Les Combats de Françoise du Quesnoy/Texte entier



I

AMIS ET ENNEMIS


Le marquis de Bejar, Espagnol immensément riche, donna un matin un déjeuner, après lequel on joua. À cinq heures de l’après-midi, un de ceux qui étaient là, M. du Quesnoy, avait perdu quatre-vingt mille francs. Rarement on vit un plus beau joueur. Il ne sourcilla pas. Quelques amateurs de mouvements passionnés, qui surveillaient curieusement son visage, y saisirent au passage à peine de légères et rapides contractions.

Néanmoins cette perte au jeu, si galamment supportée, fut pour M. du Quesnoy le point de départ de divers événements qui influèrent gravement sur sa vie.

Le même jour, M. du Quesnoy alla passer la soirée chez une Mme  Desgraves, femme de beaucoup d’esprit, dont le salon était un des plus agréables et des plus recherchés de Paris.

Cette soirée avait lieu un peu en l’honneur d’un ami de cette dame, nommé Philippe Allart, qui revenait d’un long voyage en Asie, rapportant, avec un livre curieux dont on s’occupait, la réputation d’un homme courageux et intelligent.

Philippe Allart, qui faisait sa rentrée dans le monde parisien, trouva d’assez grands changements survenus parmi le personnel féminin surtout. Bien des jeunes filles s’étaient mariées et étaient devenues des femmes à la mode. Celles-ci avaient disparu, celles-là vieilli ; partout, après une absence de quelques années, il apercevait de nouveaux visages, et se sentait presque dépaysé.

Cependant, après avoir causé avec quelques anciennes connaissances et avoir été présenté par son amie, Mme  Desgraves, à tout ce qu’il y avait d’important chez elle, son attention commença à être singulièrement attirée par un groupe de trois jeunes femmes très remarquables par leur élégance. L’une d’elles, il l’avait vue jadis, il l’avait connue. Mais où ? Ce n’était plus la même physionomie que celle qu’il entrevoyait vaguement dans ses souvenirs.

Peu à peu il s’était, pour mieux examiner, approché d’une table où il feignait de feuilleter des livres. L’intérêt de sa contemplation devint d’autant plus vif qu’il crut remarquer une sorte de querelle entre les trois jeunes femmes. Du moins, au geste, à un froncement de sourcils, à un sourire aigu, il le devinait. C’était contre celle qui le préoccupait que les deux autres paraissaient se liguer.

En même temps Allart vit qu’un tout jeune homme, un enfant presque, qui se trouvait comme lui à la table et semblait regarder des albums, fixait par moments sur la même personne, d’une façon pénétrante et ardente, ses grands yeux noirs.

Il eut l’idée de le questionner.

— Pourriez-vous me dire, monsieur, lui demanda-t-il en la désignant discrètement, qui est cette dame ?

Le jeune homme parut tout effarouché, rougit extrêmement, répondit cependant Oui ! avec un brusque effort, et se cacha, sauvage et presque impoli, derrière la couverture de son album. Mais Allart ne le laissa pas en paix.

— Vous ne me répondez pas précisément, reprit-il doucement en souriant, je vous demandais qui est cette dame.

Le jeune homme parut consterné de cette insistance. C’est… balbutia-t-il… Mme  du Quesnoy.

Ce nom ne remettait point Allart sur la voie. Il continuait à la regarder, cherchant toujours à fixer une image fuyante d’autrefois qui passait devant ses yeux.

— Ah ! dit-il soudain avec l’élan d’un homme qui a trouvé, n’est-ce point une des filles du baron Guyons ?

Il inspirait une visible défiance et causait surtout toujours un trouble profond à son jeune voisin. Celui-ci ne répondit que d’un signe de tête.

— Le baron Guyons, qui est paralysé ? continua Allart.

— Oui ! répliqua le jeune homme, dont le visage touchait presque entièrement au livre.

— Je vous ennuie peut-être beaucoup, reprit Philippe ; mais je ne suis plus du tout au courant des choses à Paris… Y a-t-il longtemps qu’elle est mariée ?

— Quatre ans !… lui fut-il répondu avec la même détresse.

Allart ne s’inquiétait plus de son voisin. Il était maintenant ému, troublé à son tour. Eh quoi ! il retrouvait maintenant pâle, triste, sévère et froide, du moins tel était l’aspect de la physionomie, cette jeune fille qu’il avait connue souriante, fraîche !

Et il y avait quelque raison pour qu’il fût ému. Françoise Guyons avait joué, sans le savoir, un rôle dans la vie d’Allart. Peu avant son départ pour son grand voyage, et bien qu’il l’eût encore rencontrée peu de fois, elle l’avait extrêmement frappé, et il avait songé souvent à demander la main de cette jeune fille qui lui plaisait.

Des circonstances particulières l’obligèrent à entreprendre son voyage en Asie, mais une image qui ne s’effaça point, resta dans ses yeux et dans son cœur, à l’insu, du reste, de Mlle  Guyons.

Allart ne tarda pas à se renseigner auprès de Mme  Desgraves, et il sut que les deux autres jeunes femmes qu’il avait remarquées auprès de Mme  du Quesnoy étaient l’une la vicomtesse Ballot, propre belle-sœur de cette dernière, et l’autre Mme  d’Archeranges, amie intime de la vicomtesse et sœur de ce jeune homme qu’il avait questionné.

Or, il entendit, étant, sans qu’on le vit, dans une embrasure de fenêtre, ces deux dames dire des railleries et des choses fort désobligeantes contre Mme  du Quesnoy. Mme  Desgraves non plus ne paraissait point faire grande estime de l’esprit de celle-ci.

Allart en fut blessé, et il eut presque aussitôt un autre motif de mécontentement, car à côté de Mme  du Quesnoy vint s’asseoir un homme de trente-cinq ans environ, assez beau, grand, distingué et d’air fin, qu’il avait entendu appeler le marquis de Meximiers. Bientôt, par toute son attitude, M. de Meximiers cria pour ainsi dire tout haut qu’il faisait la cour à la femme auprès de qui il se trouvait. Mais pour Allart il était évident qu’elle seule ne s’en apercevait pas.

Il pensa alors au mari. Est-elle bien mariée ? se demanda-t-il. Et ce changement, cette attitude glaciale, jusqu’aux allures du marquis, tout lui répondait non. Celui-ci ayant abandonné la place, Allart ne put résister davantage, et voyant un fauteuil vide près de Mme  du Quesnoy, il se dirigea vers elle, et se présentant, lui dit : — Je ne sais, Madame si vous vous rappelez un homme qui a eu l’honneur de vous rencontrer autrefois.

Elle l’arrêta par un air étonné et lui répondit avec un ton de grande froideur qu’elle le connaissait de réputation et par ses œuvres. Il n’eut plus la force de revenir au passé, et échangea quelques paroles banales.

On annonça M. Joachim du Quesnoy. Un homme encore jeune et fort élégant entra. Chose singulière, au premier aspect, Allart lui vit une figure un peu basse et insolente, marquant de mauvais instincts, puis fut fort surpris un instant après de ne plus retrouver la même impression.

M. du Quesnoy lui parut avoir au contraire de la sensibilité et de la mélancolie dans les traits. Ses yeux étaient charmants, pleins de franchise et de douceur. Le front bas et étroit, les lèvres et le nez minces, ne détruisaient pas le charme de souffrance ou de fatigue que donnaient à tout le visage deux plis assez profondément creusés sous les joues.

Après avoir salué tout le monde, M. du Quesnoy vint vers sa femme, lui fit un petit signe de tête familier, dit un bonjour souriant au marquis, toisa Allart des pieds à la tête. Celui-ci se leva pour lui céder la place, mais M. du Quesnoy alla auprès de la vicomtesse sa sœur, avec qui se trouvait Mme  d’Archeranges. Au bout de trois quarts d’heure, il fut évident pour Allart que M. du Quesnoy et Mme  d’Archeranges étaient fort bien ensemble, si évident, qu’à un certain moment Philippe se retourna presque involontairement vers Mme  du Quesnoy. Mais celle-ci avait toujours son air de souveraine indifférence.

Mme  Desgraves relança ensuite Allart pour le mettre au whist avec M. du Quesnoy. Au jeu, où le marquis faisait le quatrième, M. du Quesnoy fut très attentif, très habile, ne desserra guère les dents. Il perdit un millier de francs. Allart l’examina au moment où on quittait la table et crut lui voir la figure très altérée, mais cela passa si promptement qu’il en douta.

Philippe laissa partir tout le monde pour demander encore des renseignements à Mme  Desgraves, puis il rentra chez lui, l’esprit absolument retenu, fixé autour de ces deux personnes, Mme  du Quesnoy et son mari.

Le lendemain matin de très bonne heure, Joachim du Quesnoy arrivait chez M. Niflart, faiseur d’affaires très actif, et qui avait une belle clientèle de personnes riches voulant spéculer sans être en nom. M. Niflart était un homme mince, jeune, toujours vêtu de noir, portant du linge très fin, étalant sur son gilet une splendide chaîne d’or, et ayant les dehors les plus sérieux, avec une tournure presque distinguée.

M. du Quesnoy serra les mains de Niflart avec force, en entrant.

— Qu’est-il donc arrivé ? s’écria aussitôt l’autre.

— J’ai perdu hier quatre-vingt mille francs au jeu… dit Joachim avec des lèvres imperceptiblement tremblantes, mais en homme qui ne voudrait pas paraître trop atteint.

— Quatre-vingt mille francs ! répéta Niflart, qui faillit bondir…

— Et il faut qu’ils soient payés aujourd’hui ! Vous savez que je compte sur vous comme sur un frère… reprit Joachim dont le visage était devenu tout à fait inquiet.

M. Niflart vint à lui, et lui donna à son tour une grande poignée de main. Puis il se mit à marcher de long en large.

— Enfin, demanda Joachim, est-ce que vous ne…

— Ce n’est pas ça, ce n’est pas ça, mon cher ami, s’écria l’autre d’un ton aigu et plaintif, mais vous êtes réellement voué à une mauvaise chance ! Et laissant tomber ses bras… moi qui ai aussi une mauvaise nouvelle à vous apprendre et une très mauvaise même.

— Quoi donc ? demanda Joachim en pâlissant.

— Eh bien enfin vous êtes fort… Mieux vaut vous dire… nous perdons… voilà que vous perdez aussi cent mille francs sur ces actions que vous vous êtes obstiné à acheter, malgré mes conseils, ce mois-ci.

Il lui expliqua l’affaire rapidement, d’une manière saccadée.

M. du Quesnoy restait là, abasourdi, consterné. Bien aigu eût été l’observateur qui aurait pu démêler si l’homme d’affaires contemplait son client et ami avec une joie secrète ou avec un véritable chagrin.

— Ne pourrait-on regagner cela par quelque bonne affaire ? dit faiblement Joachim.

— En avez-vous une à m’indiquer ? demanda l’homme mince et pointu avec une espèce d’impatience.

L’autre se mordait les lèvres.

Après un instant de silence, M. Niflart s’écria : Nous ne pouvons point cependant vous laisser embourbé…

Avec un grand élan, M. du Quesnoy lui reprit les mains.

Niflart réfléchit : Eh bien dit-il, vous aurez les quatre-vingt mille francs aujourd’hui. Quant au reste, nous verrons, j’aurai peut-être une idée.

— Mon cher ami, murmura M. du Quesnoy, mon cher ami que de reconnaissance, que de remercîments s’écria-t-il avec un chaleureux éclat de voix, comment m’acquitterai-je jamais ?…

M. Ninart avait une attitude modeste et grave, et il répliqua d’un ton rapide, comme pour ne pas appuyer sur de telles choses : Ce n’est pas de mon argent, c’est celui de mes clients mais dans huit jours il sera remplacé. J’ai un projet dont nous reparlerons. Allons, voici des bons sur divers banquiers. Avant midi vous aurez payé votre dette.

— Allez, allez, ne perdez pas de temps, ajouta-t-il après lui avoir fait signer une reconnaissance.

M. du Quesnoy pressa l’homme d’affaires dans ses bras. Ivre de joie, il courut toucher ses bons. Et avant midi, comme le lui avait dit M. Niflart, il avait payé sa dette de jeu. Le soir tout le monde parla de cet événement dans les salons. Depuis longtemps il n’y avait eu une aussi forte perte à Paris. Du reste, c’était moins le chiffre du désastre que la rigide exactitude du paiement dont on s’occupait, car cette exactitude est en général une pierre de touche pour apprécier la fortune des gens.

Allart se trouva dans une maison, où, comme partout, il en fut question. Mais là, après les éloges accordés à la force d’âme et à l’exactitude de M. du Quesnoy, on supputa sa situation.

Sa fortune propre devait être ébréchée.

On parla aussi du dessein qu’avait M. du Quesnoy de la rétablir en obtenant quelque haut emploi diplomatique, et on finit par tourner quelque peu vers la raillerie en déclarant qu’il n’avait peut-être plus qu’une voie à tenter : celle de la fabrication des vaudevilles. On se moqua même tout à fait d’une pièce qu’il avait fait jouer, sans succès, au Palais-Royal, et la carrière théâtrale fut jugée de peu de ressources pour lui. Alors, l’héritage de sa belle-mère tomba sur le tapis.

Mme  Guyons, qui avait deux filles, leur avait donné à chacune huit cent mille francs en dot, et il leur restait à partager encore plus de deux millions. La véritable planche de salut de M. du Quesnoy était donc sa femme. On discuta les qualités respectives des deux époux, et Allart reconnut que décidément Mme  du Quesnoy était peu aimée, qu’on la considérait comme une personne à prétentions ridicules, ennuyeuses et désagréables. L’opinion de Mme  Desgraves était celle de tout le monde.

Allart dédaigna de prendre le parti de Mme  du Quesnoy. À la nature des assaillants, il jugeait que son propre et favorable sentiment était le seul juste. En même temps il commença à mal augurer du personnage de M. du Quesnoy.

Plus il pensait à cette femme, malgré le froid accueil qu’elle lui avait fait, et l’oubli où elle était arrivée de lui, et plus fort le reprenaient ses anciennes impressions d’affection et même d’enthousiasme. Il ne l’avait revue qu’un moment : il était sûr qu’elle était malheureuse, qu’elle était supérieure à tous ceux qui l’entouraient, et il se disait très sérieusement qu’il avait eu grand tort de ne pas l’épouser cinq ans auparavant, car il était l’homme qu’il lui fallait.

Ayant appris par Mme  Desgraves que peu de jours après il y avait une soirée chez les du Quesnoy, il demanda à sa vieille amie de l’y faire inviter, ce qu’elle obtint facilement.

