Les Commencemens du paysage dans l’art flamand

LES
COMMENCEMENS DU PAYSAGE
DANS L’ART FLAMAND

Les questions d’origine sont devenues pour nous, dans tout ordre de recherches, l’objet d’une curiosité bien légitime. En ce qui touche les arts, ces questions sont particulièrement délicates et compliquées. Si, jusqu’au commencement de ce siècle, la critique y était restée assez indifférente, il semble qu’aujourd’hui une réaction, peut-être excessive, se soit produite. Les œuvres des périodes de décadence, sans doute trop prisées autrefois, sont désormais délaissées pour des productions dont la naïveté et la force étaient naguère encore entièrement méconnues. On aime à remonter le cours des âges, à surprendre, jusque dans ses tâtonnemens les plus incertains, les promesses d’un art qui cherche ainsi sa voie, et à démêler, parmi tant d’influences qui ont pu agir sur lui, celles qui ont favorisé ou retardé son développement.

Parmi tous les problèmes de ce genre que présente l’histoire de la peinture, il n’en est guère de plus intéressant que celui de l’apparition des Van Eyck et de la perfection, — restée jusqu’à ces derniers temps si inexplicable, — de leurs œuvres. L’éclosion et l’épanouissement d’un art aussi accompli étaient bien faits pour surprendre ceux qui hésitent à voir, dans les manifestations de l’activité humaine, ces brusques écarts et ces transformations instantanées dont les lois de la nature ne nous offrent jamais l’exemple. Avec les publications de M. de Laborde sur les Ducs de Bourgogne, et de MM. Growe et Cavalcaselle sur les Anciens Peintres flamands, les études sur l’art primitif des Flandres entrèrent dans une phase nouvelle. On comprit dès lors qu’avant d’arriver à des vues d’ensemble et à une histoire complète de cet art, bien des recherches devaient être faites dans les musées, les bibliothèques et les archives, afin de remplacer par des documens et des faits positifs les erreurs et les légendes qui avaient eu cours pendant trop longtemps. Les érudits n’ont pas manqué à cette tâche. Partout en Belgique, — à Bruges, à Gand, à Malines, à Liège, à Louvain, à Anvers et à Bruxelles, — ils se sont mis à l’œuvre. On sait, pour ne citer que les principaux d’entre eux, la part que MM. James Weale, Fétis, Henri Hymans, Alphonse Wauters et le regretté M. Pinchart ont prise à ce mouvement. Des textes nouveaux ont été produits, on a révisé les anciens, on les a comparés entre eux, on a minutieusement étudié des peintures disséminées à travers toute l’Europe. En même temps, avec un esprit de suite qui fait honneur à ceux qui le dirigent, le musée de Bruxelles s’est successivement enrichi d’ouvrages remarquables de ces maîtres primitifs, dont il possède aujourd’hui la plus précieuse et la plus importante réunion.

Un livre récent permet de comprendre l’intérêt et la valeur de ces élémens d’information et de ces découvertes éparses. Dans sa forme abrégée, la Peinture flamande de M. A.-J. Wauters contient, à côté de quelques appréciations un peu hasardeuses, un résumé très méthodiquement conçu et habilement présenté de l’histoire de cette école. Pour ceux qui, sur certaines questions, voudraient être renseignés de plus près, des indications bibliographiques consciencieusement données permettent de recourir à des monographies plus étendues, notamment aux deux études capitales de MM. Max Booses et Van den Branden sur l’école d’Anvers, dont malheureusement aucune traduction française n’a été donnée jusqu’ici. Mais pour l’histoire de la peinture flamande, considérée dans son ensemble, on ne saurait trouver un meilleur guide que M. J. Wauters, et le petit volume où il en a condensé les traits essentiels mérite d’être cité comme l’un des plus instructifs de cette Bibliothèque des beaux-arts dont M. Quantina pris l’initiative.

Quoique bien des points restent encore obscurs et que des désaccords assez notables persistent entre les écrivains qui passent pour les plus compétens, il devient cependant possible de grouper dès maintenant un certain nombre de faits acquis à l’histoire. Si les Van Eyck dominent toujours de haut non-seulement leurs contemporains, mais leurs successeurs, on peut, du moins en une certaine mesure, leur trouver des devanciers, indiquer les tentatives et les enseignemens dont ils ont profité. Mieux connu, leur génie ne demeure pas moins prodigieux, et même en nous bornant à l’étude des commencemens du paysage dans l’art des Flandres, nous aurons occasion de constater à quel point, dans l’interprétation pittoresque de la nature, ils se sont montrés supérieurs à leur époque. Ce n’est pas là, assurément, un des chapitres les moins curieux de cette histoire du paysage qui, après nous avoir permis d’assister à ses humbles débuts, nous le fait voir prenant une place croissante dans l’art jusqu’au moment où il y forme un genre distinct et finit par éliminer tout à fait la représentation de la figure humaine, à laquelle il s’est peu à peu substitué.


I.

Comme dans l’antiquité, comme en Italie au début de la renaissance, la peinture ne s’est développée, au nord de l’Europe, qu’après l’architecture et la sculpture, et c’est dans les manifestations de ces deux arts que nous devons chercher les premières apparitions d’une étude directe de la nature. Pendant la période romane, les traditions de l’art byzantin s’étaient en partie maintenues, sinon dans l’exécution d’œuvres importantes, du moins pour les ouvrages de petites dimensions, travaux d’orfèvrerie ou sculptures en ivoire dues généralement à des artistes grecs qui avaient encore conservé quelque chose de l’habileté de leurs ancêtres. Des palmettes groupées avec goût, et qui servent parfois d’encadrement à des scènes figurées sur des plaques d’ivoire, ou bien des fleurons concourant à l’ornementation des châsses et des objets servant au culte sont les rares emprunts faits au règne végétal qu’on puisse signaler dans ces décorations ; encore serait-il difficile de spécifier quelles plantes en ont fourni les types. Ce sont des copies de formes anciennes qui, ainsi reproduites, s’adaptent avec plus ou moins de convenance aux destinations qui leur sont assignées. On peut, d’après plusieurs bas-reliefs de cette époque, se rendre compte de la barbarie et de la maladresse avec lesquelles le paysage lui-même est traité lorsque l’artiste a besoin de recourir à la nature pour mieux spécifier les sujets qu’il veut représenter. La reliure d’un sacramentaire de Metz, qui remonte au IXe siècle, nous montre, dans un Baptême du Christ, les eaux du Jourdain figurées par des stries ondulées et parallèles qui forment une sorte de cône élevé à une hauteur suffisante pour masquer la nudité du personnage. Les fonts baptismaux de la cathédrale d’Hildesheim, travail en bronze datant du XIIe siècle, reproduisent une pareille boursouflure des flots et dénotent une ignorance non moins grossière des principes les plus élémentaires de la perspective.

À vrai dire, ces essais d’interprétation pittoresque, et le style même auquel ils appartenaient, dérivaient d’une manière plus ou moins immédiate de l’antiquité ; et l’art chrétien n’avait point trouvé jusque-là une expression qui lui fût propre, qui traduisît fidèlement ses aspirations et son esprit. Cependant, ainsi que M. de Humboldt le remarque dans une esquisse très largement tracée de l’histoire du paysage, les Pères de l’église avaient de bonne heure manifesté un profond amour de la nature. Saint Basile, saint Grégoire de Nysse et saint Chrysostome ne négligent aucune occasion de proclamer l’infériorité de l’art des hommes comparé à l’œuvre de Dieu. Le sentiment qui poussait saint Antoine, saint Jérôme, saint Pacôme à fuir la corruption des villes pour mener loin d’elles une vie de prières et de mortification devait aussi contribuer à développer en eux cet amour de la nature. Retirés au fond des déserts ou des forêts, ils y trouvaient des impressions que le monde n’avait pas encore connues. Le mysticisme, exalté par la solitude dans leurs âmes ardentes, les amenait à faire de la nature leur confidente, à chercher en elle l’écho de leurs pensées intimes. D’âge en âge, une poétique nouvelle se formait ainsi, à laquelle chacun de ces contemplatifs, suivant son tempérament particulier, ajoutait quelques traits nouveaux et prêtait une signification symbolique tour à tour éloquente ou subtile. On sait avec quel charme et quelle ingénuité la tendre piété d’un saint François s’épanchait dans la nature entière et associait familièrement les plantes et les plus humbles créatures à ses élans d’adoration.

Dans le Nord, où le climat plus rude oppose à l’homme des difficultés plus grandes, le bienfait des défrichemens et des cultures auxquels certains ordres s’étaient voués devait être particulièrement apprécié. Choisissant, pour y établir leur retraite, les contrées les plus sauvages, les disciples de saint Benoît et de saint Bruno se trouvaient mêlés de plus près à la nature. Ils apprenaient à la mieux observer dans cette lutte opiniâtre qu’ils avaient à soutenir pour triompher de ses résistances, et le jour allait venir où ils lui feraient dans l’art la place qu’elle tenait dans leur activité et leurs préoccupations. Vers la fin du XIIe siècle, les architectes clunisiens, les premiers, commencèrent à tirer de la végétation qui les entourait les élémens d’une décoration qui assure aux édifices ogivaux construits par eux un caractère marqué d’originalité. Ces plantes, dont ils étaient à même de suivre, dans les champs ou les bois voisins de leurs couvens, le complet développement, leur fournissaient une richesse inépuisable de modèles. En les voyant éclore et s’épanouir, ils pouvaient étudier, aux diverses époques de leur croissance, celles qui se prêtent le mieux à jouer un rôle décoratif. Timidement d’abord, ils associèrent leurs formes flexibles et variées à la rigidité des formes géométriques, et, trouvant dans cette opposition des contrastes heureux, ils reconnurent bien vite les ressources que leur offraient de semblables combinaisons. Avec une intelligence et un sens esthétique qui dénotent une merveilleuse entente de leur art, ces habiles constructeurs utilisèrent peu à peu la plupart des végétaux de nos contrées. Le lierre, le trèfle, le plantain, la fougère, l’hépatique, le chardon, la vigne, bien d’autres plantes encore, s’étalent en corbeilles dans les chapiteaux des colonnes, ou se déploient le long des frises et des bandeaux. Elles rompent ainsi l’uniformité des lignes droites qui accusent les grandes divisions des monumens gothiques, sans cependant briser la savante ordonnance et l’harmonie de leurs proportions.

À côté de ces emprunts décoratifs faits à la flore septentrionale par l’art du moyen âge, il faut encore citer, dans nos cathédrales, ces stalles fouillées en plein bois qui en garnissent les chœurs et semblent rivaliser avec les végétations les plus touffues de la nature, et ces panneaux entiers, sculptés sur la pierre de leurs parois, qui, à l’intérieur de Notre-Dame de Reims, par exemple, nous offrent groupés ensemble des feuilles d’érable, des branches de chêne avec leurs glands, des sagittaires et des géraniums des prés dont la souplesse et la grâce sont rendues avec une singulière habileté d’exécution. Enfin, bien que la sculpture semble peu propre à de semblables représentations, des scènes rustiques se trouvent aussi figurées dans ces édifices à côté d’épisodes inspirés par les livres saints. En regard des signes du zodiaque, que nous voyons sculptés aux portails de plusieurs d’entre eux, nous remarquons déjà des suites de travaux des champs placés suivant l’ordre des mois, première apparition de ces calendriers que nous aurons bientôt occasion de signaler dans les peintures des manuscrits, et qui exerceront plus tard une influence décisive sur le développement du paysage. Le soubassement d’une porte de la cathédrale d’Amiens (XIIIe siècle) nous en offre un des spécimens les plus remarquables. Ici, c’est un paysan qui, au-dessous du Bélier (mars), bêche la terre encore nue, et, près de lui, des ceps de vigne tordent leurs rameaux grêles et noueux autour des échalas qui les supportent. À côté, avec avril, la nature s’est réveillée ; les bourgeons, gonflés de sève, éclatent aux arbres voisins, et un homme, le visage épanoui, regarde en souriant un passereau qui vient de se poser sur sa main. Plus loin, toute la série des occupations champêtres se succède dans son ordre régulier, comme si l’artiste avait voulu nous montrer à la fois, dans « cette œuvre vive, » les plus simples manifestations de l’activité humaine unies aux expressions les plus élevées de la vie morale.

Mais si une large part est attribuée à la sculpture dans les édifices du moyen âge, le rôle de la peinture y semble, en revanche, assez effacé. Celle-ci demeure subordonnée à l’architecture ; elle doit faire corps avec elle et ne peut prétendre à une existence indépendante. Sur les piliers et les murailles, la tâche du décorateur, — car on ne saurait lui donner le nom de peintre, — se borne à tracer des figures dont le contour, resté apparent, enferme quelques teintes crues, posées à plat, sans aucune indication de modelé. La représentation de la nature ne saurait donc avoir ici sa place. Tout au plus en trouve-t-on quelques vagues indications dans les vitraux qui garnissent les roses ou les baies immenses des cathédrales : un lambeau de ciel d’un bleu étincelant, les tours d’un monument, un cours d’eau ou un arbre. Mais ces indications très sommaires se réduisent au strict nécessaire et rappellent les figurations abstraites qu’on rencontre dans l’art antique.

