Les Commerçans chinois et les Corporations

Les Commerçans chinois et les Corporations
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 844-872).
LES COMMERÇANS CHINOIS
ET LES CORPORATIONS

Le commerce a en Chine une place importante, beaucoup d’Européens diraient que c’est la première place, et à cette assertion ils ajouteraient l’éloge de la droiture, de la solidité des grandes maisons chinoises. Mais qui sont les commerçans ? comment sont constituées ces maisons ? quel rôle joue la classe commerçante dans la nation et dans l’Etat ? c’est ce que l’on sait moins, et c’est ce que je me propose de rechercher.


I

Dans une rue de Péking, les marchands frappent l’oreille et attirent l’œil de tous côtés. A chaque pas, on rencontre des hommes ou de jeunes garçons portant un éventaire chargé des friandises populaires, petits gâteaux au riz ou grains de pastèques, patates chaudes en hiver, soan mei thang[1] en été ; le barbier fait retentir ses plats de cuivre, un autre agite son tambourin à grelots ; puis, ce sont les appels des porteurs d’eau, des coulies qui charrient les paniers d’huile sur des brouettes. Aux places fréquentées, sur les boulevards et aux portes de la ville, le tumulte est étourdissant et la foule difficile à fendre. Aux marchands ambulans, il faut joindre les fiacres qui stationnent, les diseurs d’histoires, les faiseurs de tours, dont la voix retentit au milieu d’un cercle de badauds, les marchands de vieilles hardes qui étalent leur fonds sordide sur une natte grossière, les restaurateurs en plein vent qui débitent leurs fritures et leurs vermicelles ; il y faudrait ajouter mille autres métiers forains, et tout un grouillement de foule, dont nos boulevards à Noël peuvent donner l’idée.

Ce ne sont là que les infiniment petits du commerce et, en Chine comme en Europe, ces métiers de la rue montrent la moindre partie du développement économique. Toutefois il est plus juste de comparer la Chine aux pays voisins qu’à l’Occident : or, loin d’être un trait général des sociétés d’Extrême Orient, l’importance du commerce est un caractère spécial à la Chine. Séoul, qui a copié de si près les capitales chinoises, a aussi ses éventaires portatifs, ses étalages en plein vent : mais la boutique n’y existe guère que sous cette forme, c’est une cahute faite de matériaux mal joints, une galerie de bois placée devant la maison, empiétant sur la rue. La boutique vraiment japonaise ne vaut pas mieux, la propreté à part, que la boutique coréenne : c’est toujours une simple annexe au logement, parfois une maison privée à peine aménagée pour cette nouvelle destination. Quant au magasin vaste et bien construit, approprié aux affaires et signalé au public par une enseigne bien visible, il n’est ni coréen, ni japonais d’ancien style. En Corée comme dans le Japon féodal, le marchand est un homme de classe inférieure, taillable à merci, ne pouvant demeurer qu’à distance respectueuse du château seigneurial ; l’état social trouve son expression dans le mode de construction, dans l’aspect de la ville. En Chine, au contraire, loin de se cacher, le commerce s’étale ; quelques pas dans une rue montrent une suite continue de devantures et de comptoirs, et cette place en vue qu’ils occupent aujourd’hui, il semble que les marchands l’aient depuis longtemps ; quelques siècles avant notre ère, le marché où se réunissent et où habitent les commerçans, est, d’après les rites, une partie essentielle de la capitale, au même titre que l’autel des dieux protecteurs, le temple des ancêtres et le palais du roi : culte, monarchie et commerce étaient dès lors les trois termes où se résumait la vie urbaine. Aujourd’hui, les boutiques se montrent plus que les yamens et que les bonzeries. Elles sont signalées par des enseignes voyantes, il en est d’horizontales au-dessus de la porte, de verticales suspendues aux deux bouts de la devanture ou dressées sur des piédestaux de pierre ; elles sont habituellement en bois, fond rouge ou fond d’or, avec le nom du magasin en grands caractères laqués noirs ; il en est de parlantes, des bottes or et noir pour les bottiers, des ligatures de sapèques pour les banques, des panaches rouges pour les chapeliers. Certaines devantures servent tout entières d’enseignes ; celles des grands magasins de thé sont en bois sculpté, ajouré, une dentelle d’or représentant quelque montagne célèbre où des génies cueillent les pousses parfumées et dégustent aux sons de la musique le délicieux breuvage. Les restaurans ont souvent sur la rue leur cuisine large ouverte, enseigne odorante et appétissante ; il faut la traverser pour arriver aux salles. Il est des enseignes qui se font discrètes : tel grand marchand d’antiquités a ses magasins dans une maison d’apparence bourgeoise, s’ouvrant sur la rue par une porte de dimensions et de forme ordinaires, en bois uni rehaussé d’or, de rouge, de vert ; si vous entrez, vous ne trouvez pas une boutique, mais des salons meublés de confortables fauteuils, ornés de jades, de cloisonnés, de porcelaines que l’on vous montre avec complaisance, et que l’on vous cède pour un bon prix avec la plus grande politesse. Enfin beaucoup de magasins ne sont fermés que par des châssis en bois garnis de papier, ou s’ouvrent en plein, séparés de la rue par un simple comptoir où s’accoude le commis.

Si l’enseigne variée et brillante est de nature à attirer les chalands, l’étalage à la devanture est négligé et n’offre rien de comparable à nos rues parisiennes. Le marchand chinois veut qu’on sache son existence, il ne dédaigne pas de montrer son capital dans les dorures et les ornemens de son enseigne, il se rappelle au public par des affiches grandiloquentes, mais il désire beaucoup moins exposer sa marchandise, la faner au soleil, la livrer aux regards des imitateurs et des mendians. Aussi l’aspect intérieur est-il bien moins engageant que l’enseigne ; d’habitude la façade est étroite, le terrain s’étend en profondeur, de sorte qu’un plus grand nombre de boutiques donnent sur la rue ; la construction à étages, qui ménagerait le terrain, n’est pas usitée, les croyances populaires s’opposant à ce qu’on mette plus d’un étage au-dessus du rez-de-chaussée.

Le magasin comprend donc quatre ou cinq pièces médiocrement éclairées, de forme rectangulaire, mais situées irrégulièrement les unes derrière les autres, réunies et séparées par des cours et des passages. De pareilles constructions seraient peu propres à l’habitation ; le Chinois, auquel il faut sa maison bien close, avec sa cour et son grand arbre, avec la pièce principale orientée au sud, ne s’y sentirait pas à l’aise. Aussi ces constructions n’ont-elles d’autre destination que le commerce ; rien n’y est fait pour le plaisir des yeux, dallage simple, murs tendus de papier commun, comptoirs et rayons de bois brunis par l’usage ; le mobilier se compose de tables carrées en bois verni rouge, de fauteuils droits à gauche et à droite des tables, de tabourets carrés ; quelques coussins, des théières et des tasses, des pi thong pour les pinceaux, des abaques complètent l’assortiment. Tout est propre, mais usé, noirci et poli de vétusté ; même chez les plus riches marchands de soie ou de thé règne une simplicité qui, à nos yeux, touche à la pauvreté. Les marchandises sont soigneusement empaquetées par crainte de la poussière, le grand fléau du nord ; lorsque le commis aveint un article, il époussette soigneusement le paquet avant de l’ouvrir. Tous les paquets sont rangés sur les rayons ou dans des coffres, munis d’étiquettes annonçant les articles et leur prix, étiquettes qui sont écrites en signes abrégés, connus des seuls marchands et variant d’un commerce à un autre : grâce à ce bon ordre, le commis trouve toujours sans tarder l’objet qu’on lui demande. N’oublions pas de noter dans un coin une petite niche, au fond de laquelle est collée l’image du dieu de la richesse ou de tout autre patron céleste ; matin et soir, on s’incline et on lui offre une allumette d’encens ; les jours de fête, on lui sert un repas plus copieux.

C’est dans ce magasin qu’évoluent les commis, assez nombreux ; dans une boutique de moyenne importance, il est rare d’en trouver moins d’une demi-douzaine. Ils sont tous semblables ; entre les patrons, commis, courtiers, apprentis, porteurs, l’œil a peine à saisir une différence ; même similitude d’une boutique à la voisine, d’un commerce à un autre. Il n’y a pas de livrée comme celle des commissionnaires de nos grands magasins ou comme le costume spécial de plusieurs corporations japonaises. Le Chinois, en effet, ne connaît d’autre costume distinctif que l’uniforme officiel ; le mandarin dans la vie privée, le laboureur ou l’artisan endimanchés, le marchand, le domestique ont toujours vêtemens de même coupe, de couleurs analogues, seule la qualité des étoffes est différente ; chez les marchands ordinaires, chez les gens de moyenne aisance, c’est toujours la longue robe de toile bleue, parfois presque noire, parfois blanche ou grise en été ; par-dessus, on porte le khan kiai eul, sorte de caraco sans manches, et enfin une pèlerine, le ma koa eul, que l’on met surtout en tenue de cérémonie ou pour sortir en hiver ; la petite calotte de satin noir à bouton rouge complète l’habillement, sauf pendant les chaleurs de l’été. L’uniformité du costume correspond à celle de la société, où il n’y a pas de castes et à peine de classes.