Le matin de ce jour important pour Allart, M. du Quesnoy eut à son tour la visite de M. Niflart.

— Eurêka ! avait crié celui-ci dès la porte, et ils se livrèrent à de grandes effusions. L’homme d’affaires au visage pâle et aigu avait déniché un brave gros homme, grand propriétaire dont la tête se montait promptement au tambour des grandes entreprises. Niflart lui-même possédait une véritable éloquence quand il s’agissait de préparer un plan. Il s’en grisait et savait échauffer les autres. L’homme qu’il avait découvert était à la tête d’immenses terrains dans un pays pauvre et mal cultivé.

Ces terrains contenaient les plus précieuses ressources, des mines, des bois d’exploitation, ils étaient propres à toutes les cultures et à diverses industries. Y faire passer un chemin de fer et ils étaient vivifiés, assainis, peuplés, fertilisés, l’or en jaillissait à flots ! Il ne fallait qu’une chose, ce chemin de fer. Avec le crédit bien connu de la belle-mère de Joachim, femme d’un homme important qui aurait été ministre sans sa paralysie, femme de tête par excellence ayant su conserver les plus puissantes relations, tout était facile, sûr même.

Et c’était un projet philanthropique, généreux, grand, une conquête de la civilisation sur la barbarie, et Popeland donnerait tout ce qu’on voudrait ; et Ninart tint M. du Quesnoy presque haletant pendant qu’il lui développait ses combinaisons, la perspective d’avoir de l’argent bientôt, dont on se servirait en attendant. Mais le point le plus curieux de la conversation fut la fin, lorsque M. du Quesnoy, totalement convaincu, eut promis de faire tous ses efforts. Après de longues circonlocutions, puis un moment de silence, M. Niflart demanda à Joachim : Mme  du Quesnoy sait-elle votre perte ?

— Non, je ne pense pas ! d’ailleurs, cela n’aurait aucun inconvénient.

M. du Quesnoy, qui n’avait jamais encore parlé de sa femme à M. Niflart, fut inquiété par cette question dont il ne voyait pas clairement le motif.

— Vous êtes sous le régime dotal ? reprit M. Niflart.

— Oui, dit Joachim qui se demanda si l’homme d’affaires avait l’intention de proposer des spéculations à sa femme.

Mais M. Niflart continua :

Mme  Guyons laissera encore un million à chacune de ses filles ?

Joachim fit un geste qui indiquait un peu d’ignorance à cet égard.

— On est obligé d’être très bien avec sa femme, reprit M. Niflart crûment.

Joachim fut froissé d’abord, puis il se dit qu’il avait trop d’obligations à celui-ci pour ne pas lui témoigner désormais une entière confiance, dont l’homme d’affaires, il n’en doutait pas, serait très flatté.

Et puis Niflart lui était sympathique, comme l’est souvent plus petit que soi.

— J’ai de grands ennuis, dit-il à Niflart… Et il lui prit les mains avec sa vive effusion.

Niflart savait vaguement, plutôt l’avait-il deviné en venant depuis un hiver seulement aux réceptions de Mme  du Quesnoy, que Joachim du Quesnoy n’était pas très bien avec elle et s’était tourné du côté de Mme  d’Archeranges.

— Ne vous mariez pas, si vous pouvez faire autrement, continua M. du Quesnoy.

— En vérité ? dit Niflart, mais je vous croyais très heureux.

— Ah ! soupira Joachim avec lassitude et contrariété.

— Mais Mme  du Quesnoy est une personne si…

— Elle manque d’esprit, s’écria brusquement M. du Quesnoy. C’est le pire de tous les vices. Elle est fort rigide, mais que cela coûte cher !

— Quelquefois, dit l’homme d’affaires, la mésintelligence ne vient que de malentendus.

— Eh bien ! il n’y a jamais que des malentendus entre nous.

— C’est très fâcheux, dit Niflart, grave et pénétré.

— Elle me contrecarre à tort et à travers par entêtement, par ignorance, par amour-propre.

— Même dans les affaires ?

— Même dans les affaires, si elle pouvait.

Non-seulement M. du Quesnoy ne jugeait pas imprudent de communiquer quelques craintes à M. Niflart, mais encore il le faisait à dessein.

— Ma volonté est cependant toujours faite. Mais ces luttes mesquines prennent du temps, détournent une partie de l’esprit, quand il le faudrait tout entier aux choses importantes, continua-t-il.

— Oui, c’est fort difficile, reprit M. Niflart, et il n’y a que deux voies de dédommagement, la patience…

— Qui s’use.

— Ou une affection…

— Il m’a bien fallu employer ce moyen, dit Joachim avec un sourire, j’ai rencontré une personne parfaite, dont l’amitié me console de mes déboires.

Niflart, qu’amusaient les périphrases de M. du Quesnoy, feignit de les prendre au pied de la lettre.

— Amitié, dit-il, ce n’est pas assez…

— Eh bien, une amie… complète !

— Eh, vous êtes très fort, alors, pour l’avenir, dit vivement Niflart. Il n’y a que quelques soins à prendre. Les tracasseries de votre femme, compensées par les bontés d’une autre, sont nulles. Elles ne doivent plus exister pour vous. À moins que vous ne soyez amoureux fou de l’autre personne…

— Non, pas à ce point-là, dit négligemment Joachim.

— Tant mieux ! Eh bien, il ne s’agit que de faire quelques concessions à votre femme, jusqu’à ce que votre fortune se soit agrandie. Prend-elle avantage de ce qu’elle croit devoir être plus riche que vous ?

— Peut-être y a-t-il un sentiment analogue…

— Je vais être brutal. Dans une circonstance quelconque… celle d’une grande affaire, pourriez-vous obtenir de Mme du Quesnoy une avance, un prêt ?…

— Oh ! s’écria M. du Quesnoy, on dirait que je la dépouille.

— Mais si l’affaire était sûre…

— Le despotisme, le caprice féminin, ferait qu’elle refuserait.

— Et aucune influence ne pourrait la décider ? continua Niflart qui se disait : Ces gens ont tout entre les mains et ne savent pas s’en servir.

— Je n’en connais aucune, répondit Joachim… On ne peut l’y contraindre.

— L’y contraindre, non, mais l’y amener ! Voilà à quoi, vous, qui êtes un esprit très fin, vous devriez vous appliquer… Niflart tira sa montre… Pardon pour mes indiscrétions, ajouta-t-il, mais puisque nous devons nous considérer comme associés, il était nécessaire d’examiner toutes les possibilités dont nous disposons… Je vous quitte, très heureux, très reconnaissant de ce bon entretien de ce matin, qui a créé entre nous une véritable fraternité, dont je suis très honoré.

— À ce soir, répondit Joachim, toujours en lui pressant les mains, et comme un homme dont le cœur trop gonflé ne peut laisser échapper d’expressions assez fortes, assez complètes…

Comme M. du Quesnoy reconduisait Niflart, Françoise traversait le même salon et les rencontra. Niflart la salua avec une politesse tout à fait obséquieuse, et dit :

— J’ai l’honneur de présenter mes respects à madame du Quesnoy.

Elle le salua et passa sans répondre.

— M. Niflart vous parle, ma chère amie, dit sèchement Joachim, fâché que son ami ne fût pas mieux accueilli.

— Mais j’ai dit bonjour à monsieur, répliqua Françoise en souriant avec ironie, et elle disparut dans une pièce voisine.

— Qu’avez-vous donc ? dit Niflart à Joachim, Mme  du Quesnoy a été charmante.

Joachim, dépité, crut être raillé et ne dit rien. Les deux hommes se séparèrent. En bas, Niflart sauta dans un coupé où l’attendait M. Popeland, gros homme blond et bouffi, à l’air doux, sot et content, le grand propriétaire dont il s’agissait.

Joachim, resté seul, parcourut plusieurs fois un cahier laissé par Niflart, et marmotta : Ce Niflart me jouera quelque tour ! Bah ! peut-être le maintiendrai-je. Il s’habilla et sortit. Il alla déjeuner dans un café, puis se rendit chez Mme  d’Archeranges.

Il était onze heures du matin. Françoise se tenait en moment dans un petit salon attenant à sa chambre à coucher. Elle déjeunait de son côté avec une charmante personne, petite, délicate, d’une figure fine et vive, ayant des mouvements de chatte, une voix pareille à un joli timbre de clochette. C’était son amie la plus intime, sa seule amie, Mlle  Charlotte Guay, avec laquelle elle avait été en pension.

Charlotte Guay avait maintenant trente ans, et on l’aurait prise pour un enfant.

Ce matin-là, Françoise parlait de Joachim à Charlotte.

— J’ai encore vu ce matin cet homme, ce Ninart. C’est un être qui a une réputation équivoque. Il est désolant de penser en quelles mains se jette M. du Quesnoy. Quoi de plus fatigant et de plus irritant que de ne pouvoir lui faire concevoir ses erreurs ?

Françoise s’arrêta pensive.

— Je lui dois encore un nouveau désagrément. Un monsieur de Meximiers me poursuit et m’obsède. Il me forcera à me fâcher. Son intention est ridicule et basse. Tous ces hommes sont odieux. C’est un ancien ami de M. du Quesnoy.

M. du Quesnoy s’est mal conduit envers lui. Ils devaient partager un bénéfice… de l’argent gagné au jeu ou à la Bourse. M. du Quesnoy a gardé presque tout, prétendant que l’autre n’avait strictement droit qu’à une toute petite somme… Il y a déjà près d’un an de cela. J’ai vainement essayé de faire revenir M. du Quesnoy sur une détermination dangereuse et peu convenable. Il m’a répondu de son ton léger et sentencieux qu’il valait mieux contrarier tout à fait les gens que les contenter à demi. Maintenant ce M. de Meximiers veut me compromettre…

— Comment le sais-tu ? demanda naïvement Charlotte…, il peut être sincère…

— Eh ! que m’importerait la sincérité d’un homme que je ne puis estimer.

— Ah ! dit Charlotte, il est bien fâcheux que nous ayons été tellement trompées. Joachim était si aimable… qui aurait cru à une comédie ? Mais, ajouta-t-elle avec une vivacité décidée, pourquoi ne pas te consoler ?… je ne parle pas de M. de Meximiers… En vérité, une femme a bien tous les droits…

On aurait dit que Mlle  Guay parlait d’elle-même. Elle semblait défier son propre mari.

— Et je n’hésiterais ras à avoir… poursuivit Charlotte. Elle s’arrêta, regarda son amie avec un peu d’inquiétude et continua, comme si elle se révoltait elle-même fièrement contre un tyran caché : Oui, à avoir un… ami !

Aussitôt elle eut peur d’avoir froissé la délicatesse de Françoise et elle ajouta en plaisantant : Il est vrai que moi je ne puis jamais me faire passer pour une personne sérieuse.

Mme  du Quesnoy avait des candeurs de puritanisme, par moments, qui expliquaient pourquoi aux yeux de bien des gens elle passait pour une femme sans esprit.

— Tu sais mon sentiment, répondit-elle, pour rien au monde une tache, pour rien, pour rien !

— Enfin si tu aimais quelqu’un ! s’écria Mlle  Guay, qui aurait sincèrement désiré que Françoise trouvât quelque distraction et quelque bonheur.

Mme  du Quesnoy jeta sur Charlotte un regard de surprise et d’espoir.

Mais elle reprit soudain son air soucieux et ajouta :

— Et cela à cause de celui-ci.

Elle montrait la direction de l’appartement de son mari.

— Ah ! s’écria Charlotte, prenez garde à votre orgueil, madame… vous vous y sacrifierez…

— Mais il est mon seul refuge, dit Mme  du Quesnoy avec la vivacité impatiente d’un être qui explique ses dernières ressources. Je ne veux pas être la plus malheureuse des femmes. Le jour où je n’aurais plus ce bouclier contre M. du Quesnoy, je serais écrasée.

— Mais ne t’exagères-tu pas tes griefs contre Joachim ?… N’est-il pas à peu près comme tout le monde ?

— Non, non, dit Françoise, j’ai presque honte d’être sa femme…

— Mais il n’a rien fait…

— Ses pensées, ses désirs, ses opinions, ses sentiments, tout me révolte et m’effraye en lui, m’effraye par les conséquences à venir.

— J’ai souvent pensé, dit Mlle  Guay, à sermonner ce charmant affreux homme, car je le trouve charmant au dehors, et c’est bien dommage que l’intérieur soit si vilain.

— Tu me rendrais un mauvais service. N’y songe pas. Ma mère a refusé de m’écouter à son sujet. Elle m’a accusée de fausse sentimentalité, de désœuvrement et de poésie. Jamais je ne lui en reparlerai. Cependant je voudrais qu’elle ne se laissât pas abuser par lui. Il faut absolument que j’inspire de la crainte à cet homme, c’est le seul moyen de le retenir.

— N’aimerais-tu pas beaucoup la domination, sans le savoir ? demanda Charlotte.

Françoise ne répondit pas à la question.

— S’il faut lutter, je lutterai avec acharnement. Je ne tiens à lui demander ni égards, ni amitié, ni estime. Il y a longtemps que j’en ai fait bon marché, mais il faut qu’il me craigne comme un juge.

— Il te détestera de même.

— Peu m’importe. C’est pour ma propre considération que je combats. Il y a des moments où j’ai du plaisir à le forcer au moins à se contraindre et à ajourner, sinon à abandonner ses projets.

On sonna ; peu après, un vif bruissement d’étoffe se fit entendre, et la vicomtesse Ballot entra précipitamment. Elle ne jeta pas même un regard sur Mlle  Guay.

— J’ai à causer avec vous, dit-elle à Françoise, comme si elle haletait.

Mme  du Quesnoy l’emmena dans sa chambre à coucher.

— Où est Joachim ? demanda la vicomtesse avec agitation.

— Dehors probablement, dit Françoise, plus étonnée que troublée par l’air affairé de sa belle-sœur.

— Il devient fou. Il faut absolument l’arrêter sur cette pente. Vous le laissez faire. C’est n’avoir pas le sens commun.

La vicomtesse, ordinairement calme, gracieuse, souriante, était cette fois emportée.

— De quoi me parlez-vous ? demanda Françoise d’un ton sec et agressif.

— De quoi je vous parle ? Mais faisons-nous des plaisanteries ? De cette perte, de ces quatre-vingt mille francs.

Françoise fit un grand mouvement. Elle eut peur d’apprendre quelque nouvelle peu honorable pour son mari.

— Au jeu ! reprit la vicomtesse, quatre-vingt mille francs chez le marquis de Bejar, il en venait quand il est arrivé chez Mme  Desgraves. C’est exorbitant !… Une fortune se dévore en un instant… Mon mari est furieux.

