Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 18

Dentu (Tome IIp. 217-228).
Deuxième partie


XVIII

La lettre


Vincent Carpentier, comme la plupart de ceux dont la raison est malade et qui se donnent inopinément à eux-mêmes une preuve de lucidité, était tout content d’avoir retrouvé la lettre.

Il s’essuyait le front en souriant, plus fatigué que s’il eût fourni une longue course, et le sourire qui éclairait sa face était sinistre à voir.

— Je savais bien ! je savais bien ! murmurait-il. J’ai mon idée, c’est vrai ; mais il ne fait pas encore nuit dans ma tête. Christophe Colomb avait aussi son idée et n’était pas un fou. Rira bien qui rira le dernier.

Irène n’écoutait plus. Elle avait commencé la lecture de la lettre, dont elle suivait les lignes avec une profonde stupéfaction.

Son écriture de femme, élégante et gracieuse, était imitée avec un art si parfait que, pour elle, le premier moment fut tout entier à la surprise.

Il ne pouvait y avoir doute, puisqu’elle savait n’avoir point écrit cette lettre ; mais elle pensa : « Tout autre que moi-même y devait être trompé. »

Et l’esprit d’examen se fit jour.

Dans les pièces imitées, il y a un fait singulier. Quelle que soit l’habileté du faussaire, il ne peut jamais se séparer de « sa main, » c’est-à-dire du moyen tout personnel qu’il emploie pour manœuvrer la plume.

Ceci est caractéristique comme le style d’un lettré, comme le faire d’un peintre. On peut le déguiser, non point l’anéantir.

Les experts se trompent rarement à ce signe, bien plus certain que la forme même des lettres, la volonté pouvant toujours modifier l’habitude.

Irène n’était pas un expert, mais elle était femme et il s’agissait de celui qui avait occupé sa pensée depuis les jours de sa jeunesse.

Le cavalier Mora lui écrivait souvent. Elle lisait et relisait ses lettres. Sa « main » lui était familière comme le son même de sa voix.

Avant d’avoir lu ou plutôt compris une seule phrase de la lettre fausse, Irène savait qu’elle était du cavalier Mora.

Les précautions apportées pour décevoir Vincent, loin de combattre la certitude d’Irène, étaient autant d’indices plaidant contre le cavalier.

Le raisonnement, ici, abondait dans le sens de l’impression première, toute instinctive et sentimentale.

On avait employé le propre papier d’Irène, on avait fait usage d’une de ses enveloppes, de sa cire et aussi de son cachet.

Un familier seul avait pu se procurer ces accessoires.

Quand Irène commença à lire sérieusement, c’est-à-dire pour chercher le sens du message, ce travail préliminaire était accompli, sa conviction était faite.

Voici quel était le contenu de cette lettre :

« Bon et cher père,

« Le malheur de ma vie est de te savoir enseveli au fond de cette tombe, dont la seule pensée me donne le frisson. Je suis faible et toute malade, sans cela j’aurais pris la diligence pour aller te chercher à Stolberg et te ramener avec moi. Depuis que je t’ai vu là bas, si triste et si changé, ton image est toujours devant mes yeux.

« Mon cœur me dit que tu n’as jamais fait le mal. Tu ne m’as pas confié ton secret, mais ce n’est pas la justice qui te fait peur, j’en suis sûre. Tu parles toujours d’ennemis puissants. Je tremble qu’ils ne découvrent ta retraite.

« C’est là, père, que le danger serait terrible. Un crime doit être si aisément commis et caché dans ces ténèbres ! Mon cœur cesse de battre quand je songe à cela. Je te vois seul, sans défense. Elles sont si longues, ces froides galeries ! À qui demanderais-tu du secours ? Et ils n’auraient pas même besoin de creuser une fosse, puisqu’à chaque pas un abîme est ouvert… »

Ce passage de la lettre était fatigué et tout noirci par l’empreinte des mains de Vincent, qui avait dû la lire et la relire, les doigts encore chargés des souillures de son travail.

Irène leva les yeux sur lui. Elle pensait que le regard de son père la guettait pendant sa lecture.

Mais il n’en était pas ainsi. Les paupières de Vincent étaient fermées ; il s’était renversé sur le dossier du fauteuil.

N’eût été le mouvement de ses lèvres qu’il remuait avec lenteur et sans produire aucun son, on aurait pu croire qu’il dormait.

— Souffrez-vous mon père ? demanda la jeune fille inquiète, car il avait, en vérité l’air d’un mourant.

Vincent tressaillit et répondit :

— Ce Paris est énorme ! L’endroit où je veux aller est loin, bien loin d’ici.