Les manières et le langage ne sont pas moins unis ; patrons et commis, commis entre eux s’abordent avec ces inclinaisons peu accentuées, ces saluts de mains de la politesse quotidienne ; ils se parlent dans ce style semi-familier, semi-respectueux, habituel à toutes les conversations entre amis ou entre gens se connaissant à peine, pourvu que des relations rituelles ne soient pas en jeu, des rapports hiérarchiques pas en question. Pas de génuflexions, pas de ces formules d’une humilité excessive qui donnent l’idée du servage ou de la servilité. À l’égard de l’acheteur, on use de la même politesse moyenne ; encore, ici, faut-il faire quelques distinctions. L’acheteur sans importance, qui vient en passant, est traité poliment, mais sans prévenance ; on le reçoit dans la première pièce, on le sert et on l’expédie. Pour le client habituel, pour le personnage de marque, on use de déférence ; on l’introduit dans une des salles du fond, on le fait asseoir à la place d’honneur auprès d’une table, on lui sert du thé, on lui apporte du feu pour sa pipe ; un ou deux des premiers commis causent avec lui et n’oublient pas de débuter par ces formules d’urbanité qui sont dues même à un inférieur à qui l’on veut témoigner quelque estime ; ils s’informent de ses ordres et s’empressent de faire apporter ce qu’il désire ; ils deviennent prévenans, lui montrent les nouveautés ou les raretés que l’on a en magasin ; ils font l’article, ce qu’ils dédaignent avec l’acheteur de passage. Lorsque le ta jen[2] s’en va, on le reconduit jusqu’à sa chaise, comme un homme bien élevé reconduit un visiteur, et on lui adresse les formules d’adieu qui conviennent à son rang, avec cette parfaite courtoisie, parfois un peu humble, où celui qui parle n’oublie cependant jamais qu’il est un homme et de même espèce que son interlocuteur.

Ces patrons et ces commis, d’extérieur si semblable, sont unis par la communauté de la vie, Il est de règle que tous soient nourris par la maison ; à cet effet, toute maison de commerce a un cuisinier qui prépare les repas communs et sert, deux fois par jour, les vermicelles et macaroni, les choux salés, la volaille ou le porc, qui forment le fond de la nourriture pour la classe moyenne dans le Nord. Chacun mange sur le coin d’une table, sur un comptoir, là où il se trouve, l’usage d’une pièce spéciale comme salle à manger étant inconnu en Extrême Orient.

La plupart des commis couchent aussi dans le magasin ; le lit chinois, en effet, se compose d’un oreiller et de quelques couvertures, le tout facile à empaqueter et à transporter ; le jour, tout cela se met dans un coin ; le soir venu, chacun déroule son couchage et l’étend où bon lui semble. Les gens mariés retournent rarement chez eux, leur habitation étant souvent située dans un quartier éloigné ou en province. Les chefs de la maison partagent habituellement la vie de leurs inférieurs ; comme le commerce chinois n’emploie pas de femmes, bien des difficultés sont par là supprimées pour la vie et le logement. Ouvertes à quatre ou cinq heures du matin en été, les boutiques ont leur moment d’animation avant dix heures ; les affaires reprennent pour quelques heures quand la chaleur du jour est passée ; elles cessent en toute saison avec le coucher du soleil. Si le Chinois n’est pas noctambule, sans doute à cause de l’éclairage défectueux, les boutiquiers, comme le peuple de Péking, aiment, pendant les soirs d’été, à chercher un peu de fraîcheur sur le seuil des maisons. La rue est étroite, de rares piétons circulent ; on cause entre voisins, on conte des histoires, on se délecte à fumer la pipe, à jouer du hou khin ou du san sien[3]. Cette oisiveté pleine de bonhomie, après la journée accablante, rapproche patrons et commis ; c’est là que la simplicité de manières qui règne dans la classe commerçante apparaît peut-être le mieux. En hiver, la boutique ouvre plus tard, les affaires importantes se traitent de préférence le matin, mais le flot des visiteurs est pressé surtout aux heures que le soleil attiédit. La veillée est vite terminée, car on ne se soucie pas d’user de la graisse d’éclairage et du combustible ; la vie chinoise, plus naturelle que la nôtre, suit d’assez près le cours du soleil.


II

Il nous faut maintenant entrer dans ce monde des commis, dont nous avons vu en gros l’existence quotidienne. C’est vers dix ou douze ans qu’un père amène à la boutique un jeune garçon pour en faire un apprenti. A cet âge l’enfant sait écrire, il connaît la plupart des caractères des Quatre Livres et des petits traités élémentaires, sans guère en savoir le sens ; il sait des phrases apprises par cœur et retenues au hasard, il n’ignore pas pratiquement les principes de morale, respect des supérieurs, observation des rites, qui sont la base de la société chinoise ; mais il n’a aucune notion de religion (cela ne s’enseigne qu’aux bonzes et aux tao chi), ni de morale théorique ou d’histoire (c’est affaire aux lettrés), ni de droit usuel (cela concerne les clercs des yamens), ni de géographie (personne ne s’en inquiète), ni même de calcul, ce qui est plus étonnant. Il est vrai que le jeune apprenti va s’habituer à manier l’abaque et qu’il le fera avec dextérité. Mais, en somme, c’est une âme neuve, que le milieu seul va former complètement. L’influence de la famille disparaît, en effet, le jour où commence l’apprentissage ; il n’est pas d’usage que le père, s’il est lui-même un marchand, garde son fils dans sa boutique, peut-être par souvenir du précepte classique qui défend au père d’instruire lui-même son fils, plus probablement parce que le fils du patron, trop bien traité, n’apprendrait rien et serait au milieu des autres apprentis, dans une situation à part, blessante pour l’instinct d’égalité si vif chez les Chinois de toute condition : le Chinois sent le besoin d’une supériorité hiérarchique bien définie, il supporte difficilement la faveur même motivée que l’on témoigne à un égal. Un marchand place donc son fils dans une maison avec laquelle il est en relations, faisant le même commerce ou un commerce différent. Si l’on voit souvent une maison transmise de père en fils, il n’est pas exceptionnel qu’elle sorte bientôt de la famille qui l’a fondée ; l’hérédité des métiers, pour être fréquente, n’est cependant pas de règle ; non seulement le fils adopte une autre branche de négoce que le père, mais souvent un fils de marchand devient artisan, ou réciproquement. La distinction du négoce et de la fabrication, qui a peut-être constitué deux castes dans la Chine antique, n’est plus aujourd’hui pour chaque homme qu’un fait personnel et transitoire ; il ne subsiste aucune barrière entre artisans et marchands, et à peine davantage entre ces deux classes, que le langage tient encore pour inférieures, et les cultivateurs, la seconde caste de jadis. Sans doute, la placidité naturelle aux paysans chinois, les durs travaux qui les écrasent, leur enlèvent souvent le désir et le moyen de changer de condition ; mais le petit commerce de colportage se fait en Chine avec un si mince capital que bien des gens, paysans un jour, coulies au port ouvert l’hiver pendant le chômage, achètent ensuite un éventaire, des paniers, quelques marchandises tout naturellement et sans y penser. Très souvent une famille de cultivateurs aisés envoie un ou deux de ses fils à la ville voisine en apprentissage. De même, les clercs de yamen, classe intermédiaire entre les mandarins et le peuple, copistes, secrétaires, garçons de bureau, sont journellement en rapports d’affaires avec les commerçans et font volontiers apprendre le commerce à quelques-uns de leurs enfans. Seuls les fils de fonctionnaires seraient difficiles à trouver dans les boutiques ; c’est que l’éducation littéraire, purement phraséologique, les rend impropres au maniement des affaires, bien plus à toute sorte de vie pratique ; d’ailleurs le lettré (et est lettré quiconque a été candidat aux examens ou a seulement étudié pour se présenter) doit mépriser l’argent ; on cite dans l’antiquité chinoise, aussi bien qu’en Corée, de beaux traits de désintéressement ; je doute que les lettrés d’aujourd’hui soient unanimes dans le mépris du vil métal, ils ont du moins conservé le dédain du commerce et le tiennent pour une occupation dégradante. Mais c’est là une opinion mondaine (si je puis employer ce mot en parlant de la Chine, où la société mondaine n’existe pas) ; la loi, la coutume même sont plus équitables ; il n’est pas de promotion où le fils de quelque marchand ne soit reçu bachelier pour la valeur de ses compositions ; si parfois les lettrés de race lui font sentir son infériorité originelle, comme les journaux en relataient récemment un exemple à ‘An lou fou (Hou pei), le fait est rare et on le remarque. La classe commerçante, par ses origines et par ses issues, touche donc à toutes les classes de la société et communique librement avec elles, elle n’est plus une caste, et depuis longtemps ; ce qui distingue les hommes en Chine, c’est le genre de vie, le métier, la fortune, ce n’est pas la naissance.