— Une perte au jeu ! dit Mme  du Quesnoy, en contenant sa surprise et son mécontentement. Eh bien, elle sera payée.

— Mais elle est payée. Elle l’a été dès le lendemain matin. Où a-t-il pris l’argent, comment ne saviez-vous rien ? C’est incroyable !… À quel prix aura-t-il payé ?… Joachim devrait penser qu’il aura des enfants…

Françoise ne parut pas entendre ; mais elle fixa sur le visage de sa belle-sœur des yeux si ironiques que la vicomtesse s’agita et fut irritée de se voir devinée.

— Mais enfin, pour vous, pour nous. Il est inouï de compromettre sa fortune à plaisir. J’espérais le trouver, lui parler. Dites-lui que je suis venue. Il faut lui enlever cette abominable passion.

Le calme apparent de Françoise, qui intérieurement pensait à M. Niflart et entrevoyait quelques tripotages entre lui et Joachim, excita la vicomtesse davantage.

— Vous êtes très indifférente pour tout ce qui le regarde. C’est un grand tort. Où est-il ?

— Je l’ignore, je vous le répète.

Mme  du Quesnoy était mécontente de l’intervention de sa belle-sœur, de son attitude.

— Vous devez savoir parfaitement d’où vient le manque de confiance de votre frère envers moi, ajouta-t-elle.

— De ce que vous êtes faible et insouciante.

Françoise sourit d’abord.

— Vous traversez la vie sans rien voir, sans agir, continua la vicomtesse.

Françoise ne voulut pas supporter plus longtemps les impertinents reproches de Laure.

— Votre frère est un homme perdu, dit-elle avec une certaine violence. Quoi qu’il fasse, il est perdu !

— Et vous désirez qu’il se perde ! Pourquoi ne dites-vous pas à votre mère qu’on donne à Joachim cette mission diplomatique dont on parle depuis si longtemps. Vous vous y opposez probablement. Qu’on l’arrache à Paris ! Vous n’avez aucun souci que de vous.

— Cela suffirait pour être une garantie. Je ne m’opposerai pas à ce que votre frère parvienne ; mais je ne l’y aiderai point. À moins qu’il ne change radicalement.

— Mais voulez-vous donc qu’on vous le façonne selon vos caprices ? Vous êtes l’obstacle de sa vie !

— Je suis l’obstacle de sa vie ! répéta Françoise indignée ; l’obstacle à ses mauvais instincts, oui, je le serai toujours !

— Oh ! dit la vicomtesse dont les traits s’enflammèrent, qu’avons-nous besoin de votre pédantisme ? Que vous ayez bonne opinion de vous-même, cela prête uniquement à rire ; que vous osiez dire toujours du mal de votre mari, c’est le comble de la folie et de la méchanceté. Eh bien, je suis ravie de vous voir vous expliquer. Nous savons maintenant qui vous êtes… mais ne venez pas vous plaindre plus tard !

— Votre frère, dit avec une raideur froide et menaçante Mme  du Quesnoy, n’aura pas de plus ferme soutien que moi dans tout ce qu’il lui plaira d’entreprendre d’honorable.

— Mais qu’êtes-vous, que vous croyez-vous donc ? Vous n’êtes rien. Mon frère n’a pas besoin de votre amitié, et votre hostilité ne peut que lui inspirer de la pitié. Allez, soyez maîtresse d’école pour vous-même…

La vicomtesse eut un rire serré, aigu.

Le choc était très vif. Tantôt pâles, tantôt rouges, les traits presque contractés, l’œil presque cruel, les deux femmes debout, en face l’une de l’autre, frémissaient, faisaient de vains efforts pour se contenir.

— J’aurais voulu le trouver moins ignorant, en effet, de tout ce qui rend un homme digne…

— Eh ! dit la vicomtesse avec l’intention d’être plus insultante encore, vous êtes une visionnaire… Vous ne vous ferez pas une victime intéressante, soyez-en sûre… En vérité, si on vous avait connue, ce mariage ne se serait pas fait…

— Moi seule ai le droit de le regretter, interrompit hautainement Françoise, vous cherchez à m’offenser avec un soin minutieux et inutile. Je ne souffrirai jamais que chez moi on se permette aucune observation sur ce qu’il me convient de faire…

— Vous me mettez à la porte de chez mon frère ? demanda la vicomtesse avec une ironie pleine de fureur.

— Madame, vous avez été très imprudente ce matin, dit Françoise avec une petite inclinaison de tête et en faisant quelques pas pour rentrer dans son salon.

— Je ferai beaucoup rire Joachim en lui racontant cette petite scène, s’écria la vicomtesse en haussant les épaules.

Elle s’élança dehors impétueusement. Son admirable teint blanc était vert, ses yeux clairs étaient troublés comme la vase, et ses lèvres minces encore plus amincies, comme le fil d’un rasoir.

Elle-même avait été très violemment secouée par le vicomte Ballot, à qui la perte de M. du Quesnoy paraissait un crime de lèse-famille. La comtesse était venue pour reporter à Joachim le ricochet de cette querelle, et ne trouvant que Françoise, elle avait vu en celle-ci le bouc émissaire qui devait expier toutes les fautes et tous les travers des autres. Mais la réception de Mme  du Quesnoy changea un mouvement d’humeur et d’emportement, dirigé contre un être qu’on supposait faible et de peu de conséquence, en une rancune et une haine tenaces.

Cependant Françoise, en revenant près de Mlle  Guay, était encore frémissante, et Charlotte la contemplait avec anxiété, n’osant l’interroger.

Il semblait que la visite de la vicomtesse fût une réponse immédiate aux déclarations que Mme  du Quesnoy faisait un moment avant à son amie.

— Je viens de me quereller avec ma belle-sœur, dit Françoise.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Mlle  Guay avec effroi et peine.

— Ils trouvent que je suis un obstacle ! Au moins me rendent-ils quelque justice !

— Je suis très effrayée, dit Charlotte, de penser qu’on puisse vivre dans de pareils tourments. Je ne pourrais le supporter. Je préférerais les laisser faire… Pourquoi cette querelle ? Je me sauverais à mille lieues.

— Il a perdu 80,000 francs au jeu il y a quelques jours ! S’il continue, mon salon passera pour une maison de jeu. Il faut que je sache comment il a payé. On me reproche de vouloir le diriger et en même temps de ne point le diriger.

Un domestique entra en ce moment, apportant une corbeille de fleurs assez belle. On ne savait de quelle part elle venait. L’arrivée de ce présent mystérieux ramena la bonne humeur, l’entrain, la curiosité de Mlle  Guay, mais Charlotte vit Françoise rouge, embarrassée.

— J’avais prophétisé sans le savoir, dit-elle, voilà une chose charmante.

— Et qui me déplaît, reprit Mme  du Quesnoy. Cette prétention de secret me gêne. Qu’est-ce que cela signifie ?

— Si c’était de Joachim ? demanda Charlotte.

Françoise haussa les épaules amicalement.

— On dit qu’il y a toujours un papier dans les bouquets, reprit Mlle  Guay, feignant de chercher avec beaucoup de soin. Il me vient une idée folle comme toutes mes idées, continua-t-elle ; fais donc la coquette une fois dans ta vie. Porte une de ces fleurs ce soir ; rends ton mari jaloux. S’il revenait à toi, tu le changerais…

Mme  du Quesnoy fit un geste qui faillit glacer Charlotte, tant il indiquait un irrémissible éloignement. Cependant elle eut presque aussitôt un bon sourire, presque d’enfant, et dit :

— Peut-être porterai-je cette fleur, en effet.

Puis, tout d’un coup, par réaction, elle prit la corbeille et la repoussa derrière un rideau. Aussitôt, elle dit assez gaîment : puisque je veux être la femme de César !

— Sans César, répliqua Charlotte avec un peu de dépit ; mais peut-être César ne t’aurait-il pas convenu.

— Comme tu te moques de moi, aujourd’hui ! s’écria Françoise.

Charlotte regarda autour d’elle, et, montrant tout le délicat ameublement du petit salon :

— Cela est fait pour abriter le bonheur, dit-elle.

— Ah ! répondit Mme  du Quesnoy, je ne suis pas tous les jours douloureuse ni disposée à me plaindre. Et si la vicomtesse n’était pas venue, la journée aurait été bonne, malgré ma petite antienne matinale sur mes terribles maux. Je serais aussi gaie que l’on voudrait.

— Aime, aime, aime, et tu seras délivrée ! interrompit Charlotte avec une vivacité qui fit rire Françoise.

Quand Mlle  Guay fut partie, Mme  du Quesnoy resta tout entière sous le charme des espérances amenées par Charlotte. À peine pensa-t-elle à sa querelle avec la vicomtesse. Mlle  Guay avait été terrible, sans s’en douter, par ses conseils légers, à demi sérieux, à demi lancés dans un but de distraction. Françoise contempla longtemps les fleurs, les toucha, les respira, et le qui ? revint dix fois à sa pensée et sur ses lèvres, malgré elle.


II

L’HOMME ET LA FEMME


Quand Joachim était arrivé chez Mme  Rose d’Archeranges, Charles de Bertiny, le frère de celle-ci, le jeune homme aux albums qu’Allart avait questionné chez Mme  Desgraves, se trouvait dans le salon.

— Bonjour, gamin lui dit M. du Quesnoy en lui donnant une petite tape sur l’épaule. Joachim ne cachait pas beaucoup sa familiarité avec Rose devant le jeune homme, qu’il traitait comme un enfant sans la moindre importance.

— Et vous, ma chère amie, j’ai beaucoup de choses à vous dire. Il lui baisa la main.

— Charles, j’ai à causer avec monsieur, dit Rose.

Charles se leva avec brusquerie. Il partait ordinairement dès que M. du Quesnoy se montrait, et on mettait cette retraite sur le compte de la sauvagerie juvénile.

— Ce sera donc toujours la même chose ! s’écria-t-il avec un regard menaçant jeté vers Joachim. Rose resta interdite. Elle et M. du Quesnoy n’avaient jamais supposé que Charles pût se permettre de voir ce qui se passait entre eux et encore moins de devenir gênant.

— Qu’est-ce que c’est, monsieur Charles, dit vivement Joachim en allant à lui comme un maître prêt à punir un écolier, qu’est-ce que c’est ? Vous vous permettez de manquer de respect à votre sœur !

Charles pâlit, ses yeux pleins d’irritation étaient attachés à ceux de M. du Quesnoy.

— Fais-moi le plaisir de partir, dit violemment Rose, je ne veux pas de grossièretés de collégien ici.

Charles était secoué comme un jeune arbre que tord un grand vent. Il tourna sur lui-même et partit sans mot dire, mais il ferma successivement les portes derrière lui avec un fracas épouvantable.

— Que signifie l’incartade de ce morveux, dit M. du Quesnoy avec humeur, je le trouve toujours ici. Pourquoi ne le mettez-vous pas à demeure chez un professeur ?

— Il vient rarement, mais vous vous rencontrez toujours avec lui.

— Je finirai par être obligé de lui tirer les oreilles.

— Il va bientôt terminer ses études. Je ne saurai plus qu’en faire.

— Que ne le mettez vous à Saint-Cyr ou dans la marine ? vous n’auriez plus à vous en occuper. C’est fort ennuyeux pour vous que la charge de ce grand dadais qui me paraît se mêler de se regarder ici comme chez lui.

— Je l’enverrai à mon mari pour me débarrasser de cette tutelle. Je ne suis pas obligée de lui donner d’argent, heureusement. On le laisse trop libre. Il a dix-huit ans… Mais qu’aviez-vous à me dire ? voilà quatre grands jours que vous n’avez donné signe de vie.

Rose était une grande personne à l’air imposant et d’une taille magnifique, mais qui n’avait pas le sérieux de son aspect.

Joachim aurait voulu trouver chez Mme  d’Archeranges, ce matin-là, des paroles plus caressantes, une affection plus attentive à lui. Il aurait désiré parler de lui-même. Mme  d’Archeranges avait le tort d’absorber à son profit toute la dose d’intérêt à répartir entre eux, et elle le dépita en ne prenant pas beaucoup de part à ses soucis. Il le lui dit.

— En pareille circonstance, répondit-elle, cette chère Françoise n’est-elle pas appelée à vous donner des consolations ?

— Ah ! ne marchons donc pas sur l’aspic ! dit Joachim en fronçant le sourcil.

— Enfin, comment cette perle a-t-elle pris la chose ? Elle nous a un peu bâtonné, hein ? la douce amie !

— Elle n’en sait rien. Est-ce que jamais je lui parle ? Vous êtes comme un fagot d’épines ce matin.

— Si encore elle avait payé les frais de la guerre, cette chère Françoise, s’écria Rose en éclatant de rire.

— J’ai besoin d’avoir l’esprit tranquille.

— Voulez-vous être bercé ? demanda Rose qui se mit à le bercer en effet pour se moquer de lui, puis qui le repoussa en ajoutant comme une très profonde réflexion : Nous sommes deux grands corps bien singuliers.

— Vous êtes peu compatissante, reprit Joachim impatiente, j’ai réellement besoin de calme, j’ai de grandes préoccupations.

— C’est très comique, dit Rose, les hommes ont toujours besoin que nous soyons employées avec des chasse-mouches à écarter les idées importunes, les tracas de leur front. Vous êtes de pauvres pachas !

— Ah ! interrompit M. du Quesnoy avec fatigue, jamais les femmes ne peuvent comprendre le moment où il faut être sérieux…

— Très bien, répliqua Rose piquée, soyez sérieux tout à votre aise… ; mais ne venez pas m’imposer l’ennui quand je n’ai nulle envie de m’ennuyer.

— Vous me congédiez ?

À ce moment arriva la vicomtesse, qui avait deviné que son frère pouvait être chez Mme  d’Archeranges.

— Ah ! s’écria Rose, votre sœur sera plus gaie que vous… Quelle robe du matin ravissante !… couleur aube !

Mais elle remarqua l’état d’animation où était la vicomtesse.

— Vous êtes donc une famille tragique ? demanda-t-elle.

— Ma chère, dit la vicomtesse, ce sont des affaires très graves, j’aurai recours à vous pour m’aider. Joachim a perdu la tête…

— Bien ! vous aussi ? s’écria-t-il.

— S’il s’agit de le rabrouer, dit Rose, vous arrivez bien.

— D’abord, reprit la vicomtesse, je viens de chez vous et j’ai vu votre femme.

Le ton avec lequel furent prononcés ces mots : votre femme, fut indescriptible, tant il contenait de rancune, de mépris, de répulsion.

— Elle m’a mise à la porte… continua-t-elle avec une sourde violence.

— La bonne femme, dit sarcastiquement Mme  d’Archeranges.