Comme pour lutter d’éclat avec ces verrières, des tapisseries, tendues ou pendantes le long des murailles, font écho à leurs riches colorations. Ces tapisseries, venues d’abord de l’Orient, sont fort recherchées. Avec les croisades et le développement du commerce, elles pénètrent jusque dans les contrées de l’Occident les plus éloignées et y fournissent des modèles qu’on s’efforce d’imiter. Suivant la remarque de M. Müntz[1], l’élément végétal joue un grand rôle dans leur décoration et, parmi les plus anciennes qui soient arrivées jusqu’à nous, on voit déjà des pastorales, des verdures, avec des prairies semées de fleurs ou plantées d’arbres entre lesquels volent des oiseaux au plumage diapré. À côté de ces tapisseries tissées, pour lesquelles les fabriques flamandes sont de bonne heure renommées, d’autres tapisseries, brodées à l’aiguille, nous fournissent également un exemple de la gaucherie avec laquelle la représentation de la nature était alors traitée. Nous voulons parler de la célèbre tapisserie de Bayeux, attribuée autrefois à la reine Mathilde, mais dont l’auteur inconnu était probablement contemporain de la conquête de l’Angleterre par les Normands et vivait à la fin du XIe siècle. Le procédé de travail est, il est vrai, peu compatible avec une figuration exacte du paysage, mais il est intéressant de voir comment cette figuration était comprise à cette époque. Le plus souvent, le terrain sur lequel se meuvent les personnages n’est point indiqué ; comme dans les bas-reliefs de l’Egypte ou de l’Assyrie, leurs pieds portent sur le trait horizontal par lequel les bandes de broderies superposées sont séparées les unes des autres. Cependant, de distance en distance, s’élèvent de petits monticules entre lesquels les eaux de la mer ou des fleuves sont retenues sans que l’artiste ait pris soin d’assurer leur horizontalité. Dans une forêt où des bûcherons taillent les arbres qui doivent servir à la construction des navires des conquérans, ces arbres sont dessinés d’une manière enfantine, et de leurs troncs contournés s’échappent quelques feuilles rudimentaires ressemblant à des ornemens héraldiques. Enfin, les embarcations qui composent la flotte normande sont groupées avec une ignorance absolue des règles les plus élémentaires de la perspective ; celle-ci, comme nous avons eu plus d’une fois occasion de le constater chez les anciens[2] : s’étage en hauteur au lieu de se développer en étendue.

Peu à peu, cependant, la peinture que nous avons vue d’abord reléguée dans les bas-côtés obscurs des églises pénètre dans le chœur de ces édifices et commence à se substituer aux bas-reliefs dorés et peints de couleurs éclatantes qui déployaient au-dessus des autels leurs nombreux compartimens. Mais son domaine reste longtemps incertain et mal délimité. Comme s’il voulait défendre pied à pied le terrain que seul il occupait d’abord, le sculpteur ne cède que graduellement la place au peintre. Plusieurs des œuvres de cette époque portent témoignage de cette lutte engagée entre les deux arts et semblent en marquer les étapes successives. Dans quelques-unes, les corps des personnages sont déjà peints, tandis que leurs visages continuent à être représentés en relief ; ou bien, parmi leurs vêtemens, des pierres précieuses ou d’autres ornemens en métal font encore saillie et des gaufrures aux dessins variés sont imprimées dans les fonds d’or sur lesquels les figures sacrées découpent leur silhouette.

Les maîtres de l’école primitive de Cologne nous montrent la première trace de quelques détails pittoresques, qui, placés à côté des attributs servant à caractériser ces figures, aident à les déterminer d’une manière plus précise. Dans ce modeste réduit où, pieusement agenouillée, la Vierge reçoit de l’ange Gabriel l’annonce de sa mission divine, c’est une touffe de lis blancs posés auprès d’elle ; ou bien quelque mignonne fleurette cueillie dans le tapis de gazon étendu sous ses pieds et qu’elle offre gauchement à l’Enfant Jésus ; ou bien encore, comme dans les gracieux tableaux connus sous le nom de Paradis, des berceaux de roses sous lesquels, entourée de petits anges aux ailes multicolores, elle reçoit avec son Fils l’hommage de leurs chants et de leurs concerts. On le voit, cette intervention de la nature est bien humble à l’origine. Mais peu à peu le peintre ouvrira les yeux sur ces réalités à côté desquelles il passait d’abord indifférent ; elles exerceront sur lui un charme croissant et il s’appliquera de plus en plus à les étudier, à les copier avec un soin scrupuleux. Parfois, il est vrai, privé du secours que les artistes des écoles italiennes trouvaient dans les traditions de l’antiquité, il se laissera entraîner à des interprétations littérales ou même à des vulgarités dont ceux-ci ont été mieux préservés. Mais ne devant rien qu’à ses propres efforts, il y gagnera, en revanche, un sens plus original, plus conforme au génie des contrées où son art a pris son essor et s’est développé.

Si lent que soit le progrès, les types raides et inertes que l’ignorance, bien plus encore que les conventions hiératiques, avait assignés aux figures sacrées vont insensiblement se transformer. La vie, avec ses acceptions les plus variées, animera ces images dont la piété des âges précédens s’était contentée et le portrait aura été la principale cause d’une rénovation si nécessaire. Voyez, en effet, auprès des saintes images offertes sur les autels aux prières des fidèles, ces personnages, de moindres dimensions, qui, de part et d’autre, se tiennent discrètement à l’écart et invoquent leur protection. Pour flatter l’amour-propre de ces donateurs et aussi pour faire montre de son talent, le peintre s’attachera de plus en plus à rendre leur ressemblance plus complète. À cette étude, son dessin deviendra plus exact, sa couleur plus vraie et son exécution sera serrée de plus près. Il ne lui suffira plus, comme autrefois, de retracer au-dessus de ces petits personnages leurs noms ou leurs blasons, ni même de reproduire, aussi fidèlement qu’il le peut, leurs visages, leurs attitudes et leurs costumes. Bientôt, afin de les faire mieux reconnaître, le château, le monastère, la ville où ils vivent, l’église à laquelle est destiné leur présent, prendront place à côté d’eux, et la contrée qui les entoure sera rendue avec l’aspect caractéristique de ses terrains, de ses cours d’eau, de sa végétation. En même temps qu’il fait ainsi honneur à ceux qui l’emploient, l’artiste étend le champ de ses études et, devenu plus exigeant pour lui-même, il ne néglige rien pour accroître son instruction. Aussi, sans parler de leur valeur propre, les œuvres de ces maîtres primitifs sont-elles précieuses pour les renseignemens sûrs et détaillés que déjà nous y pouvons recueillir sur l’architecture, les mœurs, et la manière de vivre de leur époque.

Bien que son domaine se soit ainsi agrandi, le peintre ne se résigne pas encore cependant à se renfermer dans ses limites. Il prétend s’affranchir de l’unité de temps et de l’unité de lieu que, par son essence même, son art est condamné à respecter. Loin de se contenter de la représentation d’un seul fait en un seul moment, il veut grouper, en les réunissant sur un même panneau, la succession d’épisodes divers qui se rapportent à un ou plusieurs sujets, et comme il ne se fie pas toujours à son talent pour se faire suffisamment comprendre, il recourt à des expédiens d’une naïveté puérile. Des inscriptions tracées sur des banderoles sortant de la bouche des personnages sont destinées à mettre le public au courant de paroles ou de faits qu’il se sent impuissant à exprimer[3]. La nature doit se plier à des combinaisons tout aussi enfantines, et comme les scènes ainsi réunies se passent dans les milieux les plus divers, on comprend à quels rapprochemens imprévus et peu justifiables aboutissent ces compositions incohérentes dont les élémens pittoresques se trouvent juxtaposés sans la moindre vraisemblance. La sculpture elle-même, d’ailleurs, avait aussi prétendu s’affranchir de cette loi de l’unité à laquelle, bien plus encore que la peinture, elle est astreinte. On sait avec quel art, dans les célèbres portes du baptistère de Florence, Ghiberti est parvenu à s’accommoder, — autant du moins qu’il était possible de le faire, — des difficultés qu’il s’était créées en se posant un programme incompatible avec les conditions mêmes du bas-relief telles que l’antiquité les avait comprises et réalisées.

Peintres et sculpteurs ne faisaient, du reste, que se conformer sur ce point aux exemples qui leur étaient fournis par l’art dramatique. À raison des incidens nombreux et des actions multiples que comportaient alors les mystères, le système de décors usité pour leur représentation reposait sur des expédiens pareils. Après s’être contenté tout d’abord de désigner par des écriteaux les lieux où se passaient les divers épisodes, on avait cru plus favorable à l’illusion de réunir sur la scène et dans un même décor l’ensemble de ces différentes localités, en caractérisant chacune d’elles suivant un mode de figuration accepté par une convention tacite. On peut juger de l’aspect bizarre que devaient offrir de semblables décors d’après un curieux manuscrit où les dispositions adoptées pour la représentation du mystère de la Passion, joué à Valenciennes en 1547, sont exactement retracées[4]. Outre cette habitude de grouper entre eux les élémens disparates de paysages très différens, il faut encore signaler, d’après ce recueil, d’autres analogies non moins formelles entre les fonds de certains tableaux de cette époque et quelques-uns des détails de ces décors, par exemple, la représentation de l’Enfer et surtout celle de l’Étable de Bethléem, à côté de laquelle se trouve invariablement placée une construction inachevée dont les échafaudages se dessinent sur le ciel.

La peinture avait-elle devancé l’art dramatique dans ces dérogations au grand principe de l’unité ? S’était-elle, au contraire, inspirée de ses inventions, ou bien les influences des deux arts l’un sur l’autre avaient-elles été successives et réciproques ? Il est assez difficile de se prononcer d’une manière positive à cet égard. Mais, de toute façon, on le voit, et nous aurons encore plus d’une fois occasion de le constater, la simplicité n’est guère le privilège de l’art à sa naissance ; il faut, avec le temps, bien des tentatives inutiles et compliquées pour que le génie humain en sente tout le prix, pour qu’il y atteigne dans ses productions.


II.

Quelle que soit l’influence que les décorations théâtrales ont pu exercer sur la représentation du paysage, il faut bien reconnaître que la peinture des manuscrits a été pour celle-ci la cause des progrès les plus décisifs. Nous n’avons pas à retracer ici l’histoire de cet art, dont, au début, des artistes grecs avaient été surtout les propagateurs. Dans les plus anciennes de leurs œuvres qui nous aient été conservées, la nature apparaît à peine. Habituellement, ainsi que nous l’avons vu dans l’antiquité, la plupart des élémens pittoresques qu’ils veulent y introduire, — les sources, les fleuves, les montagnes, les saisons, le matin et le soir, — sont personnifiés par des figures à côtés desquelles, afin d’éviter tout malentendu, ils croient utile, pour les désigner d’une manière plus précise, de tracer des inscriptions. Sans insister sur ces premiers ouvrages, nous ne parlerons ici que des miniatures provenant des écoles du Nord parmi lesquelles, on le sait, celles de France, — citées déjà par Dante comme les plus habiles de son temps, — avaient de bonne heure conquis une supériorité manifeste. Sans prétendre établir entre ces écoles, ainsi qu’on a essayé de le faire, des classifications qui semblent assez hasardeuses, il est permis de dire qu’elles ont, d’une manière générale, un caractère plus franchement naturaliste que celles du Midi. Pendant bien longtemps, d’ailleurs, les emprunts qu’elles font elles-mêmes à la nature pour la décoration des manuscrits se bornent à quelques ornemens de lettres ou de fleurons dont le règne végétal a fourni les motifs, mais qui sont dessinés avec une telle liberté d’interprétation qu’il est souvent fort difficile de reconnaître les types originaux qui leur ont servi de modèles. Un manuscrit, daté de 1303 et qui appartenait à la riche abbaye de Saint-Clément, près de Metz (Bibliothèque de l’Arsenal, no 5227) nous montre avec quelle gaucherie le paysage était encore traité par les enlumineurs de cette époque. C’est sur un fond d’or quadrillé que se détachent les monumens et les arbres, et ces derniers sont représentés par de longues tiges dépouillées et couronnées à leurs sommets par quelques feuilles, dont les formes, assez maladroitement variées, semblent indiquer une vague intention de spécifier la diversité des essences. Des poissons nageant dans les fossés d’une ville aident fort utilement à déterminer l’eau dont ceux-ci sont remplis, et au-dessus de l’eau le quadrillage du fond reparaît entre les arches d’un pont. La perspective n’est pas mieux entendue dans une chasse qui se déroule à travers une forêt : mais on peut déjà y relever quelques traits où se marque une observation plus attentive de la réalité, et l’attitude d’un cerf qui se réfugie dans l’Hermitage de Saint-Clément, ainsi que les mouvemens des chiens qui cherchent à retrouver sa piste, sont rendus avec une grande vérité.

Vers le milieu du XIVe siècle, l’emploi de la gouache dans ces miniatures permit de les retoucher indéfiniment, tout en leur conservant une extrême finesse de travail. Les manuscrits à images étaient alors très recherchés et les artistes en vue avaient peine à suffire aux commandes qui leur étaient faites. À côté des rois de France, des princes de leur cour et des ducs de Bourgogne, on pouvait citer parmi leurs plus zélés protecteurs des évêques et même de simples particuliers, comme ce Louis de Bruges, seigneur de la Grüthuise (1422-1462), dont la riche bibliothèque, après être devenue la possession de Louis XI, constitue aujourd’hui un des fonds les plus précieux de notre collection nationale. Si la plupart des ouvrages qui nous ont été transmis offrent à l’érudit une source inépuisable de renseignemens de toute sorte sur les mœurs, l’état des sciences et des arts à cette époque, la valeur esthétique de quelques-uns d’entre eux n’est pas moins digne de fixer l’attention. Aussi ont-ils été, dans ces derniers temps surtout, l’objet de publications assez étendues et les noms de plusieurs de ces miniaturistes habiles ont pu être ainsi tirés de l’oubli. Ceux de Jean Pucelle, de Jacques Macé, d’Anciau de Sens, etc., méritent d’être conservés avec ceux de Jean de Bruges et de cet André Beauneveu, qui fut aussi peintre et sculpteur. Enfin l’intérêt des œuvres de Jean Fouquet a été, en France et en Allemagne, signalé par de nombreux critiques.

