Les Conditions de l’offensive générale

Les Conditions de l’offensive générale
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 568-590).
LES CONDITIONS
DE
L’OFFENSIVE GÉNÉRALE

A mesure que s’effondrait le plan d’attaque de Verdun, la presse allemande variait ses commentaires et passait de l’hyperbole du début à des considérations de plus en plus modérées et explicatives sur les péripéties d’une affaire désormais manquée. Tantôt c’était le siège de la forteresse que poursuivait, suivant les méthodes régulières, avec une lenteur voulue, un État-major soucieux de réduire les pertes (!), tantôt c’était une simple rectification des positions pour dégager les communications allemandes gênées par le saillant Nord de Verdun. Aujourd’hui, la note dominante est celle-ci : l’attaque de Verdun n’est qu’une attaque préventive, destinée à devancer et à enrayer l’offensive générale des Alliés, et dirigée particulièrement contre l’armée française, dont elle devait user prématurément les réserves disponibles. Nous ne demandons qu’à admettre cette thèse, car elle serait la confirmation incontestable de l’échec allemand. Les Neutres ne s’y sont pas trompés d’ailleurs.

Si l’offensive montée contre Verdun n’a été qu’une opération de précaution, c’est donc que le haut commandement croit aux possibilités d’une offensive générale des Alliés, à une date rapprochée. Et alors, pourquoi a-t-il limité son offensive préventive à un seul secteur du front, quelle que soit l’importance qu’il lui ait attribuée ? Serait-ce donc qu’il considère la capacité d’offensive des armées impériales comme inférieure à celle des Alliés, et que la crainte d’une offensive générale le laisse incertain sur sa propre résistance ? Quelles raisons stratégiques ou morales ont prévalu pour choisir le point d’attaque sur le front occidental, et prendre pour objectif Verdun ? Et l’on sait avec quelle puissance, avec quel acharnement l’entreprise de Verdun a été poursuivie !

Il a été répondu à toutes ces questions dans la Revue du 1er mai par l’éminent critique militaire qu’est M. Bidou. Nous ne retenons, pour le développement de cette étude, qu’une seule de ces interrogations : les possibilités de l’offensive générale des Alliés. Et tout de suite nous constatons qu’à vouloir les déjouer à l’avance, si tel a été l’objet des dernières opérations, les Allemands n’ont pas hésité à prendre à partie, dans un effort qu’ils ont poussé à l’extrême limite, non pas les Anglais si détestés pourtant, non pas les Russes, mais nous, Français. Nous les en remercions. Ils ont montré ainsi une fois de plus le cas qu’ils font de la France. Une défaite, même partielle, de nos armées, et entre autres la prise de Verdun dont le nom a gardé un singulier prestige en Allemagne, aurait eu un retentissement considérable. Leur courte psychologie, toujours préoccupée de l’effet immédiat, en eût abusé aussitôt sur l’esprit des Neutres. On ne peut vraiment croire que l’État-major de Berlin ait été assez naïf pour s’imaginer qu’il aurait brisé le front français, et ouvert par Verdun une brèche assez large à une nouvelle ruée de ses troupes sur la route... de Paris. Il est douloureux de penser qu’en France quelques esprits timorés s’en soient émus jusqu’à l’angoisse. Mais passons !

La bataille de Verdun est donc à la fois un échec d’une portée considérable pour l’Allemagne et un nouvel hommage éclatant rendu par ses chefs militaires au rôle que joue la France. Ils sentent de plus en plus quelle est la grande force morale de la coalition et que les vainqueurs de la Marne restent toujours les garans de la victoire européenne.

La bataille de Verdun, par sa durée, par les sacrifices qu’elle a coûté de part et d’autre, par le trouble qu’elle a pu apporter dans les projets et les prévisions des Alliés, serait-elle de nature, comme veulent le faire croire les Allemands, à affaiblir la force offensive des Alliés et à éloigner les probabilités de l’offensive générale qui doit décider de l’issue de la lutte ?

De cette offensive générale, en effet, personne ne doute, et l’aveu des Allemands est significatif. On se rend compte qu’il y aura un moment où se manifestera la rupture d’équilibre, où les Alliés, ayant enfin acquis la supériorité de toutes manières, se résoudront à donner d’un cœur égal l’assaut suprême.

Mais il semble qu’on ne s’entende pas encore complètement sur les conditions et sur l’époque de cette offensive générale ; et cette incertitude pèse sur les esprits et obsède l’opinion publique. Il est difficile et même délicat de préciser ces conditions et surtout la date où elles seront réalisées. Les gouvernemens et les chefs militaires possèdent seuls tous les élémens du problème et de sa solution. Mais certaines données sont à la portée de tous et peuvent être discutées avec la réserve qui convient. La Revue nous a demandé de les présenter à ses lecteurs. Nous allons l’essayer, aussi modérément que possible.

En somme, la condition essentielle de l’offensive générale est d’avoir la supériorité sur l’adversaire, mais une supériorité telle que le résultat, c’est-à-dire la victoire, ne laisse aucun doute et amène la fin de cette effroyable guerre au gré des Alliés. Or, les facteurs militaires de cette supériorité restent toujours : le nombre, le matériel, la méthode stratégique, l’ascendant moral.


Cette quadruple supériorité, l’Allemagne l’avait, ou croyait l’avoir en 1914, quand la politique impériale a déchaîné la tourmente ; l’événement n’a pas répondu à son orgueilleuse confiance. La victoire de la Marne a fait passer les chances de vaincre d’un camp dans l’autre. La guerre s’est prolongée très au delà des prévisions de l’État-major de Berlin. Après vingt et un mois de lutte sans répit, l’usure réciproque des forces en présence a produit ses effets, en particulier sur le nombre ; mais elle atteint aussi les autres sources d’énergie : la production du matériel, les réserves d’argent et de vivres de la nation, la qualité des combattans et la résistance morale des peuples. Il n’y a pas de doute que l’Allemagne et ses alliés et complices souffrent de la prolongation des hostilités plus que les Alliés. Et on a pu émettre cette sorte de paradoxe qu’à la longue les forces alliées croissent pendant que celles des Impériaux décroissent. C’est exact et cela mérite l’attention.

On a cherché souvent à estimer, dans des articles de presse et de revues, les effectifs globaux des belligérans et les disponibilités restantes à telle et telle date. Comme il s’agit de millions d’hommes, les calculs et les chiffres présentent des écarts considérables. Le système de la nation armée mobilise tous les hommes valides, de l’âge adulte au terme de l’âge viril, de vingt à quarante-cinq ans. Mais les nécessités de guerre font entrer en ligne de plus jeunes et plus vieilles classes, et la contribution humaine s’élargit ainsi de dix-sept à cinquante ans.

