Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 35

Dentu (Tome Ip. 394-405).
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Première partie


XXXV

Père et fille


Il y avait des traces de fatigue sur le gracieux visage d’Irène.

Vincent la regarda longuement ; Irène baissait les yeux sous ce regard et son sein agité soulevait l’étoffe noire de sa robe.

Aujourd’hui, dans sa physionomie, son père découvrait quelque chose qui n’était plus d’un enfant.

Parmi le grand trouble qu’éprouvait l’esprit de Vincent, un élément nouveau se glissa : il eut peur pour sa fille.

Peut-être eut-il peur de sa fille.

Il prit son bras et l’entraîna vers le jardin.

— Irène, dit-il, dès qu’ils furent seuls, l’autre jour tu avais l’air content de rester dans cette maison.

— Tu n’as pas cru cela, père, répliqua Irène, sans relever les yeux.

— Si fait, je l’ai cru, et je m’en suis étonné, peut-être même affligé. Sois franche avec moi… Elle n’est plus ici ?

Irène eut un tressaillement si violent que son bras échappa à celui de son père.

— Elle qui ? balbutia-t-elle sur le ton de la stupéfaction.

Puis avec volubilité.

— Père, ne me refuse pas ! Tu n’as pas de raison pour me refuser. Celles qui restent ici pendant les vacances ce sont les punies, et pourquoi me punirais-tu ? Je n’ai rien fait de mal. Demain, je vais avoir beaucoup de prix. Les autres pères sont contents quand on couronne leurs filles, ils les emmènent joyeusement, il les caressent tout le long du chemin…

Vincent l’attira sur son cœur.

— C’est sans doute qu’ils sont meilleurs que moi, mon enfant, murmura-t-il. Je n’ai pourtant que toi à aimer ici bas, toi et notre Reynier qui est encore toi. Parmi celles qui restent au couvent pendant les vacances, il y a aussi les abandonnées.

— C’est vrai, fit Irène qui regarda son père en face. Je n’avais pas songé à cela.

— Et il y a encore, poursuivit Vincent avec une tristesse amère, les orphelines.

Irène lui jeta ses deux bras autour du cou.

— Mon père, s’écria-t-elle, je deviendrai folle si je reste. J’ai idée qu’il y a un malheur chez nous.

Vincent essaya de sourire, mais les larmes lui vinrent aux yeux.

— Chez-nous, répéta-t-il d’une voix altérée il n’y a plus rien, ni bonheur ni malheur. La maison est morte.

Irène l’écoutait, mais elle ne comprenait pas. Vincent poursuivit douloureusement :

— Tu étais bien petite, et pourtant, tu dois te souvenir du grand bonheur qui était chez nous. Une âme, une chère âme emplissait mon logis : l’autre Irène, ta mère. Ne m’accuse jamais de ne point t’aimer assez, fillette. Tu ressembles à ta mère. Celle-là c’était ma joie, mon espoir et ma conscience aussi. Quand ses yeux ont été fermés pour toujours, quand je n’ai plus vu son adoré sourire, quelque chose s’est brisé au-dedans de moi. Je me suis senti moins bon, moins fort, moins homme : ma foi s’éteignait avec la bien aimée lumière qui avait éclairé ma jeunesse. Sans toi, ma fille, dès ce temps là, j’aurais dit adieu à la vie.

Une expression d’épouvante vint dans le regard de l’enfant dont les traits se couvrirent de pâleur.

Vincent Carpentier secoua la tête et dit, répondant aux signes muets de cette terreur.

— Non, non, je ne songe pas à me tuer.

— Mais qu’y a-t-il donc, au nom de Dieu ! balbutia Irène dont les sanglots éclatèrent.

Vincent ouvrait la bouche pour répliquer, mais il se retint, et un nuage plus sombre descendit sur son front.

— Maintenant, murmura-t-il avec un découragement profond, je ne peux même plus te confier mon secret.

Il semblait perdu dans sa méditation désespérée.

Irène se laissa tomber sur un banc.

C’était le banc où nous la vîmes naguère assise auprès de cette femme qui venait d’Italie : la mère Marie-de-Grâce.

Vincent Carpentier se mit à la place même que l’Italienne occupait, ce jour-là.

Irène se taisait et pleurait.

— Aimes-tu encore Reynier ? demanda tout à coup Vincent.

— Comment n’aimerais-je pas mon frère ? répondit Irène.