Quand on étudie attentivement ces ouvrages, on est étonné de la variété qu’on y découvre. C’est tout un monde nouveau où l’on pénètre et dans lequel les différences des tempéramens et des talens s’accusent avec un cachet d’originalité très personnel. En regard des manœuvres honnêtes, appliqués et patiens, de goût douteux et de talent médiocre, qui, sans épargner ni leur temps ni leurs yeux, accumulent et soulignent les intentions, appuient sur le travail et tiennent à nous montrer la peine qu’ils ont prise, vous rencontrez de véritables artistes, épris de leur profession et prodiguant sans compter, — dans un cadre aussi restreint et pour des productions le plus souvent anonymes, — des trésors d’habileté, d’invention, et de poésie. C’est à la flore de la contrée où ils habitent qu’ils recourent le plus largement, et souvent même d’une manière exclusive, pour en tirer les motifs des décorations qu’ils peignent aux marges des missels et des bréviaires. Dans cette gracieuse parure, variée à chaque page, tantôt c’est une même fleur qu’ils nous présentent sous ses divers aspects, et tantôt c’est de la réunion de fleurs différentes, harmonieusement groupées, qu’ils composent des ensembles. Des oiseaux, des mouches, des insectes et des papillons, qui semblent tout vivans, sont délicatement posés sur ces plantes ou voltigent alentour. Jamais jusque-là on n’avait regardé la nature avec cet amour et jamais depuis on ne l’a rendue avec une perfection supérieure. On sent, à voir ces charmans ouvrages, les pures jouissances qu’une étude attentive procure aux yeux ravis de leur auteur, les beautés qu’il découvre dans cette active contemplation, son désir de les égaler, l’art enfin avec lequel il déguise ses efforts pour mettre dans sa copie quelque chose de la légèreté et de la grâce, et comme le parfum même de ses modèles.

Il semble que l’artiste ait voulu nous laisser un témoignage du contentement qu’il trouve à son travail quand, au coin de quelque page, quelquefois sous les traits de saint Luc, son patron, et à la date de sa fête, il se représente lui-même assis devant son pupitre, avec ses couleurs étalées à côté de lui, sa feuille de fin vélin et ses pinceaux bien effilés. Assuré du vivre, estimé par le seigneur qui l’emploie à ses gages, il est là, tranquille, dans ce réduit où on lui a permis d’établir son petit atelier de travail. Du haut de cette chambrette pratiquée au sommet d’une tourelle, on aperçoit, sous le ciel clair, un vaste horizon, la campagne avec des bois, des prés, des eaux courantes et, au loin, la silhouette de quelque ville flamande, facilement reconnaissable à son beffroi et ses clochers. Ces fleurs qui posent sous ses yeux, avec quel soin il les a cueillies et rapportées lui-même ! Il sait dans quel coin familier elles croissent, en quelle saison elle s’épanouissent. Le jardin du couvent ou du château en a fourni quelques-unes, produit d’une horticulture encore fort arriérée, simples comme les fleurs des champs qui forment le gros de son butin. Elles se succèdent aux pages du missel dans l’ordre même où elles fleurissent. Chacune est venue, à son tour, baigner dans l’eau limpide de ce vase, où le peintre les a disposées sous ses yeux, à bonne lumière, de manière à faire valoir, les unes par les autres, leurs formes et leurs couleurs, et chacune, à son tour, lui a livré le secret de sa beauté. Ces nuances exquises, ces tissus fins et souples, ces attitudes charmantes, il les admire avec une simplicité d’enfant, il les reproduit avec toute l’habileté dont il est capable. Il connaît aussi la signification symbolique de ses modèles et il excelle à réunir, dans des guirlandes mystiques qui encadrent les fêtes de la Vierge, les fleurs qui lui sont consacrées. Frêles et bientôt flétries, elles n’ont duré qu’un instant ; mais, grâce à lui, elles traverseront les âges avec leur fraîcheur intacte, avec cette poésie qu’un œil d’artiste sait découvrir dans les plus petites choses de la création.

Un tel travail est attachant ; mais le miniaturiste ne se laisse pas absorber tout entier en ces détails. Des travaux plus intéressans et plus compliqués lui sont proposés. Ces études, qui le faisaient pénétrer dans l’intimité de la nature et qui lui révélaient ses harmonies les plus délicates, ont développé à la fois ses facultés d’observation et son talent. Quand, dans les calendriers qu’il est d’usage de placer en tête des bréviaires, il reprendra les données de ces scènes rustiques que la sculpture s’était autrefois essayée à reproduire aux portails de nos cathédrales, il sera désormais en mesure de leur donner tout l’intérêt qu’elles comportent. De feuillet en feuillet, la série des mois se déroule avec les occupations que, tour à tour, ils ramènent, car le travail ne chôme guère au pays du Nord, et, à chaque scène, le décor changeant de la nature permet de suivre les transformations incessantes qu’elle y subit. Dans l’espace restreint où il doit se renfermer, l’artiste choisit les traits les plus significatifs qui peuvent le mieux caractériser chacun des mois de l’année. Voici d’abord un voyageur parcourant la campagne ensevelie sous la neige, qui tombe à flocons. À côté, un paysan bêche la terre, encore nue et durcie par la gelée, tandis qu’à la page suivante, vous le voyez qui taille sa vigne ou les arbres du petit clos attenant à sa chaumière. Plus loin, avril a reverdi les prés, partout les bourgeons s’entr’ouvrent et des oisillons s’ébattent sur les buissons en fleurs. En mai, un citadin, heureux d’échapper aux longues réclusions de l’hiver, se promène seul à travers les champs, tenant en main quelque rameau vert ou fleuri qu’il remporte à sa demeure ; ou bien « sa dame » est à son bras, et dans ce renouveau de la nature, le couple amoureux trouve l’écho de cette éternelle chanson dont Goethe, au début de Faust devait avec tant de charme exprimer la poésie. Viennent ensuite la fenaison et la moisson, avec les travailleurs, jambes nues et chemises flottantes, parmi les herbes mûres ou les épis dorés. Puis c’est le raisin qu’on foule aux pieds dans le pressoir, la pomme qu’on cueille au verger, ou le grain qu’on bat en grange. Avec le retour de la froide saison, à l’orée d’un bois dont les feuilles jaunissent, le pâtre, protégé contre la bise par un épais manteau, abat les glands que ses porcs dévorent avec avidité. Enfin, quand l’hiver est revenu, le cochon gras est tué, salé, dépecé, et décembre, qui clôt la série de ces scènes familières, nous montre, adossés à un bon feu, attablés à un frugal repas, le bourgeois ou le campagnard, dans leur logis bien fermé, savourant le modeste bien-être, fruit de leur prévoyance et de leurs peines.

À la suite de ce calendrier, dont les premiers feuillets sont remplis par la représentation de ces épisodes rustiques, les solennités de l’église, classées dans leur ordre liturgique, fournissent au peintre de miniatures des sujets de composition d’une extrême variété. Pour les saints les plus populaires, la tradition a depuis longtemps fixé les types auxquels, sans se mettre en frais d’imagination, il doit se conformer. C’est saint Christophe, avec sa taille gigantesque, portant sur ses épaules l’Enfant Jésus et s’appuyant, pour traverser un torrent, sur un arbre qu’il vient d’arracher ; bien que la scène, autrefois figurée pendant la nuit, se passe maintenant en plein jour, l’ermite légendaire ne cesse pas pour cela de s’éclairer de sa lanterne allumée ; c’est saint Hubert au milieu d’une forêt luxuriante ; c’est saint Antoine et son compagnon ordinaire dans un désert fermé par des rochers dont les formes bizarres, — par un caprice auquel Mantegna et Léonard lui-même devaient parfois céder, — reproduisent çà et là des profils humains ; c’est saint Jean dans sa solitude de Patmos, avec des entassemens de montagnes et d’accidens de toute sorte accumulés, en dehors de toute vraisemblance, dans une île dont les rives sinueuses sont taillées à arêtes vives, ainsi que pendant longtemps aussi les Italiens les représenteront. Quant à d’autres saints moins en vue, on peut, avec eux, en user plus à son aise et composer d’élémens plus simples les paysages dans lesquels ils sont placés ! C’est ainsi que, pour saint Fiacre, le patron des jardiniers, quelque frère lai de la communauté servira de modèle, et si l’artiste juge à propos de nous le faire voir avec une bêche, un sac de semences à la main, parmi les jardins et les vergers dont la culture lui est confiée, personne ne s’avisera de trouver irrévérencieuse une telle familiarité. Dans des scènes plus compliquées, le paysage occupe nécessairement une place moins importante, mais il contribue utilement à leur donner leur vraie signification. Telle est cette Annonciation aux bergers d’un livre d’heures de la bibliothèque de l’Arsenal (no 639), dans laquelle ceux-ci, tout joyeux de la bonne nouvelle, dansent en rond au-dessous de l’ange, tandis que leurs troupeaux, s’associant à leur joie, bondissent au milieu des prairies voisines. La clarté du ciel, la fraîcheur de la verdure avivée par des cours d’eau, l’étendue de ce vaste horizon largement ouvert, où l’on aperçoit au loin la ligne azurée de la mer qu’encadrent des montagnes d’une imposante tournure, tout dans cette nature heureuse respire la sérénité, l’allégresse avec lesquelles l’univers entier accueille la venue du Sauveur.

On le voit, malgré les dimensions exiguës et la pauvreté des moyens dont ils disposaient, les miniaturistes avaient donné à la représentation du paysage une vérité et une poésie que jusque-là elle n’avait jamais atteintes. Modestes et obscurs comme les maîtres maçons qui ont construit nos grandes cathédrales, bien souvent, comme eux aussi, ils unissaient leurs efforts et, se partageant entre eux les cahiers du petit livre qu’ils avaient à décorer, ils faisaient de ce livre, couvert de leurs fins chefs-d’œuvre, un monument de patiente habileté et de perfection. C’est au moment même où la vulgarisation des procédés de la peinture à l’huile et bientôt après la découverte de l’imprimerie allaient amener la disparition de leur art que cet art brilla du plus vif éclat. Plus d’un, sans doute, parmi eux, après avoir été initié aux pratiques nouvelles, continuait à exercer son talent d’enlumineur. Pendant bien longtemps, en effet, les plus belles miniatures que nous admirons aujourd’hui ont été attribuées aux Van Eyck et aux plus illustres de leurs successeurs, à Memling notamment. Aujourd’hui encore, c’est à ce dernier que l’on persiste à assigner une large part dans la confection de ce fameux Bréviaire Grimani, auquel plusieurs artistes ont collaboré et l’exécution entière du beau Livre d’heures de la bibliothèque de Munich (no 1409 du catal.) qui, à notre avis, n’est certainement point son ouvrage. Le mérite, très réel d’ailleurs, des peintures de ces deux manuscrits nous paraît avoir été un peu surfait. Si l’on y remarque des compositions charmantes pleines de sentiment ou de malicieuse finesse et des traits d’un réalisme si plaisant et si robuste qu’ils semblent déjà dignes du vieux Breughel, la tournure un peu massive des personnages, leurs corps trapus et les expressions souvent assez grossières de leurs traits, nous empêchent d’admettre que Memling soit l’auteur de ce travail. Nous pourrions citer bien des ouvrages moins vantés dont la distinction nous paraît supérieure et particulièrement deux petits livres d’heures de la bibliothèque de l’Arsenal (n°’638 et 639) qui méritent d’être signalés parmi les productions les plus accomplies des miniaturistes flamands[5]. Leur perfection est d’autant plus étonnante qu’à l’époque où ils ont été exécutés, c’est-à-dire vers la fin du XVe siècle, l’emploi de la peinture à l’huile s’était déjà tout à fait répandu et que l’artiste qui, avec les seules ressources de la miniature, a pu exécuter ces petites merveilles aurait certainement trouvé dans le procédé généralement adopté alors en Flandre des moyens d’expression bien plus puissans.


III.

