner, m’adoucir, et me protester qu’on avait pris le moment des vacances et de l’infréquence du sénat pour minuter et m’intimer cet ordre, contre lequel, disaient-ils, tous les deux cents étaient indignés. Parmi ce tas de consolateurs, il en vint quelques-uns de la ville de Bienne, petit État libre, enclavé dans celui de Berne, et entre autres un jeune homme, appelé Wildremet, dont la famille tenait le premier rang et avait le principal crédit dans cette petite ville. Wildremet me conjura vivement, au nom de ses concitoyens, de choisir ma retraite au milieu d’eux, m’assurant qu’ils désiraient avec empressement de m’y recevoir ; qu’ils se feraient une gloire et un devoir de m’y faire oublier les persécutions que j’avais souffertes ; que je n’avais à craindre chez eux aucune influence des Bernois ; que Bienne était une ville libre, qui ne recevait des lois de personne, et que tous les citoyens étaient unanimement déterminés à n’écouter aucune sollicitation qui me fût contraire.

Wildremet, voyant qu’il ne m’ébranlait pas, se fit appuyer de plusieurs autres personnes, tant de Bienne et des environs que de Berne même, et entre autres du même Kirchberger dont j’ai parlé, qui m’avait recherché depuis ma retraite en Suisse ; et que ses talents et ses principes me rendaient intéressant. Mais des sollicitations moins prévues et plus pondérantes furent celles de M. Barthès, secrétaire d’ambassade de France, qui vint me voir avec Wildremet, m’exhorta fort de me rendre à son invitation, et m’étonna par l’intérêt vif et tendre qu’il paraissait prendre à moi. Je ne connaissais point du tout M. Barthès ; cependant je le voyais mettre à ses discours la chaleur, le zèle de l’amitié, et je voyais qu’il lui tenait véritablement au cœur de me persuader de m’établir à Bienne. Il me fit l’éloge le plus pompeux de cette ville et de ses habitants, avec lesquels il se montrait si intimement lié, qu’il les appela plusieurs fois devant moi ses patrons et ses pères.

Cette démarche de Barthès me dérouta dans toutes mes conjectures. J’avais toujours soupçonné M. de Choiseul d’être l’auteur caché de toutes les persécutions que j’éprouvais en Suisse. La conduite du résident de France à Genève, celle de l’ambassadeur à Soleure, ne confirmaient que trop ces soupçons ; je voyais la France influer en secret sur tout ce qui m’arrivait à Berne, à Genève, à Neuchâtel, et je ne croyais avoir en France aucun ennemi puissant que le seul duc de Choiseul. Que pouvais-je donc penser de la visite de Barthès, et du tendre intérêt qu’il paraissait prendre à mon sort ? Mes malheurs n’avaient pas encore détruit cette confiance naturelle à mon cœur, et l’expérience ne m’avait pas encore appris à voir partout des embûches sous les caresses. Je cherchais avec surprise la raison de cette bienveillance de Barthès : je n’étais pas assez sot pour croire qu’il fit cette démarche de son chef, j’y voyais une publicité, et même une affectation qui marquait une intention cachée, et j’étais bien éloigné d’avoir jamais trouvé dans tous ces petits agents subalternes cette intrépidité généreuse qui, dans un poste semblable, avait souvent fait bouillonner mon cœur.

J’avais autrefois un peu connu le chevalier de Beauteville chez M. de Luxembourg ; il m’avait témoigné quelque bienveillance : depuis son ambassade, il m’avait encore donné quelques signes de souvenir, et m’avait même fait inviter à l’aller voir à Soleure, invitation dont, sans m’y rendre, j’avais été touché, n’ayant pas accoutumé d’être traité si honnêtement par les gens en place. Je présumai donc que M. de Beauteville, forcé de suivre ses instructions en ce qui regardait les affaires de Genève, me plaignant cependant dans mes malheurs, m’avait ménagé, par des soins particuliers, cet asile de Bienne, pour y pouvoir vivre tranquille sous ses auspices. Je fus sensible à cette attention, mais sans en vouloir profiter ; et, déterminé tout à fait au voyage de Berlin, j’aspirais avec ardeur au moment de rejoindre milord maréchal, persuadé que ce n’était plus qu’auprès de lui que je trouverais un vrai repos et un bonheur durable.

À mon départ de l’île, Kirchberger m’accompagna jusqu’à Bienne. J’y trouvai Wildremet et quelques autres Biennois qui m’attendaient à la descente du bateau. Nous dînâmes tous ensemble à l’auberge ; et en y arrivant, mon premier soin fut de faire chercher une chaise, voulant partir dès le lendemain matin. Pendant le dîner, ces messieurs reprirent leurs instances pour me retenir parmi eux, et cela avec tant de chaleur et des protestations si touchantes, que, malgré toutes mes résolutions, mon cœur, qui n’a jamais su résister aux caresses, se laissa émouvoir aux leurs. Sitôt qu’ils me virent ébranlé, ils redoublèrent si bien leurs efforts, qu’enfin je me laissai vaincre, et consentis de rester à Bienne, au moins jusqu’au printemps prochain.

