Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 23

Dentu (Tome Ip. 253-264).
Première partie


XXIII

Escalade


Quelques minutes après, Vincent Carpentier sortait de sa maison ouvertement et sans prendre ses précautions habituelles. Il descendit tout droit au boulevard, encombré de promeneurs, comme en plein midi.

C’était une de ces belles nuits d’août qui chassent les Parisiens de leurs maisons trop étroites. De la Madeleine à la porte Montmartre, il n’y avait pas une chaise, pas un banc, pas un tabouret de café qui ne fût occupé, et tout le long de la balustrade séparant l’asphalte du pavé de la Rue-Basse, où l’on a bâti depuis le Grand-Hôtel, une file non interrompue de sans-gêne des deux sexes s’asseyait sur la barre d’appui, comme on voit, aux jours d’orage, d’énormes brochettes d’hirondelles charger les fils télégraphiques des chemins.

Il faisait une chaleur étouffante, la bière allemande, ou soi-disant telle, coulait à flots ; une véritable marée de promeneurs descendait des Champs-Élysées, où les deux premiers cafés chantants préludaient alors avec modestie aux splendeurs actuelles de cette généreuse institution.

Carpentier se mêla un instant à la foule. Dans la foule on est très bien pour travailler de tête, c’est un fait acquis. L’esprit s’isole au milieu d’une grande cohue presqu’aussi aisément que dans les profondeurs d’une forêt.

Par ces nuits pleines où la ville déborde, le temps détraque son éternelle horloge. Les heures du sommeil s’étonnent d’assister à cette veille bruyante.

L’espace est alors si court entre le moment où Paris se couche et celui où le soleil se lève que c’est pitié pour les libres industries qui ont besoin des ténèbres.

Le loisir manque pour l’escalade, l’effraction, et autres travaux d’art. Les bandits ont soif, pourtant, dans cette saison morte, qu’ils traversent comme une Arabie.

Oh ! les bonnes nuits de décembre, les nuits de seize heures, les frimas qui emplissent les maisons, le verglas qui vide les rues ! Été maudit, saison des fainéants, bonne tout au plus à mûrir le pain et le vin qu’on achète avec l’argent d’autrui !

En été, les voleurs les plus sérieux se voient réduits parfois à l’ignoble profession de filou.

Vincent Carpentier, l’artiste heureux, au porte-monnaie bien garni dans la poche de sa redingote élégante, regrettait, lui aussi, les longues nuits. Il était gêné par tout ce bruit et tout ce mouvement.

Chose assurément singulière, au milieu de cette foule rieuse, éveillée comme un panier de souris, il était seul peut-être à porter sous ses vêtements des outils d’hiver.

Si on l’eût fouillé (mais quelle apparence ?) on aurait trouvé sur lui, outre une paire de pistolets, un fort couteau, une corde de soie munie d’un crochet et un instrument de fantaisie connu dans le meilleur monde sous son joli nom de monseigneur.

D’autres disent aussi rossignol. La langue des salons est riche jusqu’à l’opulence.

Mon Dieu, oui, Vincent cachait dans sa poche un passe-partout de serrurier sans diplôme.

Qui veut la fin, dit-on, veut les moyens.

M. Piquepuce n’était pas le seul homme de talent dont Vincent eût fait la connaissance. Nous aurions pu rencontrer aussi chez lui, de temps en temps, un jeune garçon de jolie figure, faraud d’estaminet, l’un des meilleurs ouvriers de la maison Berthier et Cie (serrures à défense et caisses de sûreté), qui répondait au nom familier de Cocotte.

Cocotte avait fourni à Vincent le crochet emmanché d’une corde de soie pour chaperonner les murailles ; de plus, il lui avait enseigné l’art de tordre un fil de fer pour ouvrir n’importe quelle serrure ou cadenas.

Vincent, comme on le voit, ne s’était pas embarqué sans biscuit.

Si seulement le mois de janvier, si favorable à la besogne, eût remplacé tout à coup ce paresseux mois d’août, Vincent aurait eu la partie belle. Mais il connaissait son Paris ; il savait que, dans cette pauvre étroite rue des Moineaux, à tous les étages de toutes les maisons, toutes les fenêtres étaient maintenant grandes ouvertes, — respirant comme des carpes hors de l’eau, — et que sur le pas de toutes les portes les concierges humaient l’air fétide du ruisseau, sous prétexte de « prendre le frais. »

Il fallait attendre. Rien n’est énervant comme d’attendre quand on a pris d’autorité une résolution difficile.

Les meilleures courages succombent à cette épreuve, et tel qui, dans le premier moment, escaladerait un rempart, s’arrête au bout d’une heure, devant une misérable barrière, quand l’attente a glacé son ardeur et usé sa volonté.