Pour l’Allemagne, par exemple, les estimations ont varié de 13 millions à 8 millions environ d’hommes mobilisés. Une erreur commise fréquemment a été de prendre pour base des calculs le chiffre de la population en 1914, plus de 65 millions. Or, les plus jeunes classes appelées : 1916-1917, remontent pour la naissance aux statistiques de 1896-1897, qui donnaient une population de 53 millions environ. On s’accorde à peu près aujourd’hui à fixer le rendement de la mobilisation allemande entre 9 et 10 millions d’hommes.

La même proportion appliquée à la France fournirait plus de 6 millions d’hommes, puisque en 1896 la population de la France était de 38 millions, à peu près égale, on le sait, hélas ! à celle de 1914. Et il est facile de remarquer à ce sujet combien le fort accroissement régulier de la population allemande aurait fait dans moins de vingt ans pencher le plateau de la balance des forces ; les naissances de 1914 auraient donné à l’Allemagne en 1934 plus de 12 millions de soldats. Cette simple observation montre combien il importe d’abattre le militarisme allemand pour éviter qu’il reprenne l’œuvre de domination manquée, quand ses forces numériques se seront rétablies.

On peut établir des évaluations du même ordre pour toutes les armées belligérantes et on arrive ainsi à des totaux qui font frémir. Cette guerre met aux prises plus de 50 millions d’hommes !

Ne nous laissons pas cependant abuser par ces miroitemens de chiffres colossaux. Le nombre des combattans importe, mais ce sont leurs qualités guerrières qui décident de la victoire. Or, il a été toujours acquis que, dans toutes les armées, la valeur des combattans diminue avec l’âge. Les jeunes gens forment l’armée de choc, avec l’armée active et ses réserves immédiates, puis la masse des réservistes de vingt-sept à quarante ans sert de renfort aux premières lignes éprouvées ; enfin, les classes anciennes constituent une sorte de levée en masse, dont la mission semblait être plutôt de défendre le territoire national ou d’occuper et garder les territoires ennemis conquis, en arrière du front de bataille. Tous ces élémens, de qualité différente, finissent à la longue par se confondre dans la tragique mêlée, mais il arrive un moment, quand la lutte se prolonge et que les sacrifices s’aggravent, où les plus jeunes, les premiers et les plus exposés, disparaissent dans la tourmente et laissent à découvert leurs aînés, qui sont obligés de faire face avec des forces moindres à des dangers croissans.

Il est encore plus difficile de calculer et d’évaluer cette usure que le total des disponibilités du début. Les nations peuvent la dissimuler longtemps et voiler sous une attitude énergique les défaillances intérieures et les signes de faiblesse. C’est ainsi qu’à première vue, l’Allemagne se défend de paraître épuisée, aussi bien par la voix des porte-parole de l’opinion nationale que par les manifestations offensives de ses armées. Elle se targue d’avoir livré à la publicité les listes de ses pertes, montrant ainsi qu’elle ne craint pas que l’on fasse les soustractions, que sa force restante demeure supérieure à celle des Puissances, qui font le secret sur leur déficit.

En effet, on peut établir, d’après les documens allemands, le compte approximatif des pertes subies par les armées allemandes, mais ces chiffres sont sujets à caution, car il est permis de croire que les listes dressées par les Allemands sont aussi inexactes que leurs communiqués. Ainsi les chiffres les plus récens donnent, fin mars, un peu plus de 700 000 morts, 1 700 000 blessés, 350 000 disparus. Ils sont manifestement au-dessous de la vérité, surtout en ce qui concerne les morts. Les Allemands combattent sur deux grands fronts, ils ont presque toujours été les assaillans, ils ont poursuivi de terribles et opiniâtres attaques avec une tactique impitoyable, et sans doute nécessaire, de formations denses et massives. Sur l’Yser, devant Ypres, en Pologne, et actuellement à Verdun, leurs pertes ont été extrêmement cruelles. Dans l’hiver 1914-1915, les batailles de Pologne ont été particulièrement dures ; beaucoup de blessés n’ont pu être secourus et ont dû succomber dans la neige et sous les rigueurs du froid. Des moyennes ont été établies, d’après divers renseignemens recueillis et contrôlés dans les quartiers généraux et chez les Neutres. Elles varient par périodes et par théâtre d’opérations. Au 1er janvier, après dix-sept mois de guerre, nous avions nous-même estimé, d’après des données semi-officielles [1], le déficit global de l’armée allemande après de trois millions d’hommes. Et à ce compte, il serait aujourd’hui de quelques centaines de mille au-dessus. Il y aurait de la témérité à s’aventurer dans de telles évaluations, et à donner des indications bien fondées sur la valeur numérique des effectifs restans après déduction des pertes : l’indécision est trop grande. Mais on ne peut douter que l’usure des hommes soit très forte en Allemagne et en Autriche-Hongrie, peut-être encore plus chez cette dernière Puissance. Actuellement, toutes les classes de dix-sept à quarante-cinq ans sont en ligne ou appelées ; il y a quelques mois, le recensement discret des hommes au-dessus de quarante-cinq ans était commencé en Allemagne. En Autriche, les levées touchent jusqu’aux hommes de cinquante ans.

Les jeunes classes allemandes 1916, 1917 et 1918 ont fourni ou fourniront des renforts assez considérables, car elles atteignent 500 000 jeunes gens par classe, soit 1 500 000 hommes. C’est la réserve suprême pour deux années de guerre. L’appoint des vieux landsturmer a peu de valeur. On a constaté parmi les prisonniers faits à Verdun la présence de soldats de la classe 1916. C’est normal. Nous-mêmes avons dû commencer à en user. Sur le front russe, les unités allemandes comprennent une forte proportion de landsturm.

A combien s’élèvent les effectifs des armées aux fronts ? Il serait évidemment intéressant de le savoir, pour estimer, après décompte approximatif des pertes et des non-combattans indispensables [2], les disponibilités des dépôts, qui constituent le réservoir des renforts. Tout récemment, le Times a publié les ordres de bataille des armées allemandes sur les différens fronts. Le colonel Repington et le colonel Feyler, les éminens critiques militaires du Times et du Journal de Genève, les ont commentés à des points de vue très différens. Nous ne pouvons, dans cet exposé d’ensemble, reproduire et discuter les énumérations des armées et des divisions réparties entre les théâtres d’opérations d’Occident et d’Orient. Il paraît certain cependant que la plus grande partie de l’armée allemande est sur le front de France, que les armées opposées aux Russes comprennent un tiers d’Allemands et deux tiers d’Austro-Hongrois, et qu’il y aurait fort, peu d’Austro-Allemands dans les Balkans. Les Italiens retiennent devant eux peut-être la moitié de l’armée autrichienne.