— Comment, comment cela ? demanda Joachim se redressant irrité.

— Ah ! la langueur s’est envolée, interrompit Rose.

La vicomtesse raconta brièvement et haineusement la fin de son entrevue avec Françoise.

— C’est bien, j’en causerai avec elle, dit froidement Joachim en serrant les dents.

— Il en a peur ! s’écria Rose.

— Vous êtes insupportable, Rose ! répliqua brutalement Joachim, qui eut un accès de fureur… Et il ajouta, en frappant du poing sur la table : Je ferai plier cette femme, je la courberai, je l’abattrai, je la rendrai petite et soumise.

— Ce n’est pas sûr ! dit Rose, qui se divertissait à l’exaspérer.

La vicomtesse était prise d’un violent besoin de s’attaquer à toutes choses, d’exhaler ce qui l’oppressait. Elle tomba sur Joachim.

— Tout cela vient de votre faute, de vos désordres. J’ai eu ce matin aussi une scène épouvantable avec mon mari à cause de vous. Il a raison. Il est impossible que vous continuiez ainsi. Votre fortune s’en ira lambeaux par lambeaux. C’est la preuve qu’il y a une lacune dans votre intelligence. Vous auriez besoin d’une femme qui vous tînt. Malheureusement je suis trop surchargée déjà. Quand vous serez ruiné, tout le monde se moquera de vous. Rose n’a pas la main assez ferme non plus. Elle devrait faire attention à vos folies.

— Mais, dit Rose, ne m’accusez pas, je suis prête à lui en dire autant. Il y a longtemps que je l’avertis.

Joachim essaya de sourire pour n’avoir pas une contenance trop ridicule.

Malgré son esprit, il subissait les reproches et les railleries, comme un enfant grondé.

— N’avez-vous pas mieux à faire, dit encore la vicomtesse, ne voyez-vous rien de plus enviable dans la vie ? De grands emplois à remplir, un nom à laisser après soi, une fortune à consolider et à agrandir. Vous pouvez avoir des enfants…

Rose menaça plaisamment Joachim du doigt. Elle se tenait en arrière de la vicomtesse qui ne pouvait la voir.

M. du Quesnoy saisit le prétexte de cette diversion et se mit à rire, comme si la vicomtesse débitait des absurdités.

— Vous riez s’écria sa sœur, vous êtes impardonnable. Enfin, nous, vos nièces ! vous avez des devoirs…

— Ah ! dit enfin Joachim sans cesser de rire, si on m’attache mes nièces au pied, j’aurai quelque peine à marcher. Le vicomte est bien assez riche pour ses filles, que diable !

— Et vous, savez-vous où vous mènera votre système ? À tomber à la merci de votre femme.

— C’est ce qu’il désire, dit Rose.

M. du Quesnoy haussa les épaules.

— Votre femme a un calcul, c’est de vous laisser aller à toutes vos folies pour vous amener sous sa dépendance, continua Laure.

— Vous lui faites bien de l’honneur ! répliqua M. du Quesnoy ; je la tiens en dehors de tout ce que je fais.

— Je l’ai bien vu, elle ne savait pas votre affaire.

— Et vous la lui avez apprise ?

— Il a peur d’elle, dit Rose, notre hardi Joachim !

— Vous me tracassez comme un taon, vous ! s’écria Joachim.

— Ne parlons plus de cette créature désagréable, dit la vicomtesse, il faut vous occuper sans retard de cette mission diplomatique pour l’Allemagne.

— Je l’ai demandée pour de Daignes, qui est un de mes amis !

— De Daignes ! que vous importe de Daignes ? ce n’est pas pour lui qu’il faut la demander, mais pour vous.

Les deux femmes n’eurent pas de peine à le convaincre qu’il fallait mettre son protégé de côté.

Après quelques mots de résistance :

— Il sera facile de démontrer à M. de Daignes que vous avez agi pour son bien. Je m’en charge, dit la vicomtesse. Où allez-vous, aujourd’hui ?

— Chez la baronne.

— Eh bien, commencez sur-le-champ. J’ai ma voiture, je vous y conduirai.

— Vous me le prenez ? s’écria Rose.

— Il le faut bien.

La baronne Guyons avait cinquante-cinq ans. C’était une femme grasse, au teint d’ivoire jaune, sans aucune ride, avec de fort beaux cheveux noirs, de très petits yeux, un épais menton et un gros front bombé. Elle était très vive, aimait passionnément la conversation sur les grands sujets. Elle possédait une aptitude d’orateur assez prononcée pour avoir travaillé jadis à des discours de son mari, et une disposition si sérieuse qu’elle lui avait plus d’une fois préparé des rapports sur des points d’administration spéciaux.

Assise devant un grand bureau semblable à celui d’un chef de division, quand Joachim entra dans son cabinet de travail, bureau couvert de papiers et surtout de lettres, elle était en lutte avec une interminable correspondance qui lui prenait tous les matins quatre heures. Elle se levait à six heures. Elle avait une telle passion pour l’activité intellectuelle et affairesque, qu’elle ne voulait même point de secrétaire, et parlait toujours de la nécessité pour un grand esprit d’embrasser tous les détails.

Joachim adorait sa belle-mère, qui n’avait pour lui que des compliments.

Elle le gronda, un peu seulement, de ses folies au jeu, l’approuva fortement de vouloir se lancer dans la diplomatie, et lui promit de s’en occuper de toutes ses forces, même consentit à lui donner une recommandation pour l’affaire du sieur Popeland, bien qu’elle n’y vît rien de bien sérieux.

M. du Quesnoy put aller au ministère et eut facilement, d’un haut fonctionnaire, un accusé de réception contenant la promesse d’un examen attentif de la demande du sieur Popeland. Il s’était expliqué franchement cette pièce non copiée et classée n’avait pour but que de montrer au solliciteur que lui, M. du Quesnoy, avait commencé des démarches.

Joachim se rendait de là chez Niflart quand il rencontra justement son ami M. de Daignes. Il lui fit les plus grandes démonstrations d’amitié. L’autre lui dit : Je viens des Affaires étrangères, on y est bien disposé ; donnez-moi le dernier coup d’épaule.

— Je ferai tout ce qui sera possible. Il y a une compétition énorme dont on ne vous a sans doute pas parlé. Il faut s’attendre à tout. Mais comptez sur moi, à moins que la lune ne tombe du ciel.

Niflart fut très content du bout de papier conquis par M. du Quesnoy.

— Nous le donnerons à Popeland ce soir.

– Ah ! je voudrais bien qu’il réussît, dit Joachim.

— Et moi donc, le brave garçon !

— Je crois l’affaire bien accueillie là-bas, continua Joachim d’un air convaincu.

À peine revenu chez lui, Joachim fit demander si Françoise était habillée. Cinq heures et demie sonnaient, et elle avait l’habitude, les jours de réception, de s’habiller avant le dîner, afin d’être prête même pour les gens qui arrivent trop tôt.

Un petit fait jeta Joachim dans l’irritation. En inspectant les préparatifs de la soirée, il demanda à son valet de chambre si on avait fait prendre des cartes neuves.

— Madame n’a pas donné d’ordres, répondit le domestique.

— Il n’est pas besoin d’ordres ; quand les cartes ont servi, il faut les changer. Qu’on aille en acheter deux sixains.

Il alla aussitôt dans la chambre de sa femme.

— Pourquoi n’avez-vous pas fait acheter de cartes pour ce soir ? dit-il rudement.

Elle n’y avait nullement pensé, mais il lui était impossible de supporter le ton brutal de Joachim.

— Comptez-vous perdre encore 80,000 francs ce soir ? répondit-elle avec un air calme et dur.

Ce coup venait plus vite que ne s’y était attendu M. du Quesnoy et redoubla sa colère.

— Mais cinq cent mille s’il me plaît, dit-il ; ceci ne peut vous importer.

— Il est inutile que ma maison passe pour une maison de jeu.

— Ma maison sera ce qu’il me conviendra, dit Joachim.

— Je m’y opposerai dans votre propre intérêt.

— Vous êtes un bel échantillon de la prétention féminine ! Vous oubliez toujours que vous ne brillez pas précisément par l’esprit, reprit M. du Quesnoy, essayant de charger son ironie de toute la cruauté possible.

— Le même esprit que vous… certainement non, répondit Françoise en s’inclinant et prise de colère à son tour.

Joachim était exaspéré.

— Je veux, ma chère, je veux, entendez-vous, je veux que vous ne vous permettiez plus de trouver bon ou mauvais ce que je fais.

— Il m’est impossible de condescendre à ce désir.

— C’est mon expresse volonté, et je vous y ferai céder.

Jamais encore de telles paroles n’avaient été échangées entre eux. Françoise était indignée, mais elle eut le sang-froid de le frapper juste.

— Vous êtes un homme très faible.

— Assez de ces observations ! s’écria-t-il violemment, outragé au plus profond de son amour-propre.

— Je vous les ferai cependant constamment, dit-elle, émue et hardie.

Joachim fit un mouvement pour s’avancer vers Françoise.

Puis il se promena un moment à grands pas pour se contenir. Françoise s’assit.

— Je ne souffrirai pas cela s’écria-t-il, je ne le souffrirai pas. Vous comptez sur mon horreur du bruit et des scènes.

Françoise fut terrible.

— Vous avez fait une perte énorme, dit-elle, je désire savoir comment vous vous êtes acquitté…

Joachim s’arrêta brusquement, stupéfait, puis se jeta sur un fauteuil.

— Ah, ceci devient trop bouffon, dit-il en affectant un accent persifleur, aigu, mais qui resta âcre et grondant.

— Ces querelles sont de mauvais goût, ajouta-t-il ; vous ne désirez pas, je pense, que je vous batte ?

— Vous ne m’avez pas répondu, dit Françoise.

La main de Joachim frappa à coups précipités sur le coussin de son fauteuil.

— Nous sommes ridicules et ennuyeux, continua-t-il ; vos interrogations sont sottes…

— Avez vous payé honnêtement ? dit-elle avec une certaine violence à laquelle il céda malgré lui.

— Mais, ma chère, j’ai ma fortune comme vous avez la vôtre ; de quoi vous inquiétez-vous ? Que signifie ce mot honnêtement, d’ailleurs ? reprit-il en se levant, troublé. N’ai-je pas mes biens !… Une fois pour toutes, vous vous abstiendrez de vous occuper d’une fortune sur laquelle vous n’avez rien à prétendre.

— Qui vous parle de votre fortune ?… C’est de vos actions que je m’occupe. On m’a dit que vous alliez demander la mission diplomatique qui se prépare et que vous avez promise.

— Oui, et ceci, j’y compte, doit vous faire plaisir, car cette mission durera deux mois. Nous serons séparés. Je ne vous emmènerai pas.

— Vous aviez promis devant moi à un de vos amis le crédit de ma mère pour cette même mission.

— Eh bien ! que fait cela ? Je la prends pour moi. Mon ami en trouvera une autre.

— Et vous êtes ravi de manquer à votre promesse et de sacrifier votre ami ?

— Auriez-vous l’intention de consoler M. de Daignes ?…

— Toute dignité vous manque, dit Françoise avec dégoût.

— Et vous toute intelligence ! Laissez-moi donc tranquille, à la fin, s’écria grossièrement Joachim.

— Ah ! dit Françoise, vous vous débattez vainement. Il est donc bien difficile d’avoir quelques scrupules ? Prenez garde !

Cette fois Joachim fut réellement étonné, car Françoise avait parlé d’une voix plus douce et avec une certaine tristesse. Il réfléchit un instant, et se rapprochant d’elle :

— Vous vous battez contre les fantômes d’un esprit aveuglé. Moi ! je ne suis pas un honnête homme, un homme de cœur ? Mais le jour où vous prendrez la peine d’ouvrir les yeux, vous comprendrez la bonté et la patience qu’il m’a fallu pour supporter votre état de maniaque.

Joachim se mit à énumérer alors avec vivacité toutes les belles actions qu’il pensait avoir faites dans sa vie.

Françoise le laissait dire, froide, silencieuse.

— Ma bourse, mon bras, mon crédit ont toujours été au service de mes amis. La loyauté est ici chez elle ! s’écria-t-il en achevant.

Il se frappa la poitrine, s’échauffant, s’enthousiasmant au récit de ses vertus.

— Je travaille, j’aspire à une grande position, je veux augmenter ma fortune. Eh bien, n’est-ce pas là une chose honorable ? Qui oserait attaquer mon honneur ? Que je ne montre pas une grande chaleur pour des gens comme de Daignes et Meximiers qui sont de faux amis, qui me desservent et me jalousent, et je ne serais pas dans mon droit, pleinement ?…

Ses yeux tournèrent tout autour de la chambre ; il aperçut la jardinière qu’on avait envoyée à Françoise.

— Ah ! qu’est-ce que c’est que ces fleurs ?

L’acharnement réciproque qui naissait entre eux se manifesta de nouveau. Françoise eut du plaisir à dire à Joachim :

— Ces fleurs, on me les a envoyées !

— Ah ! on vous les a envoyées ! Qui ? On s’occupe donc de vous ? demanda-t-il brutalement.

Elle éprouvait un certain remords. Ses scrupules lui faisaient croire qu’elle se compromettait. Mais avant tout, il fallait frapper Joachim. D’ailleurs, Françoise se sentait trop innocente, et ce léger trouble de sa conscience avait des jouissances un peu aiguës auxquelles elle ne résistait pas.

— Je ne sais de quelle part elles viennent, dit-elle d’un air indifférent.

— Mais vous le saurez sans doute. Je vais vous donner un conseil, car vous n’êtes pas très experte, je crois, en coquetterie. Il faut mettre une de ces fleurs dans votre coiffure, ce soir !…

— J’ai envie de suivre votre conseil… dit Françoise, elles iront très bien avec mes cheveux noirs.

— Mais mon conseil est bon, en effet, reprit Joachim, aigre, ne sachant à quoi se prendre. Vous connaîtrez ce soir quel est l’ami ! Cela vous manquait, en effet !

— Ah ! à propos, ajouta-t-il brusquement, vous aurez la bonté dorénavant de ne point commettre d’impertinence envers ma sœur. J’y tiens essentiellement, termina-t-il d’un ton bref, absolu.

— Je me modèlerai sur sa conduite à mon égard.

— Vous voudrez bien également vous abstenir de dire du mal de moi à votre mère, continua Joachim d’une voix qui montait, cassante, menaçante.

— Je lui dirai toujours ce que je pense être la vérité sur vous !