Vincent la baisa au front et dit :

— C’est cela, tu ne l’aimes plus.

La jeune fille voulut protester, il lui ferma la bouche d’un geste plein de douceur.

— J’ai eu tort, reprit-il. Le monde raille ou blâme les veufs qui se consolent, il fait mal. Ceux qui lie se consolent pas, restent seuls. Là est la malédiction…

— Oh ! père, père ! sanglota Irène, te repens-tu d’être resté fidèle à celle qui t’aimait tant ! Tu vas te remarier, dis-le ! je te promets de l’entendre sans colère.

Pour la seconde fois, Vincent Carpentier secoua la tête et répondit :

— Non, non, je ne songe pas à me remarier.

— Mais alors… commença Irène dont la belle bouche ébaucha un sourire.

Il l’interrompit pour prononcer tout bas :

— Nous sommes plus malheureux encore que cela.

Le front de l’enfant s’inclina comme si une main de fer l’eût accablée de son poids.

— Tu ne m’as pas répondu, reprit Vincent qui baissa la voix encore davantage, quand je t’ai demandé si elle n’était plus au couvent.

— Je vous ai demandé de qui vous parliez mon père, répliqua Irène sans relever les yeux.

— C’est vrai, mais tu n’avais pas besoin de ma réponse. Tant que cette femme était ici, tu ne te plaignais pas d’y rester.

Irène garda le silence. Elle ne pouvait plus pâlir.

— Et comment as-tu pu savoir qu’elle devait quitter la maison ? interrogea encore Vincent. Avant-hier au soir, elle ne le savait pas elle-même.

— Vous la connaissez donc ?… balbutia Irène.

— Depuis avant-hier au soir, poursuivit Vincent, je sais qu’elle n’a pu reparaître au couvent.

— Comment la connaissez-vous ? fit encore la jeune fille.

À la dérobée, elle glissa un regard vers son père dont le visage était plus défait que celui d’un agonisant.

— Elle ne peut pas être votre ennemie, mon père ! pensa-t-elle tout haut. Je suis sûre de cela.

Elle ajouta :

— Vous ne vous trompez pas. Voici deux nuits que sa cellule est vide.

Vincent dit :

— Que ferais-tu, si elle était mon ennemie ?

Mais il ne laissa pas à l’enfant le loisir de répondre. Il reprit en changeant de ton :

— Ce sont là des folies. Elle ne peut ni m’aimer ni me haïr. Il ne s’agit pas de moi, mais de toi. Puisqu’elle n’est pas revenue, comment as-tu pu savoir qu’elle est partie pour toujours ?

— Pour longtemps, du moins, murmura la fillette : pour bien longtemps.

— Elle t’a écrit ?

Irène resta muette.

L’étoffe de sa robe noire, tendue par sa gorge naissante, présentait un pli presque imperceptible qui dessinait une sorte de carré long.

Le doigt de Vincent toucha cette place et il dit :

— Voici sa lettre.

La main d’Irène s’introduisit sous son corsage.

Elle en retira un papier plié en quatre et sans enveloppe.

Elle tendit le papier à son père, sans prononcer une parole.

Vincent ouvrit le billet. Sa main tremblait. Il lut ce qui suit :

« Chère petite sœur en J.-C.,

« Ma chère fille, plutôt, devrais-je dire, car j’ai l’âge d’être votre mère, je n’ai pu vous révéler le secret de ma famille auquel sont liées tant d’existences et qui se rattache à de si glorieuses destinées, mais je vous ai laissé deviner que ma vie entière, avec la volonté de Dieu, est consacrée à une grande œuvre, qui doit rendre au comte J., mon jeune frère, le rang occupé par nos ancêtres.

« À cette tâche j’ai déjà tout sacrifié, mes amitiés d’autrefois, ma fortune, ma patrie elle-même. Aujourd’hui, chère enfant, je fais plus : je porte au comble la somme de mes épreuves et je me déchire le cœur en m’éloignant de vous.

« Souvenez-vous de moi, pensez à moi, priez pour moi. L’Océan et son immensité vont nous séparer aujourd’hui. Demain la volonté de Dieu qui a créé l’Océan peut nous réunir. Je vous ai choisie entre toutes. Avez-vous deviné ma secrète espérance ?

« Souvenez-vous. Le comte J. est un grand cœur. La providence a ses voies profondes. Vous êtes la sœur de mon âme et je vous donne le baiser de paix.