A défaut de chiffres précis, nous avons pour apprécier la réduction des effectifs un élément important dans la constatation, absolument démontrée, que les Allemands ne peuvent plus former et organiser des unités de guerre complémentaires comme ils l’avaient fait dans le début.

C’est ainsi qu’après avoir mis en ligne en août 1914 plus de 50 corps d’armée, doublant par là l’armée de première ligne, l’état-major constitua, en octobre 1914, 6 corps d’armée nouveaux à 8 régimens ; ce sont ces corps, formés avec l’Ersatz-Reserve et les jeunes engagés du début de la guerre qui ont fourni les hécatombes de la bataille de l’Yser et des Flandres. En janvier 1915, 4 nouveaux corps à 6 régimens apparaissent, surtout en Pologne. En avril 1915, la matière neuve commence à manquer ; on forme des divisions à trois régimens, en ramenant à trois le nombre des régimens de la plupart des anciennes divisions ; c’est un simple remaniement de forces. En juin 1915, on est réduit à se contenter de 10 régimens nouveaux constitués avec des compagnies prises sur le front ou venant des dépôts. En juillet-août 1915, c’est le landsturm qui fournit quelques régimens.

L’armée allemande a donc atteint en 1915 son maximum de formations tactiques encadrées : elles sont encore alimentées par les blessés guéris, par les plus jeunes et plus anciennes classes, jusqu’à épuisement. Par conséquent, les Allemands doivent suffire au développement énorme de leurs opérations avec les armées actuellement en ligne.

Toutes les offensives qu’ils ont conduites, depuis le mois de mai 1915, avec une maîtrise qu’on doit reconnaître, tant sur le front russe qu’en Serbie et en dernier lieu contre Verdun, n’ont pu être réalisées que par prélèvemens d’effectifs sur d’autres fronts. En particulier, l’armée des Balkans, pompeusement appelée armée d’Egypte, a été organisée avec une dizaine de divisions dont la plus grande partie provenait du front russe. Et on peut remarquer que si l’offensive contre les Russes a pu embrasser, grâce au concours des Autrichiens, le vaste ensemble du front oriental, l’offensive récente contre le front occidental a dû se restreindre au secteur de Verdun et n’a pu être soutenue, comme le commandait la doctrine courante, par des attaques dans les autres secteurs.

Nous pourrions ajouter d’autres considérations, non moins valables, sur le déchet de la valeur combative produit par l’usure des cadres, particulièrement sensible dans l’armée allemande, où les officiers constituent une caste aristocratique recrutée sur elle-même, fermée aux sous-officiers en temps de paix. Mais ce serait dépasser le cadre de cette étude, et le sujet vaudrait à lui seul un article, car cette guerre a donné, sur la formation et la valeur des cadres, les démentis les plus imprévus aux idées reçues et aux vieilles routines dans tous les Etats belligérans.

Il résulte de ces considérations forcément sommaires que la suprématie numérique des Austro-Allemands, qui paraissait indiscutable en août 1914, plus encore par suite de leur longue préparation et de la surprise de la Triple-Entente que par la comparaison des chiffres totaux des mobilisés de part et d’autre, a été profondément et irrémédiablement abaissée.

Les mêmes considérations, en ce qui concerne les pertes et déchets, s’appliquent naturellement aux Alliés, mais avec cette différence, très étrange, que les Alliés n’ont pas mis en ligne, au début de la guerre, comme les Allemands, tous leurs effectifs mobilisables, pour diverses raisons dont la principale fut cette surprise dont ils faillirent être victimes, en pleine illusion pacifiste. Seule la France, mieux préparée, malgré les imprévoyances de certaine politique, mobilisa toutes ses forces. La Russie, gênée par sa vaste étendue et par une réorganisation inachevée à la suite des revers d’Extrême-Orient, ne pouvait mobiliser et armer que successivement, avec de grands écarts de temps, ses masses énormes. L’Angleterre, qui avait mis toute sa confiance dans sa flotte et dans son splendide isolement, n’avait qu’une armée coloniale, dont quelques divisions seulement étaient disponibles pour aller sur le continent. Ainsi les trois grandes Puissances alliées, dont la population dépassait 200 millions, sans compter les colonies, disposaient fatalement de moins de soldats mobilisés et prêts à entrer en campagne que les Empires du Centre, avec leurs 120 millions d’habitans.

Mais l’échec du plan initial allemand et la transformation de la guerre en guerre de tranchées sur le front occidental a renversé les proportions. Les Alliés ont gagné le temps nécessaire pour réparer les fautes et les erreurs et faire l’effort magnifique, inouï, qui a mis la nation tout entière à l’usine de guerre comme au front de bataille.

Malgré ses pertes cruelles, la France oppose à la masse allemande, qui pèse encore sur elle, une barrière infranchissable. Nos admirables soldats, réduits jusqu’ici à une défensive presque passive, frémissent d’impatience dans l’attente de l’irrésistible furia qui expulsera l’envahisseur. La Russie si éprouvée, mais dont le peuple et l’armée restent étroitement unis pour la lutte contre l’Allemand spoliateur et corrupteur de consciences, a fourni une nouvelle et puissante armée avec ses innombrables réserves ; elle nous envoie, pour preuve de sa fécondité et de sa solidarité indéfectible, de superbes troupes qui vont combattre à côté des nôtres. Et l’Angleterre, s’arrachant lentement à ses vieilles institutions, consciente à la fois du danger et de sa force qu’elle ne soupçonnait pas, après avoir transformé, avec deux millions de volontaires, la « misérable petite armée, » dont parlait avec dédain le Kaiser » en une nombreuse et solide armée, vient d’accepter le service obligatoire qui mobilise 5 millions d’hommes. Elle affirme ainsi, à côté de ses alliées, sa volonté implacable d’abattre à nouveau « l’ennemi du genre humain [3]. »

Le compte est facile à faire maintenant. Les millions d’hommes s’ajoutent aux millions ; Français, Russes, Anglais, Italiens, sans oublier les Belges, les Serbes, les Monténégrins et les Portugais, peuvent réunir en Europe 20 millions de combattans résolus contre 10 millions à peine d’Impériaux. Et c’est à regret que nous ne comptons pas encore les Japonais, alliés qui ne sont pas inactifs, loin de là, mais dont il serait à désirer que la belle valeur guerrière fût utilisée sur les chemins de Constantinople.

Le nombre est donc aujourd’hui du côté des Alliés, et non pas le nombre brut, un total humain, mais le nombre organisé, armé, outillé pour la lutte décisive. Car il ne s’agit pas seulement dans cette formidable guerre de la supériorité numérique. L’arithmétique ne perd jamais ses droits, mais elle ne suffit pas. Toutes les sciences collaborent à l’œuvre guerrière par les forces incomparables de destruction qu’elles ont fournies à l’art de la guerre.

