Les Complaintes (Mercure de France 1922)/Complainte des Pianos qu’on entend dans les quartiers aisés

Les Complaintes (Mercure de France 1922)
Les ComplaintesMercure de FranceI. Poésies (p. 80-83).


COMPLAINTE DES PIANOS
QU’ON ENTEND DANS LES QUARTIERS AISÉS


Menez l’âme que les Lettres ont bien nourrie,
Les pianos, les pianos, dans les quartiers aisés !
Premiers soirs, sans pardessus, chaste flânerie,
Aux complaintes des nerfs incompris ou brisés.

Ces enfants, à quoi rêvent-elles,
Dans les ennuis des ritournelles ?

— « Préaux des soirs,
Christs des dortoirs !

« Tu t’en vas et tu nous laisses,
Tu nous laiss’s et tu t’en vas,
Défaire et refaire ses tresses,
Broder d’éternels canevas. »


Jolie ou vague ? triste ou sage ? encore pure ?
Ô jours, tout m’est égal ? ou, monde, moi je veux ?
Et si vierge, du moins, de la bonne blessure,
Sachant quels gras couchants ont les plus blancs aveux ?

Mon Dieu, à quoi donc rêvent-elles ?
À des Roland, à des dentelles ?

— « Cœurs en prison,
Lentes saisons !

« Tu t’en vas et tu nous quittes,
Tu nous quitt’s et tu t’en vas !
Couvents gris, chœurs de Sulamites,
Sur nos seins nuls croisons nos bras. »

Fatales clés de l’être un beau jour apparues ;
Psitt ! aux hérédités en ponctuels ferments,
Dans le bal incessant de nos étranges rues ;
Ah ! pensionnats, théâtres, journaux, romans !

Allez, stériles ritournelles,
La vie est vraie et criminelle.

— « Rideaux tirés,
Peut-on entrer ?


« Tu t’en vas et tu nous laisses,
Tu nous laiss’s et tu t’en vas,
La source des frais rosiers baisse,
Vraiment ! Et lui qui ne vient pas… »

Il viendra ! Vous serez les pauvres cœurs en faute,
Fiancés au remords comme aux essais sans fond,
Et les suffisants cœurs cossus, n’ayant d’autre hôte
Qu’un train-train pavoisé d’estime et de chiffons.

Mourir ? peut-être brodent-elles,
Pour un oncle à dot, des bretelles ?

— « Jamais ! Jamais !
Si tu savais !

« Tu t’en vas et tu nous quittes,
Tu nous quitt’s et tu t’en vas,
Mais tu nous reviendras bien vite
Guérir mon beau mal, n’est-ce pas ? »

Et c’est vrai ! l’Idéal les fait divaguer toutes,
Vigne bohème, même en ces quartiers aisés.
La vie est là ; le pur flacon des vives gouttes
Sera, comme il convient, d’eau propre baptisé.


Aussi, bientôt, se joueront-elles
De plus exactes ritournelles.

« — Seul oreiller !
Mur familier !

« Tu t’en vas et tu nous laisses,
Tu nous laiss’s et tu t’en vas.
Que ne suis-je morte à la messe !
Ô mois, ô linges, ô repas ! »

Rue Madame.