Il s’interrompit pour ajouter :

— Car je suis à Paris ! moi ! Et il est mort ! Dis-moi bien qu’il est mort…

Il laissa retomber sa tête sur sa poitrine. Sa pensée avait tourné. Il murmura :

— Après lui, c’était le tour de Reynier. Il ne restait plus que Reynier. Pourquoi Irène a-t-elle dit : je n’épouserai jamais Reynier ?… Les jeunes filles sont folles.

Sa voix était devenue sourde. Irène ne l’entendait plus.

Irène poursuivait sa lecture :

« … C’est à cela que je songe nuit et jour, mon cher père. Tu as peut-être bien fait de fuir autrefois, mais maintenant quelque chose me dit que le danger est au fond de cette affreuse retraite.

« Les années ont passé. Si tu savais comme tu es changé ! Quand j’ai été te voir, moi qui suis ta fille, j’ai eu peine à te reconnaître. Tes meilleurs amis, tes plus cruels ennemis passeraient auprès de toi dans les rues sans mettre ton nom sur ton visage.

« On n’est bien caché qu’à Paris. Je ne serai tranquille que si je veille sur toi.

« Je ne suis pas riche, mon père, mais je travaille, et j’aurai toujours assez pour nous deux. Ma chambre est grande. Elle donne sur la campagne, ou plutôt on jurerait que c’est la plus belle et la plus riante campagne du monde.

« Car je ne voudrais te tromper en rien. Ce vert bosquet qui est sous ma fenêtre, c’est le Père-Lachaise ; mais, tu verras : sauf une seule tombe, qui rappelle les blancs monuments de notre Italie, l’œil chercherait en vain une trace de sépulture. Les feuillages et les fleurs dissimulent tout ce qui est triste, et le tombeau du colonel Bozzo-Corona lui-même ressemble plutôt à ces petits temples qu’on bâtit pour décorer les jardins… »

Irène s’arrêta encore.

Je ne sais comment dire cela. Certes, le papier ne peut garder la trace d’une émotion, et pourtant deux empreintes de doigts crispés où le charbon de la mine avait estampé les traits délicatement contournés de l’épiderme qui sont, selon les physiologistes, l’organe et le siège du toucher, restaient aux deux bouts de la ligne contenant le nom du colonel Bozzo-Corona.

Cela mettait la ligne entre deux parenthèses.

Évidemment, c’était ici la chose qui avait frappé le lecteur.

Et c’était sans doute pour dire cette chose que l’écrivain avait pris la plume.

Elle arrivait incidemment, cette chose. Raison de plus. C’est une femme qui a trouvé l’axiome : la pensée d’une lettre est dans le post-scriptum.

C’était vrai, du temps où les axiomes étaient vrais. Avant le déluge.

Maintenant, le post-scriptum est éventé.

La pensée d’une lettre se fourre où elle peut, mais je vous recommande les incidentes.

Ce sont des guéridons. On y dépose les objets qui embarrassent.

Si vous n’y trouvez rien, furetez la ponctuation, auscultez le cachet, disséquez la paraphe. J’ai déniché des pensées de lettres entre l’enveloppe et le timbre-poste.

Après avoir lu ce passage, Irène ne se demanda plus de qui Vincent parlait, tout-à-l’heure, quand il disait : IL EST MORT.

Mais cette découverte même apportait dans son esprit une confusion croissante.

Elle était encore sous l’impression de son entrevue avec la comtesse Marguerite, et toutes les paroles de la comtesse Marguerite établissaient la sainteté de l’homme que Vincent appelait « le diable. »

Irène eut envie de faire une question, mais Vincent avait ouvert sa petite valise qui contenait pêle-mêle du linge, des habits, un pain et divers outils de fer.

Irène poursuivit sa lecture. La lettre s’achevait ainsi :

« Je suis trop souffrante pour aller t’attendre à la diligence, je vais donc te donner exactement l’itinéraire à suivre pour arriver chez moi.

« D’abord, je te laisse un jour entier pour tes préparatifs. Il faut aussi que j’arrange ma chambre, désirant bien te recevoir. Tu partiras le lendemain de la réception de ma lettre. Grâce au chemin de fer qui est achevé de Liège à Quiévrain tu traverseras tout le territoire belge en quelques heures. De la frontière à Paris, prends une bonne place de coupé. Pour le cas où tu n’aurais pas d’argent, je joins ici un petit mandat sur Verboëck et fils, de Liège.

« Je me suis informée. La diligence de Belgique arrive entre dix et onze heures. Tu peux être chez moi avant minuit.