La supériorité numérique doit être soutenue par la supériorité du matériel. Elle serait impuissante contre un adversaire disposant d’un outillage plus meurtrier. Et cette guerre nous a donné encore de ce côté des surprises extraordinaires.


Les Allemands avaient cru aussi s’être assuré la supériorité du matériel perfectionné. De même que le vieux de Moltke avait transformé les méthodes de guerre en 1866 et en 1870, en adaptant les chemins de fer, la télégraphie et les canons Krupp à la stratégie des grandes armées de plusieurs centaines de mille hommes, de même l’Etat-major de Berlin, qu’il avait dirigé jusqu’à sa mort, avait appliqué aux millions d’hommes, qu’il comptait mettre en ligne, les sensationnels progrès du machinisme scientifique qui avaient marqué la fin du XIXe siècle et le commencement du XXe. Toute l’industrie allemande était mobilisée et organisée en vue de la guerre, et l’on sait à quelle puissance de recherche et d’organisation était arrivée cette industrie dans toutes les branches : métallurgie, physique, chimie, transports, etc. L’Allemagne, prenant son bien partout où elle le trouvait, démarquait et exploitait les idées et les inventions des autres pays, les réalisant au double profit de sa richesse économique et de la conception pangermaniste.

Nous n’avons rien à apprendre aux lecteurs de la Revue sur tout ce travail d’avant-guerre préparatoire à la victoire qui a caractérisé dans le monde entier l’action allemande à partir de l’avènement de Guillaume II. Il y a même encore aujourd’hui quelque chose d’incompréhensible dans le fait que cette Allemagne, qui semblait conquérir le monde commercialement et économiquement par le seul jeu de ses forces d’organisation et d’expansion, se soit jetée dans une guerre en apparence inutile, dont elle ne pouvait attendre aucun profit supérieur à ce qu’elle tenait déjà ! Le voile se lève peu à peu sur cette mystérieuse et effroyable démence, sur ce mal de l’esprit qui a frappé le cerveau allemand... pour le salut de l’Europe et de l’humanité !

Nous ne pouvons rappeler que sommairement les élémens de cette supériorité matérielle qui renforçait au plus haut degré la supériorité du nombre et de l’organisation militaire : l’artillerie lourde de tous calibres, les mitrailleuses, l’aviation, les automobiles, les sous-marins, les gaz asphyxians, etc.

Tout le monde sait aujourd’hui la disproportion d’artillerie lourde qui existait entre l’Allemagne et ses adversaires. L’efficacité et la mobilité de ces pièces à grande portée et à gros projectiles avaient été l’objet de nombreuses polémiques et controverses. Nous venions cependant d’adopter en France un programme de réfection de notre matériel. Les Allemands avaient déjà réalisé le leur, et ce fut sans doute une des raisons pour lesquelles, ayant l’avance certaine sur ce point, ils ne voulurent pas attendre plus longtemps l’occasion. Les premières batailles parurent confirmer la puissance de cette artillerie nouvelle, jusque là réservée aux places fortes et aux sièges. Les obusiers légers de 105, les obusiers lourds de 150, les mortiers de 210, accompagnaient les corps d’armée, grâce à la traction automobile. Et les avalanches de projectiles de tous calibres qui précédaient comme des avant-gardes de fer et de feu les colonnes allemandes, firent fléchir au début nos troupes surprises et notre admirable 75. A cette artillerie, copieusement approvisionnée, prodigue de ses obus, s’ajoutaient des engins plus petits, mais encore plus meurtriers et impressionnant, les mitrailleuses, véritables canons d’infanterie, transformant en zone de mort impénétrable tout le terrain battu par leurs rafales précipitées. Les Allemands les avaient multipliées et en avaient pour ainsi dire fait la base de leur tactique d’infanterie. Nous avions aussi des mitrailleuses, supérieures même techniquement aux mitrailleuses allemandes, mais dans le rapport d’une contre trois, et il régnait encore dans notre armée une certaine indécision, presque du scepticisme, sur leur emploi. Les théories très entraînantes de l’offensive à outrance, de l’assaut à la baïonnette, seuls déterminans de la victoire, avaient illusionné notre belle et ardente infanterie sur les difficultés de l’attaque à découvert, sur les effets meurtriers des armes de toute nature, et sur les leçons que nous avaient données pourtant les guerres récentes au point de vue de l’emploi de la fortification du champ de bataille et de la nécessité des cheminemens lents, mesurés, progressifs, à travers les couverts naturels et artificiels.

Les premiers revers eurent tôt fait de nous ouvrir les yeux. Notre tactique s’adapta rapidement à la dure expérience des faits. Et il se passa ceci, que l’artillerie lourde allemande, si efficace au début contre notre offensive qu’elle contribua à briser encore plus que le choc de ses masses de fantassins, ne put suivre et se réapprovisionner aussi rapidement que le comportait la marche accélérée des armées allemandes. A mesure que notre habile reploiement stratégique ramenait nos armées sur leurs renforts et sur leurs ressources, les lignes de communications allemandes s’allongeaient et se distendaient outre mesure ; la rupture des ponts de la Meuse, de l’Aisne, de l’Oise, ralentissait le passage des trains de combat, et le retour offensif de la Marne surprit certainement les Allemands en pleine crise de munitions, particulièrement leur aile droite, épuisée par sa colossale conversion.

Notre 75 reprit le dessus, qu’il n’a plus perdu, et seconda magnifiquement l’élan de nos soldats dans les journées inoubliables du 5 au 13 septembre 1914. Et s’ils ne purent dépasser l’Aisne et reconduire, la baïonnette haute, les envahisseurs jusqu’aux Ardennes, c’est que ceux-ci retrouvèrent à leur tour leur artillerie lourde et leurs munitions, et qu’il nous fut impossible, faute d’artillerie lourde et de munitions, de forcer les positions déjà retranchées du Soissonnais et de la Champagne.