— Enfin vous recevez continuellement une personne dont la société ne vous est pas bonne, une Mlle  Guay…

Il s’arrêta, comme pour mettre un frein à l’emportement qui le reprenait. L’inébranlable Françoise répondit avec une netteté lente et scandée :

— Songez plutôt à cet homme, ce Niflart ; quant à Mlle  Guay, elle sera toujours reçue par moi, chez moi. Vous êtes libre de ne jamais vous rencontrer avec elle.

Joachim regarda sa femme avec des yeux froids, pleins d’une sorte de rage. Mme  du Quesnoy le contemplait fixement, résolûment.

— Je vous forcerai à obéir ! s’écria-t-il avec un fort éclat de voix.

Il fit un pas en avant encore une fois.

— Non monsieur, non. Vous savez bien que j’ai un maître plus exigeant que vous, et auquel seul j’obéis.

— Vous êtes une folle absurde ; je vous traiterai comme une folle !…

— Il est six heures et demie, dit froidement Françoise, le valet de chambre va venir annoncer que le dîner est servi.

— Vous avez raison, dit Joachim avec un dépit encore brutal ; mais croyez-vous donc qu’une femme pèse beaucoup en face de…

— En face de… ? demanda Françoise avec ce sang-froid méprisant et cette rigueur qui ne laissaient rien passer et qui étaient pour Joachim des aiguillons odieux.

— Vous vous repentirez de ceci, je vous le promets, ajouta-t-il les dents serrées.

— Je ne sais trop… dit-elle, satisfaite de cette impuissance.

— Je vous jure que vous vous en repentirez, reprit Joachim dont la voix éclata de nouveau.

Il sortit, avec un geste violent, de la chambre à coucher.

Au même moment, on vint annoncer que le dîner était servi.

Ils durent se mettre à table, face à face et avec les apparences de la paix, pour ne pas servir de pâture à la curiosité des domestiques.

Joachim, blessé dans son amour-propre, puisque son essai de domination avait échoué, ne voulait cependant pas que Popeland et Ninart fussent mal reçus par sa femme, et il essayait de reprendre son calme.

Quant à Mme  du Quesnoy, le contentement tout féminin d’avoir fait plier son mari, l’inquiet désir de voir ce qu’amènerait la soirée, une excitation générale, le bourdonnement des paroles de Mlle  Guay lui donnaient le besoin de se trouver au milieu de plusieurs personnes, d’aller et de venir, de parler ; elle se sentait animée d’un être nouveau.

Aussi, quand d’un ton tranquille comme si rien ne s’était passé, Joachim lui parla de divers bruits insignifiants du monde, elle y répondit de même.

M. du Quesnoy fut contrarié de ne pas la trouver sombre ou glaciale. Il lui semblait qu’elle portait trop le triomphe dans toute son attitude. Mais il cacha son impression, à cause de la réception de Niflart et de son ami.

Il annonça à sa femme qu’il aurait quelqu’un à lui présenter. Elle lui rappela, de son côté, que Mme  Desgraves devait leur amener une personne.

Cependant, ce dîner fut court et leur parut pesant. Les paroles, rares, sortirent à regret. La trêve était aussi désagréable que la lutte. Ils sentirent qu’ils étaient ennemis à jamais.

Après le repas, ils allèrent achever leur toilette.

Quand Françoise, à huit heures et demie, entra dans le salon, Joachim y était. Elle avait mis dans ses cheveux quelques-unes des fleurs de la jardinière. Françoise voulait que toutes ses actions fussent une manifestation de guerre contre son mari.

En s’habillant, toute leur querelle s’était retracée à elle, et l’indignation l’avait reprise.

— Vous êtes très bien ainsi, lui dit Joachim avec un sourire railleur et contracté.

Françoise éprouvait une grande volupté à le tenailler sans qu’il pût oser crier. Elle se regarda dans la glace, affectant d’arranger avec soin une branche, pleine de grâce coquette, de méchanceté provocatrice. Joachim en était stupéfait, ne comprenant pas où cette créature si peu aimable, si peu femme à son gré, avait pu prendre les raffinements savants dont usaient Mme  d’Archeranges ou la vicomtesse Ballot, quand elles étaient en veine de tourmenter quelque malheureux. Il sentait ses mains se diriger d’elles-mêmes vers ces fleurs qu’il trouvait insolentes.

La porte du salon s’ouvrit et le valet de chambre s’avança pour annoncer. M. du Quesnoy, croyant voir entrer Niflart et Popeland, s’élança presque vers la porte. Mais ce fut Charles de Bertiny en face de qui il se trouva. Joachim ne comptait pas lui faire tant d’honneur et en eut de l’humeur.

Charles avait dix-huit ans ; mais une figure délicate et féminine, des yeux doux et un peu étonnés lui donnaient tellement l’apparence d’un enfant de quatorze à quinze ans, qu’il ne venait jamais à l’idée de le considérer et de le traiter comme un jeune homme.

Charles était pâle et troublé. M. du Quesnoy se dit que l’enfant apportait un danger et parlerait de Mme  d’Archeranges devant sa femme. Il n’avait pas une minute de paix depuis le matin, et les gens semblaient conjurés pour lui enlever la tranquillité d’esprit nécessaire à ses négociations avec les hommes d’affaires. Néanmoins, son parti fut pris de jeter le petit garçon à la porte s’il était indiscret, et d’imposer silence à sa femme si elle réclamait.

— Ah ! ah ! vous êtes donc réconcilié avec votre sœur ? dit-il avec l’apparence du plus grand flegme.

Mme  d’Archeranges venait à toutes les soirées de Françoise, qui ne savait rien.

— Il était donc brouillé ? demanda Françoise.

— Je n’ai nul besoin de me réconcilier avec ma sœur, dit Charles avec un mouvement d’impatience.

Le jeune homme avait été profondément humilié le matin, et son courroux était toujours très vif, non-seulement à cause d’un sentiment de fier honneur personnel, mais aussi à cause de Mme  du Quesnoy, pour laquelle il avait une vénération sans bornes. Indépendamment de la honte que lui causait la liaison de sa sœur avec Joachim, il regardait Rose comme complice d’une persécution dirigée contre Françoise.

Sa première pensée avait été de ne remettre les pieds ni chez sa sœur ni en aucun lieu du monde où il pût rencontrer M. du Quesnoy. Puis il s’était dit qu’il avait un devoir à remplir auprès de Mme  du Quesnoy, celui d’être son défenseur et son vengeur.

Il était venu de bonne heure le soir, espérant arriver le premier, se trouver seul avec elle et lui confier ses peines et ses sentiments. Il voulait tout lui dire et se battre en duel avec M. du Quesnoy. Néanmoins, la présence inattendue de celui-ci l’avait un peu déconcerté et entravé dans l’exécution de son projet. D’ailleurs, Mme  du Quesnoy avait à ses yeux une majesté qui le rendait tremblant.

— Et pourquoi donc étiez-vous brouillé avec votre sœur ? demanda naturellement Françoise.

Joachim était sur les épines.

— Il était brouillé probablement parce qu’il est mal élevé, dit-il avec une bonhomie brusque et familière.

Charles garda le silence, un silence redoutable.

Joachim se demandait si quelqu’un n’arriverait pas. Il ne savait comment détourner les révélations que Charles, il le voyait, tenait suspendues sur sa tête.

— Ma sœur m’avait donné rendez-vous ce matin chez Mme  d’Archeranges. Elle l’avait du reste oublié, et c’est pour cela qu’elle est venue me chercher ici, ajouta-t-il afin de prévenir tout soupçon de la part de Françoise. Et comme nous avions à causer avec la vicomtesse, nous avons dit au petit bonhomme de nous laisser… Et monsieur s’en est allé de fort mauvaise humeur.

Le pauvre Charles reçut un coup de massue en s’entendant appeler petit bonhomme devant Mme  du Quesnoy. Comment après cela oser parler sérieusement de choses graves à celle-ci ? Il fut foudroyé.

— Mais il est fort gentil, cependant, quand il veut, dit Françoise qui, comme tout le monde, le traitait en enfant.

Joachim, pour qui il était un adversaire plus important qu’il ne pensait, acheva de l’annihiler avec une habileté absolue. Des bougies venaient de tomber. Au lieu de sonner un domestique :

— Tenez, Charles, dit-il, rendez-vous donc utile, c’est de votre âge ; remettez-donc ces bougies, mon cher ami.

Mme  du Quesnoy avait contemplé Charles très attentivement depuis un moment. Étonnée des mouvements que trahissait sa physionomie, étonnée de cette physionomie même où elle voyait par instants des accents virils se montrer, et sans comprendre ce qui agitait le jeune homme, mais le devinant troublé, froissé par de secrètes et vives sensations, sentant l’âpreté déguisée sous l’affectation familière de Joachim, reconnaissant à celui-ci une allure contrainte qu’elle lui avait vue si souvent vis-à-vis elle-même quand il feignait l’insouciance et la plaisanterie, elle vint au secours de Charles, en sonnant et en laissant tomber son mouchoir.

Charles le ramassa avec une lenteur calculée. Il serait tombé de reconnaissance aux genoux de Mme  du Quesnoy, et même il accomplit secrètement un petit acte d’adoration, en restant courbé plus longtemps qu’il ne fallait strictement. Pendant ce temps, le domestique était entré et avait fait ce que Joachim demandait à Charles.

Mais M. du Quesnoy était plein de colère. Il fut frappé vivement par l’action de Françoise qui lui parut extraordinaire. Pourquoi agissait-elle ainsi ? Pourquoi cette amitié pour Charles ? Les fleurs de la jardinière, l’arrivée du jeune homme avant l’heure ordinaire formèrent à ses yeux un rapport évident. Il eut réellement envie de saisir Charles à bras le corps et de le jeter par la fenêtre.

— Vous êtes décidément un garçon mal élevé, monsieur Charles, lui dit-il.

Charles se dressa ; mais Françoise, pénétrée elle aussi de l’idée d’une relation singulière entre Rose d’Archeranges et la querelle de M. du Quesnoy avec Charles, s’écria :

— Enfin que s’est-il donc passé chez sa sœur ? Vous avez une colère bien étonnante contre lui.

— Il est très mal élevé, insista Joachim il se fera corriger.

Charles put à peine parler ; toutes les révoltes de la délicatesse et de la fierté se soulevaient dans sa poitrine et étranglaient sa voix.

— Plus de leçons, monsieur, c’est à vous… bégaya-t-il.

— Sa sœur vient-elle ce soir ? demanda vivement Françoise qui étendit la main comme pour le mettre sous sa protection.

— Je n’en sais rien, répondit violemment Joachim, vous êtes stupide !

Charles fit un mouvement d’indignation :

— Oh ! c’est honteux ! s’écria-t-il.

M. du Quesnoy en resta court et immobile. Il allait pourtant chasser Charles quand on annonça M. Niflart et M. Popeland.

Tandis que M. du Quesnoy courait à la rencontre des nouveaux-venus, Françoise dit à Charles qui, sombre et blanc comme une statue, la saluait pour sortir :

— Non, restez, je le veux, Charles, j’aurai besoin de vous !

— Ah ! répliqua-t-il, vous voyez bien qu’il faut que je parte.

— Non, non, vous vous réconcilierez.

— Je supporterai tout, ajouta-t-il avec des larmes de rage dans la voix, puisque vous le voulez.

Cependant M. Niflart et M. Popeland étaient venus adresser de profonds saluts à Mme  du Quesnoy.

— Je vous présente M. Popeland, grand propriétaire foncier et intime ami de mon excellent ami M. Niflart, dit M. du Quesnoy à sa femme, d’un ton sec, destiné à exercer une pression sur elle.

— Je suis ravie, répondit Mme  du Quesnoy, dont les autres paroles de politesse se perdirent sous un mâchonnement rapide.

Joachim emmena les deux spéculateurs dans son cabinet, non sans dire à sa femme, à voix basse et d’un ton absolu en désignant Charles : Dites à ce petit garçon de s’en aller !

— Mais non, répliqua-t-elle.

Joachim serra les lèvres et sortit avec ses amis.

Françoise, restée seule avec Charles, le contempla avec soin et curiosité, et si librement, sans y songer, qu’il baissa la tête et rougit.

Il lui faisait l’effet d’une jeune fille et elle avait envie de s’épancher avec lui comme avec Mlle  Guay.

Mais l’homme s’était révélé sur cette douce et un peu extatique figure, et Françoise se demandait si elle retrouverait cet aspect et comment il pouvait se produire sur des traits si fins, si juvéniles.

L’élan de Charles, prenant si nettement parti pour elle, faisait croire aussi que les fleurs venaient de lui.

Elle essaya un peu si elle saurait être coquette. L’expérience faite sur lui ne lui paraissait pas risquée. Elle se leva devant la glace et tourmenta un moment sa coiffure.

Charles n’osait parler le premier, quoiqu’il fût oppressé du besoin de dire tout ce que contenait son âme. Il craignait de ne pas toucher d’accord les pensées de Mme du Quesnoy et de paraître manquer de délicatesse.

Francoise se rassit.

— Vous avez été bien rudoyé, mon pauvre Charles, dit-elle ; pourquoi donc êtes-vous si mal avec M. du Quesnoy ?

Charles ne put y tenir.

— Voulez-vous me laisser vous le dire, s’écria-t-il, vous ne m’en voudrez pas ?

Françoise pâlit soudain. Une grande clarté se faisait. Ce qu’elle allait entendre, c’était la preuve que Joachim était l’amant de Rose. À l’accent de Charles, elle en était sûre !

— Tous les gens qui vous entourent, tous ceux que je connais sont si mal pour vous, continua Charles, c’est abominable. M. du Quesnoy et ma sœur !… Ah ! j’en dis trop…

Il s’interrompit en voyant la figure de Françoise.

— Non, non, dit-elle vivement, je sais ce qui en est.

Elle s’efforça par fierté de se montrer très calme, mais ses traits avaient été parcourus, soulevés et tordus en un instant par un visible courant de colère et d’affliction humiliée.

Il lui importait peu de ne pas être aimée de M. du Quesnoy, peu même qu’il eût pour maîtresse une femme inconnue ; mais Rose était si près d’elle, tellement unie avec la vicomtesse Ballot, qu’il ne pouvait y avoir là qu’insulte raffinée, préméditée, complot ourdi savamment. Et pendant combien de longues soirées cette femme venant chez elle avait-elle dû la railler, jouir secrètement de son ridicule, avec tant de gens qui devaient être dans le secret ! Et le soir même, Mme  d’Archeranges allait oser venir !