Le jeune apprenti, présenté par son père ou par des répondans, est désormais dans la main du patron. Pendant ses trois ans d’apprentissage, habillé par sa famille qu’il voit rarement, il vit dans la boutique, y est nourri et y couche ; le patron doit le soigner s’il tombe malade, mais il a toute autorité sur lui, une autorité paternelle, avec presque autant d’étendue que celle même du père chinois : il le châtie, il n’est pas inquiété si, pour désobéissance ou manque de respect, il le frappe violemment et le tue. Aussi voit-on parfois se noyer de jeunes apprentis trop paresseux ou vraiment trop maltraités. À cette discipline purement commerciale, à cette vie sevrée de tout autre intérêt, le jeune homme gagne une tournure d’esprit, reçoit une marque toute spéciale, et c’est là ce qui contribue le plus à faire des marchands une classe stable, ayant ses tendances à part. Lorsque l’apprenti, au bout des trois ans, est reconnu capable, le père apporte un cadeau d’une valeur appropriée à ses moyens, le jeune homme se prosterne devant le patron et lui exprime ses remerciemens ; la cérémonie se termine par un banquet offert par l’apprenti et où l’on convie quelques commerçans amis, quelques gens du métier : il est rare qu’une circonstance solennelle ne soit pas accompagnée de réjouissances culinaires. Dès lors, le jeune homme est libre de travailler où et comme il l’entend ; mais il n’est jamais délié de ses obligations envers son ancien patron : il doit lui marquer sa reconnaissance par des visites, par des cadeaux aux époques rituelles de l’année, il doit l’aider même de sa bourse, le soigner, assister à ses funérailles.

Désormais le nouveau compagnon s’engage librement, moyennant salaire, là où il trouve de l’emploi, chez son ancien patron ou chez un autre ou dans une autre ville. Selon qu’il a d’intelligence et de chance, il restera toute sa vie dans cette position subalterne ou il s’élèvera plus haut. Le chef des commis, celui qui commande dans la boutique, porte le nom de tchang koei ti, à peu près équivalent à caissier ; c’est lui, en effet, qui détient l’argent, comme fait le patron dans les petites maisons de commerce françaises. Le tchang koei ti est souvent patron, c’est-à-dire qu’il fait les affaires avec son capital et qu’il les dirige en personne. Mais un homme qui, ayant été longtemps commis, a des connaissances techniques et de l’habileté, trouve facilement un bailleur de fonds qui lui confie de l’argent à faire valoir ; il ne s’agit pas d’un prêt, mais d’une association où chacun a sa part des risques et des bénéfices. Celui qui fournit le capital s’appelle le maître, tong kia ; celui qui, donnant son travail et son expérience, est seul à diriger l’affaire, s’appelle encore tchang koei ti ; pour nous il n’est plus un patron, mais un gérant ; chaque année, cala douzième lune, après les comptes et inventaires annuels qui résument les comptes mensuels, le bénéfice qui ressort est partagé entre le maître et le gérant. Outre ces deux cas simples, il s’en trouve naturellement de plus compliqués, combinaisons des premiers ; plusieurs capitalistes peuvent fournir les fonds, plusieurs gérans diriger la maison de concert ; un ou plusieurs des gérans peuvent concourir à former le capital. Mais toujours ceux qui ne sont que bailleurs de fonds s’abstiennent de s’immiscer dans la direction de la maison qui incombe aux seuls gérans ; et toujours, à la fin de l’année, les bénéfices sont répartis en raison des capitaux et des services, suivant une proportion fixée par l’acte d’association.

Les bailleurs de fonds ne sont pas des commerçans. Cette distinction n’a, du reste, pas d’importance juridique en Chine, où il n’existe pas de droit spécialement commercial ; elle n’a d’intérêt que pour la constitution de la classe commerçante : un mandarin, qui croirait déroger en faisant du négoce, ne fait pas difficulté de fournir des capitaux à des affaires commerciales, pourvu qu’il en puisse tirer des bénéfices. Les gérans, au contraire, devant être hommes d’expérience, sont toujours des hommes de boutique, qui ont été successivement apprentis et commis ; entre le chef de la maison et le dernier venu des apprentis, il y a une différence de rang hiérarchique, mais pas de condition sociale. L’aristocratie des gérans sort, par la sélection du mérite, des rangs inférieurs de la population marchande ; elle ne lui est pas étrangère, elle a même éducation, mêmes habitudes, même langage, même costume. La communauté du culte rendu à l’esprit protecteur de la boutique par les chefs et par les subalternes, les banquets semi-rituels, tout au moins de signification, que tous partagent plusieurs fois dans l’année, les étrennes qui sont données, sont autant d’expressions du lien d’union, bien plus fort qu’un simple contrat. L’autorité des uns sur les autres est toujours tempérée par cette bonhomie, cette simplicité patriarcale qui règne partout en Chine entre gens de même classe, par cette modération des manières due à la pratique invétérée des rites, par ce souci de maintenir l’égalité entre gens de même rang qui n’est pas tant inné au supérieur que bien plutôt imposé par un vif sentiment de justice de la part des inférieurs. Ainsi mitigée, l’autorité des chefs n’en est pas moins très grande : j’ai dit que sur les apprentis, elle remplace et elle égale presque l’autorité paternelle. Elle est moindre à l’égard des commis, qui sont engagés librement, habituellement pour une année, de douzième lune en douzième lune ; elle est cependant réelle, car l’obligation du respect, de l’obéissance de l’inférieur au supérieur est, dans toutes les relations sociales, admise avec une force inconnue en Europe.

Sauf le cas de violences graves, de vol, il n’est d’ailleurs pas d’autorité qui s’interpose entre patrons et commis ; la corporation des patrons n’intervient pas dans les questions de personnel purement intérieures, propres à chaque maison ; les commis ne forment pas d’association, n’ont pas de lien entre eux ; les rapports sont bien plus étroits entre un commis et son patron qu’entre les employés de deux maisons différentes. Toutefois le besoin d’égalité réelle entre gens de même classe et de même rang, le droit que chacun s’arroge de surveiller ce qui se passe chez le voisin, expression d’un profond sentiment de solidarité, empêchent dans une même ville les inégalités flagrantes de traitement et de salaire, sauf celles qui sont sanctionnées par un usage établi.

La stabilité de la classe marchande maintenue par son unité de formation et par le sentiment hiérarchique qui y domine, la longue durée des circonstances économiques et des conditions sociales, qui n’ont pas changé sensiblement depuis le commencement du XVIe siècle jusqu’au milieu du XIXe, ont permis à un grand nombre de maisons d’atteindre une longévité remarquable. On en cite, à Péking, qui ont survécu au bouleversement, passager d’ailleurs, qui a accompagné la chute des Ming et l’avènement de la dynastie mantchoue (1644) : de ce nombre est le Lou pi kiu, situé dans la ville chinoise, à l’est et à peu de distance de Tshien men[4], et dont l’enseigne est due à un calligraphe célèbre du XVIe siècle ; cette maison est encore renommée pour les vins de riz et les friandises qu’elle importe du sud. Un beaucoup plus grand nombre datent du XVIIe et du XVIIIe siècle : ainsi les magasins de thé de la famille Fang, du An hoei ; le Oen mei tchai, faisant commerce d’horlogerie, très florissant avant l’ouverture des ports et qui appartient toujours à la famille chrétienne Yang ; ainsi le Phi tsan kong, magasin de pilules de la famille Phi, qui existe depuis plus de deux cents ans, le Nei hing long de la famille Sou, où tous les grands personnages, y compris l’Empereur, achetaient leurs bottes au xviiie siècle et qui, il y a peu d’années, occupait encore plus de cent employés ; ainsi, enfin, les quatre grandes banques, Heng ho, Heng li, Heng yuen, Heng hing, les plus importantes de la capitale, fondées dans l’ère Khang hi (1663-1722) par un nommé Fang de Ning po. Péking n’a d’ailleurs pas la spécialité de ces vieilles et solides maisons, il s’en trouve dans chaque ville importante, comme le Fan yong ko, magasin de soieries à Thien tsin : comme le Tchhen ho tshi, pharmacie des Tchhen à Canton. La plupart de ces maisons portent le nom de la famille qui en est propriétaire : c’est, en effet, qu’elles se transmettent de père en fils, que les gendres y sont souvent associés à la direction et qu’elles ne sortent pas de la lignée du fondateur. De pareils exemples de stabilité sont à coup sûr rares en Europe, où les fortunes se font et se défont plus vite, et où peu de gens restent dans la condition paternelle ; il existe ainsi une aristocratie de commerçans peu nombreux, qui joignent la fortune à la pratique héréditaire des affaires, et dont les fils sont souvent entrés dans la carrière officielle ; cette aristocratie est importante, surtout par son expérience commerciale, par ses traditions d’honorabilité, par l’influence d’exemple et de richesse qu’elle exerce sur tout le commerce chinois. L’organisation de pareilles maisons ne diffère pas de celle des maisons plus récentes ; les apprentis, les commis y sont dans la même situation, triés avec plus de soin, ils n’y sont que mieux traités et souvent ils y passent toute leur vie, arrivent à être associés, après avoir été hommes de confiance du père, deviennent conseillers du fils et assurent la perpétuité des traditions.