Mais la victoire de la Marne avait produit ce double effet d’arrêter un ennemi triomphant et de nous éclairer sur les insuffisances de notre matériel. La guerre va se transformer en guerre de tranchées. Le sublime effort que nous et nos alliés belges et anglais fournissons encore jusqu’au 13 novembre 1914, de l’Aisne a l’Yser par Arras et par les Flandres, et qui est encore plus digne d’admiration peut-être que le redressement de la Marne, fixe définitivement l’invasion sur ce front immuable dont les deux adversaires poursuivent depuis vingt mois sans relâche la rupture. Alors la France improvise dans les conditions les plus difficiles, séparée qu’elle est de ses plus importantes régions industrielles, l’usine de guerre qui doit lui fournir les forces de destruction, dont un ennemi formidablement outillé et préparé a cru accabler son imprévoyance. Toute notre métallurgie se modifie, s’élargit, s’adapte à l’œuvre de salut public. Des canons, des munitions ! le mot d’ordre est donné à l’atelier national. Il faut des canons de tous calibres, des mitrailleuses, des grenades, des engins de tranchées, des projecteurs, des explosifs, des armes, des munitions, en quantités de plus en plus extraordinaires. Car l’usine de guerre allemande prend des proportions formidables. Le plan de l’Allemagne a été déçu, enrayé, mais elle le poursuit avec une âpreté croissante, elle entraîne dans la lutte d’autres Etats, pour ou contre elle. Ses offensives répétées sur le front oriental donnent la mesure de la puissance de sa production matérielle et du sens impitoyable qu’elle veut donner à la lutte.

A l’exemple de la France, l’Angleterre adapte lentement aux nécessités impérieuses de la guerre la plus grande partie de sa supériorité industrielle. Il lui faut du temps, elle a tout à apprendre et à changer dans ses institutions et dans ses méthodes pour faire face à la plus imprévue et à la plus tragique des vicissitudes de son histoire. Et la France et l’Angleterre doivent tout d’un coup fournir le matériel à la Russie. Il faut aussi pourvoir à la détresse de la Serbie. Avec l’aide de l’iudustrie japonaise, tout est réparé en Russie, malgré qu’il y reste encore des traces de la funeste corruption allemande. A l’heure actuelle, on peut enfin affirmer que les Alliés ont résolu le problème, si chargé d’inconnues il y a encore quelque temps, de s’assurer la supériorité du matériel en quantité et en qualité. Les lecteurs de la Revue nous pardonneront de ne pas insister davantage sur cette question et de ne pas leur parler des gaz asphyxians et délétères, des jets de pétrole enflammé, et de tous ces procédés d’une barbarie atroce introduits par les Allemands dans le combat. Nous y répondons peut-être avec trop de ménagemens ! Nous avons l’âme trop éprise d’humanité, trop chevaleresque, trop sensible. Il faudra bien pourtant rendre coup pour coup.

A la guerre terrestre s’est superposée la guerre aérienne. Là encore, les Allemands avaient pris, dès le début, une certaine supériorité, plutôt tactique que technique. Si l’aviation, après les sensationnelles expériences de Wilbur Wright, au camp d’Auvours, était devenue pour ainsi dire une marque française, grâce à la souplesse de nos hardis pilotes et à la science pratique de nos constructeurs, elle était cependant restée plus sportive que militaire. Beaucoup d’officiers et de sous-officiers. impatiens d’aventures et lassés de la vie de garnison, s’étaient jetés dans cette passionnante lutte avec l’air, mais l’entente ne s’était pas faite sur l’utilisation de l’aéronautique, de la cinquième arme, comme on l’appelait, en vue de la guerre. Comme pour l’artillerie lourde, on tâtonnait, on hésitait, on disputait, et nous entrâmes en campagne avant qu’une méthode de guerre aérienne eût été adoptée. Nos appareils, de modèles assez variés, monoplans et biplans, assez solides, mais d’une vitesse modérée, servirent surtout d’abord à l’exploration et aux reconnaissances. Au contraire, les Allemands, nous empruntant d’ailleurs comme toujours nos brevets, ne s’étaient pas contentés de perfectionner les systèmes, ils avaient réglé le jeu de leurs avions comme une arme liée aux autres, en stratégie et en tactique. En particulier, ils se servirent des avions pour repérer le tir de leur artillerie. Et ceux qui furent témoins des premières batailles se rappellent la rapidité avec laquelle les obus arrivaient sur les emplacemens vulnérables après que le vol tournoyant des avions les avait désignés aux observateurs des batteries. Mais, en août 1914, l’aviation militaire n’était pas assez avancée pour qu’on pût faire à la guerre aérienne la part que certains romanciers des temps futurs lui avaient assignée.

Les Allemands eux-mêmes, qui avaient prévu et préparé tout le modernisme scientifique de la guerre brutale et destructive, ne pouvaient attendre que la navigation aérienne eût fait les progrès qui devaient certainement, dans un avenir assez éloigné, la rendre très redoutable et en faire même l’instrument décisif de la bataille. Il en a été de même d’ailleurs des sous-marins. La marine allemande s’en était suffisamment précautionnée, mais le type de croiseur submersible à très grand rayon, capable de tenir pendant plusieurs semaines la haute mer et de semer les torpilles et les mines sur un vaste champ de naufrage, était encore dans les cartons des ingénieurs. Il est probable que si l’amiral von Tirpitz ne s’était pas fait illusion sur l’attitude de l’Angleterre et sur les possibilités du blocus de l’Allemagne, il aurait conseillé au Kaiser de retarder de quelques mois le geste du glaive, et que la guerre sous-marine aurait été autrement préjudiciable aux flottes alliées, surtout dès les premières semaines de la lutte.

La guerre aérienne, comme la guerre sous-marine, s’est développée et s’est accrue avec la prolongation de la guerre. Les combats aériens sont devenus de plus en plus fréquens, et les adversaires ont rivalisé d’ingéniosité et de hardiesse. Les Allemands semblent s’être attachés à confier à l’aviation proprement dite la tactique de reconnaissances et de combats sur le front, et à pratiquer les bombardemens avec les grands dirigeables. Les Zeppelins ont fini par se substituer aux fameux Taubes pour lancer les bombes sur les villes ouvertes et les campagnes, dans ce parti pris de terreur et d’extermination qui est au fond des méthodes de guerre germaniques. Mais leur vulnérabilité les oblige à marcher et agir de nuit, leur action est incertaine, et les résultats obtenus sont tout à fait hors de proportion avec le coût de ces monstres de l’air et les pertes qui les éprouvent.

Nous et nos alliés, nous avons au contraire forcé notre production en avions spécialisés pour le but qu’ils poursuivent : bombardement, chasse, reconnaissances d’artillerie, exploration. Et on ne peut nier qu’actuellement nous n’ayons acquis un réel ascendant sur les pilotes allemands. Nos escadrilles aident puissamment le commandement et les troupes. Quoique la guerre aérienne soit encore limitée par les difficultés techniques de l’aéronautique, elle peut et doit devenir un des élémens de cette supériorité nécessaire à l’offensive générale, et il est à souhaiter que nous voyions des appareils nouveaux et très nombreux accompagner et précéder nos lignes, quand elles refouleront les Barbares.