Charles, inquiet, avait baissé la tête. Françoise haïssait d’être en spectacle et d’étaler ses agitations. Elle fit pourtant un retour sur elle-même que personne n’aimait, et une ardente aspiration d’amour, un sourd et oppressant regret se réunissaient dans son sein. Elle aurait voulu à la fois questionner Charles, chasser de sa pensée Rose et Joachim, se défendre contre ce qui la troublait, et s’y laisser aller. Elle ressentait un intérêt plus vif pour le jeune homme, mais comme pour un être faible qui a besoin de secours et de protection, tandis qu’elle aurait désiré elle-même trouver l’appui qu’elle se sentait prête à donner.

Cependant Charles était étonné qu’elle n’eût aucun blâme contre son mari.

— Je ne puis supporter une pareille situation, dit-il, il faut qu’elle ait un terme. Je suis un être très malheureux. Ma sœur… en l’absence de mon beau-frère, cela me regarde… Notre honneur est atteint.

Françoise ne pouvait que penser comme lui, et l’intervention d’un homme décidé à châtier ceux par qui elle était insultée lui aurait fait un grand plaisir. Mais celui-ci était si jeune pour se croire revêtu de tant d’importance, qu’elle eut envie de sourire.

Il le devina.

— C’est une honte qui me frappe, s’écria-t-il, je souffre de mon air d’extrême jeunesse. Mais si je ne me détermine pas à montrer que cette apparence est trompeuse, jusqu’à quand en abusera-t-on ? Et puis, M. du Quesnoy est un être méprisable…

— Charles ! dit Mme  du Quesnoy avec sévérité.

— Il se conduit indignement envers vous, reprit Charles naïvement.

— Mais ce ne serait pas une raison, dit-elle, une raison pour vous de parler…

Françoise était pleine de reconnaissance pour Charles, mais elle craignit de trop l’encourager.

— Peut-être ! avait répondu Charles avec un air sombre.

— Je vous remercie de votre amitié, dit Mme  du Quesnoy, mais vous vous exagérez mon malheur, mon pauvre enfant. Ma vie n’est pas si triste que vous l’imaginez… Je n’ai pas besoin de chevalier.

Il la regarda avec surprise.

— Je sais que vous ne vous plaindrez jamais ! s’écria-t-il.

Puis il ajouta : Je vous demande pardon… J’ai peut-être été importun.

— Non, mon pauvre Charles, mais quoique je ne sois pas bien vieille non plus, je me permettrai de vous donner un conseil. La vie vous offrira assez de difficultés… Vous ne pouvez être responsable des actions de Mme  d’Archeranges… Elle est mariée… Vous êtes fort jeune… Intervenir ne vous conviendrait pas.

Charles devint fort triste.

— Mais son mari est absent ! dit-il soudain assez violemment.

— Nous ne nous comprenons pas, reprit-elle avec un petit sourire.

Il y eut un moment de silence. L’idée d’enfant semblait s’éloigner de Charles.

Françoise était embarrassée, quoique satisfaite.

— S’il avait trente ans ! pensa-t-elle un instant. Et elle fut irritée contre elle-même de se reconnaitre tyrannisée par ces préoccupations.

— Je suis maussade, et je vous ennuie, je le crains, dit Charles, je ferai mieux de partir.

— Non, restez et habituez-vous au calme. Votre sœur viendra-t-elle ?

— Probablement, dit-il d’un air découragé.

Et vous ne trouvez pas cela indigne ?… ajouta-t-il impétueusement.

La naïveté de Charles entraîna Françoise à être également naïve.

— Si M. du Quesnoy et moi avions de l’affection l’un pour l’autre… je serais blessée… Du reste je vous en prie, n’en parlez jamais à personne comme vous le faites ce soir.

— Ah ! reprit Charles, c’est bien l’indignité de M. du Quesnoy de ne pas vous aimer. Tout le monde le sait. Mais vous, vous êtes trop généreuse. C’est encore apparemment un de vos défauts aux yeux du monde.

— Je ne mérite pas tant d’enthousiasme. Les hommes ont tort de s’occuper tant des femmes. Ils ont des sujets plus intéressants. Parlez-moi de vos projets d’avenir, plutôt.

— Je vous ai contrariée ? demanda-t-il humblement.

— Non, vous avez l’esprit trop délicat et trop élevé ; mais le calme vous manque…

Charles était plongé dans l’attendrissement et les délices.

Mais quelques personnes survinrent, et l’entretien fut interrompu. Peu à peu le salon commença à se remplir. M. du Quesnoy rentra avec les deux spéculateurs, tous paraissant fort contents.

On avait souvent reproché à Françoise, après avoir reçu parfaitement tout son monde, de prendre, au milieu de la soirée, un air de lassitude, de froideur et d’ennui. Ce soir-là, son animation ne devait pas tomber.

Voyant autour d’elle plus de jeunes femmes et de jeunes filles qu’elle n’avait compté en avoir, elle eut l’idée de faire danser au piano.

L’entrée du marquis de Bejar, celui qui avait gagné les 80,000 francs à son mari, et de quelques autres joueurs, la décida surtout, malgré Joachim dont cela retardait le jeu. On arrivait d’ailleurs à flots, pour voir l’attitude des du Quesnoy depuis la fameuse perte. Et Joachim désirait jouer pour montrer qu’il était plein de sérénité.

Le marquis de Meximiers et M. de Daignes vinrent ensemble. Françoise, en les recevant, crut s’apercevoir que les yeux de M. de Daignes se portaient avec une certaine attention sur sa coiffure. Peu après, Allart, Mme  Desgraves et Mme  d’Archeranges firent leur entrée. Rose avait dîné chez Mme  Desgraves, et Allart était allé les prendre.

Françoise reçut Mme  d’Archeranges avec une affectation d’amabilité, des caresses qui étonnèrent celle-ci, habituée à un accueil plus calme. Françoise était décidée à ce que Rose ne reparût plus. Allart fut présenté sans que les hôtes fissent beaucoup d’attention à son entrée chez eux. Mais lui fut très frappé par l’expression nouvelle, hardie, animée, du visage de Françoise.

Cependant M. du Quesnoy, qui avait fait préparer des tables de jeu dans un petit salon, fut très dérangé quand le cri « Nous allons danser ! » s’éleva parmi toute l’assemblée. Il était obligé d’ouvrir le bal improvisé. La présence de Charles aussi l’excitait. Pour punir Françoise, il invita Rose ; déjà M. Popeland s’était emparé de Mme  du Quesnoy.

Le jeune homme refusa de danser et se tint absolument à l’écart, morne et épiant tous ceux qui approchaient de Françoise ou qui parlaient d’elle.

M. du Quesnoy avait plusieurs fois passé près de lui en lui jetant de mauvais regards, mais la présente de sa sœur avait décidé Charles à rester quand même.

Joachim affectait de beaucoup rire en dansant avec Rose. Françoise bouillait de colère, mais feignait de ne s’apercevoir de rien. Dans le fait, Joachim avait dit à Rose : Il s’est passé des choses assez graves ici ; il faudra que nous causions très sérieusement à propos de Charles.

— À demain les affaires sérieuses, avait-elle répondu.

Ni elle ni M. du Quesnoy ne supposaient Françoise aussi instruite qu’elle l’était.

À une valse suivante, ce fut le marquis de Meximiers qui invita Françoise.

À un moment il se mit à la serrer contre lui un peu plus qu’il n’est habituel.

— Arrêtons-nous, dit-elle sèchement.

— Je vous suis profondément reconnaissant et j’éprouve une grande émotion, murmura-t-il tout bas.

Elle eut un mouvement d’étonnement.

Cependant le marquis, arrêté avec Françoise, avait repris : Vous avez bien voulu porter les fleurs que je vous ai envoyées. J’ose espérer que vous m’avez deviné.

Elle eut peur un instant, une peur horrible. N’était-ce pas une irréparable imprudence qu’elle avait commise, un gage donné et désormais impossible à retirer. N’appartenait-elle pas comme une condamnée à un homme fat, adroit, perfide, le dernier auprès de qui elle pût supporter d’être effleurée par un soupçon ?

Puis elle se remit, s’indigna contre une chance, si contraire, que la première et inoffensive coquetterie qu’elle eût tentée fût devenue un danger. Elle méprisa la nature avantageuse et déloyale d’un homme qui se permettait d’affecter de croire qu’on répondait à ses avances impertinentes. Son extrême sensibilité faisait qu’elle recevait toujours une blessure là où tout autre eût à peine ressenti un léger choc.

— J’ai assez dansé ! dit-elle avec sa violence sourde, habituelle.

Si elle avait pu, elle aurait, comme les déesses de la Fable, changé le marquis sur-le-champ en pierre ou en arbre.

— Oh ! dit M. de Meximiers, essayant d’éteindre des lueurs de raillerie dans ses propres yeux, ne pouvez-vous pardonner à un homme plein de joie…

— Vous vous trompez, monsieur, je ne savais de qui venaient ces fleurs.

« Il était si simple de ne pas les mettre », répondait l’œil incrédule et moqueur du marquis.

Mme  du Quesnoy, qu’il voulait reconduire, dégagea son bras du sien et le laissa. Il resta plein de dépit, malgré sa présence d’esprit, et tenta d’aller s’asseoir à côté d’elle. Mais elle sortit du salon.

— Eh bien ? vint demander au marquis M. de Daignes.

— Elle est fort émue, et elle avait pressenti ! répliqua M. de Meximiers d’un air indolemment triomphateur.

En même temps Rose, qui suivait tous les mouvements de Françoise avec la sollicitude de la haine, disait à Joachim :

— Que se passe-t-il donc entre votre femme et le marquis ?

— Comment ! le marquis ? Je ne sais ! Qu’avez-vous vu ? s’écria-t-il avec vivacité.

Il avait la vanité de la fidélité et de la parfaite réputation de sa femme.

— Vous êtes jaloux d’elle ? ajouta Rose. C’est une singulière façon d’être aimable envers moi.

— Ah ! dit Joachim avec impatience, nous nous en occupons trop !

— Voici qu’elle revient. Elle a ôté ses fleurs, elle a eu tort ; vous lui aviez donné là une coiffure charmante.

Joachim ne répondit rien. Il s’apercevait que sa femme tenait dans son existence une place telle qu’il ne pouvait se mouvoir sans s’y heurter. Et jusque-là il lui avait semblé qu’elle ne comptait pas. Une foule d’infiniment petits, insensiblement ramassés, l’assaillaient de tous côtés. Il était d’une humeur exécrable, et, forcé de se contraindre, subissait une véritable torture.

— Vous êtes maussade et ennuyeux, dit Rose ; je vais causer avec M. Allart, qui est plein d’esprit et de gaîté.

— Cette personne présentée par Mme  Desgraves ?

— Oui.

Et Rose se dirigea, en effet, vers Allart et Mme  Desgraves.

Joachim examina Philippe et ne crut pas à son importance. Allart n’était pas beau. Sa personne et sa tournure avaient une singularité où Joachim ne retrouvait aucune des élégances qui constituaient à ses yeux les hommes dangereux, experts dans les choses mondaines.

Il se décida à aller questionner Françoise, mais M. de Daignes l’arrêta :

— Avez-vous quelques instants à me donner ?

M. du Quesnoy n’hésita pas. La surexcitation sortait de la contrainte.

— Ah ! mon cher ami, je n’ai pu vous aborder encore ; ayant d’ailleurs de mauvaises nouvelles, je n’avais pas une grande hâte à vous les apprendre. J’avais une lettre prête pour vous et que je comptais vous envoyer demain matin.

M. de Daignes eut beau devenir sérieux, un peu pâle, et serrer ses lèvres mécontentes, Joachim joua hardiment sa comédie, d’un air franc et pénétré, et finit par lui demander la permission de prendre la place qu’il avait sollicitée pour l’autre.

— Acceptez, mon cher, acceptez, dit M. de Daignes avec un sourire contrarié.

Et il ne tarda pas à partir.

Quand Françoise rentra dans le salon, M. de Meximiers s’avança au devant d’elle. Charles, les dévorant des yeux, se rapprocha de façon à entendre.

— Vous les avez donc ôtées ? dit le marquis à Mme  du Quesnoy avec un certain air de menace.

— Je ne vous comprends pas, monsieur. Vous ne voyez donc pas que vous me fatiguez…

— Vous avez bien pensé qu’elles vous venaient d’un autre, reprit-il… Car il essayait souvent d’un système d’intimidation et de véritable persécution envers les femmes.

Charles avait envie de s’élancer sur lui. Il s’avança à son tour avec un mouvement si décidé de protection ou d’intervention que le marquis se tut, embarrassé.

— Donnez-moi votre bras, Charles, dit Françoise.

— Il est dangereux de se faire des ennemis quand on prête le flanc, reprit cependant M. de Meximiers.

— Je ne vois de danger que pour vous, répondit Françoise en souriant dédaigneusement. Et elle passa avec Charles, qui regarda fièrement et avec colère le marquis en le froissant du coude, celui-ci ne s’étant dérangé que lentement devant eux. Le marquis se redressa un instant d’un air hautain, mais se contint.

Malgré la musique, la danse, l’éclat de la lumière, le bruissement joyeux des conversations, ce monde était rempli de soucis, de colères, de rancunes.

— D’où sort celui-là encore ? avait demandé Charles à Mme  du Quesnoy.

Elle était vivement émue, mais satisfaite de la confusion du marquis.

— Vous ne le connaissez pas ? dit-elle étonnée.

Charles voyait Allart se diriger de leur côté.

— Et celui-ci, murmura-t-il, apportera-t-il aussi quelque offense ?…

— Mais, mon enfant, je vous en prie ! reprit Françoise qui se sentait entraînée à une solidarité troublante avec Charles, votre tête est trop vive !

Allart fut devancé auprès de Françoise par M.  Popeland, qui venait la prier de subir de nouveau le supplice de la danse.

Elle accepta avec empressement pour se soustraire au naïf dévouement du frère de Rose.

Allart tenta de causer avec Charles, mais celui-ci le reçut avec une réserve raide qui fit que Philippe le laissa.

Quel que fût le soin de Joachim et de Françoise de cacher leurs sensations, plusieurs personnes commençaient à leur trouver un air singulier.

Joachim, enfin débarrassé de ses devoirs premiers de maître de maison, avait pu se réfugier dans le salon de jeu, où le marquis de Bejar avait ouvert une bouillotte. Joachim voulait se montrer beau joueur vis-à-vis son vainqueur. Il fit monter les enjeux et, comme il n’avait pas l’esprit assez libre pour suivre un jeu où il faut beaucoup de sang-froid, il perdit, en très peu de temps, quatre mille francs. Rose, au sortir de danser, passa devant le marquis.

— Comme vous êtes vagabonde, lui dit-il, je vous vois courir partout.

Une pensée avait pris M. de Meximiers : si je ne puis frapper Joachim dans sa femme, je l’atteindrai dans sa maîtresse.