Aussitôt Wildremet se pressa de me pourvoir d’un logement, et me vanta comme une trouvaille une vilaine petite chambre sur un derrière, au troisième étage, donnant sur une cour, où j’avais pour régal l’étalage des peaux puantes d’un chamoiseur. Mon hôte était un petit homme de basse mine et passablement fripon, que j’appris le lendemain être débauché, joueur, et en fort mauvais prédicament dans le quartier ; il n’avait ni femme, ni enfants, ni domestiques ; et, tristement reclus dans ma chambre solitaire, j’étais, dans le plus riant pays du monde, logé de manière à périr de mélancolie en peu de jours. Ce qui m’affecta le plus, malgré tout ce qu’on m’avait dit de l’empressement des habitants à me recevoir, fut de n’apercevoir, en passant dans les rues, rien d’honnête envers moi dans leurs manières, ni d’obligeant dans leurs regards. J’étais pourtant tout déterminé à rester là, quand j’appris, vis et sentis, même dès le jour suivant, qu’il y avait dans la ville une fermentation terrible à mon égard. Plusieurs empressés vinrent obligeamment m’avertir qu’on devait dès le lendemain me signifier, le plus durement qu’on pourrait, un ordre de sortir sur-le-champ de l’État, c’est-à-dire de la ville. Je n’avais personne à qui me confier ; tous ceux qui m’avaient retenu s’étaient éparpillés. Wildremet avait disparu, je n’entendis plus parler de Barthès, et il ne parut pas que sa recommandation m’eût mis en grande faveur auprès des patrons et des pères qu’il s’était donnés devant moi. Un M. de Vau-Travers, Bernois, qui avait une jolie maison proche la ville, m’y offrit cependant un asile, espérant, me dit-il, que j’y pourrais éviter d’être lapidé. L’avantage ne me parut pas assez flatteur pour me tenter de prolonger mon séjour chez ce peuple hospitalier.

Cependant, ayant perdu trois jours à ce retard, j’avais déjà passé de beaucoup les vingt-quatre heures que les Bernois m’avaient données pour sortir de tous leurs États, et je ne laissais pas, connaissant leur dureté, d’être en quelque peine sur la manière dont ils me les laisseraient traverser, quand M. le bailli de Nidau vint tout à propos me tirer d’embarras. Comme il avait hautement improuvé le violent procédé de Leurs Excellences, il crut, dans sa générosité, me devoir un témoignage public qu’il n’y prenait aucune part, et ne craignit pas de sortir de son bailliage pour venir me faire une visite à Bienne. Il vint la veille de mon départ, et, loin de venir incognito, il affecta même du cérémonial, vint in fiocchi dans son carrosse avec son secrétaire, et m’apporta un passeport en son nom pour traverser l’État de Berne à mon aise, et sans crainte d’être inquiété. La visite me toucha plus que le passeport. Je n’y aurais guère été moins sensible quand elle aurait eu pour objet un autre que moi. Je ne connais rien de si puissant sur mon cœur qu’un acte de courage fait à propos, en faveur du faible injustement opprimé.

Enfin, après m’être avec peine procuré une chaise, je partis le lendemain matin de cette terre homicide, avant l’arrivée de la députation dont on devait m’honorer, avant même d’avoir pu revoir Thérèse, à qui j’avais marqué de me venir joindre quand j’avais cru m’arrêter à Bienne, et que j’eus à peine le temps de contremander par un mot de lettre, en lui marquant mon nouveau désastre ; on verra dans ma troisième partie, si jamais j’ai la force de l’écrire, comment, croyant partir pour Berlin, je partis en effet pour l’Angleterre, et comment les deux dames qui voulaient disposer de moi, après m’avoir, à force d’intrigues, chassé de la Suisse, où je n’étais pas assez en leur pouvoir, parvinrent enfin à me livrer à leur ami.

J’ajoutai ce qui suit dans la lecture que je fis de cet écrit à monsieur et madame la comtesse d’Egmont, à M. le prince Pignatelli, à madame la marquise de Mesmes, et à M. le marquis de Juigné.

J’ai dit la vérité : si quelqu’un sait des choses contraires à ce que je viens d’exposer, fussent-elles mille fois prouvées, il sait des mensonges et des impostures ; et s’il refuse de les approfondir et de les éclaircir avec moi tandis que je suis en vie, il n’aime ni la justice ni la vérité. Pour moi, je le déclare hautement et sans crainte : quiconque, même sans avoir lu mes écrits, examinera par ses propres yeux mon naturel, mon caractère, mes mœurs, mes penchants, mes plaisirs, mes habitudes, et pourra me croire un malhonnête homme, est lui-même un homme à étouffer.

J’achevai ainsi ma lecture, et tout le monde se tut. Madame d’Egmont fut la seule qui me parut émue : elle tressaillit visiblement, mais elle se remit bien vite et garda le silence, ainsi que toute la compagnie. Tel fut le fruit que je tirai de cette lecture et de ma déclaration.