Habiles comme ils l’étaient, les miniaturistes ont certainement exercé une grande influence sur le développement du talent des frères Van Eyck ; mais d’autres circonstances ont dû aussi favoriser ce développement. Bien qu’on n’ait pu recueillir aucune indication positive à cet égard, les deux frères appartenaient probablement à une famille d’artistes, puisque, comme eux, leur sœur Marguerite s’était adonnée à la peinture. De plus, la contrée où ils naquirent était alors une des plus riches de l’Europe et l’une des plus avancées sous le rapport de la civilisation. La proximité de Cologne et la facilité des relations avec cette ville leur avait sans doute permis de profiter des enseignemens d’une école déjà depuis longtemps célèbre et qui, au moment même où ils peignaient l’Adoration de l’Agneau, touchait à son apogée avec le Dombild, cet admirable chef-d’œuvre qui fait de maître Stephan, son auteur, l’émule de fra Beato Angelico et le devancier de Memling. À Liège, au service de l’évêque Jean de Bavière, et surtout à la cour de Bourgogne, où Philippe le Bon les avait appelés, les Van Eyck s’étaient bien vite placés à la tête des artistes nombreux que le luxe et le goût de cette cour élégante avaient attirés auprès d’elle. Enfin, à la mort d’Hubert, son aîné, Jean, alors dans toute sa maturité, avait pu, grâce à la mission dont son maître l’avait chargé (14 octobre 1428 à décembre 1429), passer une année entière en Portugal, visiter le midi de l’Espagne et se trouver ainsi en contact avec les sociétés les plus diverses. Rentré à Bruges pour s’y fixer, il y avait reçu des témoignages réitérés de l’affectueuse confiance dont l’honorait Philippe le Bon et quand, le 6 mai 1432, il exposait à Gand, dans une chapelle de l’église Saint-Jean, cette Adoration de l’Agneau, que son frère avait laissée à peine ébauchée et qu’il venait de terminer, ses contemporains saluaient en elle, d’une voix unanime, l’œuvre la plus accomplie que l’art du Nord eût produite jusque-là. Après avoir rappelé les diverses causes d’émulation ou de progrès que les Van Eyck ont rencontrées autour d’eux, est-il besoin d’ajouter que leur génie n’en est en rien diminué, que seul il peut expliquer une supériorité qui, de leur temps déjà, excitait ainsi l’admiration de tous et qui aujourd’hui encore demeure pour la critique l’objet d’un étonnement bien légitime[6] ? Il ne fallait pas moins, en effet, que ce génie pour réaliser, en les dépassant connue ils le firent, toutes les aspirations des âges précédens. L’emploi de l’huile dans la peinture était, il est vrai, depuis longtemps connu, quand ils songèrent eux-mêmes à y recourir, mais si peu pratiqué qu’on ne saurait, avant eux, citer un ouvrage de quelque valeur exécuté par ce procédé. Les premiers, ils firent valoir toutes ses ressources et se créèrent de toutes pièces une technique accomplie.

L’intelligence des Van Eyck se manifeste avec éclat par la manière dont ils ont compris leur art. L’abondance et la richesse des détails qu’ils introduisent dans leurs œuvres, loin de nuire à leur unité, ne sert jamais qu’à la faire mieux ressortir encore. L’homme reste le centre de cet art, mais l’infinie variété de ses types, de ses sentimens et de ses mœurs s’y déploie librement. Bien plus que dans les tableaux des écoles italiennes, la nature s’associe à son activité pour mieux en fixer le sens, pour ajouter à l’intérêt de sa vie celui du milieu où elle se passe. L’union ici est tellement intime qu’il est difficile de séparer, pour les étudier isolément, les élémens divers qui composent un ensemble aussi vaste et s’y font mutuellement valoir. Avec les Van Eyck, pour la première fois, dans l’histoire du paysage, on est amené à reconnaître que les plus grands maîtres de la peinture ont été le plus souvent aussi les plus grands paysagistes, car au lieu de rompre un accord qui est dans les choses elles-mêmes, ils ont su, au contraire, en exprimer plus éloquemment les harmonies. Aussi nous touchent-ils d’autant plus que, sans rester enfermés dans un genre spécial, ils nous présentent des aspects de la vie plus complets, et par conséquent plus intéressans pour nous.

Même, à ne parler que de la seule représentation de la nature telle que les Van Eyck l’ont entendue et réalisée, nous pourrons reconnaître la grandeur et l’originalité de leur génie. Leur œuvre entière atteste cette excellence dans l’interprétation pittoresque de la nature, mais l’exemple le plus saisissant nous en sera fourni par cette merveilleuse Adoration de l’Agneau, dont l’église Saint-Bavon de Gand, le musée de Bruxelles et surtout celui de Berlin, possèdent aujourd’hui les fragmens épars[7]. Tout en laissant aux personnages l’importance qui leur convient, le paysage y tient une place considérable. Il reste subordonné à la composition, mais il contribue à lui donner le caractère d’unité qui s’y découvre clairement à première vue. Dans cette foule qui de toutes parts se presse vers le centre, l’arrangement des groupes et la direction générale des lignes, les attitudes et les gestes des figures ramènent irrésistiblement le regard sur l’agneau mystique, comme vers le principe et la fin de toute la vie chrétienne. Une certaine symétrie était ici nécessaire, puisqu’en rattachant l’œuvre aux lignes du monument qui la contient, elle répond aussi aux convenances mêmes du sujet. Le paysage qui sert de fond à ce poème immense complète de la manière la plus heureuse sa signification. Par des mouvemens harmonieusement rythmés, ses lignes s’abaissent ou se relèvent tour à tour pour s’étaler largement au centré. Les montagnes, les défilés par lesquels s’avancent les saintes théories aboutissent aux molles ondulations de la prairie au milieu de laquelle le divin symbole placé sur un autel s’offre à l’adoration de ses fidèles. Agenouillés suivant un double cercle, anges et croyans entourent l’Agneau d’une amoureuse couronne, tandis qu’au-dessus de lui les collines, doucement entr’ouvertes, laissent apercevoir les perspectives bleuâtres de l’horizon. De même que toutes les classes de l’humanité et tous les représentans de la hiérarchie céleste se trouvent ici réunis, ainsi à côté de cette image de la vie spirituelle, l’artiste a placé comme une image en raccourci de l’univers avec ses montagnes et ses plaines, ses bois et ses prés, l’eau de ses fleuves et l’aridité de ses déserts, avec ses villes et ses solitudes, avec toutes les richesses de la flore méridionale : grenadiers, figuiers, orangers et palmiers couverts de fleurs et de fruits, mêlées à la végétation de nos contrées.

Le rôle du paysage dans l’Annonciation peinte sur les volets extérieurs du retable, bien que plus effacé, n’est pas moins significatif. Ce petit oratoire avec ses carreaux dallés et ses parois nues que le soleil égaie de ses clartés matinales, le tranquille horizon qu’on entrevoit par les fenêtres et, au-dessus, le ciel doux et limpide dans sa pâleur laiteuse, tel est bien le cadre qu’on pouvait rêver pour une pareille scène. Les bruits et les passions du monde expirent à la porte de ce paisible réduit ; et dans cette atmosphère silencieuse et pure, la grâce et la modestie de la Vierge paraissent plus touchantes encore. Ainsi conçues d’ailleurs, les deux compositions s’opposent éloquemment l’une à l’autre, comme les termes extrêmes du mystère dont elles marquent l’humble début et le glorieux accomplissement. Elles forment un tout inoubliable, et la simplicité, le calme, la blancheur sereine de l’Annonciation offrent le plus saisissant contraste avec la pompe et le magnifique éclat de l’ordonnance, avec l’animation des lignes et la richesse des couleurs dans cette Adoration de l’agneau où le ciel et la terre s’unissent en un même transport de foi et d’amour.

On le voit, dans cet ensemble grandiose tout par le à la fois à l’œil et à l’esprit, et l’on s’attarderait longtemps à y relever ces mystérieuses analogies que le spectacle du monde extérieur éveille dans une âme religieuse. Van Eyck a su les exprimer avec autant de délicatesse que d’évidence. Elles apparaissent chez lui non comme ces abstractions au moyen desquelles, trop souvent depuis lors, bien des artistes ont cherché à masquer sous la multiplicité des intentions l’insuffisance de leur talent. Les conceptions les plus hautes ont revêtu ici des formes, des couleurs et des expressions pittoresques. On se sent en présence d’un grand esprit, mais, si élevées que soient ses pensées, elles ont été traduites par un peintre ; et un amour sincère de la réalité se manifeste dans l’exécution de tous les détails qui font la vie de son œuvre. Toutes ces myriades de fleurs piquées dans l’herbe drue ont chacune leur port, leur physionomie propre et toutes concourent à l’ornement de ce fin tapis dont le vert adouci fait ressortir les rouges éclatans des costumes des personnages. La végétation exotique est étudiée avec la même conscience. Ces emprunts qu’il fait à la flore du midi, le peintre ne songe pas à les étaler avec une complaisance indiscrète pour attirer sur eux votre attention. Il n’y mêle aucune de ces bizarreries auxquelles les voyageurs et les artistes de tous les temps sont facilement enclins, comme s’ils voulaient se prévaloir de leurs lointaines excursions et des choses extraordinaires que seuls ils auraient vues. Bien qu’idéal et composé d’élémens hétérogènes, ce paysage semble vraisemblable et les grandes lignes, l’harmonie générale par lesquelles Van Eyck en a su assurer l’unité logique résultent d’une claire et vigoureuse conception de son œuvre. Son dessin est d’une vérité et d’une pénétration extrêmes. Savant sans jamais rien montrer de convenu, il tire de la réalité seule sa force, sa souplesse et sa précision. Avec la même justesse, sa couleur a la même puissance que son dessin. C’est par l’exactitude des intonations et par une nette détermination des valeurs qu’il arrive à ces harmonies intenses qui font rêver de l’Orient. Après lui, après ses successeurs immédiats, vous ne rencontrerez plus, dans l’art des Pays-Bas, ces prés d’une fraîcheur si tendre, ces arbres aux feuillages veloutés, pleins d’une sève généreuse, ces ciels d’un bleu si limpide et si profond, toutes ces vives nuances dont la nature elle-même, aux jours les plus radieux, égale à peine l’éclat. Quant à l’exécution de Van Eyck, vous savez assez qu’elle est inimitable ; mais vous songez à peine à l’admirer, tant elle semble spontanée, ennemie de toute vaine parade, et prémunie contre les entraînemens de la virtuosité. Sans aucune négligence, sans aucune trace de fatigue, elle montre des mérites si divers, elle vous habitue à une telle excellence qu’il faut la comparer à celle des plus habiles pour l’estimer tout ce qu’elle vaut. Ainsi conçue, ainsi figurée, cette Adoration de l’Agneau est une de ces œuvres qui résument d’une manière accomplie toute une époque et qui servent le mieux à la caractériser. Grâce à elle, la peinture tardivement émancipée pouvait désormais, à côté des monumens de l’architecture et de la sculpture du moyen âge, montrer aussi son chef-d’œuvre et, au moment de la décadence de ces deux arts, inaugurer glorieusement dans le Nord l’avènement d’un art nouveau.

Si Jean Van Eyck, le plus jeune des deux frères, n’avait pas été seul chargé de l’exécution de cet immense travail, il y avait eu certainement la plus grosse part. Loin d’être épuisé par une pareille tâche, il donnait aussitôt après la mesure de sa fécondité dans d’autres ouvrages qui, moins importuns par leurs dimensions et plus modestes dans leur programme, attestent peut-être mieux encore l’originalité et la souplesse de son génie. Tel est, par exemple, ce tableau de la Vierge adorée par le chancelier Rollin que nous possédons au Louvre (no 162 du catal.) et dans lequel il semble qu’il ait voulu se proposer les problèmes les plus difficiles et les plus compliqués qu’ait à résoudre un peintre, en réunissant sous nos yeux tout ce que la nature et l’industrie de l’homme ont produit de rare et de précieux. Les marbres, les vitraux colorés et les tapis rivalisent d’éclat avec les étoffes tissées d’or, couvertes de broderies délicates ou étincelantes de pierreries dans cet oratoire qui donne accès à un petit parterre tout fleuri de beaux lis blancs, de glaïeuls et de buissons de roses parmi lesquels des paons et d’autres oiseaux étalent leur brillant plumage. De ce lieu élevé on découvre une vaste étendue de pays. Une ville, avec ses églises et ses maisons, borde les deux rives d’un fleuve dont le cours sinueux, traversé par un pont et semé çà et là d’îles verdoyantes, se déroule au milieu d’une riche contrée. Des cultures et des plantations variées sont échelonnées sur les pentes des collines, puis disparaissent graduellement avec l’élévation croissante des montagnes. Celles-ci bornent au loin l’horizon et détachent doucement sur le pâle azur du ciel leurs cimes les plus hautes, couronnées de neige. On imaginerait difficilement, d’après cette description sommaire, tous les détails que le peintre a fait tenir dans l’espace restreint dont il disposait. Même après avoir bien souvent contemplé ce petit chef-d’œuvre, on y trouve toujours quelque particularité qui avait échappé et quelque raison nouvelle de l’admirer. En dépit du nombre et de la diversité extrême de ces détails, la simplicité et la franchise de l’aspect sont remarquables. Sans aucune trace de confusion ou d’incertitude, le regard peut, en se portant des objets les plus proches jusqu’au fond de l’horizon, reconnaître la justesse de la mise en place, la vérité des colorations et des reflets, sous cette lumière égale et pure qui ne permet aucun subterfuge et commande une correction impeccable dans les lignes et les intonations. Regardez, pour n’en citer qu’un exemple, avec quelle fermeté de contours se dessine la chaîne de ces montagnes lointaines, par quels ressauts presque imperceptibles la fine dentelure de leur silhouette, tout en respectant la configuration générale du massif, laisse cependant à chacun des pics qui le composent sa physionomie particulière. Même à ce plan reculé aucune de ces indications n’a été donnée au hasard ; toutes, au contraire, ont une rigueur en quelque sorte scientifique.