« Tu connais mon adresse, rue des Partants, barrière des Amandiers, auprès du Père-Lachaise. Le premier fiacre venu t’y conduira. Mais comme il n’y a pas de concierge et que tout le monde sera couché à cette heure, note bien les indications que je vais te donner. »

Ici la lettre décrivait minutieusement le parcours que le lecteur connaît déjà. Tout était expliqué. Seulement, l’itinéraire, arrivé au carré sur lequel s’ouvrait en réalité la porte d’Irène, ne s’y arrêtait point. Il continuait, disant :

« Rien n’est éclairé chez nous, c’est un bien pauvre logis. Fais attention à ne point te tromper. Ma porte n’est pas sur le carré. Tu le traverseras, tu prendras le corridor à droite, et tu seras au bout de tes peines, car il n’y a que moi dans le corridor.

« Je t’attends, et d’avance je suis heureuse à l’idée de t’embrasser, mon bon père.

« Ta fillette qui t’aime bien. »

C’était signé « Irène » tout court.

Irène replia la lettre avec lenteur.

— Mon père, dit-elle, ce n’est pas moi qui ai écrit cela.

Vincent referma sa valise. Un sourire s’ébauchait autour de ses lèvres.

Mais presque aussitôt après, son regard se troubla de nouveau.

— Tu sais, fit-il, je ne comprends plus quand on plaisante. Ne joue pas avec moi.

— J’ai dit la vérité, mon père, affirma la jeune fille. On a imité mon écriture.

La pâleur de Vincent se marbra de teintes grisâtres et il eut un tremblement par tout le corps.

— Alors, c’est un guet-apens ! balbutia-t-il.

Irène songeait. Elle dit, car elle essayait de douter encore :

— Si c’était un guet-apens, il n’aurait pas quitté sa chambre au jour et à l’heure indiqués par sa lettre.

— De qui parles-tu ?

— De celui chez qui nous sommes.

— Nous ne sommes donc pas chez toi ?

— Non, mon père.

— Chez qui sommes-nous.

— Chez le cavalier Mora.

Vincent Carpentier respira avec force, comme s’il eût craint d’entendre un autre nom. Il répéta en faisant appel à sa mémoire.

— Le cavalier Mora… un Italien ?

— Oui, de Naples.

— Je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu ce nom-là…

Il s’interrompit pour ajouter :

— Quant à la question du jour et de l’heure, nous sommes bien à l’heure dite, mais c’est demain qui serait le jour fixé.

— Comment cela ? demanda Irène.

— Je vais te dire ; je n’ai vu qu’une chose dans la lettre : l’annonce de sa mort. Et j’y songe ! Ce doit être un mensonge comme tout le reste.

— Parlez-vous du colonel Bozzo, mon père ?

— Oui… quelque jour tu comprendras pourquoi l’annonce de cette mort soulevait le couvercle de ma tombe… Mais tu peux me répondre. La lettre dit qu’on voit le tombeau de ta fenêtre.

— La lettre dit vrai.

— Tu as lu l’inscription ?

— En lettres d’or sur la table de marbre blanc.

Les traits de Vincent, mobiles comme ceux d’un enfant, s’éclairèrent.

— Que disais-je ? reprit-il.

— Vous parliez du jour fixé, pour répondre à mon observation sur l’absence du cavalier Mora.

— C’est cela. Pouvais-je attendre ? Quand j’ai lu cette ligne qui me semblait sortir de la lettre en caractères de feu, la ligne où il est parlé du monument funèbre de mon persécuteur, de mon assassin, j’ai pris ma course à travers les galeries de la mine en criant : « Il est mort ! il est mort ! » Ce n’était pas folie, ma fille. La mort de celui-là, c’est ma vie. Et qu’est-ce que ma vie ? La joie, l’ivresse, la volupté sans nom de voir encore une fois mon trésor !

— Est-il donc à vous, mon père ? demanda Irène.

Vincent Carpentier s’était redressé de toute sa hauteur. Sa face se colora violemment.

La passion lui redonna pour un instant l’apparence de la force et de la jeunesse.

— Ce fut un travail de géant, dit-il d’une voix profonde et pleine de mystérieuse emphase, un calcul terrible ! On ne croirait pas celui qui ferait l’histoire de mes recherches, de mes efforts, de mes terreurs, de mes dangers, de mon martyre. Le trésor m’appartient, puisque je l’ai découvert !

Ses yeux qui brûlaient s’éteignirent tout à coup.

Il jeta sur Irène un regard atone. Sa voix s’étrangla dans sa gorge et il poursuivit tout bas, répondant à une question qui n’avait point été faite :

— Où il est ? Nul ne le saura. Ni Reynier, ni toi. Cela brûle, cela tue. Je le garde pour moi, pour moi tout seul, car c’est la mort !