Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 17

Dentu (Tome Ip. 184-196).
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Première partie


XVII

Le départ de Vénus


Cela ressemble à la légende mythologique : Saturne dévorant ses enfants. Dans l’Italie du Sud, patrie de Cacus, terre classique du banditisme, il est de croyance, depuis l’Apennin jusqu’à la mer et tout le long de la montagne sicilienne, que Fra-Diavolo, l’éternel maître des Camorre, tue ses enfants pour n’être pas tué par eux.

Il ne faut qu’un taureau pour un troupeau. Les voyageurs ont raconté cette tragédie du désert américain où le jeune buffle se retourne contre son père et gagne à coups de cornes la royauté de la prairie. Ainsi en était-il dans les sérails d’Orient. Égorger ou mourir, c’est la loi naturelle des barbaries.

Celui qui écrit ces pages a écouté un soir, assis sur un fragment de marbre rose, dans les ruines du temple de Pœstum, les récits d’un guide sorrentin, tout fier d’avoir été Habit-Noir (vesta nera) sous Bel-Demonio, le Maître des Compagnons du Silence.

Mon guide savait encore les trois mots latins, devise de la mystérieuse confrérie : Agere, non loqui.

FAIRE ET SE TAIRE. Superbe enseigne qui ne sera jamais celle de nos assemblées.

Bel-Demonio, tout jeune et si beau qu’il ressemblait à un Dieu, périt d’une mort horrible et splendide, enseveli sous les laves du Vésuve. Et le piège où il tomba avait été dressé par le chef suprême des tiers-carbonari, Michel Pozza ou Pozzo — Fra-Diavolo — son père.

Le guide ajoutait :

— Tant que la montagne sera au-dessus de la plaine, il y aura des bandits chez nous ; mais le bon temps est passé. Les Grands-Larrons sont partis vers l’ouest et le nord, ils ont emporté ce qui était dans la « Maison des Richesses, » les perles, les diamants, tout l’immense trésor des joyeux moines de la Merci. Ils n’ont laissé chez nous que les chiens, les pauvres et les baïoques.

Pendant que ce Napolitain pleurait la gloire éclipsée des cavernes, le soleil écarlate glorifiait les ossements du temple antique, allongeant la perspective merveilleuse des colonnades et baignant les chapiteaux dans un flot d’or empourpré…

La journée avançait. Reynier déposa sa palette, après avoir jeté un coup d’œil à sa tâche achevée. Le nuage, maintenant, vivait. Le fer sacrilège de Diomède perçait un sein qui était un miracle de beauté.

— Madame, dit le jeune peintre, le reste de l’aventure n’a aucun trait au tableau et serait pour vous sans intérêt. Je parvins avec beaucoup de peine à gagner l’auberge la plus voisine, où je dormis dix-huit heures de suite.

À mon réveil, quand je parlai de grands bâtiments demi-ruinés entre Sartène et la côte, on éluda mes questions.

J’avais peu d’argent, ayant perdu tous mes bagages ; la plus simple prudence me commandait de ne pas m’embarquer dans une aventure qui ne présentait que des dangers.

Je louai un voiturin qui me conduisit à Ajaccio, d’où je passai en Italie.

À Rome, je trouvai des lettres de Vincent Carpentier et de la chère enfant sur qui j’ai placé tous mes espoirs de bonheur. Ils avaient su par les journaux le naufrage du paquebot et me suppliaient de les tirer d’inquiétude.

Je répondis, mais sans entrer dans les détails romanesques qui avaient suivi mon naufrage. Ces détails ne sont connus que de deux personnes, mon père d’adoption et vous.

Je les ai fournis à M. Carpentier comme à vous à propos du tableau de la galerie Biffi, sur lequel il me demandait des explications.

Dès mon arrivée à Rome, l’idée d’art s’était emparée de moi tout entier. Je ne voyais qu’une chose, mon travail.

Je ne puis dire que j’eusse oublié l’aventure de Sartène, au contraire, je m’étonnais souvent de l’obstination avec laquelle ma mémoire y revenait en dépit de moi-même ; mais à mesure que le temps passait, les circonstances de cette aventure m’apparaissaient de plus en plus étranges, et j’en arrivais à douter de mes propres impressions.

Je me défiais de mes souvenirs.

Je me représentais mon état de fatigue et de souffrance. Je me disais : Ce n’était certes pas un rêve, mais la fièvre a être pour beaucoup dans tout cela.

Vers la fin de la quatrième année de mon séjour à Rome, le hasard, en plaçant devant mes yeux, dans la galerie Biffi, le tableau du Brigand, rendit en quelque sorte ma fièvre d’autrefois à son état aigu.

C’était le drame de ma nuit sicilienne que je revoyais, mais retourné en sens inverse. Ici, l’assassin était le fils et la victime le père ou l’aïeul.

Je ne puis vous dire à quel point me paraissait exacte la ressemblance entre les deux personnages du tableau et les deux portraits de la chambre où la vieille Bamboche m’avait accordé l’hospitalité.