Rose sourit de son plus brillant sourire :

— Cette pauvre femme sait si peu recevoir que l’on ne sait où se mettre.

— Oui, reprit-il, elle passe son temps à changer de coiffures.

— Que d’illusions !

— Elle avait reçu des fleurs ce matin, et voulant récompenser celui qui les lui avait envoyées, elle s’en est parée.

— Et qui a pu les lui envoyer ?

— Devinez.

— Vous dit-elle en riant. Quel homme de mauvais goût !

— Elle me plaît infiniment. Elle les a ôtées, de peur de se compromettre plus longtemps.

— Mais c’est une déclaration.

— Oui, c’en est une.

— Et voilà comme vous gardez vos secrets ?

— Ah ! dit-il, je n’y pensais pas.

— Et vous avez la hardiesse de vous trouver heureux ?

— Non, mais j’espère l’être !

Elle le regarda.

— Il ne faudrait pas parler ainsi à toutes les femmes, dit-elle, vous leur feriez peur.

— J’aime le courage.

— Et moi aussi ; mais comment ! Je porterais des fleurs envoyées par vous, et vous l’iriez dire à tout le monde ?

— Nullement. Je vous prie de vouloir bien être ma confidente, car je sais que vous êtes sa meilleure amie.

Elle le regarda de nouveau pour pénétrer sa pensée.

— Votre confidence est bien placée, mais vos affections ne me semblent pas aussi bien logées, car ma meilleure amie n’est pas l’esprit personnifié.

— Ah ! ne me tentez pas, s’écria-t-il, vous êtes le démon.

— Je voudrais l’être pour vous jeter dans la fournaise.

— Je me sens brûler déjà !

— Déjà est bien dit, reprit-elle, mais les glaces de Mme  du Quesnoy vous protégeront, comme saint Antoine.

— Je suis un honnête saint Antoine, je regarderais comme une gloire d’être tenté comme lui.

— Ne troublons pas les cendres de Marivaux. Conduisez-moi donc près des joueurs. Nous verrons s’ils sont toujours magnifiques.

Rose affecta de poursuivre cette comédie sous les yeux de Joachim, dont elle acheva la déconfiture à la bouillotte en lui ôtant la tranquillité nécessaire pour défendre son argent.

Quant au marquis, il savait très bien que tout ce qu’il avait dit de Françoise à Mme  d’Archeranges serait répété partout.

Joachim se leva pour aller chercher de l’argent.

— Jouerez-vous encore ? lui demanda Rose.

— Non.

— Je vais rentrer à votre place.

Les joueurs firent quelque peu la grimace. Le marquis de Bejar quitta la table aussi. Rose engagea M. de Meximiers à faire comme elle.

Elle se cava de cent francs et fut décavée en deux tours. Avec la tyrannie féminine, Rose déclara qu’elle abandonnait le jeu, sans se soucier d’interrompre la partie. Mais M. de Meximiers lui proposa de s’associer. Elle accepta cavalièrement. Joachim, qui était revenu pour assister à la scène, fut fort mécontent. Elle le vit à sa mine.

— C’est, dit-elle, un impromptu…

— Vous allez ruiner le marquis, répliqua-t-il vertement.

— Il en sera reconnaissant.

— Ah ! dit le marquis, c’est une guérison que j’entreprends.

M. du Quesnoy riposta :

— En buvant la médecine vous-même.

Depuis quelques instants Allart avait pu rejoindre Mme  du Quesnoy.

Charles, jouant son rôle de chevalier avec la plus ardente bonne foi, ne lâchait plus Françoise, se précipitant à ses côtés, dès qu’il la voyait seule.

Quand un homme à qui une femme plaît va vers elle, elle lit dans tout cet homme l’effet qu’elle lui produit.

Françoise accueillit parfaitement Philippe. Ce qui s’était passé chez Mme  Desgraves et qui avait été enseveli sous tant d’impressions jusque-là plus fortes, lui revint subitement à la mémoire. Il lui sembla même que l’aspect franchement ami, dévoué, admirateur de cet homme, elle en avait eu nettement l’impression chez Mme  Desgraves. Elle revoyait cet inconnu avec plaisir, avec charme.

Pendant qu’ils échangèrent quelques compliments, ses regards, plongés dans les yeux d’Allart, parcoururent sa large physionomie ingénue, gaie et pensive, et elle y vit que Philippe devait être un homme bon et énergique, un esprit tendre et solide, un être attirant.

Allart n’oublia jamais ce qu’il éprouva sous ce sincère et sympathique examen.

Charles, qui les observait, reconnut lui-même, à travers les paroles insignifiantes qu’ils étaient forcés d’employer, le lien qui se formait, l’amitié qui se traitait.

Son dévouement pour Mme  du Quesnoy était si désintéressé, d’espèce si héroïque, qu’il aima aussitôt Allart, et fut heureux qu’enfin Françoise eût trouvé peut-être, pour l’avenir, un défenseur plus efficace que lui. Du moins il le sentait confusément.

Mais M. du Quesnoy, à demi brouillé avec Rose, dont il trouvait trop exagérées les coquetteries envers le marquis, revint vers sa femme.

La persistance juvénile de Charles à se constituer le garde du corps de Mme  du Quesnoy, l’air d’entrain, de plaisir que celle-ci avait eu plusieurs fois dans la soirée, les insinuations de Rose, la nouvelle perte au jeu, la comédie faite avec M. de Daignes, l’avaient criblé d’ennuis, de piqûres, et sa femme était le pivot de toutes ces contrariétés !

Allart s’approcha en lui disant qu’il remerciait Mme  du Quesnoy ; Joachim s’inclina à peine poliment. Allart lui était déplaisant. Allart était près de sa femme et celle-ci avait l’air joyeux.

— Je vous avais dit que je ne voulais pas que ce petit garçon restât ici, dit-il.

— Il partira avec sa sœur, répondit Françoise en appuyant.

— Et il ne reviendra plus ! reprit-il d’une voix mordante.

— Pas plus qu’elle !

Joachim pâlit.

— Vous donnerez donc toujours vos ridicules en spectacle ! répliqua-t-il hors de lui, et prenant presque à témoin Philippe.

Charles regarda Allart comme quelqu’un qu’on appelle au secours. Françoise sourit avec un cruel dédain. Et Allart, qui s’était éloigné un peu par discrétion, eut une telle expression de dégoût, que Joachim fut stupéfait et reçut l’intuition subite de l’union de ces trois personnes contre lui.

— Je réformerai cette maison, où l’on entre sans ma permission, dit-il en étouffant sa voix.

Et il tourna brusquement d’un autre côté. Il se jeta sur un canapé à côté de M. Niflart. Immédiatement, Françoise, pâle, résolue, se dirigea vers Mme  d’Archeranges. Philippe était pétrifié des paroles de Joachim, ne pouvait supposer en être le but et pourtant avait reçu de M. du Quesnoy un regard qui le rendait plein de doutes. Il n’osait questionner Charles.

Mais celui-ci, entraîné par ces querelles, énormes événements pour lui, et obéissant à la sympathie qui le portait vers Allart, lui dit : Ce misérable homme insulte ainsi toujours cette pauvre femme et tous ceux qu’elle paraît estimer. Il ne sait pas pourquoi je le supporte patiemment… mais cela changera. À ce moment, il quitta tout à coup Allart en lui disant :

— Oh ! pardon !

Et Allart le vit qui allait vers Rose et Françoise, en colloque au même instant.

Rose avait été surprise et inquiétée par la figure de Françoise, et elle pressentit quelque affaire fâcheuse.

— Je suis étonnée que vous vous permettiez de venir chez moi, lui dit Françoise.

Le coup était plus rude que ne s’y attendait Mme  d’Archeranges. Une rougeur extrême couvrit son visage.

— Mais, ma chère, que signifie ?…

— Je désire que ce soit aujourd’hui la dernière fois.

— Mais c’est un accès… que je ne conçois pas.

— Je pense, Madame, que vous m’avez entendue.

— Vous me jetez hors de chez vous ! dit Rose au comble de l’humiliation et de la fureur. Ne connaissant pas la véritable Françoise, il lui paraissait impossible de se soumettre à cette petite créature dont elle s’était si souvent moquée. Votre volonté est donc la seule ici ?

— Voulez-vous, Madame, que je parle plus haut ? dit Mme  du Quesnoy, terriblement menaçante.

Rose eût résisté et n’eût pas craint d’engager dans ce ce salon une lutte inconvenante, inouïe, encouragée par l’habitude prise de trôner là, et partout, aux dépens de celle-ci. Mais Charles la prit tout à coup par le bras. Elle n’avait pas fait attention qu’il était survenu.

— Il est convenable que vous vous retiriez, Rose, dit-il. Et il salua profondément Mme  du Quesnoy. Il tenait le bras de sa sœur étroitement serré sous le sien et la força à reculer. Elle crut qu’on la jetait en effet dehors, de force. Elle ne sut pas bien ce qu’elle sentit. Elle eut peur.

La tête lui tournait. Elle ne savait plus où elle était. L’intervention de son frère avait eu l’effet d’un coup de massue.

Joachim avait tout remarqué ou tout deviné. Il lui fallut un effort surhumain pour ne pas s’élancer à travers le salon et courir à Rose, mais au contraire pour s’avancer lentement le sourire aux lèvres, et l’atteindre au moment où elle franchissait la porte.

À sa vue Rose se ranima un peu.

— On me chasse, dit-elle avec une voix indescriptible.

— Taisez-vous, interrompit Charles dont l’autorité inattendue la domptait de nouveau.

M. du Quesnoy n’osa point parler. Déjà, quoique ces scènes se fussent passées bas, presque sans gestes, il était à craindre que cent yeux ne les eussent dévorées, analysées.

Charles et sa sœur partirent.

Malgré son aisance, Joachim ne savait comment traverser son salon en conservant une figure aimable et tranquille.

Il alla reprendre sa place près de M. Niflart.

— Votre femme continue à vous tracasser, dit l’homme d’affaires d’un air compatissant et doucereux.

— Mais non, répliqua Joachim.

— Ah ! je croyais que c’était la dame en question, reprit M. Niflart avec une insistance calculée.

Le manque de discrétion de l’homme d’affaires révolta Joachim, mais il dut le subir.

— Ce sont des choses ridicules, mon cher ami, dit-il, et qu’on est forcé de supporter.

— Votre femme a renvoyé l’autre dame, continua doucement M. Niflart.

Cette phrase fut odieuse à M. du Quesnoy qui bouillait de toutes les rancunes, et, comme un vent violent qui attise une flamme, aviva ses plaies.

— Je n’ai pas bien su ce qui s’était passé, dit-il avec effort.

Il aurait voulu courir près de Rose, ou que tout le monde fût parti et se trouver seul avec Françoise.

— C’est bien dommage, reprit M. Niflart, cela fait mauvais effet.

— Oh ! dit Joachim avec hauteur, nous savons éviter le bruit et la grossièreté.

— Cette pauvre dame, elle avait l’air bien honteux ! dit M. Niflart.

Joachim ne répondit pas.

— Cette dame, continua Niflart, n’avait donc pas l’habitude de venir ici ?

— Mais si ! dit Joachim avec humeur.

— Et Mme  du Quesnoy s’est fâchée seulement aujourd’hui ? Je croyais que vous étiez parvenu à lui imposer l’autre dame.

— On est très faible contre les femmes ! dit Joachim.

— Hum ! riposta Niflart qui, se rongeant les ongles, laissait voir des dents féroces.

— Si vous avez un bon système, apprenez-le moi donc !

— Hum !

— Qu’auriez-vous fait en pareil cas ?

— Ah ! le cas était difficile !… On ne fait donc pas la cour à votre femme ?

— Non, monsieur, dit hautainement Joachim avec une crispation de la main.

Niflart ricana tranquillement.

Ma femme aurait ici un amant, pensa Joachim, et chasserait Rose ! Le sang lui battit aux tempes. Ses yeux venaient de tomber sur Allart, assis auprès de Françoise. Il se leva brusquement.

— Avez-vous gagné, à propos, ce soir ? lui demanda Niflart qui regardait comme lui du côté de Mme  du Quesnoy.

— Non, dit Joachim.

Celui-ci avait vivement pensé qu’Allart était un inconnu, que ni sa femme ni lui ne l’avaient jamais vu. Mais il était certain que Philippe plaisait à Françoise.

Après le départ de Rose, Mme  du Quesnoy avait dit en passant à Mme  Desgraves « Je vais danser encore ! »

Le marquis de Bejar l’avait immédiatement invitée.

— Vous avez raison ! répliqua Mme  Desgraves, un peu dépitée de l’échec de sa protégée Rose.

Quant à Allart, lorsqu’il vit Françoise se diriger d’un pas si rapide contre Mme  d’Archeranges, il prévit ce qui allait arriver et le cœur lui battit. Il applaudit du fond de l’âme Charles, et frémit quand Joachim parut intervenir. Et quand il put penser qu’elle avait réussi dans son entreprise, il fut joyeux.

Allart ne put résister au désir, au plaisir de féliciter Françoise. Il oublia absolument où il était, et combien peu lié il était, et combien peu il avait le droit d’agir ainsi. L’atmosphère était ce jour-là contraire à toute étiquette, et quelque effort que l’on fît pour se contenir de part et d’autre, on avait le vague sentiment de blesser le respect humain, ce tyran de toute bonne compagnie.

Allart dit à demi-voix à Françoise « Oh ! vous êtes une femme digne de tous les respects. »

Elle reçut franchement le compliment en souriant et en inclinant la tête.

— Vous avez là une cruelle ennemie, dit-il, et qui ne soupçonnait pas combien vous lui êtes supérieure.

Françoise le remercia de nouveau d’un regard, d’un sourire et d’un geste, et alla retrouver Mme  Desgraves qui l’appelait de la main.

Allart craignit alors d’avoir été indiscret, et se demanda si ce sourire et ce geste ne lui donnaient pas ironiquement quelque leçon de convenance. On n’a pas le droit de témoigner aussi naïvement son intérêt à une femme, à qui on a à peine parlé jusque-là, et on s’attira parfois une leçon méritée.

Mme  du Quesnoy ne l’aurait-elle pas pris pour un être mal élevé, ou au moins trop familier ? Il n’était pas sans un peu de tourment à cet égard.

Mais Mme  Desgraves lui fit signe de venir, et, comme il s’approchait :

— Mettez-vous donc là, dit-elle, en désignant un fauteuil à sa gauche. Françoise occupait l’autre à droite.

Joachim arriva presque aussitôt. Le combat, entre sa violence instinctive et les nécessités de ruser que son esprit souple lui faisait apercevoir, s’était livré en lui pendant son court entretien avec M. Niflart, et s’était terminé ainsi :

— Tout dans une heure, quand je serai seul avec ma femme, se promit-il. Rien maintenant sous les yeux d’autrui.