Nous en arrivons maintenant à la partie la plus délicate de cette étude. De ce que nous venons de dire bien succinctement, nos lecteurs auront compris que l’offensive générale est rigoureusement subordonnée à la certitude de cette supériorité du nombre et du matériel indispensables. C’est parce qu’ils étaient aveuglément convaincus de la posséder que les Allemands ont lance on 1914 cette formidable offensive qui a failli submerger le théâtre de guerre occidental, et c’est quand nous, alliés, nous serons persuadés à notre tour que nous la tenons, qu’alors nous pourrons fixer l’heure de l’abordage décisif. Et la question vient naturellement aux lèvres de tous : Quand serons-nous prêts ?

Il est impossible d’y répondre, et je doute même que les gouvernemens et les généralissimes soient en état de fixer une date plus ou moins prochaine. Ils peuvent prévoir et calculer ; leurs résolutions et leurs décisions dépendent non seulement de leur certitude et de la connaissance de leurs forces, mais aussi de l’évaluation de la résistance qu’opposera l’adversaire et du choix du moment opportun où ils sentiront que son affaiblissement provoquera la défaillance sous le choc irrésistible. Et c’est la grande inconnue, même à l’heure qu’il est.

L’usure de l’Allemagne est manifeste : elle se révèle par l’acharnement même que son haut commandement continue à mettre contre Verdun. Les assaillans ont été exaltés par la parole impériale : Verdun pris, c’est la fin de la guerre ! Il est possible que l’Etat-major essaie encore d’exploiter l’attitude, en apparence passive, des Alliés, par de nouvelles manifestations offensives. L’Allemagne, il faut le reconnaître, n’est pas au bout de ses forces. Elle n’est pas encore sur les genoux ! Mais elle souffle et elle souffre. L’hémorragie vide ses veines, l’anémie que cause le blocus épuise les nerfs de son peuple. Qu’on s’imagine l’état d’âme de ce peuple allemand, grisé de conquêtes et de victoires, abusé sur son rôle prédestiné, et qui voit bien que la guerre dure, que ses adversaires ne se reconnaissent pas vaincus, que les listes funèbres font pénétrer les deuils et les angoisses dans tous les foyers, que les vivres sont rationnés, que la vie facile d’avant la guerre fait place à la disette et à la misère, que la richesse promise sur les dépouilles des nations vaincues est un mirage qui s’enfuit, que les ports si débordans naguère d’activité mondiale sont déserts, que l’industrie et le commerce sont réduits aux fournitures de guerre ! Certes il est discipliné, formé à cet automatisme intellectuel et moral qui l’a mis dans les mains du militarisme et de la féodalité prussiennes et qui a engendré dans la nation et dans l’armée, étroitement solidarisées, de grands efforts collectifs. Mais il est incapable encore de comprendre ce qui s’est passé dans ces vingt mois de guerre, et comment se sont renversés les destins.

Cependant, déjà des voix s’élèvent et des manifestations populaires se produisent. La faim est mauvaise conseillère. Il est de plus en plus certain que l’Allemagne désire la paix, non pas certes la paix du vaincu, mais la paix de celui qui n’a pu être victorieux et qui, conscient encore de sa force, propose la trêve et l’accommodement à l’adversaire qu’il croit assez affaibli lui-même pour céder par lassitude et épuisement. C’est le moment où à la volonté de vaincre, facteur essentiel de l’offensive et de la victoire, succède la volonté, puis le désir de ne pas être vaincu, prélude de la défensive et de la défaite.

C’est ce que comprennent les Alliés au fur et à mesure qu’ils sentent leurs forces associées croître et devenir supérieures à celles de l’Allemagne. Et ils doivent n’en être que plus implacables dans leur volonté de vaincre, mais aussi plus prudens dans les décisions capitales qui lanceront leurs armées à la suprême bataille. Jamais le proverbe familier : « Avoir tous les atouts dans son jeu » n’aura eu plus solennelle application. Les Alliés tiennent la paix de l’Europe et du monde dans leurs mains, et comme on l’a dit maintes fois, le temps travaille désormais pour eux.

Les Neutres le comprennent aussi aujourd’hui. Le respect ou la terreur que leur inspirait l’Allemagne, et même les sentimens et les relations d’amitié qui illusionnaient certains chefs d’Etat et hommes politiques sur les véritables intentions de l’Empereur et de ses conseillers et sur la mentalité du peuple allemand, les empêchèrent de faire l’acte de protestation unanime, le jour où les armées allemandes pénétrèrent sur le territoire de la Belgique. Protestation d’ordre platonique sans doute, mais qui désolidarisait leur conscience du crime commis contre un petit peuple confiant dans la foi jurée ! Il est probable qu’ils se seraient inclinés devant le fait accompli de la victoire de l’Allemagne et qu’ils auraient accepté de gré ou de force la vassalité plus ou moins déguisée qui en aurait été la conséquence. L’échec initial du plan pangermanique les a sauvés, eux aussi, de l’absorption et de la honte. Il leur a fallu cependant la longue épreuve de près de deux ans de guerre pour voir clair dans ce conflit qui mettait aux prises deux civilisations, deux conceptions du droit et de la force. Le président Wilson, après de longs atermoiemens, a enfin donné la note qui doit guider désormais les politiques neutres. En acceptant de se conformer pour la guerre sous-marine aux conventions internationales, l’Allemagne a implicitement avoué, non seulement la défaite morale qu’elle a subie à Verdun, mais aussi l’impuissance où elle se trouve à imposer ses méthodes et ses volontés aux Neutres comme aux Alliés. Il en résulte que l’ascendant moral, complément de la supériorité guerrière, passe tout entier dans le camp des Alliés : les conséquences s’en font certainement déjà sentir chez nos ennemis et ne peuvent que s’aggraver de jour en jour. Cet ascendant moral s’est maintenu chez nos ennemis jusqu’aux derniers événemens par ce fait que les Impériaux semblaient avoir toujours le monopole et l’initiative des attaques et de l’offensive. Et l’on comprend qu’ils cherchent toujours à en imposer par des manifestations réitérées de leur force offensive. Mais elle s’épuise, et les temps sont proches où ils subiront à leur tour la volonté de l’offensive alliée.


Il nous reste maintenant à examiner comment l’offensive générale peut être exécutée et dans quelles conditions stratégiques et tactiques elle aboutira d’abord au recul, puis à la dislocation des armées impériales.