III

Ce n’est pas seulement aux conditions générales de la société ou à celles qui sont propres à la classe commerçante que tient la durée remarquable d’un aussi grand nombre de maisons ; leur stabilité, leur bon renom ont aussi pour cause l’organisation spéciale qui les réunit par groupes. Il est habituel, en effet, que toutes les maisons ayant une même spécialité forment une association que j’appellerai corporation ; je me réserve d’indiquer quelques exceptions à cette règle. Les corporations, qui paraissent dater d’au moins trois siècles, sont difficiles à étudier ; diverses de type, formées par les intéressés seuls, sans que l’État ait eu ni à leur donner des règles ni peut-être à les autoriser, elles existent par la force de la coutume, et vivent conformément à leur traditions, bien que quelques-unes aient, m’a-t-on dit, des règlemens écrits et peut-être des archives ; elles trouvent inutile de communiquer les uns ou les autres au public. Celui qui est curieux de se faire une idée de ces corps est donc réduit à démêler leurs principes parmi les exemples de leur action qui parviennent, en petit nombre, à sa connaissance ; sans ignorer ce qu’un semblable procédé a d’insuffisant, je dois donc me borner à donner des exemples et à en tirer des conclusions, forcément un peu vagues et un peu générales.

La corporation fixe pour chaque denrée le prix minimum de vente et veille par des agens secrets à ce qu’aucun magasin ne se contente d’un prix plus bas ; elle arrête ainsi à une certaine limite l’effet de la concurrence et empêche la dépréciation des marchandises, nuisible à toute la corporation. Le public est seul à souffrir de l’existence du minimum, mais il ne paraît pas s’en apercevoir, et le gouvernement n’intervient que pour le prix des grains, en fixant un maximum et vendant au besoin les grains tirés de ses greniers. C’est encore la corporation, pour les banques et les monts-de-piété, qui décide le taux des intérêts à payer ou à recevoir, la nature des garanties ou des monnaies à accepter ; en un mot, elle fixe les règles générales des transactions et défend les intérêts communs de tous les associés. Si l’un d’eux est impliqué dans une affaire judiciaire d’intérêt général, la corporation le soutient de son crédit et de ses fonds. Voici, par exemple, un fait qui se présente assez fréquemment. Un pauvre diable, n’ayant plus rien à mettre au mont-de-piété, se coupe le doigt ou telle autre partie du corps, et vient pour l’engager ; le mont-de-piété refuse le prêt, l’homme se plaint de la dureté des prêteurs, ameute la foule, que la vue du sang excite, une bagarre est imminente où le mont-de-piété risque d’être pillé. L’auteur d’un pareil désordre doit être châtié, toute la corporation soutient celui chez qui le fait s’est passé, et verse cent taëls[5] pour les frais du procès. La corporation prend aussi en main les intérêts lésés de plusieurs associés. En 1883, la corporation des marchands de thé de Han kheou, ayant cru reconnaître des fraudes commises par les agens de certaines maisons étrangères, leur demanda de désigner eux-mêmes un arbitre étranger qui serait chargé de surveiller les pesées ; malgré l’évidente bonne foi de la corporation et la modération de sa requête, les étrangers refusèrent. Toutes les transactions furent suspendues, l’autorité officielle déclara qu’elle ne pouvait obliger les marchands à vendre contre leur désir ; au bout de quelque temps, les maisons étrangères cédèrent une à une, malgré les retentissantes déclarations qu’elles avaient d’abord faites.

Comme elles défendent les intérêts de leurs membres, les corporations surveillent aussi les agissemens de ceux-ci ; elles S’opposent aux fraudes qui nuiraient au bon renom de l’association ; bien plus, les orfèvres en argent pur ne tolèrent pas que l’un d’eux vende des bijoux en alliage, même au su du client. Quelques corporations veillent à l’acquittement régulier des droits de production et d’octroi, et par là méritent les bonnes grâces du fisc. D’autres vont plus loin, et, pour mieux maintenir la stabilité des maisons, défendent toutes ventes et tous achats fictifs : la plus grande partie des opérations de bourse et bon nombre d’opérations commerciales, qui nous semblent toutes simples, ne seraient pas tolérées. Il y a quelques années, l’usage de marchés à terme s’était cependant introduit au marché à l’argent de Péking ; un censeur, voyant là une forme de jeu, signala le fait, et ces opérations furent interdites par le gouvernement, exemple bien rare d’intervention officielle. C’est par suite des mêmes préoccupations que la corporation des banquiers s’enquiert du total des billets émis par ses membres ; tout banquier, tout changeur même est libre d’en émettre, et les précautions exigées par la loi, n’étant pas prises sérieusement, restent illusoires ; la corporation a, pour arrêter les émissions exagérées, un seul moyen qui est infaillible : si une maison se laisse entraîner et risque de compromettre le bon renom, parfois aussi le capital des autres associés, un mot d’ordre est donné, tous les billets sont à la fois jetés dans le public, et la banque imprudente ne tarde pas à suspendre ses paiemens et à disparaître.

La corporation maintient encore sa réputation et ses bons rapports avec les pouvoirs publics par des dépenses de faste ou de charité. Chaque hiver, elle verse une somme pour l’ouverture de ces fourneaux où l’on distribue aux pauvres de Péking une bouillie claire de riz ou de millet ; en cas de famine, d’inondation, les cotisations des corporations ne se font pas attendre, ce qui n’empêche pas les commerçans notables de contribuer largement en leur propre nom. De même une corporation ou plusieurs réunies offrent une bannière avec inscription louangeuse, ou un parasol d’honneur au mandarin qui a su se faire apprécier de ses administrés ; elles prennent part à la réfection de la route où doit passer un cortège impérial ; elles font porter des bannières pour les processions et cérémonies religieuses populaires.

Un culte spécial est sinon l’une des raisons d’être, du moins l’un des liens de la corporation. Chacune a son patron ; pour l’une, c’est le dieu de la richesse, pour l’autre Koan Yu, dieu de la guerre ; pour d’autres un esprit de compétence plus limitée, tel que Lou Pan, merveilleux mécanicien du temps de Confucius, aujourd’hui patron des charpentiers. Adoré dans chaque boutique par tous les patrons et commis, le génie protecteur a ses fêtes célébrées par toute la corporation à dates fixes. Pour les unes on offre, dans chaque magasin, un sacrifice, c’est-à-dire des mets et de l’encens, après quoi un banquet, auquel l’esprit est censé avoir pris part, réunit les chefs et les employés ; pour les autres, plus rares, le sacrifice, plus copieux, se fait dans un temple ; le banquet des patrons se fait dans une vaste salle, où des acteurs leur jouent des pièces historiques entremêlées de scènes comiques contemporaines. La fête se prolonge tout le jour, quelquefois davantage ; l’on s’y divertit, on boit, on parle aussi d’affaires privées, et l’on agite les questions qui intéressent la corporation. Au sacrifice et au banquet, à la religion et aux réjouissances, la Chine joint habituellement la représentation théâtrale et l’assemblée de discussion. Cette religion ne comporte sans doute rien que l’on puisse appeler de la foi, mais elle est toujours présente à l’esprit du Chinois, il pense qu’il est bon de se mettre en règle avec des personnages doués d’une puissance mystérieuse et que l’on contente non sans frais, mais en s’amusant soi-même.