Carpentier allait, noyé dans ses pensées et supputant les chances favorables ou contraires de son expédition, lorsqu’il s’arrêta tout à coup à l’angle de la Chaussée-d’Antin, devant le café Foy, qui, tenté par la température, avait mis dehors un triple rang de tables comme un vulgaire estaminet.

Certes, Vincent Carpentier n’avait là personne à chercher ni à surveiller. Les gens qui, comme lui, vivent d’une idée fixe, sont à l’abri des préoccupations communes au reste des mortels. L’amour ne les connaît guères, et, par conséquent, ils ignorent la jalousie.

Et pourtant, vous eussiez dit le rayonnement sombre que lance la prunelle d’un jaloux, quand le regard de Vincent, parcourant avec une morne indifférence la ligue des buveurs attablés au café de Foy, s’alluma tout à coup.

Ce fut comme un réveil en sursaut produit par une surprise extrême, mêlée à un mouvement de terreur.

Il avait aperçu, — ou cru apercevoir, — à l’une des tables de marbre placées au dehors, une figure à lui bien connue, mais la dernière assurément qu’il pût s’attendre à rencontrer en un pareil lieu.

C’était un pâle visage, austère et beau.

Ce n’était qu’un visage, car les mouvements de la foule lui avaient caché la coiffure qui était au-dessus de ce visage et le corps qui était au-dessous.

Mais son regard, quoique rapide qu’il fut, n’avait pu se méprendre. Vincent Carpentier aurait fait serment qu’il venait de voir la mère Marie de Grâce.

La chose était par elle-même si invraisemblable, qu’il douta du témoignage de ses propres yeux.

Il voulut contrôler sa première sensation par un second regard ; mais un des mille encombrements qui gênent à chaque instant la circulation sur le boulevard, venait de se produire ; vingt têtes s’agitaient maintenant entre lui et l’objet de sa curiosité.

Quand son œil put percer de nouveau la cohue, il ne vit plus personne à la place où était naguère la hautaine et froide institutrice de sa fille Irène.

Mais, en revanche, Vincent reconnut le chapeau douteux et la minable tournure de mons Piquepuce, son inspecteur, en conversation animée avec un homme dont le profil perdu, imberbe se coiffait d’abondants cheveux noirs.

Nous ne voulons pas dire qu’un gaillard comme Piquepuce fût aussi déplacé qu’une religieuse aux tables du café fashionable, mais il est juste de constater qu’au café de Foy les chapeaux rougissants et les redingotes pelées sont aussi des raretés presque introuvables.

Vincent Carpentier n’était pas en humeur d’observer, et la confiance négative qu’il avait en mons Piquepuce coupait court à tout désappointement de sa part. Il allait s’éloigner, gardant le dépit de sa curiosité non satisfaite, lorsque l’homme à la chevelure noire congédia Piquepuce d’un geste et se retourna.

Le gaz éclaira pour la seconde fois les traits de la mère Marie de Grâce, qui semblaient sculptés dans l’albâtre.

Vincent ne s’était pas trompé ; il resta abasourdi.

Le compagnon de Piquepuce traversa le boulevard dans la direction de la rue Louis-le-Grand. Vincent le suivit.

Quelques instants après, tous deux sortaient de la foule pour entrer dans la rue solitaire.

L’homme qui ressemblait à Marie de Grâce allait le premier. Vincent le suivait à cinquante pas de distance.

Quel était le but de Vincent ? lui-même n’aurait point su vous le dire.

Il pensait seulement ceci confusément : notre chemin serait-il le même ?

Ils marchaient ainsi tous les deux sans que le mystérieux compagnon de Piquepuce parût s’inquiéter de l’ombre qui lui emboitait le pas.

Peut-être n’entendait-il point. Du moins n’eut-il pas l’idée de se retourner.

À mesure qu’on s’éloignait du boulevard, la rue devenait de plus en plus déserte.

Si bien qu’après une ou deux minutes de marche, le silence se fit, troublé seulement par les pas de celui qui allait devant et de celui qui le suivait.

Vincent ralentit alors sa marche. L’inconnu ne se retourna point encore, mais il passa d’un trottoir à l’autre.

Il semblait prêter l’oreille.

Au détour de la rue Neuve-des-Petits-Champs, Vincent le perdit de vue, mais il croyait savoir désormais où l’inconnu se rendait.

Aussi passa-t-il sans s’arrêter devant le marché Saint-Honoré pour ne changer de direction qu’au coin de la rue Saint-Roch.