On ne peut comparer stratégiquement cette offensive générale, tout au moins dans son mouvement initial, à l’offensive allemande de 1914 et à la contre-offensive française de la Marne, pas plus qu’aux premières batailles de Galicie et de Pologne. En août et septembre 1914, les armées firent ce que les doctrinaires militaires appelaient la guerre en rase campagne et la guerre de mouvement. Les plans stratégiques s’y déployaient dans toute l’ampleur des marches et des manœuvres sur de vastes espaces, et les batailles gardaient leur caractère ancien, à cela près qu’elles mettaient aux prises des millions d’hommes et se prolongeaient pendant plusieurs jours, au lieu de se dérouler entre un lever et un coucher de soleil. Puis la guerre se mua en guerre de positions, et le sol fouillé à des profondeurs de plus en plus grandes, raviné de tranchées et de boyaux, hérissé de fils de fer barbelés, bouleversé et chaotique sous le labourage des obus et l’explosion des mines, devint l’obstacle infranchissable devant lequel les lignes de fusils et de mitrailleuses se guettent à quelques mètres de distance. Le siège commença de part et d’autre et imposa la transformation des méthodes tactiques. Il fut reconnu que l’infanterie ne pouvait aborder et enlever ces boursouflures perfides et meurtrières, qui constituent les lignes successives de tranchées, qu’après qu’elles auraient été aplanies, nivelées, broyées, comblées, et que les défenseurs en auraient été exterminés ou expulsés par d’effroyables et longs bombardemens. Et après vingt-deux mois de cette guerre sans précédent, le front occidental, de la Belgique à l’Alsace, est resté à peu près immuable dans sa forme générale, sous cette réserve cependant, que nos héroïques soldats ont occupé peu à peu, au prix de durs sacrifices, la première bordure des lignes allemandes. Mais toutes les grandes attaques qui ont été tentées pour le briser et le rompre, pour faire ce qu’on appelle des trouées et des percées, n’ont pu arriver qu’à gagner quelques centaines de mètres, quelques kilomètres, âprement disputés. Elles ont presque toujours brillamment débuté après la préparation des bombardemens, puis elles se sont butées contre d’autres lignes que l’artillerie n’avait pas pu atteindre. Il en a été ainsi pour nous et nos alliés à Ypres, en Artois, en Champagne, en Alsace, et pour les Allemands sur l’Yser, en dépit des gaz asphyxians, et enfin à Verdun, où a échoué l’attaque la plus formidable, la mieux préparée qui ait été faite sur le front occidental.

On pourrait donc en conclure que les fronts ainsi organisés sont inviolables, que leur forcement exige des sacrifices d’hommes démesurés et révoltans, et qu’alors il faut attendre la fin de la lutte, soit de l’action sur d’autres théâtres d’opérations plus favorables, soit du lent épuisement d’un adversaire bloqué et affamé ! Il faut se garder d’une telle interprétation d’actes de guerre qui n’ont en rien réalisé les conditions indispensables à l’offensive générale, seule capable de rompre les fronts et les tranchées qui les protègent. C’est à tort qu’on s’est imaginé qu’il suffirait d’y pratiquer des brèches plus ou moins larges, trouées ou percées, peu importe le mot, pour ouvrir le passage aux masses tenues en réserve.

Outre que la brèche doit se continuer en profondeur contre les obstacles nouveaux qui ralentissent et usent l’attaque, et qu’on ne peut ainsi déployer en largeur au delà des lignes fortifiées, aussi rapidement qu’il conviendrait, les troupes victorieuses au premier assaut, afin de gagner l’espace nécessaire aux opérations décisives, il arrive fatalement que l’adversaire, un moment ébranlé, a le temps de se ressaisir, d’amener des réserves de l’arrière ou des secteurs voisins, et peut, par enveloppement et rabattement, mettre en danger les assaillans épuisés. C’est ce qui s’est passé par exemple en Pologne, en décembre 1914, quand deux corps d’armée allemands, qui avaient forcé les lignes russes à l’Est de Lodz, furent enveloppés par les réserves russes et faillirent être complètement anéantis.

Sur des fronts aussi formidablement fortifiés, la rupture ne peut être valable que si elle se produit à la fois sur plusieurs secteurs, ou si elle renverse d’un seul coup 100 à 150 kilomètres de tranchées. L’effort ne doit pas être localisé, mais généralisé. C’est-à-dire qu’on ne peut comprendre une tentative de forcement que comme une bataille engagée sur tout le front, affectant dès le début une violence égale partout, maîtrisant l’ennemi, l’empêchant de faire les navettes de ses réserves, jusqu’au moment où, sous des pressions progressives, de larges pans de la muraille s’effondreront, laissant aux armées de manœuvre, prêtes à s’élancer, les possibilités de prendre le large au delà des barrières renversées et de chercher alors la guerre de mouvement qui achèvera la dislocation des armées en retraite. La bataille reprendra alors le caractère stratégique et tactique d’autrefois.

Auparavant, on le voit, cette bataille doit se plier aux conditions nouvelles de la guerre de tranchées. Elle doit être généralisée et frapper uniformément le front entier, mais elle n’est tout d’abord qu’une attaque frontale, sans manœuvre possible avant l’éclatement des lignes fortifiées. Il n’y a qu’à considérer les fronts actuels pour se rendre compte qu’ils ne peuvent être ni tournés, ni débordés suivant les principes de guerre enseignés et pratiqués jusqu’ici. En effet ils n’ont pas d’ailes. Ce ne sont pas seulement leurs vastes dimensions et leur organisation défensive qui en rendent l’attaque si difficile, c’est l’impossibilité de les manœuvrer. Les batailles fameuses de Cha-ho et de Moukden, dans la guerre russo-japonaise, nous avaient laissé un exemple des batailles modernisées sur des positions fortifiées, se prolongeant pendant plusieurs journées. Mais leurs ailes n’étaient pas appuyées à des obstacles infranchissables : elles ont été tournées. C’est ainsi qu’à Moukden l’armée de Nogui, après la prise de Port-Arthur, procéda à l’enveloppement de l’aile droite russe, attira sur elle les réserves qui s’étaient portées d’abord à la gauche, et permit au centre japonais de forcer le centre russe. Or le front occidental se termine d’un côté sur la Manche et de l’autre sur le Rhin et la Suisse. Il ne pourrait être tourné que par un débarquement des Alliés sur la côte belge ou hollandaise. Mais une telle opération, que la maîtrise de la mer favoriserait sans doute, n’aurait de chances de réussite que si les Alliés avaient déjà fortement avancé en Belgique et si la Hollande se joignait aux Alliés. L’offensive générale sur le front occidental doit donc prendre la forme que nous indiquions : attaque frontale, d’abord uniforme » attaques plus violentes et sans trêve sur des secteurs déterminés, où se feront les poussées décisives.

On peut en dire autant du front russe. Il est également limité par la Baltique au Nord et par la Roumanie au Sud. Mais il est beaucoup plus étendu que le front occidental, par conséquent plus facile à rompre. Comme nous l’avons dit au cours de cet exposé, les effectifs austro-allemands sur ce front sont certainement inférieurs à ceux du front français. Les plaines molles et ondulées de la Lithuanie et de la Pologne sont favorables à la guerre de mouvement. Les armées russes reconstituées auront moins de peine que nous, semble-t-il, à ramener les Impériaux hors du territoire russe.