Le calendrier, ainsi ponctué par les fêtes spéciales de la corporation, l’est encore par les grandes fêtes populaires, où le culte général et le culte du patron ont leur place marquée côte à côte ; ce sont les fêtes du renouvellement de l’année, du 5e jour de la 5e lune, du 15e jour de la 8e lune. On les appelle les trois termes, et ce sont en effet les dates d’échéance pour les marchands comme pour la population. Il n’est pas utile que j’insiste sur tout le mouvement des paiemens et des recouvremens, sur tous les règlemens de comptes et d’inventaires, qui les précèdent et font de la 12e lune particulièrement la période de grande activité commerciale. Le 30 de la 12e lune, dernier jour de l’année, tout est achevé, les boutiques ferment, et pendant quatre ou cinq jours on ne trouve plus à acheter même les victuailles les plus usuelles ; le petit commerce reprend le premier, mais les vacances des grandes maisons se prolongent jusque vers le 15. Pendant ce temps de repos, les premiers jours sont réservés aux cérémonies de famille ; le 3 ou le 4, les commis se réunissent dans les magasins, les patrons dans la salle de la corporation, et l’on festoie, sans jamais oublier d’offrir aux dieux des viandes et des gâteaux, avec des fruits, du vin, du thé et de l’encens.

Pour maintenir l’ordre entre les membres de la corporation, gens du même métier, sans cesse en rapports d’affaires, il faut aux syndics un pouvoir d’arbitrage ; pour assurer le fonctionnement de la corporation même, il lui faut une caisse commune. Cette double conclusion découle nécessairement de tous les faits qui m’ont été rapportés ; mais ce sont là des questions tout à fait intérieures, propres aux marchands et qui n’arrivent pas à la connaissance du public. Aussi n’ai-je pu avoir sur ces deux points que des affirmations très nettes, mais peu détaillées. Les chefs de la corporation interviennent, m’a-t-on dit, dans les litiges des membres, arrêtent les manœuvres malhonnêtes que l’un pourrait tenter contre l’autre ; ont-ils une vraie autorité judiciaire ? je ne le pense pas ; ils doivent plutôt agir comme intermédiaires, ainsi qu’il arrive fréquemment en Chine. Quant à la caisse, elle est alimentée par des cotisations et par des amendes ; elle peut aussi contracter des emprunts, puisque les marchands de sel de Thien-tsin sont encore tenus d’intérêts pour diverses dettes contractées par la corporation au siècle dernier.


IV

Il est d’ailleurs naturel que sur ces deux points, comme sur beaucoup d’autres, on rencontre entre les corporations de grandes différences ; elles se sont constituées, je l’ai dit, à des époques diverses, indépendamment les unes des autres ; il n’y a donc accord que sur les lignes essentielles. Après avoir indiqué les principes généraux, je vais noter maintenant quelques détails d’organisation, avec quelques exceptions aux règles communes. Le prix minimum fixé par l’assemblée n’est pas dans toutes les corporations également impératif ; ainsi chez les marchands de fourrures, le prix, discuté au début de l’hiver, ne lie pas les membres. Les pharmaciens n’ont pas de cours de la corporation. Dans presque toutes les branches du commerce, toutes les maisons l’ont partie de la corporation sur un pied de quasi-égalité ; sans doute les grandes banques l’emportent toujours sur les changeurs, mais il n’y a pas de dissimilitude d’affaires ni de situation. Pour le commerce des thés, il en est autrement ; il existe à Péking deux ou trois magasins d’importation, tenus par les familles Fang et Oou du ‘An hoei ; seuls ils fixent les prix, déterminent l’équivalence des poids (la livre, pour le thé, est de 4 onces au lieu de 16) et conduisent la corporation ; en effet, les patrons des boutiques de vente emploient tout leur capital à payer une devanture dorée et sculptée qui vaut parfois deux mille ou trois mille taëls[6] ; les marchandises leur sont prêtées par l’un ou l’autre des importateurs, auquel la devanture sert de gage ; ainsi toute la corporation est dans la main des Fang et des Oou. C’est là une situation spéciale et qui n’a pas d’analogue, même pour les autres commerces d’importation de produits méridionaux, tels que la soie ou le riz. Si le commerce, y compris celui de la librairie et de la pharmacie, est presque indépendant de toute action officielle, cependant les maisons d’équarrissage, les seules où l’on abatte bœufs, chevaux, chameaux, doivent être autorisées par le gouvernement. Il n’en existe que cinq à Péking : peut-être y a-t-il à cela un motif religieux, le gros bétail étant réservé aux sacrifices impériaux ; de plus, à diverses époques, il a été interdit de donner la mort aux animaux et, encore aujourd’hui, en cas de sécheresse, la fermeture des abattoirs est ordonnée à titre de pénitence publique.

Les monts-de-piété ont également besoin d’une autorisation officielle, ils paient des droits sur leurs opérations aux autorités locales et ils sont classés en trois catégories suivant l’importance de leurs affaires. L’intervention de l’administration peut s’expliquer ici par diverses considérations. Les monts-de-piété de la première classe reçoivent en dépôt des autorités locales une somme variant de deux mille à dix mille taëls[7] sur laquelle ils paient des intérêts ; en augmentant leur capital et leur permettant d’étendre leurs affaires, l’administration, toujours demeurée paternelle dans son langage et même dans ses actes, pense faire œuvre de philanthropie et venir en aide à la population. Le mont-de-piété, en effet, n’a rien du prêteur sur gages qui ne songe qu’à dépouiller ses victimes ; il est une institution de crédit à laquelle non seulement le Chinois pauvre, mais celui de classe moyenne, ont constamment recours ; aux uns, il donne de quoi vivre deux ou trois jours, attendre un gain inespéré ; aux autres, il fournit le moyen de subvenir aux frais d’un enterrement, de monter un petit commerce ; il sert de lieu de dépôt pour un objet difficile à garder : quelques personnes, dit-on, y mettent leurs fourrures pendant l’été et font fructifier l’argent qui leur est prêté en échange. Péking a une vingtaine de monts-de-piété fondés au XVIIIe siècle par l’Intendance de la Cour et demandant un intérêt réduit ; il en a un très grand nombre d’autres appartenant à des particuliers : un homme du Chan si en possède jusqu’à cinquante, beaucoup de capitalistes en ouvrent à la fois trois ou quatre. Il en est de même dans tout l’empire, et il n’est pas de bourgade ou de village qui ne compte un ou deux établissemens de ce genre. Par leur nombre, par la modicité des intérêts exigés[8] (1 à 3 p. 100 par mois, suivant la valeur du gage et sa nature), par la durée des prêts (trois ans), par les facilités du rachat possible à tout moment sans délai contre restitution de la somme prêtée et des intérêts (encore en calculant ceux-ci, néglige-t-on toute fraction de moins de cinq jours et au-dessous), par la réduction des intérêts échus pour les retraits opérés à la douzième lune ‘par là on donne facilité aux pauvres gens d’avoir leurs meilleurs vêtemens, leurs parures pour les fêtes de la nouvelle année), par le taux élevé du remboursement en cas de perte du gage (double de l’estimation), ces institutions de crédit rendent les plus grands services au peuple chinois ; elles sont nécessaires à sa vie, et l’on s’explique que, par une dérogation à ses habitudes, l’administration les surveille et les favorise. La corporation reste, d’ailleurs, maîtresse chez elle, sauf sur les deux ou trois points indiqués ; elle fixe, suivant ses intérêts, les conditions des transactions et recourt, en temps de crise, pour forcer la main aux mandarins, aux mêmes moyens que toutes les autres associations : nous verrons tout à l’heure quels ils sont.

La Chine a, d’autre part, à l’usage des capitalistes gros et petits, de nombreux établissemens de crédit qui se rapprochent beaucoup plus des nôtres ; on peut les ramener à trois types principaux, boutiques de change, banques, banques de traites. Ces dernières se trouvent surtout à Péking, où elles ont été fondées depuis quelques dizaines d’années par des hommes du Chan si, la province où se recrute surtout l’armée de la banque chinoise ; elles ont pour unique industrie le commerce des traites pour toute la Chine et pour quelques-unes de ses dépendances. Elles n’en ont pas le monopole, puisque plusieurs grandes banques générales et les commerçans les plus importans faisaient déjà les mêmes opérations ; mais elles ont régularisé cette branche de la banque, l’ont étendue à un plus grand nombre de localités et ont presque complètement supprimé les transports d’argent en nature dans la Chine propre. Leur chiffre d’affaires, considérable, leur permet d’apporter dans leurs transactions beaucoup de largeur de vues et de traiter leurs cliens avec magnificence. Les changeurs, dans un cercle d’opérations restreint, font des affaires plus variées : sur le change de l’argent en sapèques et sur l’opération inverse, ils prennent en général 2 pour 100, qui ne sont pas calculés, mais pesés en ajoutant dans l’un ou l’autre plateau de légers poids additionnels. Ils émettent des billets, sans aucune surveillance, comme je l’ai dit, et prêtent, à 2 pour 100 par mois en temps normal, — l’encaisse qui doit garantir ces billets, faisant ainsi double bénéfice, — mais s’exposant à ne pouvoir rembourser à vue ; aussi est-il bon de ne pas conserver longtemps des billets de banque. En province, une maison n’accepte d’habitude que ses propres billets ; à Péking, quelques signatures connues sont reçues partout, après examen d’un expert, qui appose son sceau sur le billet déclaré bon, touche une rétribution pour chaque vérification et est pécuniairement responsable de ses erreurs. Un bénéfice moins honnête est réalisé par l’achat des petites sapèques, c’est-à-dire de pièces fausses que l’on mélange dans les ligatures de sapèques officielles ; on en tolère 5 ou 6 sur 100. Si, d’ailleurs, le client se plaint, le changeur feint l’ignorance et rend de la bonne monnaie en place de la mauvaise. Les grandes banques s’interdisent de tels profits, mais, bien que maîtresses de la corporation, elles ferment les yeux sur ces pratiques des changeurs. Au change, à l’émission, elles joignent les prêts garantis par caution, par dépôt de titres fonciers et sur lesquels elles ne prennent souvent que 1 ou 1 et demi pour 100 par mois ; 1 pour 100 est le taux habituel pour les emprunts des administrations ; en temps de crise, le taux monte jusqu’à 10 pour 100 par mois. Enfin les banques reçoivent des dépôts, payant généralement 1 pour 100 d’intérêt, vendent des traites et spéculent sur le cours de l’argent.