Mais, quelle que soit la perfection de cet ouvrage, peut-être trouveriez-vous plus étonnante encore celle de la Vierge au donateur du musée de Dresde (no 1,713 du catal.), ce fin bijou dont, suivant une tradition que la valeur et les dimensions restreintes de l’œuvre rendent vraisemblable, Charles-Quint ne se séparait jamais dans ses voyages. Il semble que, conformant son exécution à ces proportions qui dépassent à peine celles des miniatures, Van Eyck se soit appliqué à faire paraître dans tout son éclat la supériorité des ressources que le procédé nouveau dont il se servait mettait à sa disposition. Mais ce n’est pas seulement la finesse exquise du travail qui commande ici notre admiration, c’est surtout le parti adopté par l’artiste. Tandis que, dans le tableau du Louvre, les valeurs vigoureuses de l’architecture lui fournissaient une opposition utile pour rendre plus sensible l’éloignement de l’horizon, cette fois, c’est dans une église aux blanches murailles où le jour pénètre librement de toutes parts que la Vierge, assise sous un dais de tapisserie et tenant son Fils dans ses bras, reçoit les prières de ses adorateurs. Sans même parler de la beauté des personnages[8], jamais peintre d’architecture, — et certes la Hollande devait en produire de bien habiles, — a-t-il su, avec des nuances aussi claires et aussi rapprochées, trouver des intonations d’une pareille délicatesse pour modeler dans cette froide lumière les bas-reliefs de ces chapiteaux finement ouvragés, pour suivre avec une telle sûreté les dégradations transparentes de ces ombres qui se jouent sur les dallages, sur les colonnes de l’édifice et sur les statues des saints rangés symétriquement dans leurs niches ogivales ? Quant au paysage minuscule découpé par l’étroite ouverture de la fenêtre à laquelle sainte Catherine est, adossée, Van Eyck seul était capable, dans un espace aussi restreint, de nous montrer avec cette vérité et cette largeur d’aspect, un château-fort flanqué de tourelles, des campagnes riantes qui s’étendent au pied de collines boisées, et, à l’horizon, ainsi que dans le tableau du Louvre, ces montagnes étagées dont la neige couronne les sommets. Quels yeux ont pu avoir une acuité aussi pénétrante ? Quelles mains une semblable dextérité ? Avec quels pinceaux, avec quelles couleurs soutenir jusqu’au bout une telle gageure ? Par quels procédés enfin de telles œuvres ont-elles été exécutées ?

Sur ce dernier point, un petit panneau que possède le musée d’Anvers nous fournit fort à propos des renseignemens inattendus. Nous voulons parler de cette Sainte Barbe (no 410 du catalogue) que l’artiste a dessinée à la plume avec le soin le plus minutieux, et qu’il nous représente assise devant une tour dont la construction n’est pas encore terminée. Des personnages microscopiques, des hommes à cheval, des ouvriers, des promeneurs circulent affairés autour du monument. Au fond, des champs divisés en parcelles, des prés, des eaux, des plantations d’arbres et des maisons semées çà et là sont indiqués jusque dans le moindre détail avec une précision et une fermeté singulières. Le ciel déjà lavé de nuances pâles et le fond bleuâtre du lointain nous montrent que sur cette esquisse très arrêtée le maître, tout en la respectant, revenait au moyen de glacis successifs et avançait ainsi son ouvrage par un travail qui rappelle l’aquarelle et les procédés des miniaturistes. Renforçant à la fois, morceau par morceau, le ton et les valeurs, modelant au moyen de pâtes légères, usant tour à tour, pour exprimer le relief des objets ou leur substance, de ces rehauts incisifs ou de ces touches pleines et moelleuses dont la souplesse est restée inimitable : opposant surtout l’opacité des couleurs mates à la fluidité des couleurs transparentes, il obtenait ainsi, par le jeu ménagé des dessous, ces colorations étincelantes qui semblent emprisonnées sous l’émail et rivalisent d’éclat avec les pierres précieuses.

L’explication, on le voit, au lieu de dissiper notre étonnement, provoquerait plutôt de nouvelles questions, et il fallait être Van Eyck pour tirer un tel parti de ce procédé. Il fallait, comme lui, au début d’une œuvre, en avoir prévu le terme avec une entière clairvoyance pour s’en rapprocher ainsi, sans hésitation, par cette lente série de modifications successives. Il fallait, avec cet esprit net, posé, sagace, cette pleine possession de soi-même, cette longue patience, cette vigilance minutieuse qui s’exerce sur le matériel même de la peinture et ne croit pas que les soins donnés à la préparation des panneaux, des huiles, des couleurs et des vernis soient mal employés, puisque l’excellence seule de tous ces instrumens de travail peut assurer la bonne exécution de l’œuvre et sa conservation indéfinie. Il fallait enfin ses études sans nombre, portant sur l’universalité des choses et poussées à fond, avec des exigences et des scrupules inouïs, avec une largeur d’esprit plus prodigieuse encore, avec des qualités si diverses, en un mot, que rarement on a pu les voir réunies chez un même homme. Aussi cet art qui, à bien des égards, — nous croyons l’avoir assez montré, — n’était qu’une continuation, semble-t-il un art tout nouveau, ne spontanément et de toutes pièces. Poussé à un tel degré de perfection, il ne laisse plus rien soupçonner de l’humilité de ses origines. Ses limites sont maintenant fixées avec une autorité décisive, et le domaine que Van Eyck lui a conquis est assez étendu et assez riche pour que désormais elles soient respectées.


IV.

La supériorité des Van Eyck, déjà si manifeste quand on les compare à leurs devanciers, ne paraît pas moins éclatante lorsqu’on étudie les peintres qui leur ont succédé. Le charme du naturel, la force et la franchise d’expression que nous avons admirée chez les deux frères, nous ne les rencontrerons plus, du moins à ce degré, dans la période suivante. Du premier coup, ils avaient atteint la perfection et manifesté dans tous les sens leur originalité. Il ne restait plus à ceux qui venaient après eux d’autre ressource que de répéter, comme un écho affaibli, les choses qu’ils avaient dites si excellemment.

Le premier de ces successeurs des Van Eyck, leur imitateur et non, comme on l’a cru longtemps, leur élève, Roger van der Weyden, né à Tournai (1400-1464), s’applique à continuer leurs traditions. Il veut, comme eux, allier à une puissance de sentiment très intense un réalisme très scrupuleux. Son exécution, presque aussi remarquable que la leur, montre les mêmes recherches de rendu minutieux et de précision. Mais le génie seul des Van Eyck pouvait concilier les exigences d’un programme aussi complexe. Van der Weyden ne possède ni leur esprit équilibré, ni cette simplicité exquise qui les avait préservés de toute faute de goût. À côté de bien des traits d’un naturalisme excessif, on peut relever chez lui des expressions dont l’exagération est évidente. Son œil aussi voit moins juste, et il est trop porté à allonger outre mesure les dimensions de ses personnages. Quant à sa façon de comprendre le rôle du paysage, elle se rapproche beaucoup de celle des Van Eyck. Traitant des sujets analogues, il a souvent reproduit les dispositions qu’ils avaient adoptées. Au musée de Munich, dans le Saint Luc faisant le portrait de la Vierge (no 100 du catalogue), nous retrouvons, presque sans aucune modification, l’ordonnance générale et même la plupart des détails du paysage de la Vierge du Louvre. Parfois cependant l’artiste montre plus d’invention, notamment dans ces Descentes de croix, dont on connaît de nombreuses répétitions (à Madrid, à Berlin, à Louvain, à Dresde, au Louvre, à La Haye et à Bruxelles), et où il cherche à mettre la nature en rapport avec la tristesse pathétique de la scène. Dans l’une d’elles, celle de Dresde[9], à côté d’un Christ décharné et d’une Madeleine aux contorsions outrées, la Vierge qui embrasse la croix est superbe dans sa douleur. Le bleu verdâtre de sa robe s’harmonise de la manière la plus expressive avec le gris assombri des nuages sur lesquels l’arc-en-ciel, en signe de réconciliation, décrit sa grande courbe, tandis qu’à l’horizon une faible lueur semble annoncer l’aube d’un jour nouveau. Bien qu’il eût visité l’Italie, où sa réputation s’était étendue et où il devait exercer une grande influence[10], Van der Weyden n’introduit dans ses œuvres aucune réminiscence de la flore ou des aspects des contrées méridionales, ainsi que l’a fait Van Eyck. À la tournure ou au costume de certains personnages, à certains détails de la composition, dans l’Adoration des Mages, de Munich, ou le Jugement dernier de Beaune, par exemple, on peut reconnaître, comme M. A. Wauters l’a remarqué avec raison, combien à son tour il a été frappé par des maîtres tels que Gentile da Fabriano et Benozzo Gozzoli. Mais même dans ces tableaux qui datent des derniers temps de sa vie, les fonds sont demeurés flamands. Ce sont toujours les horizons de son pays natal, les clochers, les beffrois, les maisons aux pignons dentelés des villes de la Flandre, dont il continue à retracer la fidèle image.

Avec un talent d’exécution au moins égal, et un coloris dont l’éclat dépasse encore celui de Van der Weyden, Thierri Bouts, de Harlem, présente des bizarreries pareilles et une même tendance à exagérer la longueur de ses figures. C’est un maître étrange, très personnel, qui tour à tour vous attire et vous rebute par ce mélange d’ingénuité et de maniérisme qui caractérise la plupart de ses œuvres. Le paysage ne tient que peu de place et n’of1er re pas grand intérêt dans les deux compositions capitales du musée de Bruxelles, empruntées toutes deux à une légende de la vie de l’empereur Othon. Il joue un rôle plus important dans un triptyque peint vers la même époque (1467) et qui provient aussi de Louvain, où, dès l’armée 1448, l’artiste s’était fixé et où il devait mourir. C’est la silhouette même de cette ville avec ses clochers et ses tours qu’il a représentée au fond de l’un des fragmens de ce triptyque : la Rencontre d’Abraham et de Melchisédeçh, qui se trouve aujourd’hui à la Pinacothèque de Munich (n" 110 du catalogue). Sur le panneau voisin (no 111), les Israélites recueillant la manne sont travestis en bons bourgeois flamands, coiffés de hauts bonnets et emmitouflés dans leurs houppelandes. Par une attention gracieuse pour ses compatriotes, mais qui semble peu en rapport avec les convenances du sujet. Bouts les a placés au milieu d’une campagne verdoyante et plantureuse qui donne plutôt l’idée de la terre promise que celle du désert. Dans un autre fragment, le Prophète Elie du musée de Berlin (no 533), le désert est représenté d’une manière moins choquante par des rochers accumulés sur lesquels, à divers étages, percent çà et là, des plantes copiées une à une, d’après nature, mais posées avec raideur et sans aucune vraisemblance. Là encore, comme si l’artiste avait à cœur de nous rassurer sur le sort du prophète, au-dessus de ces entassemens de blocs arides, on découvre, à peu de distance, une contrée riante avec de beaux ombrages, de riches prairies et des montagnes boisées. Dans le Saint Christophe du même peintre[11] apparaît pour la première fois, et rendu avec une vérité saisissante, un de ces effets fugitifs que l’art jusque-là n’avait point essayé d’exprimer. L’éclat extraordinaire du ciel, dans lequel flottent quelques nuages violets, et l’opposition du bleu intense des montagnes avec les colorations dorées de l’horizon, dénotent une juste observation de la nature au moment du coucher du soleil. Mais l’harmonie générale souffre un peu de tous ces tons excessifs et juxtaposés sans ménagement. À côté de ces audacieuses dissonances, il faut bien signaler aussi des naïvetés d’exécution d’un art tout à fait primitif, comme les petites vagues du cours d’eau que traverse le saint, qui se succèdent égales et monotones ; ou bien ces fleurs et ces herbes étudiées avec une conscience scrupuleuse, sans que rien justifie leur rapprochement ; ou enfin des détails encore plus enfantins, comme ces limaçons en promenade et ces lézards qui se visitent familièrement sur les berges.

Il y a loin de là, on le voit, à l’admirable simplicité des Van Eyck, et cependant nous allons retrouver cette simplicité, non pas faite, comme elle l’était chez eux, de force et de grandeur, mais unie chez Memling à l’expression des sentimens les plus tendres et les plus gracieux. On sait avec quelle autorité M. James Weale a débarrassé l’histoire de l’art des légendes composées de toutes pièces sur le compte de Memling. Trop longtemps on avait accepté comme véridique cette fable d’un soldat blessé qui, dans la maturité de l’âge et à la suite d’aventures plus ou moins honorables, serait devenu peintre par accident et aurait employé sa convalescence à produire des chefs-d’œuvre ; comme si la perfection dans l’art s’accommodait de ces désordres et de ces improvisations ! Il est bien établi aujourd’hui qu’avant l’année 1478 Memling était établi à Bruges, qu’en 1480, marié et père de famille, il y acquérait trois maisons et que sa fortune était assez considérable pour lui permettre de faire des avances à cette ville, dans laquelle il mourait vers le commencement de 1494. On pourrait, avec quelque vraisemblance, ajouter que cette aisance il la devait, sans doute, à son travail ; car, pour suppléer au silence des documens écrits, le nombre de ses œuvres et leur importance nous montrent la considération dont il jouissait de son temps et attestent, pendant près de trente années (de 1462 à 1491), la féconde activité de l’artiste.