« Au revoir. Vous recevrez de mes nouvelles avec les indications nécessaires pour diriger vers moi votre réponse.

« Votre amie dévouée.

« J., comtesse B. in domino
Maria-di-Grazia. »

L’écriture de cette lettre était fine, mais hardie ; elle pouvait appartenir à un homme aussi bien qu’à une femme.

Au G du mot Grazia où la plume avait appuyé davantage un cheveu noir et très fin restait collé à l’encre desséchée.

Vincent lut par deux fois le contenu du billet.

Son regard demeurait attaché à l’écriture par une sorte de fascination.

— Qui vous a remis cela ? demanda-t-il enfin.

— La personne qui a apporté à madame la supérieure le pli qui lui annonçait le départ de la Mère Marie. Ai-je commis une faute que vous ne me tutoyez plus ?

— Non, répondit Carpentier.

Puis il ajouta :

— Où est la mèche de cheveux ?

Le rouge monta aux joues d’Irène, mais elle atteignit aussitôt son porte-monnaie d’où elle retira un petit papier, contenant une boucle noire.

La main de Vincent tressaillit en la touchant.

Il revit par la pensée cette scène de l’hôtel Bozzo, si terrible dans sa solitaire tranquillité : l’assassin coupant ses cheveux devant l’armoire à glace, à deux pas du cadavre de la victime.

Il les reconnut, ces cheveux de jais, brillants et doux plus que ceux d’une femme.

— Tu n’as pas commis de faute, ma fille, dit-il en remettant à l’enfant la boucle avec la lettre.

Une parole hésita sur sa lèvre.

Il la retint parce qu’il avait dit vrai tout à l’heure : il ne pouvait pas confier son secret à sa fille.

Il y avait autour de sa fille une influence diabolique à laquelle une enfant de quinze ans devait être incapable de résister.

Vincent avait clairement conscience de cela. Il fallait dissimuler près d’elle, pauvre cher cœur dévoué, comme en face du plus cruel ennemi.

Il demanda :

— Le frère de cette personne, tu ne l’as jamais vu ?

— Jamais.

— Même en peinture ?

Irène sourit et répondit :

— Vous m’interrogez comme si vous saviez d’avance mes réponses. En peinture, si fait, je l’ai vu deux fois : d’abord dans un médaillon que la mère Marie-de-Grâce porte à son cou.

— Une miniature ?

— Oui, un chef-d’œuvre.

— Et il y a un air de famille entre la mère et le portrait, n’est-ce pas ?

— Plus que cela : les deux se ressemblent.

— Beaucoup ?

— Comme si la miniature était la mère Marie elle-même, — en homme — et plus jeune.

— Et l’autre ?

— L’autre, répondit Irène, ce n’est pas un portrait, c’est une ressemblance produite par le hasard. Vous avez pu voir l’autre comme moi, mon père. L’autre est dans l’atelier de notre Reynier.

— Il y a beaucoup de tableaux dans l’atelier de Reynier, dit Vincent.

— Je parle de la grande toile où l’on voit un trésor…

— La copie prise dans la galerie Biffi ?

— Oui, la copie du « tableau du Brigand » c’est frappant.

Vincent prit les deux mains d’Irène et l’attira contre son cœur.

— Si tu avais seulement deux ans de plus, murmura-t-il comme s’il se fut parlé à lui-même, je te dirais : « Épouse Reynier tout de suite, et je partirais tranquille. »

À ces mots, « épouse Reynier, » la jeune fille baissa les yeux. Elle n’y répondit point, mais elle releva la fin de la phrase, disant :

— Vous partez donc, vous aussi, père ?

— Pour un long, pour un bien long voyage, et je suis venu te faire mes adieux.

— Quoi ! si tôt !

— Écoute ! fit Carpentier dont l’accent devint solennel : si tu revoyais cette personne, la mère Marie-de-Grâce ou quelqu’un de sa part, pas un mot de moi. Je ne la connais pas, je ne peux pas la connaître, me comprends-tu ?

— Je comprends que vous ne voulez pas…

— Il faut comprendre davantage, interrompit Vincent. Il y a là une question de vie ou de mort.

— Pour toi, père chéri ! s’écria la fillette, qui se jeta impétueusement à son cou.

— Pour nous deux, répondit Carpentier en la pressant avec passion contre sa poitrine.