Les grandes banques, en acceptant ou refusant les billets de telle maison, en précipitant sur le marché l’argent ou les sapèques, règnent dans la corporation et ont dans leurs mains tout le sort du marché ; les quatre Heng, que j’ai cités, par la masse de leur encaisse, la solidité de leur crédit, le nombre de leurs succursales ou correspondans, n’ont pas d’égaux, au moins dans la Chine du Nord. Toutes les opérations de bourse se font au marché à l’argent, qui se tient chaque jour dans la partie sud-ouest de la ville chinoise, en pleine rue, auprès d’un temple taoïste ; la réunion a lieu de bon matin, en été tout est fini à six heures ; les valeurs à vendre, billets ou traites, argent, or ou sapèques, sont étalées sur le sol, toutes les opérations étant réelles. Chacune des maisons de Péking est représentée, et personne n’a garde de manquer de peur qu’on le croie en fuite. Dès que le cours est fixé, les uns le télégraphient à leurs correspondans de province, les autres lâchent un pigeon qui va le porter à la maison principale dans la ville tartare. De plus, les courriers de la corporation, au nombre de sept ou huit, le répandent chez les changeurs et les banquiers ; ces courriers sont en même temps des agens à la dévotion des syndics, ils connaissent le chiffre d’émission de chaque maison, savent si tel patron est vraiment malade ou se dissimule, et, par leurs rapports, décident des boycottages et des déconfitures. Tout se passe, d’ailleurs, en pleine liberté, sans surveillance de l’Etat, sans impôt sur les transactions, sans autre ingérence que l’interdiction des marchés fictifs. La bourse des grains est de même le domaine presque exclusif de la corporation des marchands de grains, l’État n’intervenant qu’en cas de famine dans la région ; elle est d’ailleurs moins importante, les cours ne sont fixés que les 2 et 16 de chaque mois, et c’est seulement à la deuxième et à la huitième lune qu’ont lieu les variations considérables : c’est, en effet, au printemps et à l’automne que les fonctionnaires, recevant leurs bons d’appointemens en grains, les négocient sans tarder ; du nombre des bons négociés, des stocks disponibles ainsi que des prévisions de l’année, dépendent la hausse et la baisse.

Outre les corporations marchandes, il existe aussi des corporations d’artisans ; les brodeurs et les fabricans de cloisonnés, les tanneurs et les charpentiers ont les leurs ; il est vrai que ces métiers touchent au commerce autant qu’à l’industrie. Les voituriers et les bateliers qui, jusqu’à l’ouverture du chemin de fer. avaient le monopole des transports entre Péking et la province, sans former une association régulière, se réunissent dans des auberges, les uns près de Tshien men, les autres hors de Tong pien men[9], ils établissent des règles dont on s’écarte peu pour les prix à demander, les charges à admettre par bête ou par véhicule ; il en est de même à Thong tcheou pour les bateliers du Pei ho. Les barbiers de Péking n’ont pas non plus une corporation, mais ils forment une société, qui se réunit chaque année pour un sacrifice et un banquet. Les porteurs de chaise ne sont pas syndiqués à Péking ; à Thien tsin, sur la concession française, ils ont au contraire une association qui maintient les prix avec un soin jaloux et ne permet pas qu’aucun membre soit employé hors de son tour ; les traîneurs de zinrikcha à Chang hai, les maçons à Ning po, sans être constitués régulièrement, ont, l’an dernier, révélé leur bonne entente par des troubles. Chaque ville a ainsi ses corporations, ses associations, qui ne sont pas semblables à celles de la ville voisine.

Certains marchands, faisant un commerce régulier, n’ont pas formé d’association, ainsi, à Péking, les marchands de volailles, de poteries, de porcelaines ; au contraire, si les paysans, qui viennent vendre leurs légumes, trafiquent isolément du mieux qu’ils peuvent, lorsqu’ils portent leurs fruits au marché, ils acceptent une organisation dont on a oublié l’origine : chaque année, à l’apparition de chaque sorte de fruits, le king ki du marché, d’accord avec les marchands, en fixe pour toute la saison le prix minimum ; c’est aussi le king ki qui fait la police du marché ; la charge de king ki est la propriété de celui qui l’exerce, il l’a achetée de son prédécesseur et il la vendra à son successeur par contrat privé ; c’est une situation de fait que personne ne conteste ; au marché aux azeroles, la charge est héréditaire. Parfois le monopole de la corporation se complique d’une question de provincialisme ; on sait que le Chinois tient pour un étranger tout homme qui est né dans un autre district, à plus forte raison dans une autre province ; ceux, au contraire, qui sont de même origine se soutiennent toujours ; il est ainsi arrivé que certains commerces ont été monopolisés par les gens d’une province ; la plupart des banquiers sont originaires du Chan si, tous les grands marchands de thé viennent du ’An hoei ; les gens du Chan tong ont à Péking trois spécialités : ils sont les seuls à saigner les porcs et à en débiter la viande ; ils sont aussi seuls porteurs d’eau, chacun a son puits sur la voie publique, son abreuvoir pour chevaux et mules, son quartier où il vend l’eau sans permettre aux habitans de se fournir ailleurs. Ce sont là des privilèges consacrés par l’usage, défendus ardemment par leurs détenteurs et que l’autorité fait respecter au besoin.

Des associations sont formées même par les coulies qui manipulent les marchandises sur les quais des ports ouverts, population flottante, misérable, souvent divisée en groupes qui se réservent chacun une portion d’un quai ; même par les mendians, et les corporations de ceux-ci ne sont peut-être ni les moins curieuses ni les moins puissantes, mais elles touchent de trop loin au commerce pour que j’en parle ici.


V

Ces détails montrent par quelle variété de formes les corporations assurent toutes le même résultat, l’organisation du travail ; l’on voit aussi combien elles s’étendent au delà du commerce, combien elles sont mêlées à la vie de la population et combien sont puissantes les tendances qui les ont produites et les maintiennent. Le Chinois, en effet, est essentiellement sociable ; la naissance le met dans une famille étroitement unie, seule agissante et dont il n’est qu’un fragment ; la terre qu’il possède le fait membre d’une commune rurale ; l’émigration le jette dans une association de compatriotes, nés dans la même province, souvent dans le même district ; l’empreinte dont le marque l’apprentissage en fait le membre d’une classe et, s’il est patron, d’une corporation, non pas un homme vivant par soi et pour soi. Il n’a pas l’habitude de l’indépendance, il n’en a pas l’idée. Isolé, il ne vit qu’à demi ; une affinité puissante le soude à ses semblables, comme l’affinité chimique soude les molécules de l’oxygène et de l’hydrogène ; doué de plus de passivité que d’énergie, il vit, il pense en groupes. Aussi l’autorité de la corporation, loin d’être étrange pour le commerçant, est un besoin pour lui. Et par une conséquence de ce consentement universel, la corporation a le droit implicitement admis de requérir l’obéissance de ses membres, de contraindre ceux qui, par hasard, seraient récalcitrans à entrer dans son sein. Pour vaincre leurs résistances, elle n’a qu’à les laisser livrés à eux-mêmes ; sevrés de tous rapports avec les autres maisons semblables, ils sont abandonnés à leurs propres forces en face du public, c’est-à-dire des associations de nature différente qui forment la société chinoise ; il faudrait pour résister à cette mise à l’index une énergie remarquable et des circonstances particulièrement favorables. Le boycottage est également employé contre un membre que l’on veut chasser de la corporation et faire disparaître de la place ; un autre moyen moins extrême usité contre les délinquans ordinaires, c’est de les inviter dans une maison de thé et de les y garder à vue jusqu’à soumission ; en fait, personne ne trouve communément avantage à entamer de pareilles luttes. Parfois le commerçant fait preuve d’une grande énergie contre la corporation ; mais c’est alors pour en forcer l’entrée, pour se soumettre à la règle habituelle ; pareil cas se présente lorsqu’un homme d’une province se trouve en face de gens d’une autre province détenant le monopole du même négoce qu’il veut établir ; alors la lutte est vive, elle va jusqu’aux rixes, au bris de devanture, au pillage de marchandises ; peut-être, bien rarement d’ailleurs, l’isolé finira-t-il, à force de patience, d’adresse, et pourvu qu’il ne manque pas de ressources, par se faire sa place. Il est soutenu, dans ce cas, par le respect même de la règle à laquelle il veut se soumettre, et aussi par les défauts intimes communs à presque toutes les associations chinoises.