D’où venait Memling et quels étaient ses maîtres ? Il n’a point été jusqu’ici possible de le découvrir. On croit qu’il était né dans la Gueldre, sur les confins de l’Allemagne, et le prénom de Huns, ainsi que l’appellation de « Jean l’Allemand, » sous laquelle il est désigné par son contemporain, le chroniqueur Van Vaernewyck[12], confirment cette opinion. Peut-être, dès sa jeunesse, avait-il vu à Cologne des œuvres bien faites pour l’émouvoir et qu’il eut d’ailleurs l’occasion d’admirer plus tard, pendant le séjour qu’il fit dans cette ville. Mais si, en présence du Dombild surtout, il avait pu se sentir affermi dans les voies où le poussait son génie, il devait, pour former son talent, trouver des enseignemens plus efficaces à l’école des Van Eyck, dont, à l’exemple de Van der Weyden, et même, comme on le pense, sous ses leçons, il allait continuer les traditions.

Après ce qu’en a dit Fromentin, nous n’avons pas à apprécier ici l’œuvre de Memling, mais nous nous proposons de montrer brièvement la place qu’il y a donnée au paysage afin de rendre plus complète et plus attachante l’expression de sa pensée. Il n’est aucune de ses compositions où il ne le fasse intervenir, et le rôle qu’il lui attribue dans ses portraits eux-mêmes est significatif. Au lieu de peindre, comme Van Eyck, ses personnages dans un intérieur, ou s’enlevant simplement sur un fond uni, Memling les dispose en pleine campagne. En même temps qu’il rehausse, par l’heureux contraste de la verdure, l’éclat de leurs carnations, il achève ainsi, à la façon des maîtres primitifs, de les caractériser d’une manière plus précise. Ce château, cette abbaye, ce domaine que vous apercevez près de ces beaux ombrages aux dômes arrondis, parmi ces prairies qu’arrosent des eaux limpides, c’est là qu’ils vivent ; c’est au milieu de cette nature aimable que l’artiste a voulu Retracer leurs physionomies douces et placides, comme s’il désirait leur communiquer un peu de cette intime sérénité, qu’en dépit des agitations et des violences d’une époque aussi troublée, il avait su assurer à sa propre vie. Tels nous apparaissent, — dans ce chef-d’œuvre que le Louvre doit à la générosité de la famille Duchâtel, — dévotement groupés aux côtés de Jacques Floreins et de sa femme, leurs dix-neuf enfans, agenouillés comme eux devant la Vierge, et ce bout de pré où paissent quelques vaches, ce chemin sinueux qui conduit au village et au manoir seigneurial dont les murailles dominent de haut quelques pauvres chaumières, tout le tranquille horizon qu’on entrevoit à côté du sanctuaire où cette famille patriarcale est réunie, ajoute un charme pénétrant à l’impression de calme et de recueillement qui se dégage de cette belle œuvre. Une autre famille presque aussi nombreuse, celle des pieux donateurs représentés, avec leurs seize enfans, sur les volets d’un grand triptyque du musée de Bruges, le beau portrait d’homme du Stœdel’s-Institut de Francfort et le Martin Van Nieuwenhove de l’hôpital Saint-Jean, une des productions les plus accomplies du maître, trouvent un complément pareil de grâce et de poésie dans les paysages variés au milieu desquels l’artiste les a placés.

Cette intervention de la nature à côté de la figure humaine était donc tout à fait conforme aux vraies conditions de l’art, et Memling ne faisait d’ailleurs que reprendre à cet égard les traditions des maîtres primitifs. Il était moins bien inspiré quand, à leur exemple encore, il revenait à des pratiques dont, avec leur ferme bon sens et la notion plus exacte qu’ils se faisaient des lois de la composition, les Van Eyck s’étaient affranchis. Au lieu de se borner, comme eux, à la représentation d’un seul sujet en un même moment et dans un même lieu, Memling réunit le plus souvent sur un même panneau le cycle complet d’une légende ou d’une vie, avec les épisodes successifs qui s’y rapportent. Soit que, dans le Saint Jean à Patmos, il veuille peindre la contrée étrange où s’est retiré le solitaire et les visions fantastiques dont l’Apocalypse lui a fourni les motifs ; soit que, dans un autre triptyque daté de la même année (1479), et qui appartient également à l’hôpital Saint-Jean, il se contente d’emprunter aux rues silencieuses de la ville de Bruges et aux paisibles campagnes qui l’avoisinent les fonds de l’Adoration des mages ou de la Présentation au temple, l’artiste se montre peu soucieux de respecter l’unité de son œuvre. Mais nulle part il n’a enfreint ce principe de l’unité d’une manière plus formelle que dans le remarquable ouvrage connu à la Pinacothèque (no 116 du catalogue) sous la dénomination assez impropre des Sept Joies de la Vierge, et qui, dès 1480, appartenait à la chapelle de la corporation des tanneurs à Bruges ; nulle part aussi, il faut bien le reconnaître, il n’a dissimulé avec plus d’art ce qu’un tel mode de composition avait de défectueux. Dans ce vaste ensemble qui, à la façon des Mystères du moyen âge, embrasse toute la vie du Christ et celle de la Vierge, les divers épisodes se trouvent reliés entre eux et restent cependant distincts, grâce aux ingénieuses dispositions du paysage où ils sont disséminés. Suivant l’importance relative qu’il a cru devoir leur attribuer, Memling place les uns sous les yeux mêmes du spectateur, tandis qu’il échelonne les autres à des plans différens. Chacun d’eux se suffit, mais ils se complètent mutuellement, et l’action chemine ainsi, de l’un à l’autre, à travers la campagne. On y peut suivre le pauvre ménage dans sa fuite vers Bethléem et voir les mages et les bergers, miraculeusement prévenus de la naissance du divin Enfant, partir de points opposés pour se diriger vers le berceau, où ils se rencontrent, unis dans une commune adoration. Plus loin, le religieux poème se continue jusqu’à la mort de la Vierge et s’achève par son ascension glorieuse. Les intervalles laissés entre les scènes que le peintre a représentées, — il n’y en a pas moins d’une vingtaine, — sont animés par de nombreux personnages, les uns indifférens, occupés aux travaux des champs, les autres mêlés au drame. Des manœuvres se rendent à leur tâche habituelle, des chariots circulent par les chemins, des vaisseaux naviguent sur les lacs ou sur les fleuves, les soldats, envoyés à la poursuite des fugitifs, se renseignent auprès de moissonneurs qui scient le blé mûr, enfin des animaux de toute sorte, des chevaux, des chiens, des moutons et jusqu’à des pies presque microscopiques, rendus avec une vérité extrême, ajoutent au mouvement et à l’intérêt de l’œuvre. La répartition des masses, l’élégante harmonie des lignes, la clarté du coloris semblent si faciles et si naturelles que, malgré l’accumulation de tant de détails, l’aspect général est, comme dans l’Adoration de l’Agneau, d’une simplicité extrême. Mais, tandis qu’en présence du chef-d’œuvre de Van Eyck, on demeure confondu par la grandeur de la pensée et par la force d’exécution avec lesquelles le peintre a su concevoir et exprimer l’idée un peu abstraite du triomphe de l’église, ce sont ici des côtés plus touchans de l’évangile qui se révèlent à nous, c’est la vie même de Jésus et de sa mère qui emprunte à ce cadre familier de la nature une signification plus saisissante. Memling, le premier, a été ému de cette intime poésie des livres saints ; et comme spontanément les traits principaux de leurs récits sont venus se grouper dans cette image. L’inspiration est donc bien une, quoique le sujet soit complexe, et, bien qu’il fallût, pour le traiter ainsi, violer une des règles essentielles de la composition, nous regretterions cependant qu’une pareille épreuve n’eût pas été tentée par Memling une dernière fois.

Mais ce n’est pas seulement en adoptant ces dispositions répudiées par les Van Eyck que l’artiste semble rétrograder. L’exécution même de cet ouvrage, et bien plus encore celle de la Châsse de sainte Ursule, qui date cependant de ses dernières années (1489), rappelle par son minutieux fini celle des miniaturistes[13]. Comme dans le tableau de Munich, chacun des panneaux de ce précieux coffret présente la réunion de plusieurs épisodes groupés dans une même composition, et le faire y est également proportionné aux dimensions restreintes dont disposait le peintre. Notons cependant, car la chose est nouvelle, le soin que celui-ci a pris d’y reproduire, toutes les fois qu’il le pouvait, l’aspect réel des contrées où se passent quelques-unes des scènes qu’il a figurées. Pour celles dont Cologne est le théâtre, la copie est d’une fidélité absolue et suppose évidemment des études faites sur place. Du quai où abordent les vaisseaux qui portent la sainte et ses compagnes, on aperçoit, telle qu’elle s’est conservée jusqu’à nos jours, l’enceinte de la vieille cité avec la Bayen-Thurm, les clochers de Saint-Cunibert et de Saint-Severin et la grue placée au haut du dôme inachevé. L’Arrivée à Bâle nous montre un même souci d’exactitude, et à côté des murs de la ville débouche un chemin qui monte vers des montagnes que dominent au loin les cimes neigeuses des Alpes. Mais s’il s’agit de représenter Rome et ses monumens, Memling se contente d’emprunter à des pays qui lui sont connus le cadre de la scène[14], et, au lieu de se livrer à de hasardeuses suppositions, il donne aux édifices sacrés le style de l’architecture romane dans la région rhénane. Sa façon d’interpréter la nature est, d’ailleurs, très personnelle, et partout il lui conserve une inaltérable sérénité. Dans le martyre des jeunes vierges et dans celui de la sainte elle-même, aussi bien que dans la Passion de la cathédrale de Lubeck, la dernière œuvre connue du maître (1491), le ciel a la même pâleur azurée et les campagnes gardent leur fraîche verdure. Aimable et tendre, Memling répugne à l’expression de sentimens violens. Au lieu d’accabler encore par les tristesses du paysage ceux que la mort entoure de ses menaces, il veut que la nature les soutienne, les réconforte dans leur détresse et que cette terre, qu’ils vont quitter, leur sourie encore une dernière fois. À ces scènes de meurtres et de désolation, on voit bien d’ailleurs qu’il préfère les sujets où il peut librement s’abandonner à la douceur de son âme. C’est avec eux aussi qu’il manifeste le mieux l’originalité de son génie. Au milieu de cette nature élyséenne, ses gracieuses figures paraissent plus suaves et plus chastes encore. Le mal ne saurait s’approcher d’elles dans ces contrées riantes où les fleurs naissent sous leurs pas, où les animaux les plus timides s’enhardissent jusqu’à venir, sans crainte, s’offrir à leurs caresses. Autour d’elles, le monde où vivent ces créatures candides fait écho à leur pureté ; elles y trouvent comme un avant-goût du séjour de paix et de lumière auquel elles sont destinées. On le voit, Memling n’est rien moins qu’un novateur, et sa poétique n’est pas bien compliquée. Il profite, il est vrai, des ressources nouvelles que les Van Eyck avaient assurées à leur art ; mais, au lieu d’étendre le domaine conquis par eux, il s’y cantonne dans un espace plus restreint. Il revient même sur leurs pas et recommence à parler le langage un peu suranné des miniaturistes ; mais, en disant les mêmes choses, sa voix est bien autrement expressive, et personne, après lui, ne retrouvera des accens pareils. Longtemps méconnu dans ses œuvres et calomnié dans sa vie, il est aujourd’hui dans toute sa gloire. Pour que rien ne manquât à sa fortune, il a désormais, comme fra Angelico dans le cloître de Saint-Marc, un sanctuaire où viennent le chercher ses dévots. Peut-être même est-il encore plus favorisé que le bienheureux, car c’est une ville tout entière, c’est Bruges, qui ajoute la poésie de sa solitude et de ses souvenirs à la poésie de ses œuvres. Dans ce cadre, qui semble fait exprès pour elles, elles prennent tout leur éclat. Au milieu de ce silence, parmi ces vieilles églises et ces rues abandonnées, le charme de leur exquise simplicité vous gagne peu à peu. Heureux d’échapper pour quelques instans à l’agitation de nos existences enfiévrées, vous ne songez pas à vous défendre contre des séductions aussi persuasives, et, malgré les démentis que le train du monde a toujours infligés à la parole de l’évangile, vous comprenez, en admirant Memling, cette force suprême de la douceur à laquelle l’empire de l’univers a été promis.


V.

Avec Memling se termine cette période initiale d’éclosion et de jeunesse dans laquelle l’art flamand possède encore toute sa fraîcheur et nous montre des impressions directement ressenties et rendues sans qu’aucun mélange de convention en altère jamais la franchise. Plus tard, le génie même de ces maîtres primitifs va peser sur leurs successeurs et paralyser l’originalité de leur talent. Soit qu’ils cèdent à des réminiscences involontaires, soit qu’au contraire ils s’efforcent de répudier les exemples de leurs devanciers, ceux-ci perdent quelque chose de leur spontanéité. Un maniérisme inconscient se glisse dans leurs œuvres et leur communique je ne sais quoi de guindé et d’artificiel qui les dépare.