Là, il se croyait sûr de revoir l’inconnu ; mais son regard, qui enfila évidemment la rue, ne rencontra que la solitude.

Il se mit à courir, car il se disait : « Pendant que je ne le voyais pas, l’autre a couru. »

Personne encore dans l’étendue sombre et tortueuse de la rue des Moineaux.

L’horloge de Saint-Roch tinta deux coups.

C’est l’heure où, même en été, tout Paris dort, à l’exception du Paris des boulevards.

Vincent continua d’aller.

La course avait mis de la sueur à son front, mais un sentiment de froid parcourait ses veines comme il arrive quand on mesure le fossé large et profond avant de le franchir.

Le quartier Saint-Roch a peu changé depuis ce temps-là, du moins dans sa partie nord, comprenant les petites rues qui s’étendent entre la place Gaillon et le carrefour d’Argenteuil.

On dirait, en bas de la rue de Moineaux surtout, un coin de cité hispano-flamande. Les maisons hautes s’inclinent comme pour cacher le ciel ; les échoppes font trou dans les vieux murs, et — je le vis encore il n’y a pas six mois — telle fenêtre à hauteur d’homme, percée au milieu d’un pan solitaire, laisse tomber sur un rudiment de balcon un débris de jalousie qui frissonna peut-être jadis aux drelin-dindins de quelque galante guitare.

Chez nous, ces jalousies tombant à l’espagnole ont mauvaise odeur. Ce sont les plus tristes de toutes les enseignes.

Et cependant, nous ne pouvons passer franc devant celle-ci, parce que Vincent s’arrêta court comme si son pied eût été cloué au sol subitement.

Une fenêtre devait être ouverte derrière la jalousie fermée, dont les planchettes laissaient sourdre une lueur, car une voix de femme se fit entendre, disant distinctement :

— Juliano, je t’en prie, ne va pas… reste avec moi, cette nuit.

Il n’y eut point de réponse.

Mais Vincent, immobile et attentif, pensait :

— Juliano ! ce nom-là était dans le récit de Reynier ! C’est le nom de l’autre frère… le frère du marquis Coriolan assassiné.

Et la fatalité de ce drame de famille se dressait devant ses yeux comme un fantôme géant et menaçant.

Il voyait le duel parricide poursuivre à travers les années ses péripéties toujours les mêmes, toujours terribles.

Il attendit, retenant son souffle et collé à la muraille.

On ne parla plus derrière la jalousie.

Après une longue pause, Vincent continua sa route en étouffant le bruit de ses pas.

Il arriva bientôt au mur du jardin de l’hôtel Bozzo.

Tout était désert et silencieux.

Bien des croisées restaient ouvertes, offrant l’hospitalité à l’air de la nuit, mais à travers les châssis entrebâillés on ne voyait que ténèbres.

Paris avait mis du temps à s’endormir et n’en dormait que mieux.

Il n’y avait pas beaucoup à réfléchir, Saint-Roch envoya la demie après deux heures. En cette saison, l’aube paraît à trois heures et Vincent croyait voir déjà le ciel blanchir par-dessus les maisons.

Il attendit pourtant. Son regard interrogea les lointains de la rue où aucun mouvement ne se faisait.

Sa main qui tremblait d’émotion déboutonna sa redingote. Un poids sans nom était sur sa poitrine, et les battements de son cœur sonnaient à son oreille avec un bruit redoutable.

Il détacha la corde de soie, roulée autour de ses reins, et lança le crochet qui se prit du premier coup au faîte du mur.

— Je restituerai ! balbutia-t-il en ce dernier moment. Et les enfants, les enfants… Dieu ne peut être contre moi. Je restituerai.

La corde à laquelle il se pendit le mit au haut du mur.

Il écouta. Aucun bruit ne venait du jardin où les arbres se balançaient doucement au devant des fenêtres noires.

Du côté de la rue, quelque chose d’imperceptible, un pas lointain…

Vincent était juste à l’endroit où, de sa lucarne, il avait vu une fois une ombre rampant sur le mur.

Il se pencha du côté de la rue pour mieux entendre. Le bruit des pas avait cessé ; c’était une erreur sans doute.

Tout allait bien. Vincent défit son crochet pour l’assujettir en sens contraire et se pendit à la corde de soie.

Tandis qu’il était entre ciel et terre, il lui sembla qu’un éclat de rire étouffé l’enveloppait — ainsi qu’un mouvement confus.

Il n’eut même pas le temps de tourner la tête.

Ses deux jambes furent saisies, on le fit tomber à terre rudement, un bâillon pesa sur sa bouche, et il resta sur l’herbe comme un paquet, chargé de liens depuis les pieds jusqu’aux épaules.