Celles-ci, en effet, par suite de leur origine populaire, instinctive et traditionnelle, n’ont pas une constitution précise. On y délibère, mais le vote où les voix se comptent n’y est pas connu : il n’est donc pas question de minorité ou de majorité ; pour qu’une décision soit prise, il faut la quasi-unanimité. On arrive à la réunir plus facilement qu’on ne pourrait croire, car il y a toujours un petit nombre de personnages influens, capables de se mettre d’accord et qui entraînent tous les autres ; mais il va de soi que pour des questions personnelles, pour repousser l’adhésion d’un nouveau membre désireux de se soumettre aux coutumes, l’accord est plus difficile à obtenir. Le désaccord finit par profiter à l’étranger, car il ne s’agit pas de voter son admission en forme, mais de tolérer son commerce ; les rapports d’affaires s’établissent peu à peu, et finalement, il est membre associé par habitude, par prescription, pourrait-on dire ; la patience sans égale du Chinois est une qualité de premier ordre pour ce mode d’acquisition. Le même manque de précision dans les règles se fait sentir quand il s’agit des chefs de corporation. Toute corporation a les siens, ils ne sont pas élus, puisqu’on ne sait ce qu’est le vote, ils sont désignés par une sorte d’unanimité parmi les membres les plus riches, les plus âgés, les plus influens. L’influence peut tenir à bien des causes, souvent elle dépend, en Chine comme ailleurs, de la facilité d’élocution ; on sait, d’autre part, quel respect les Chinois ont pour la vieillesse ; et quant à la richesse, outre qu’elle est considérée en tous pays, elle est particulièrement requise pour un chef de corporation, qui doit souvent dépenser de ses deniers personnels pour l’utilité et l’amusement de ses associés. Il y a presque toujours plusieurs chefs, car il est plus facile de se mettre d’accord sur plusieurs noms à la fois que sur un seul ; d’ailleurs, la direction n’est presque jamais unique en Chine, pas plus dans les ministères ou dans les magasins que dans les associations d’aucun genre. Ces syndics ont le maniement des fonds ; ils sont appelés à agir pour les associés lorsqu’il s’agit d’exercer le pouvoir de juridiction, d’intervention dont j’ai parlé ; mais leur autorité est singulièrement vague, ils n’ont même pas les pouvoirs d’un président d’assemblée qui donne la parole, dirige la discussion, clôt la séance ; ils sont en réalité les hommes d’affaires de l’association.

Il faut d’ailleurs noter que ces vices constitutifs sont moins sensibles dans la plupart des corporations que dans les autres associations ; les patrons sont, en général, gens avisés, connaissant leurs intérêts ; ils forment dans le commerce une aristocratie d’intelligence, au milieu de laquelle se détachent les chefs héréditaires de grandes maisons anciennes, des quatre Heng, par exemple, parmi les banquiers ; on est assez disposé à les suivre, et il serait parfois difficile de faire autrement. Aussi voit-on que les corporations sont capables d’action suivie ; la multiplicité des questions qu’elles tranchent, fixation du prix des denrées, du taux de l’intérêt, surveillance des émissions de billets, action commune dans les procès, emprunts, suppose qu’après avoir discuté, elles savent adopter un avis unique. Pour écarter tous les gens d’autres provinces, comme font certaines d’entre elles, pour maintenir les petits marchands de thé dans la dépendance des grands, il faut plus qu’une résolution éphémère, il faut de la suite dans les idées ; des affaires comme celle des marchands de thé de Han kheou contre les Européens, comme celle des commerçans de Swatow et de la douane en 1881 (celle-ci offre des caractères si spéciaux que j’y reviendrai tout à l’heure) décèlent des vues très nettes, une véritable politique.

La corporation, par ses attributions complexes, tient lieu de nos associations syndicales, de nos chambres de commerce, de nos tribunaux commerciaux. Sa juridiction, qui reste toujours commerciale, pour n’être pas officielle ni obligatoire, n’en a pas moins de force et d’étendue, qu’il s’agisse de régler un différend, de surveiller une liquidation pour cause de mauvaises affaires ou de diriger un partage d’actif en proportion des dettes, après quoi le débiteur est tenu pour libéré. Il est bien rare que son arbitrage ne soit pas accepté, car la justice des mandarins est fort coûteuse et, comme la loi écrite, elle a un caractère pénal ; l’on n’y a recours que faute de tout autre moyen. Ainsi la corporation assure le fonctionnement de plusieurs services relatifs au commerce et qui, en Europe, sont confiés à l’Etat ou surveillés par lui ; les dépenses qui lui incombent de ce chef sont payées par les cotisations des membres. L’Etat, ainsi déchargé de tous soins spéciaux au sujet des commerçans, ne devrait, semble-t-il, leur réclamer aucun impôt spécial ; de fait, il leur demande peu. Il faut, pour ouvrir boutique, une autorisation délivrée par la sous-préfecture, en province, à Péking, par les Censeurs ou par la Maréchaussée : un droit proportionnel au capital engagé dans l’affaire est alors perçu une fois pour toutes. Il existe aussi quelques obligations spéciales des marchands envers l’autorité. A Thien tsin, les charbonniers fournissent le combustible au sous-préfet à un prix sensiblement inférieur au cours ; à Péking, l’Intendance de la Cour a des contrats plus ou moins formels avec certaines maisons ; en général, les fournitures officielles ne se font pas sans de nombreux pots-de-vin donnés aux employés subalternes, et parfois, dit-on, à des personnages plus importans. Mais ces avantages faits à l’administration sont librement consentis ; et, d’ailleurs, ils ne sauraient s’élever bien haut sans qu’il y ait protestation des intéressés ; alors la corporation prend l’affaire en main, les boutiques ferment, c’est une grève ; il s’en est encore présenté des exemples, il y a deux ans, chez les banquiers du Chan-tong, mécontens d’une décision du gouverneur ; dans les monts-de-piété de Canton, qui avaient à se plaindre de violences de la part de la garnison mantchoue. Il s’en faut qu’en pareil cas, force reste toujours à l’autorité.

A part ce très léger droit de patente et ces obligations qui sont presque de complaisance, l’État et les mandarins ne demandent rien aux marchands ; il a existé jadis contre la caste commerçante des impôts spéciaux et vexatoires, depuis bien des siècles, ils sont supprimés. Il n’y a même pas aujourd’hui de patentes annuelles, et les troubles qui ont eu lieu au commencement de l’an dernier, dans différentes villes, ont eu pour origine la prétention de certains gouverneurs et intendans d’exiger le paiement de patentes pour venir en aide à l’État obéré ; les administrateurs avisés se sont à l’avance refusés à lever cette taxe qu’ils savaient impopulaire. Aucune surveillance spéciale ne s’exerce ni sur les libraires, ni sur les pharmaciens, ni sur les industries insalubres ; aucune autorité ne s’interpose entre le patron et ses commis ou apprentis ; aucune taxe n’est perçue sur la vente d’un fonds de commerce, qui se fait par acte sous seing-privé non revêtu des sceaux officiels. En un mot, le marchand paie, comme tout autre, l’impôt foncier, les octrois, les droits de production ; il est justiciable, comme tout autre, du sous-préfet pour les crimes ou délits qu’il commet ; il est exactement soumis au droit commun ; le fait commercial, en tant que commercial, est ignoré par la loi, et du ressort du seul droit coutumier.