Gérard David n’a pas évité ce défaut[15]. C’était cependant un esprit curieux également attiré, comme les peintres de la renaissance italienne, par les souvenirs de l’antiquité et par l’étude de la nature. Le Jugement de Sizamnes par Cambyse et le Baptême du Christ représentent, au musée de Bruges, ces deux faces de son talent ; mais le dernier tableau mérite seul de nous arrêter, à raison de la place importante qu’y occupe le paysage. Peut-être même est-il permis de dire que l’artiste lui attribue un rôle excessif et que, loin d’ajouter ainsi au charme de sa composition, il en diminue plutôt l’intérêt. Ces arbres étudiés feuille à feuille, — des châtaigniers, des ormes, des peupliers et des érables, dont les diverses essences sont scrupuleusement accusées, — ces lierres et ces houblons qui enlacent leurs troncs, ces buissons d’épines, ces ronces et ces fougères semées dans le gazon, ces rochers taillés à arêtes vives dont les découpures se succèdent avec une déplaisante monotonie, ces eaux immobiles et comme solidifiées qui dessinent en un réseau régulier leurs remous concentriques, tous ces élémens pittoresques indiqués avec une complaisance trop évidente détournent l’attention des personnages dont les attitudes compassées sentent d’ailleurs l’effort et la pose. La lourdeur de la touche, partout également minutieuse et appuyée, et la dureté d’un coloris qui, dans sa recherche de vérité absolue, n’admet aucune des atténuations, aucun des sacrifices que réclamerait l’harmonie, contribuent à rendre plus choquante encore l’accumulation de tous ces détails. Nous ne retrouvons plus ici le choix, le goût, le sentiment de l’unité, qui, chez Van Eyck et Memling, reliaient étroitement entre eux les élémens d’une même œuvre et donnaient à leur exécution ce souffle de vie qui en fait le charme. Avec un talent très réel, David ne semble rechercher le fini que pour le fini lui-même, et l’abus de cette virtuosité un peu banale devient chez lui tout à fait importun.

Pendant qu’à l’exemple de Gérard David, quelques-uns de ses contemporains se laissent ainsi entraîner à une imitation servile de la nature, d’autres essaient de se soustraire à ces étroites préoccupations et cherchent, en dehors même de la réalité, des voies nouvelles dans le domaine du fantastique et du merveilleux. Mais tandis que l’art antique avait su personnifier par des types pleins de noblesse et de beauté les forces de la nature ou les symboles des passions les plus violentes, l’art chrétien s’était montré impuissant à leur donner une figuration vraiment esthétique. Les monstres, dont l’imagination populaire avait rempli les déserts et les solitudes des grandes forêts, Satan et les démons, que les sculpteurs du moyen âge nous montrent, aux portails de nos cathédrales, torturant les damnés ou exorcisés par les saints, sont le plus souvent des créations d’une laideur grotesque. Le parti-pris de gratifier le diable de toutes les difformités devait inévitablement fournir à l’humeur railleuse de certains artistes l’occasion de s’exercer sur un personnage qu’il s’agissait avant tout de rendre hideux et repoussant. Ne pouvant le faire terrible, ils cherchaient à s’égayer sur son compte et le tournaient en dérision. En traitant des sujets où la verve moqueuse des Breughel, des Teniers et de Callot allait bientôt se donner librement carrière, un peintre de ce temps, Jérôme van Aken, plus connu sous le nom de Bosch[16], mêle déjà parfois quelques traits malicieux à l’horreur de ses sombres inventions. Bien qu’il soit surtout célèbre par les Tentations, les Enfers et toutes les visions diaboliques dont il s’était fait une spécialité, Bosch, lorsqu’il se borne à la simple représentation de la nature, manifeste une originalité à laquelle il nous semble qu’on n’a pas assez rendu justice. Dans une de ses œuvres les plus remarquables, le triptyque de l’Adoration des mages du musée de Madrid (n" 1175 du catalogue), les animaux groupés autour de la scène principale, — l’âne, placé près de la crèche, le mouton, qui repose non loin de là, et les chevaux galopant à travers la campagne, — sont rendus avec une grande justesse d’observation ; et quant au paysage qui s’étend au-dessus de la crèche, dans la partie moyenne de la composition, — un cours d’eau avec de beaux arbres qui l’ombragent et plus loin des terrains incultes couverts çà et là d’un maigre gazon, — l’artiste a su, par la fermeté précise du dessin et la puissance des intonations, exprimer très fortement le caractère d’une de ces contrées sauvages dont la poésie n’avait guère jusque-là, Van Eyck excepté, tenté le pinceau de ses devanciers.

Avec le temps, le goût de la peinture s’était peu à peu répandu dans toute la Flandre, mais dès les premières années du XVIe siècle la prospérité de Bruges commençait à être éclipsée par celle d’Anvers, qui allait recueillir son double héritage de suprématie commerciale et d’activité artistique. La fondation de la Gilde de Saint-Luc, que la corporation des peintres avait établie dans cette dernière ville, remontait à la fin du XIVe siècle, et le nom de Quentin Messys, qui, en 1491, était inscrit sur ses listes, inaugure la brillante succession de maîtres qui devaient l’illustrer[17]. Dans l’ouvrage capital de Messys, que possède le musée d’Anvers, la Déposition de la croix, qu’il terminait en 1511, le paysage, bien qu’il n’y tienne qu’une place secondaire, ajoute à l’émotion poignante de la scène et les silhouettes sinistres des croix plantées au sommet du calvaire dominent éloquemment cette composition si pathétique. Le rôle du paysage a plus d’importance dans le triptyque de la Légende de sainte Anne, qui, de l’église Saint-Pierre de Louvain, pour laquelle il avait été fait en 1509, est entré depuis quelques années au musée de Bruxelles. Nous y retrouvons ces rochers aux formes étranges qui bornent également l’horizon de la Déposition de la croix. Avec la même fantaisie que la plupart de ses contemporains, aussi bien les italiens que les flamands, Messys ne se faisait pas faute d’amonceler ces rochers les uns sur les autres et, sans se soucier d’aucune vraisemblance, de les découper de mille manières pour y pratiquer des grottes ou des arceaux entre lesquels on aperçoit des échappées sur la campagne. Mais, sauf ce détail, l’artiste apporte autant de largeur que de sincérité dans son interprétation de la nature, et le beau portrait de l’Homme à barrette noire, du musée de Francfort, nous montre le parti harmonieux qu’il a su tirer du ciel bleu et des verdures vigoureuses sur lesquelles cette honnête et vivante figure se détache avec tant d’éclat.

À voir ces admirables ouvrages, il semble que les traditions de Van Eyck et de Van der Weyden allaient être renouées, car c’est bien elles que nous reconnaissons ici, mais reprises et développées avec plus d’ampleur. Cependant l’effort de Messys devait rester isolé et avec lui l’art gothique avait, dans cette dernière floraison, jeté son dernier éclat. Attirés par le prestige toujours croissant de la renaissance italienne, les artistes flamands iront désormais au-delà des monts chercher leur idéal et trouver des enseignemens. Avec ce mouvement de migration vers le midi dont Mabuse donne le signal et qui se poursuit avec les Van Orley, les Coxie, les Floris et bien d’autres encore, nous voyons disparaître peu à peu l’originalité du vieil art national. Au contact d’un art étranger, il perd cette absolue sincérité dans laquelle jusque-là il avait puisé sa force. Aussi, malgré le talent de ceux qui s’y emploient, les essais de conciliation tentés entre des aspirations si opposées n’aboutissent qu’à des productions bâtardes, également dépourvues de style et de naturel, et qui laissent le spectateur troublé ou indifférent. Au lieu de ces aspects variés de la campagne sur lesquels le regard aimait à se reposer dans les œuvres des primitifs, des monumens d’une architecture bizarre étalent derrière les pompeuses compositions des italianisans, leurs lignes tourmentées et le bariolage de leurs couleurs. Comme si elle avait honte de se montrer ainsi encadrée, la nature se laisse à peine entrevoir à travers le dédale incohérent de leurs portiques inutiles et les longues files de leurs colonnades.

Un nom cependant mérite d’être retenu parmi ceux des peintres que nous avons cités, celui de Bernard Van Orley. Mais bien qu’à son retour d’Italie son talent se soit développé dans un sens très personnel, ce n’est point dans ses tableaux que nous devons chercher la meilleure preuve de son originalité comme paysagiste. Van Orley était un décorateur de premier ordre, et les belles verrières de Sainte-Gudule montrent assez quelles étaient ses aptitudes à cet égard. Peut-être est-ce à cause de cette supériorité qu’il fut chargé, comme on le croit, de surveiller à Bruxelles la confection des célèbres tentures exécutées d’après les dessins de Raphaël. Il est certain du moins qu’il a lui-même fourni les cartons de plusieurs séries de tapisseries, parmi lesquelles les Chasses de Maximilien méritent surtout d’être signalées, à raison de la conscience et de la largeur d’interprétation avec lesquelles le paysage y est traité. Cette suite des Douze Mois dont on peut voir plusieurs panneaux exposés dans les salles du Louvre et qui représente des épisodes variés de la chasse de divers animaux nous offre une image fidèle de la campagne aux environs de Bruxelles, dans la forêt de Soignies, à Terwueren, à Sept-Fontaines, avec les châteaux, les couvens et les étangs ou les cours d’eau qui les avoisinent. Les plantes habilement groupées sur les premiers plans de ces compositions témoignent d’une étude scrupuleuse de la flore locale, qui a également fourni les motifs de l’ornementation des bordures. Les modifications successives que le cours des saisons apporte à la physionomie de nos contrées sont aussi très nettement caractérisées dans ces belles tentures et particulièrement dans celle qui représente une chasse en plein hiver au milieu d’une forêt dépouillée, avec la neige qui couvre le sol et quelques feuilles rougies par la gelée qui grelottent au bout des branches.

Mais des impressions aussi vraies sont tout à fait exceptionnelles chez les artistes de cette époque, et nous terminerions avec Van Orley cette étude des débuts du paysage dans les Flandres, si nous n’avions à mentionner rapidement encore les œuvres de deux de ses contemporains qui, — bien qu’ils se rattachent plus étroitement que lui à l’art du passé, — n’ont pas laissé d’exercer sur les artistes venus après eux une influence assez considérable. Nous voulons parler de Patenier et de Henri Blés, que la critique s’accorde à désigner comme les inventeurs du paysage formant un genre à part et se suffisant à lui-même. Il nous reste à examiner ce qu’il y a de fondé dans cette assertion.

Patenier et Blés étaient nés presque à la même époque, vers 1480, dans des lieux voisins, l’un à Dinant, l’autre à Bouvignes, près de Namur. Leurs vies sont peu connues, celle de Blés surtout, dont le nom même a été l’objet de nombreuses variantes[18]. Sa seule signature irrécusable « Henricus Blesius » nous est fournie par un tableau de la Pinacothèque de Munich, l’Adoration des mages (no 146 du catal.), dans lequel le paysage, d’une couleur puissante et savoureuse, n’offre cependant aucune particularité remarquable[19]. Quant à Patenier, qui passe d’ailleurs pour avoir été le maître de Bles, bien des fables ont couru sur son compte ; mais rien, dans le petit nombre de dates et de faits positifs que nous connaissons de sa vie, ne saurait justifier la réputation de désordre et d’ivrognerie que lui ont faite certains chroniqueurs. Installé de bonne heure à Anvers, il y devenait, dès 1515, membre de la gilde et, peu de temps après son mariage, acquéreur d’une maison située au bord de l’Escaut. Le 5 mai 1521, Albert Durer, qui voyageait alors dans les Pays-Bas, assistait à son second mariage. Très choyé par Patenier, dont il appréciait fort le talent, 1 faisait son portrait (aujourd’hui au musée de Weimar) et lui laissait, en outre, comme souvenir de sa visite, plusieurs dessins de petits personnages destinés à orner ses paysages. Nous savons d’ailleurs que Patenier mettait son pinceau à la disposition de ses confrères et qu’il peignit pour plusieurs d’entre eux les fonds de leurs tableaux ou de leurs portraits. Enfin une nouvelle preuve de l’estime dont il jouissait parmi eux nous est fournie par ce fait qu’après sa mort, en 1524, trois peintres d’Anvers venaient en aide à sa veuve pour le règlement de ses affaires et que Messys était du nombre. Le talent de l’artiste, le soin et la conscience qu’il apportait à l’exécution de ses œuvres, témoigneraient aussi, au besoin, contre les fâcheux propos qui ont été tenus sur lui.

La contrée où était né Patenier avait, sans doute, contribué à développer en lui le goût d’une nature un peu étrange, mais bien faite pour plaire à un paysagiste d’alors. La situation même de Dinant, au bord de la Meuse, le cours rapide de ce fleuve dominé par des rochers élevés, les vallées étroites qui débouchent non loin de là, celle de la Semois surtout, avec ses nombreux circuits, ses gorges profondes, ses ombrages frais et silencieux et les cavernes mystérieuses où ses eaux se dérobent, toute cette campagne pittoresque présentait accumulée dans un court espace cette profusion d’accidens et de sites variés que les peintres de ce temps aimaient à réunir dans leurs compositions. Loin de simplifier cette nature déjà assez compliquée, Patenier semble avoir pris à tâche d’ajouter à son étrangeté par un amas de motifs hétérogènes qu’il rapproche les uns des autres sans aucune vraisemblance : la mer, des montagnes coupées à pic, des rochers isolés et inaccessibles, couronnés de villes ou d’habitations, des perspectives qui s’étendent dans tous les sens et des cours d’eau dont les sinuosités reparaissent à tous les plans. Malgré cet entassement de détails, il n’estime pas que le paysage offre assez d’intérêt en lui-même pour qu’il en fasse le sujet exclusif de ses tableaux. Il croit nécessaire d’y introduire des scènes dans lesquelles il a sans doute, plus que ses devanciers, restreint le nombre et la taille des personnages, mais qui lui fournissent cependant la donnée première et la désignation même de son œuvre. C’est la Fuite ou le Repos en Égypte, le Baptême du Christ, l’Apparition du cerf à saint Hubert, la Tentation de saint Antoine, Saint Jérôme dans le désert et d’autres épisodes que ses prédécesseurs avaient déjà traités et que, pendant longtemps encore, ses successeurs continueront à reproduire. Enfin, loin de profiter des progrès réalisés à cet égard par Van Eyck, il revient également, ainsi que l’avait fait Memling, aux erremens des maîtres primitifs, et souvent il lui arrive de juxtaposer dans une seule composition des épisodes différens se rapportant à une même légende.