Seulement, ici les costumes donnaient une date à la peinture. Elle avait dû être faite dans le dernier quart de l’autre siècle.

De sorte que le jeune homme du tableau de la galerie Biffi pouvait être le vieillard du portrait de Sartène…

— C’est certain ! dit vivement Vénus, dont nous avons supprimé depuis longtemps les marques d’intérêt pour ne point allonger notre récit. Vous calculez juste.

Elle avait quitté les coussins et refaisait sa toilette derrière le tableau qui lui servait d’abri. Elle ajouta :

— Vous parliez de roman, je n’en connais pas de plus curieux que celui-là. Je suis sûre d’en rêver bien des nuits

— Par lui-même, reprit Reynier, par le fait mystérieux et dramatique qu’il représente, le tableau est de ceux qui forcent l’attention, il vous a frappée, madame, jusqu’à vous induire à une démarche assurément singulière, il a frappé mon père comme vous. Et pourtant, ni vous ni mon père vous ne connaissiez les masques, ni vous ni mon père vous n’étiez dans cette condition extraordinaire qui décupla ma surprise et produisit sur moi à première vue un véritable choc.

Pour la troisième fois, la voix de l’inconnue, derrière la toile, prononça la question proverbiale des Espagnols.

Quien sabe ? (Qui sait) ?

Et son rire mélodieux ponctua sa courte phrase.

— Ce que je sais, répliqua le jeune peintre, c’est que cette histoire-là a le privilège de me rendre un peu fou. Vous avez bien deviné le bizarre plaisir que j’avais à vous la raconter. Ma tête travaille. J’ai eu l’idée que mon père d’adoption en savait plus long qu’il ne voulait le dire. Et vous même… voyons ! Est-ce une autre aventure qui commence ?

Au lieu de répondre, Vénus dit, gardant son accent enjoué :

— Vous êtes payé, exécutez le marché jusqu’au bout. Ce que j’ai envie de savoir maintenant, c’est le résultat de votre excursion en Sicile, à la recherche de la maison mystérieuse.

— Cela vient plus tard, répartit Reynier. J’en appris bien davantage à Rome même ; j’interrogeai de tous côtés ; les réponses ne manquèrent point, car en Italie la légende des moines de la Merci est aussi populaire que les hauts faits de Schinderhannes sur les bords du Rhin ou les exploits de Cartouche à Paris.

On me donna sur le trésor des Veste-Nere des renseignements si positifs que je pus l’évaluer au double de la richesse contenue dans l’univers entier. Tout me fut expliqué, même le fait si caractéristique : la clé tendue à l’assassin par la victime, — toujours dans le tableau.

C’est la clé du trésor, et c’est la loi même de cette bataille séculaire qui se livre entre les pères et les fils dans cette famille d’Atrides.

Celui qui succombe doit livrer la clé, et il y a une formule consacrée. Le vaincu dit au vainqueur en donnant cette clé terrible :

— Mon père, — ou mon fils, — voilà ce qui t’a mis un couteau dans la main, et ce qui te mettra un couteau dans le cœur.

L’inconnue, dont la toilette était achevée sortit en ce moment de son abri.

Ce n’était plus Vénus, mais bien (par la taille, du moins, car son voile épais lui couvrait toujours le visage) une charmante jeune femme, mise avec la plus gracieuse élégance.

— Il se fait tard, dit-elle, achevez.

— J’ai fini, répliqua Reynier, et sans le désir que vous m’avez manifesté au sujet de mon second passage en Sicile, je n’aurais plus qu’à vous remercier de tout mon cœur. Grâce à vous, et pour une fois, j’aurai eu du talent, madame.

L’inconnue vint se mettre devant le chevalet. Elle n’avait pas encore vu le résultat de cette longue séance.

Un instant, elle resta muette et attentive à regarder l’œuvre de Reynier.

— Me voyez-vous vraiment comme cela ? murmura-t-elle avec une nuance d’émotion dans la voix.

— Vous êtes beaucoup plus belle que cela, répondit simplement le jeune peintre.

Elle lui tendit sa main, qui était adorable, et dit tout bas :

— Peut-être que nous ne nous reverrons jamais. Cependant, il y a dans la vie des rencontres inattendues. Souvenez-vous, je me souviendrai… et achevez, j’écoute.

— C’était « le tableau du Brigand, » reprit Reynier, qui avait ravivé ma manie à moitié calmée. Avant de retourner en France je voulus revoir, ou plutôt « voir » le lieu inconnu où j’avais fait naufrage dans de si profondes ténèbres, et parlant de là — à pied, — m’enfoncer tout seul dans les terres, pour retrouver la grande maison ruinée.

J’arrivai à Ajaccio, d’où une barque de pêche me conduisit à la pointe de Campo-More, au sud du golfe de Valinco.

Il m’eût été assurément difficile, au milieu de ces criques innombrables qui festonnent et tourmentent la côte, de retrouver le lieu exact où notre vapeur s’était perdu, mais cela importait peu en définitive.