Le front italien est spécial : c’est la guerre des Alpes. Les Italiens ont essayé de le tourner par leur droite en attaquans Gorizia et le Carso, qui ouvrent à la fois les chemins de Trieste et de Laybach. On s’est étonné qu’ils n’aient pas, avec l’aide de leur flotte, enlevé Trieste et coupé l’Istrie de l’Autriche. On s’est étonné aussi qu’ils n’aient pas secouru à temps les Serbes et prolongé ainsi leur action sur le Danube. L’histoire fera plus tard la lumière sur ce point comme sur tout le reste. Le résultat de l’intervention italienne, en dehors du noble sentiment qui l’a amenée, a été de retenir la moitié de l’armée autrichienne sur un front nouveau. Il n’y a pas de doute que l’offensive générale n’arrive, sur le front italien, à faire reculer les Autrichiens [4], mais elle sera singulièrement aidée par l’offensive générale dans les Balkans.

De tous les fronts, celui des Balkans, réduit actuellement aux camps retranchés de Valona et de Salonique, paraît le plus propice à une offensive, sinon immédiate, du moins préparatoire à l’offensive générale des Alliés. L’armée bulgare de Macédoine et les corps turcs qui tiennent à sa gauche la Thrace n’ont pu organiser ces régions avec la même puissance que les grands fronts français et russes. Le pays, quoique montagneux, se prête à la guerre de mouvement pendant tout l’été. L’armée serbe, ressuscitée et animée de l’âpre exaltation de la vengeance saura bien retrouver les chemins qu’elle a parcourus, victorieuse, en 1912 et 1913. Les routes qui conduisent à Sofia et à Constantinople, sont moins longues que celles qui vont au Rhin et à l’Oder. Nous avons déjà exposé nos idées à ce sujet dans un précédent article [5]. Nous n’y revenons que pour insister à nouveau sur l’importance capitale d’une décision et d’une offensive prochaines en Orient. La capitulation de Kout-el-Amara a été un événement fâcheux, au point de vue moral, mais c’est un incident militaire très réparable. Et il ne doit nullement arrêter la marche convergente des Russes et des Anglais sur Bagdad et Alexandrette.

On pourrait sans doute examiner de plus près les modalités de l’offensive relatives à chaque front, et rechercher les objectifs sur lesquels seraient dirigées les attaques principales. Mais nous entrerions ainsi dans un domaine où l’on risquerait de s’égarer et de donner prise à la censure. Nous en avons dit assez, croyons-nous, pour cette fois.


Pour résumer ces réflexions sur les conditions de l’offensive générale, nous espérons avoir éclairé l’esprit de nos lecteurs sur deux points :

1° L’offensive générale des Alliés ne peut être décidée que lorsque leur supériorité numérique et matérielle ne fera plus aucun doute. Il serait téméraire d’en conjecturer la date. Les gouvernemens et le haut commandement en sont seuls juges. Elle se produira, elle sera victorieuse. C’est affaire de patience et de constance des nations comme des armées.

2° Cette offensive doit être simultanée et poussée à fond sur tous les théâtres d’opérations. Cela ne veut pas dire que tout le monde bondira hors des tranchées à la minute réglée sur toutes les montres. Mais il faut que tous les fronts soient attaqués à la fois et dans toute leur étendue, que ni trêve ni répit ne soient laissés aux Impériaux jusqu’à ce que, d’abord, les territoires envahis soient libérés, et que par suite leurs armées soient refoulées au delà des frontières que l’expansion germanique n’aurait pas dû dépasser.

Il y aura sans nul doute échelonnement dans les attaques et les efforts. L’habileté du commandement consistera à saisir au moment opportun les faiblesses et les défaillances de l’ennemi sur chaque front.

Nous sommes convaincus que dans un avenir, que tous voudraient prochain, mais qui dépassera la deuxième année de guerre, la victoire couronnera enfin l’union indissoluble des Alliés et donnera au monde la paix qu’il faut. Mais ce sera à une condition essentielle, celle qui résume toutes les autres : L’entente absolue entre les Alliés. L’union, l’alliance, ne seront ni relâchées ni rompues, malgré les perfides machinations de l’Allemagne et de quelques pacifistes irréductibles et aveuglés. Les Alliés sentent qu’ils sont désormais les maîtres de l’heure : les Neutres n’en doutent plus. Il importe que chacun reconnaisse les erreurs et les fautes passées et accepte la leçon des faits, et que les stratégies militaire et diplomatique obéissent à un mot d’ordre commun et impérieux. Ce mot d’ordre, nous le disons hautement, doit partir de la France. C’est elle qui a tenu le coup, — l’expression est vulgaire, mais elle est juste ! — et brisé à la fois le plan et l’orgueil allemands. Elle a donné l’exemple d’un effort national inouï dans l’histoire. Elle constitue par sa situation européenne, par sa modération, par son désintéressement, nous le répétons, et qui en douterait ? la grande force morale de la coalition. Elle reste la grande génératrice de foi, de lumière, de justice. Autour d’elle, les nationalités opprimées, et les Puissances alliées qui la soutiennent dans le combat pour l’humanité, attendent avec confiance les conséquences de la victoire, c’est-à-dire la paix européenne et mondiale fondée sur la ruine du militarisme et du féodalisme germaniques qui ont jeté à la mort des millions d’êtres laborieux et innocens.


Général MALLETERRE.

  1. Lettres à tous les Français, de la Ligue française. Lettre n° 3.
  2. Dans ces non-combattans entrent les mobilisés employés à l’usine de guerre, les garnisons indispensables à l’intérieur, les hommes restés à l’étranger. Ils sont à déduire du chiffre total de la mobilisation.
  3. Nous ne comparons pas le Kaiser à Napoléon. A travers l’épopée sanglante de la Révolution et de l’Empire, Napoléon reste éblouissant, sa gloire est pure et son œuvre fondamentale a duré. Mais on comprend que l’Europe coalisée de 1814 ait voulu en finir avec des guerres épuisantes, et qu’elle ait âprement lutté contre celui qu’elle appelait l’ennemi du genre humain : aujourd’hui, c’est contre le fléau de l’humanité, le nouvel Attila, que l’Europe et le monde sont alliés.
  4. Au moment où paraît cet article, une offensive autrichienne se dessine avec violence sur le front italien, en particulier du côté du Trentin. L’État-major de Berlin veut que les Autrichiens aient à leur tour leur Verdun !
  5. Voyez dans la Revue du 1er mai : La Guerre dans le Levant.