Patenier, quoi qu’on en ait dit, n’est donc pas un novateur et le sens de la nature qu’il manifeste dans ses ouvrages n’atteint jamais l’éloquente sobriété ni la force expressive que Van Eyck et Memling lui avaient données. Mais il faut bien reconnaître que, mieux qu’on ne l’avait fait jusque-là, il s’est appliqué à augmenter progressivement l’importance du paysage et à réduire d’autant celle des figures, sans cependant les éliminer tout à fait. D’ailleurs, en dépit de leur excessive complication, l’aspect général de ses tableaux ne manque pas d’une certaine ampleur, à laquelle concourent la souplesse et l’habileté de son exécution, la largeur de l’effet, la vérité de la lumière. C’est par ces qualités que se distingue un de ses plus remarquables ouvrages : le Baptême du Christ, du musée de Vienne, dans lequel la transparence vigoureuse de la végétation fait valoir la légèreté des lointains dont les dégradations très délicatement rendues sont animées par les ombres-que les nuages d’un ciel lumineux promènent sur leurs vastes étendues.

Quant à l’harmonie de la couleur, Patenier s’en est à bon droit préoccupé. On peut même déjà observer chez lui, en vue de cette harmonie de l’ensemble, la première apparition de ce parti-pris systématique que des critiques allemands, M. Riegel entre autres, ont remarqué chez ses successeurs et qui consiste à distribuer d’une manière invariable les trois tons dominans de leurs paysages : le brun coloré des premiers plans formant repoussoir, les verts plus ou moins francs de la partie moyenne et le bleu des lointains. Cette répartition, assez conforme du reste aux lois de la perspective aérienne, peut prêter à d’heureux contrastes. Mais si la nature en offre quelquefois l’exemple, ce n’est là chez elle qu’un des innombrables arrangemens de la riche palette dont elle dispose et dont, suivant les contrées, suivant les saisons et les heures du jour, elle sait à l’infini varier les nuances et les combinaisons. Pendant longtemps, au contraire, les paysagistes flamands ne se lasseront pas de recourir à ce procédé d’effet que Patenier avait inauguré. Chez presque tous, nous en retrouvons la trace plus ou moins déguisée et l’abus d’un expédient aussi sommaire contribue à donner à leurs œuvres. un caractère fâcheux de monotonie. C’est chez les artistes de la fin du XVIe siècle que ce défaut est surtout sensible, chez Josse de Momper, Lucas Van Valkenborgh, Roelant Savery, Ab. Gowaerts, Van Uden, etc., et après eux chez J. Breughel.

Une autre cause d’uniformité dépare d’ailleurs la plupart des œuvres de ces derniers artistes. En même temps qu’ils accumulent les accidens pittoresques dans leurs paysages et qu’ils en étendent les perspectives, ils semblent, à l’inverse de Patenier, choisir pour les épisodes qu’ils y introduisent ceux qui leur permettront également de multiplier à l’infini le nombre des personnages ou des animaux. Le Paradis terrestre, la Tour de Babel, le Déluge, le Massacre des innocens, la Montée au calvaire, Orphée charmant les animaux, les Kermesses et les Batailles deviennent leurs sujets favoris, ceux qu’ils répètent à l’envi et que le public accueille le plus volontiers. C’est avec une regrettable docilité qu’ils s’abandonnent à ce courant de routine et de mode, dont l’histoire de l’art offre trop souvent l’exemple, et qu’au lieu de chercher dans les campagnes qui les environnent des inspirations personnelles et immédiates, ils vont demander à d’autres contrées, surtout à l’Italie, aux Alpes, qu’ils traversent en s’y rendant, des impressions qui forcément demeureront superficielles et confuses.

Ainsi compris, le paysage est surtout décoratif et ses aspects, trop peu caractérisés, ne peuvent guère nous toucher. Et cependant, même parmi ces transfuges des Flandres, on compte des artistes de valeur et qui ont exercé une influence décisive sur leurs contemporains. Paul Brill, tout d’abord, qui, sans atteindre le style et la noble simplicité de Poussin, ni l’élégance et la poésie de Claude, a su, par l’ampleur et la variété de ses compositions, leur frayer la voie ; et, avant lui, Pierre Breughel, qui, avec sa verve parfois un peu grossière, mais avec une force singulière, était déjà revenu à ces traditions de l’art indigène que son fils Jean devait si brillamment continuer.

Quand, avec les premières années du XVIIe siècle, la séparation des deux nationalités, aussi bien que celle des deux écoles, flamande et hollandaise, est nettement accusée, il n’est pas besoin de rappeler avec quel éclat Rubens, dès son retour à Anvers (1608), manifeste la grandeur et la généreuse fécondité de son génie. Nous avons dit ici même comment le maître, dans sa pleine maturité, se délassait des grandes tâches qu’il avait accomplies en répandant à profusion la vie et la lumière dans ces admirables tableaux de la Pinacothèque, dont les riches campagnes des environs du château de Steen lui ont fourni les motifs. À côté de Rubens, Teniers, devenu son voisin par l’acquisition du petit domaine de Perck, mérite aussi une place à part. Si spirituel qu’il soit comme peintre de genre, peut-être a-t-il manifesté des qualités plus exquises encore comme paysagiste lorsqu’il a peint ces ciels clairs, ces nuages légers traversés par le soleil, ces eaux transparentes au-dessus desquelles frissonnent des saules grisâtres, et ces chaumières à demi cachées dans les vergers que dominent le modeste clocher du village et les trois tours (Dry Toren) qui ont donné leur nom à la demeure du châtelain.

Mais ce sont là des exceptions parmi les Flamands. Le plus souvent, même chez les meilleurs, le paysage conserve ces formes apprêtées, ces arrangemens un peu artificiels et cette exécution expéditive dont tout le talent de Jacques d’Arthois ou d’Huysmans de Malines n’empêche pas de sentir la monotonie. Vous trouverez là des décors d’un effet piquant et même des morceaux de peinture tout à fait remarquables, mais jamais cette profondeur de sentiment ni cette diversité d’impressions, qu’une étude plus attentive et plus pénétrante de la nature leur eût méritées. Il était réservé à l’art hollandais de découvrir les beautés inattendues que peuvent renfermer les contrées les plus simples et de nous les révéler par des chefs-d’œuvre dont la vérité et la poésie n’ont pas été dépassées.


EMILE MICHEL

  1. La Tapisserie, par Eug. Müntz, p. 72 ; A. Quantin, éditeur.
  2. Voir, dans la Revue du 15 juin 1884, le Paysage dans les arts de l’antiquité.
  3. C’était là aussi un procédé usité chez les anciens. Une coupe phénicienne nous montre rapprochés les uns des autres les divers épisodes de la journée d’un chasseur. Sur plusieurs vases attiques on voit réunies les scènes successives de mariages ou de funérailles, et ces vases portent également des inscriptions destinées à faciliter l’intelligence des sujets représentés.
  4. Bibliothèque nationale (Fr. 12536). Cette représentation est, il est vrai, postérieure à l’époque qui nous occupe, mais elle nous permet de juger des conventions scéniques alors en usage, puisque bien avant cette époque, en Flandre notamment, ces représentations de mystères étaient en honneur. Ce mode de figuration simultanée de localités très diverses réunies dans un même décor persista très longtemps au théâtre : il était encore usité en France et en Hollande à la fin du XVIIe siècle. Les choses changèrent quand, avec un besoin d’unité plus marqué dans l’action, l’étude développée d’un sentiment remplaça l’accumulation d’incidens qui motivait cette bigarrure des décors. Les progrès de l’art de la décoration ont donc marché parallèlement avec ceux de l’art dramatique lui-même.
  5. Parmi les manuscrits les plus remarquables au point de vue artistique, nous mentionnerons, outre ceux dont nous venons de parler, les Heures du roi René, celles d’Anne de Bretagne, le manuscrit latin (no 1314) de la Bibliothèque nationale, celui des Métamorphoses d’Ovide (no 137, les Heures du duc de Bedford (no 1729) ; les miniatures de Jean Fouquet appartenant à M. Brentano de Francfort et celles de ce même maître qui se trouvent dans le Boccace de la bibliothèque de Munich, enfin les Grandes Heures du duc de Berry, qui font partie de la collection du duc d’Aumale, et auxquelles M. Léopold Delisle a récemment consacré une intéressante étude dans la Gazette des Beaux-Arts.
  6. Van Mander a peine à comprendre que de tels artistes « aient pu se produire d’une manière si éclatante à une époque si lointaine. » il parle de l’impression profonde causée par le retable de Gand. Les artistes accouraient en foule pour voir ce surprenant ouvrage, mais on ne le découvrait au public qu’aux jours de grande fête et il y avait alors une telle presse qu’on en pouvait difficilement approcher. (Le Livre des peintres de Carel van Mander, t. I, p. 34. Traduction avec notes et commentaires par M. Henri Hymans, 2 vol. in-4o ; J. Ronam, éditeur)
  7. Dans l’étude consacrée à ce dernier musée, nous avons dit quelle était la disposition des panneaux de ce retable et apprécié d’une manière générale son importance et sa valeur esthétiques. (Voir la Revue du 1er  mai 1882.)
  8. Ceux de ce triptyque méritent, en effet, d’être comptés parmi les meilleures productions de l’artiste, l’Enfant Jésus surtout, dont le petit corps nu est peint avec une souplesse et un art accomplis. Van Eyck n’a pas toujours été aussi heureux, notamment dans le tableau du Louvre où le pauvre être chétif, gauche et raide, de mine vieillote et vulgaire, que la Vierge tient sur ses genoux, n’a aucune des grâces de l’enfance.
  9. Musée de Dresde, no 1718 du catalogue.
  10. Plusieurs de ses tableaux nous prouvent que l’artiste eut en Italie les patrons les plus illustres. Dans une Madone avec l’Enfant Jésus, l’un de ses plus précieux ouvrages (Musée de Francfort, no 100), les armes de Florence et les saints représentés à côté de la Vierge donnent à penser que l’œuvre fut commandée par les Médicis. Un autre ouvrage du musée de Bruxelles, un Calvaire (no 31) attribué à Memling et dont l’exécution également très remarquable offre avec celle du tableau précédent des analogies frappantes, nous paraît aussi de Van der Weyden. Nous y trouvons cette fois non-seulement l’écu des Sforza de Milan, mais les portraits de François Sforza, de sa femme Blanche Visconti et de Galéas Marie, leur fils, groupés au premier plan et agenouillés au pied de la croix. Seulement, d’après l’âge apparent de ce dernier personnage, le tableau aurait été peint non pas à la date à laquelle on fixe le voyage de l’artiste en Italie, mais tout à fait à la fin de sa vie.
  11. Musée de Munich, no 109 du catalogue.
  12. Le Livre des peintres, de Carel van Mander, t. I, p. 69.
  13. On a prétendu que Memling avait lui-même pratiqué l’art de la miniature ; le fait est possible, mais nous devons remarquer qu’on ne peut affirmer l’authenticité d’aucun des ouvrages de ce genre qui lui ont été attribués. Nous avons dit les motifs qui nous portent à croire qu’il n’a en rien participé à l’exécution du bréviaire Grimani et du livre d’heures de la bibliothèque de Munich.
  14. C’est même là encore une raison pour nous de croire, contrairement à l’opinion de quelques-uns des biographes de Memling, que l’artiste n’est point allé en Italie.
  15. Né, vers 1450, dans la Hollande méridionale, Gérard David s’était de bonne heure fixé à Bruges, où il se mariait. Il y avait subi l’ascendant de Memling, alors dans toute sa gloire. Admis dès 1483 dans la Gilde de cette ville, David en devenait le doyen en 1501 et 1502 ; il mourait à Bruges le 13 août 1523.
  16. Van Aken passa la plus grande partie de sa vie dans sa ville natale, Bois-le-Duc (Hertogen-Bosch), d’où lui était venu son surnom de Bosch. Il y mourut en 1516.
  17. Messys était-il originaire d’Anvers ou de Louvain ? C’est là une question encore indécise et que les catalogues d’Anvers et de Bruxelles tranchent chacun dans un sens différent.
  18. Ce peintre a été, en effet, désigné en Belgique sous le nom de Herri met de Bles, en France sous celui de Maître à la Houppe et en Italie sous le surnom de Civetta, à cause de la chouette qu’il peignait souvent dans ses œuvres et dont on avait cru devoir faire son monogramme exclusif, bien que cet oiseau se trouve fréquemment représenté dans les tableaux de beaucoup d’autres peintres de ce temps.
  19. Un grand nombre d’autres ouvrages appartenant à des collections publiques sont attribués à Blés, mais sans présenter des garanties d’authenticité suffisantes. Si le beau portrait du musée de Berlin inscrit sous son nom au catalogue (no 624 mérite cette attribution, il faudrait également restituer à Bles le portrait du Louvre classé parmi les inconnus (no 607 du catalogue) et qui autrefois passait pour être celui du Garofalo peint par lui-même. Tous deux sont certainement de la même main et témoignent du réalisme puissant que leur auteur savait donner à la représentation du paysage et de la nature humaine.