Si les marchands résistent ouvertement à l’autorité lorsque celle-ci montre des exigences exagérées et quand leurs droits, leur sécurité sont violés, il n’est pas rare que leur action, dépassant ces limites raisonnables, empiète sur les droits de l’État ; ainsi quand les boutiquiers d’une ville du sud, il y a une dizaine d’années, firent cause commune avec la population et suspendirent les affaires : le sous-préfet avait, en effet, interdit de laisser vaguer les porcs dans les rues de la ville, il fut forcé de retirer son ordonnance. La fermeture des boutiques, la suspension de toute vie commerciale, la grève, c’est la grande ressource des corporations contre les mandarins, comme le boycottage est le moyen infaillible contre les associés indisciplinés. La grève trouble la vie normale de la population, les émeutes en naissent naturellement, le mandarin qui dispose de forces insuffisantes, dont le premier devoir est d’administrer paisiblement, sans causer d’ennuis à ses supérieurs, aime mieux d’habitude céder par quelque voie détournée que compromettre sa situation. Un acte de sang-froid réussit parfois à arrêter les troubles dès l’origine : les maçons de Ning po viennent en troupe, avec des cris et des injures, réclamer un des leurs qui a été emprisonné ; le sous-préfet, revêtu de son costume officiel, fait ouvrir toutes grandes les portes de sa salle d’audience ; quand une vingtaine de mutins y ont pénétré, tandis que les autres sont dans la cour, les valets du yamen ferment brusquement les portes, saisissent ceux qui se trouvent là, les bâtonnent, après quoi le mandarin leur dit qu’il leur fait grâce pour cette fois d’un châtiment plus sévère, et les fait relâcher ; l’ordre est immédiatement rétabli. Mais il arrive que les grèves menacent d’avoir des conséquences plus graves ; à l’époque de la guerre anglo-française, de la rébellion des Tai-ping et du soulèvement des musulmans au Yun nan, Péking se trouvant dépourvu de cuivre, on mit en circulation des sapèques de fer, que la population vit immédiatement avec méfiance et qu’elle refusa bientôt tout à fait ; les banques, les monts-de-piété, dans l’état d’incertitude du marché, fermèrent leurs portes, aggravant ainsi la crise et les embarras d’une population besoigneuse et surexcitée ; les monts-de-piété de Hai tien, petite localité au nord de Péking, flairant une affaire, choisirent des correspondans dans la capitale et y étendirent leurs transactions, mais il s’en fallait de beaucoup que le remède fût suffisant. Le gouvernement prévoyait des désordres graves ; il lui répugnait de contraindre les monts-de-piété à rouvrir, peut-être ne se sentait-il pas en état de l’exiger. Il se trouva un homme riche, Ming chan, l’un des directeurs de l’Intendance de la Cour, qui consacra un capital important à ouvrir dix monts-de-piété, où l’on prit un intérêt peu élevé (1 pour 100) et où l’on se montra coulant sur la qualité de la monnaie. Cette intervention opportune fit cesser la grève : la corporation céda, reprit les affaires et diminua ses prétentions ; les monts-de-piété de Ming chan existent encore aujourd’hui. Mais on voit que, le gouvernement désarmé, la sédition fut évitée seulement par la haute situation, la fortune et le sang-froid d’un particulier.

Dans d’autres circonstances, on a vu la grève s’étendre et prendre un caractère menaçant pour l’administration. En 1881, l’une des corporations de Swatow eut un différend avec la douane à propos de la vérification de certaines marchandises ; peut-être les fonctionnaires de la douane usèrent-ils d’une raideur exagérée, bref toutes les corporations de la ville s’en mêlèrent, les affaires furent suspendues. Bientôt les associations de Swatow écrivirent à celles des autres ports, une vaste entente se forma contre la douane et toutes les corporations d’une région étendue en appelèrent à Péking. Les détails de l’affaire sont mal connus, il ne semble pas que l’union des corporations ait persisté ; le préfet de Tchhao tcheou[10], chargé d’une enquête, parvint à trouver des irrégularités dans la gestion des trois syndics de la corporation qui avait soulevé l’affaire ; il les destitua, les condamna à de fortes amendes, et le mouvement s’apaisa de lui-même. Il est à remarquer que le gouvernement n’attaqua pas de front l’union des commerçans, et il est non moins à noter, à titre de symptôme, que des commerçans ont pu lutter ouvertement contre une administration officielle et qu’entre corporations différentes, entre villes diverses, ils ont pu s’unir pour une action commune.

Sans chercher d’autres exemples exceptionnels, il nous suffit de revenir à la vie de chaque jour pour voir les plus simples travailleurs comme les maisons les plus importantes en conflit déclaré avec les lois, et cela sans que personne y trouve à redire. Les veilleurs de nuit, ces humbles serviteurs qui font la ronde autour des habitations et des magasins pour avoir l’œil aux commencemens d’incendie et aux voleurs, versent, dit-on, à ces derniers une portion de leurs gages afin d’écarter toute tentative. Les monts-de-piété se prêtent à servir d’intermédiaires entre le voleur et le propriétaire, si celui-ci désire recouvrer l’objet volé même. Il existe des compagnies qui assurent, moyennant un tant pour cent, l’arrivée exacte à destination de valeurs expédiées en nature ; en certaines localités retirées, rares en Chine, nombreuses en Mongolie et dans les autres dépendances, il ne se trouve ni banques ni commerçans importans ; faute de pouvoir envoyer des traites, on est réduit à expédier l’argent en lingots, avec de grands risques de la part des voleurs. Les compagnies d’assurance dont je parle versent aux bandes de voleurs un tant pour cent sur leurs opérations ; elles délivrent à l’assuré un signe de reconnaissance, un petit drapeau, qu’emporte le conducteur du convoi et qui fait connaître aux brigands qu’il n’y a rien à réclamer ; elles donnent pour escorte quelques hommes résolus chargés de la défense contre les voleurs non classés. Avec ces précautions, l’argent arrive à destination et, en cas de perte, la compagnie rembourse intégralement. Les mandarins comme les particuliers ont recours à ces assurances ; l’Etat ne s’en sert pas et ses convois sont souvent pillés. Ainsi il est admis que la police est insuffisante, l’autorité inefficace ; que des commerçans se chargent à forfait de défendre l’ordre ; que, pour le faire utilement, ils s’entendent avec d’autres industriels, les voleurs.

On sent là non la manifestation d’un concept différent de l’État, mais un signe de la perversion de toute notion d’Etat et de société : le peuple et les fonctionnaires pactisent ouvertement avec les voleurs, ennemis de la société organisée. De pareils faits ne tiennent pas à la constitution de la classe des marchands que nous avons tenté d’esquisser ; ils viennent de l’insuffisance de l’État même, de l’insuffisance des mandarins qui le dirigent et l’incarnent depuis des siècles. On peut se demander alors si, les mandarins venant à faire défaut, il y aurait quelque organisme social capable de remplacer cette classe vieillie : la brève étude que nous achevons permet de répondre qu’il s’en trouve peut-être un. En effet, la classe des marchands, plus jeune que celle des mandarins, est plus qu’elle mêlée à la vie pratique ; tenue à l’action, elle a moins le fétichisme de la forme et du passé, elle sait merveilleusement s’adapter à toutes les conditions de la vie quotidienne. Sortie de toutes les fractions du peuple, renouvelée par un afflux incessant d’hommes nouveaux, elle n’est étrangère ni aux artisans, ni aux cultivateurs, ni même aux lettrés ; douée par l’apprentissage traditionnel d’une solide unité, elle est organisée en groupes naturels, les métiers, ayant chacun une élite de patrons formés en corporations ; il ne lui manque même pas, dans les chefs des maisons anciennes, les élémens d’une haute aristocratie héréditaire. Elle a l’usage de la vie pratique, la stabilité, l’unité organique : j’ai signalé son principal vice, le manque d’une constitution claire et d’une discipline forte. Il faut ajouter que les marchands ont acquis cette situation en se tenant toujours dans leur commerce, que leur éducation ne les prépare à rien d’autre. Comment feraient-ils face aux exigences de la situation nouvelle que je suppose ? Il n’est pas possible de résoudre ce problème ; il est permis du moins de le poser et il est utile de faire connaître quelques élémens de solution, surtout à cette heure où la désorganisation de l’État chinois apparaît au grand jour et où l’Europe peut être appelée à peser plus ou moins directement sur les destinées de la Chine.


MAURICE COURANT.

  1. Sirop de prunes glacé.
  2. Grand homme, titre d’un haut personnage officiel, Excellence.
  3. Sortes de violon et de guitare.
  4. Principale porte faisant communiquer la ville tartare et la ville chinoise.
  5. Au change actuel, moins de 100 francs.
  6. Approximativement de 8 000 à 12 000 francs.
  7. Environ de 8 000 à 40 000 francs.
  8. Ici et plus loin je ne donne des chiffres que sous toutes réserves ; exacts pour Péking il y a quelques années, ils sont susceptibles de beaucoup de variations.
  9. Petite porte du nord-est de la ville chinoise.
  10. Préfecture d’où dépend Swatow.