Je savais maintenant assez d’Italien pour interroger les gens du pays et comprendre le patois corse de leurs réponses.

Après m’être orienté de mon mieux, je pris les champs entre Capo-Maro et une petite bourgade dont le nom m’échappe, située à l’ouest de Chiave.

Dès les premiers pas, il me sembla que je retrouvais mes impressions.

On était en hiver comme l’autre fois. Seulement, le vent était sec ; au lieu de tourbillons de pluie, j’avais des nuages de poussière glacée.

Je marchai, quêtant à droite et à gauche comme un chasseur ou un antiquaire, depuis neuf heures du matin jusqu’à la nuit.

Je vis de loin Sartène qui était un excellent jalon pour circonscrire le champ de mes recherches.

Je peux dire que chaque mètre de terrain fut exploré par moi. Je ne trouvai rien, sinon de pauvres fermes, quelques villas modestes, un château bâti depuis peu et un très-grand établissement, d’apparence tout moderne, qu’on appelait : « L’Hospice du Colonel. »

J’y revins deux fois, car l’Hospice du Colonel était situé à égale distance de la mer et de Sartène, à l’endroit précis que mon instinct me désignait.

On me dit que c’était une fondation du colonel Bozzo.

J’étais payé pour connaître le grand cœur de cet homme de bien. Je suis son obligé, comme mon père et ma bien-aimée petite Irène.

Il me fut dit que l’Hospice du Colonel, outre les malades corses, contenait bon nombre de gens de Paris qui venaient réchauffer sous le soleil méridional leur nature épuisée par les privations ou les excès.

Je ne pouvais m’en aller, cependant, sans avoir interrogé. À mes questions, il fut répondu qu’il n’y avait point de ruines dans le pays, sauf celles de l’ancien couvent de la Merci, situées à plusieurs lieues de là, de l’autre côté de Sartène…

Reynier fut interrompu ici par un bruit qui se faisait à la porte principale.

On essayait familièrement de tourner le bouton en dehors.

Il va sans dire que, pendant les séances données par l’inconnue, l’atelier était fermé.

Comme le bouton résistait, on frappa précipitamment.

— Vous pouvez sortir par ici, dit Reynier en montrant la porte de la rue Vavin. Je reconnais ce visiteur à sa manière de frapper : c’est mon père.

L’inconnue, qui avait déjà fait quelques pas vers la porte latérale, s’arrêta court.

— Ah ! fit-elle, vous pensez que c’est M. Vincent Carpentier ?

— J’en suis sûr.

L’inconnue hésita.

— Eh bien ! Reynier, appela-t-on du dehors, ouvre donc !

— Ouvrez, dit l’inconnue.

Et comme le jeune peintre semblait étonné, elle ajouta :

— Je veux voir l’effet que produira sur lui notre esquisse… car elle est bien un peu à nous deux.

Derrière son voile on devinait clairement un sourire.

Reynier alla ouvrir. C’était bien vraiment Vincent, qui s’écria en entrant :

— Pourquoi diable cette porte est-elle fermée ?

Il s’interrompit à la vue de la femme voilée et son regard exprima un étonnement.

Il salua ; l’inconnue répondit à son salut.

— Voici l’explication, dit Reynier, en montrant son chevalet.

Vincent Carpentier regarda l’esquisse et fit un geste d’admiration.

— C’est beau ! murmura-t-il, c’est très beau.

Et son regard furtif revint vers le modèle, dont il sembla détailler la toilette aristocratique avec une surprise croissante.

Reynier gardait toute la sérénité de sa loyale et belle figure.

— Père, dit-il, je ne me suis pas ruiné en frais de séance. D’autres que vous s’intéressent au tableau de la galerie Biffi.

Carpentier tressaillit et le rayon qui jaillit de son œil sembla faire effort pour percer le voile de l’inconnue.

Reynier poursuivit :

— Le tableau est là, vous pourrez l’enlever quand vous voudrez.

Le regard de Carpentier suivit le geste du jeune homme.

Il fit un pas vers le tableau, mais s’arrêta soudain parce qu’un bras se passa sous le sien.

C’était le modèle qui prenait cette liberté, à la grande stupéfaction de Reynier.

M. Vincent, dit-elle, vous regarderez cette toile une autre fois. J’ai à vous parler. Je vous demande une place dans votre voiture.

— Ai-je donc l’honneur d’être connu de vous, madame ? demanda l’architecte avec une certaine hauteur.

— J’ai, moi, le plaisir d’être de vos amies, répondit le modèle. Me refusez-vous ?

— Madame, balbutia Vincent, je suis à vos ordres.

Comme ils se dirigeaient vers la porte, le modèle dit encore :

— Adieu, M. Reynier, et peut-être au revoir ! En tous cas, merci ! Tôt ou tard, si quelqu’un se réclame de vous au nom de Vénus blessée, ayez de la mémoire.

Un geste gracieux et noble ponctua ces derniers mots.

Elle disparut avec Vincent, laissant Reynier en proie à un inexprimable étonnement.