Il désirait cependant effrayer Françoise en attendant l’heure de s’expliquer, heure qui approchait. Mme  d’Archeranges revint encore sur le tapis.

— Vous auriez bien dû faire plus d’efforts pour retenir Mme  d’Archeranges, dit-il à sa femme, peut-être sa névralgie se serait-elle passée

Mme  Desgraves et Allart pâlirent, croyant à quelque scène cruelle entre les époux.

— Elle a tenu à partir, dit Françoise tranquillement.

Les yeux d’Allart et de Joachim se rencontrèrent.

— Vous ne savez pas conduire une maison, reprit Joachim.

— Vous êtes bien grondeur, interrompit Mme  Desgraves.

— Croyez-vous qu’elle soit étrange, dit-il à Mme  Desgraves ; une de ses amies lui envoie des fleurs ce matin, elle s’en coiffe et se fagote si bien, qu’on le lui a dit et qu’elle a été obligée de les ôter. Vous devriez bien lui apprendre à avoir du goût… moi, je n’y puis parvenir.

Les fleurs ! Ce souvenir d’un enfantillage revint cruellement pour Françoise. Elle avait été entraînée par l’ardeur de la lutte à une bravade imprudente dont elle porterait la peine. M. de Meximiers l’en avait déjà punie. Son mari lui en frapperait-il à chaque instant la figure, comme d’une poignée d’épines ? Non.

— J’ai reçu, dit-elle, d’une main inconnue, des fleurs, et je m’en suis parée pour savoir si la main inconnue se révèlerait.

— Ah ! dit Joachim, et elle s’est révélée ? Il songeait à Allart.

— Oui, reprit Françoise, c’était un cadeau de Mme  d’Archeranges.

Joachim tomba de son haut. Tous étaient très étonnés.

— On m’a dit, en effet, qu’elles m’allaient mal, je les ai ôtées ; je crois que Mme  d’Archeranges en a été piquée et que son mal de tête est venu de là.

Joachim ne savait que penser. Mme  Desgraves et Allart lurent promptement sur la figure de Françoise une joie particulière, mais ils ne pouvaient comprendre l’énigme.

— Ah ! c’est possible, dit Joachim qui s’éloigna pour dire adieu à M. Niflart et à M. Popeland. Mais intérieurement il pensait : Cette sotte ne saurait être si dissimulée.

Mme  Desgraves emmena Allart en disant « Il y a quelque chose d’assez singulier, cette petite femme me semble avoir joué Joachim. Il en était tout penaud. Elle finira par se former ! »

Bientôt le salon fut vide, et Françoise rentra chez elle, où M. du Quesnoy ne tarda pas à la suivre. Il n’y voyait plus clair et ne savait où frapper assez fort, mais il espérait frapper.

Françoise avait une âme de fer qu’il eût été difficile de lasser. Elle n’interrompit pas sa toilette de nuit.

— Vous devez bien penser que vous avez trop abusé de la protection dont vous couvrait la présence des étrangers, dit-il, pour que…

— Ah ! interrompit Mme  du Quesnoy, vous avez besoin encore d’explications ?

— Oui. Vous avez renvoyé ma sœur, vous voulez renvoyer aussi ses amis…

— Lesquels donc ?

Mme  d’Archeranges !

La colère poussait Joachim à la folie. Il s’entêtait, s’acharnait à cette querelle et se flattait aveuglément de forcer sa femme à toutes les soumissions. Il voulait lui imposer la plus dure, la plus écrasante de toutes, avec l’aveuglement de l’idée fixe.

— J’ai le plus profond mépris pour cette femme et pour vous, mais je veux vous protéger contre vous-même comme toujours, répondit Françoise, et vous empêcher de vous compromettre en amenant vos maîtresses chez moi.

— Eh bien ! dit Joachim, elle y viendra !

— Non ! puisque je l’ai chassée.

— Eh ! vos amants y viennent bien !

Elle haussa les épaules.

— Ce petit drôle, et cet homme qu’a amené Mme  Desgraves, ce balourd ?

— Ce sont en effet mes amis, et j’en ai trop peu pour m’en séparer.

— Vous l’avouez donc ?…

— Mais que m’importe cette querelle ridicule, dit-elle ; vous avez eu les explications que vous désiriez, vous pouvez maintenant me laisser, je pense…

La tête tournait à Joachim les idées les plus folles y passaient. Quel tourment inventerait-il pour sa femme ?

— Je reste avec vous, dit-il, vous me devez obéissance.

Un éclair jaillit de la figure de Mme  du Quesnoy :

— Jusqu’à quel degré de mépris envers vous voulez-vous donc que j’en vienne ?

Il saisit une coupe de cristal sur la cheminée et la brisa contre terre…

— Mais vous voulez donc que je… Il bondit vers elle, puis s’arrêta, tourna sur lui-même et sortit, car cette fois il n’espérait plus en venir à bout.

Elle entendit le bruit des portes qui battaient successivement sous la main de Joachim comme un roulement de tonnerre.

Les domestiques, encore rassemblés dans les salons, disaient, dans leur odieux langage : «  Il y a du grabuge, c’est pour sa…  »

— Eh ! laissez-les donc se prendre aux cheveux !

Puis on vit monsieur traverser rapidement l’antichambre en paletot, le chapeau sur la tête, et sortir.

Et la femme de chambre se précipita avidement dans la chambre de madame pour y tâcher d’apprendre du nouveau.

— Faut-il dire au valet de pied d’attendre monsieur ? dit-elle.

— Il est sorti ?

— Oui.

— Non ! qu’on n’attende pas.

Joachim courait chez Mme  d’Archeranges, non point tant pour la consoler que pour faire une blessure à sa femme.

Et Françoise était blessée, non du fait en lui-même, mais de l’intention et du cynisme avec lequel on la manifestait.

Quant à M. du Quesnoy, après avoir bien constaté toute son impuissance par les extravagances qui, seules, se présentaient à son esprit comme des moyens de triompher de sa femme, il avait pris son parti, avec son habituelle décision, non pas cependant sans que la déraison causée par la haine et la fureur ne s’y mêlât encore.

Tandis que Françoise se couchait, fiévreusement excitée, incapable de dormir, mais remplie d’une satisfaction âcre, M. du Quesnoy sonnait à la porte de Mme  d’Archeranges.

Il était plus d’une heure du matin ; la servante, bien qu’elle reconnût Joachim, hésitait à l’introduire aussi tard.

Il passa outre et entra dans la chambre de Rose. Celle-ci, à demi déshabillée, se tenait le front dans les mains devant sa table où était prépare de quoi écrire. Ses cheveux dénoués coulaient sur ses épaules.

Au coup de sonnette, à l’heure, aux pourparlers, aux pas qui traversaient le salon, à ceux qui avaient résonné dans la rue, sous ses fenêtres, au coup de marteau à la porte cochère, à tout, elle avait reconnu Joachim, et elle ne se dérangea pas quand il fut près d’elle.

Il vint lui toucher l’épaule et l’appela « Rose ! » Il était inquiet et attristé. Alors elle se retourna vivement vers lui, montrant un visage contracté, des yeux rougis et menaçants, des lèvres amères.

— Que me voulez-vous maintenant ? s’écria-t-elle.

— Je viens vous retrouver.

— Vous m’avez laissé chasser de chez vous, chasser par cette femme ! Et vous n’avez rien dit, rien fait pour me défendre !

— Que pouvais-je faire ?

— Vous êtes un lâche ! un hypocrite ! un sot ! Vous m’avez attiré chez vous cent fois en me disant que cette créature n’était rien pour vous, ni chez vous ; vous m’avez endormie et vous m’avez jetée dans cet abominable piège !

— Si j’avais pu le prévoir !

— Si j’avais pu le prévoir ! Ils ont tout dit avec ce mot. Il fallait le prévoir. N’avais-je pas une profonde répugnance à aller ainsi chez elle ? je ne dis plus chez vous, mais chez elle. Votre maison n’est plus à vous. Vous avez fait quelque bassesse pour qu’elle puisse ainsi vous dominer. Allez vous en ! je ne veux plus vous voir ! Moi ! devant cent personnes ! et sans avoir pu répondre, même un mot !

À mesure qu’elle parlait, Joachim se sentait glacé et jeté dans un monde d’idées tout opposé. Il essaya de la calmer, mais sans y apporter beaucoup d’énergie.

— Ma chère Rose, laissez-moi parler un moment.

— Non, c’est moi qui parlerai. Elle se leva, vint à lui. Je veux que vous la quittiez ! Je veux que vous soyez avec moi. Vous me le devez !

— Ne suis-je pas accouru à l’instant même ?

— Et si vous lui aviez ordonné de se taire, si vous lui aviez commandé de me respecter ?

— Oh ! je ne le pouvais pas, Rose ! Réfléchissez.

— Ah ! vous ne le pouviez pas. Eh bien je vous chasse à mon tour, je vous chasse ! Sortez !…

— Mais Rose, dit-il d’un air résigné, j’étais venu vous parler d’un projet…

— Que m’importent vos projets… vous ne pouvez seulement me protéger contre mon frère.

— Charles ! Qu’a-t-il fait ? C’est lui qui a causé tout le trouble…

— Il m’a emmenée malgré moi, car je voulais rentrer dans votre… dans son salon à elle.

— Mais, et tout le monde ?

— Eh bien, tout le monde ! Vous vous seriez prononcé devant tout le monde !…

— Calmez-vous, je vous en prie.

— Oui, vous m’avez abandonnée… Il n’y a qu’une réparation possible, vous la quitterez ou je vous poursuivrai partout tous les deux. Eh bien ! répondrez-vous ? Nous allons y aller ensemble !

Elle se précipita vers ses armoires comme pour s’habiller.

— Non, Rose c’est de la folie, j’attendrai qu’elle se passe. Écoutez-moi.

Il était difficile d’avoir mieux bras et jambes coupés. Il était consterné, anéanti. Sa femme, celle-ci, toutes les mêmes, débordantes, envahissantes, excédantes. Il eut un moment envie de prendre son chapeau et de s’élancer dehors.

La mission en Allemagne lui apparaissait comme le plus attirant refuge. Là, le repos, l’oasis du calme, les délices d’être à soi tout seul !

Mme  d’Archeranges jeta tout à terre et revint à lui si furieusement qu’il crut qu’elle allait le battre.

— Vous ne m’avez jamais aimée, vous ne m’aimez pas, vous êtes vil, vaniteux…

— Égorgez-moi, dit-il avec un soupir de lassitude.

Certes, il ne l’aimait pas dans la force du terme, mais il lui était attaché par mille liens : la vanité, l’habitude, un genre d’esprit qui lui plaisait, des caprices qui le tenaient en haleine.

— Croyez-vous que je vous aie sacrifié mon honneur sans avoir pris des droits sur vous en échange ? Serez-vous infâme ! s’écria-t-elle, car nulle femme irritée ne croira se tromper en affirmant qu’elle a tout sacrifié et qu’on lui refuse tout.

Et cependant Rose n’aimait point Joachim. Il n’avait pour elle que l’attrait d’un instrument, l’instrument du passe-temps, de la comédie et du triomphe féminin, elle aussi. Mais sous le fouet de l’humiliation, ses cris de colère prenaient l’accent de la passion. Jamais elle n’avait parlé de la sorte.

Il crut à une passion profonde, et il fut flatté.

— Rose, vous avez tort ! s’écria-t-il soudain, je quitterai ma femme !

Elle le regarda avec étonnement et défiance.

— Vous ! dit-elle pour le défier et l’exciter.

— Moi ! dans quinze tours je serai en Allemagne et vous viendrez m’y rejoindre.

Soit qu’elle crût à une preuve de dévouement beaucoup plus complète que Joachim n’entendait la lui donner, soit que les nerfs fussent tendus à l’extrême, au lieu de répondre, elle éclata soudain en larmes dont M. du Quesnoy crut qu’on ne pourrait jamais arrêter le torrent.

— Il faut vous reposer, dit-il doucement.

Elle se jeta sur son lit.

Quand les pleurs eurent cessé, Rose resta assez longtemps dans une espèce de prostration, et, au milieu d’un profond silence, la bougie s’étant éteinte, Joachim entendait sa respiration entrecoupée.

Enfin elle murmura d’une voix plaintive

— Êtes-vous là, Joachim ?

— Vous êtes souffrante, répondit-il à voix basse, je veillerai auprès de vous.

Il était assis au chevet du lit et son souffle passa sur le front de Rose, tout près duquel étaient ses lèvres.

— Voulez-vous être seule ? demanda-t-il.

Elle étendit la main

— Non, restez avec moi, dit-elle d’un ton bas, mais exalté.

Peut-être, cette fois-là, s’aimaient-ils véritablement.

Le lendemain, Mme  d’Archeranges fut calme, presque aussi gaie qu’une personne qui n’a point éprouvé d’échec, et on arrêta le projet de voyage en Allemagne.

Après tout, Françoise devait bien savoir où Joachim avait passé son temps, depuis la fin de la soirée, et une telle revanche aussi immédiate était la source du contentement de Rose.

Lorsque la femme de chambre entra dans la chambre, elle trouva Joachim au chevet du lit de Mme  d’Archeranges ; tous deux paraissaient assoupis. Le bruit qu’elle fit les réveilla.

— J’ai été malade toute la nuit, j’ai eu une grande fièvre, lui dit Rose, monsieur ne savait où était votre chambre dans la maison et n’a pu aller vous chercher…

— Je ne pouvais quitter madame, car elle avait un peu de délire, ajouta Joachim.

Des flacons de sels, des verres d’eau sucrée étaient sur la table. Une odeur d’éther remplissait la chambre.

La servante fit de grandes exclamations.

À dix heures du matin, Joachim et Rose déjeunaient ensemble dans la salle à manger.

Charles apparut. Il y eut une hésitation et une surprise, presque un effroi réciproques. Mais aussitôt Rose se leva et lui cria :

— Je vous défends, Charles, de remettre les pieds dans ma maison…

— Et moi, dit le jeune homme en s’avançant jusqu’à la table et en montrant Joachim : « Je défends cette maison à cet homme. »

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Joachim en se levant à son tour et en se dressant devant Charles.

Tous trois étaient horriblement pâles, Charles surtout, dont l’extrême émotion était évidente, un léger tremblement l’agitait de la tête aux pieds.

— Je ne puis souffrir plus longtemps, reprit ce dernier en s’adressant à Rose, que vous profitiez de l’absence de votre mari pour déshonorer son nom et le mien…

— Mais c’est trop fort, cria Rose, voulez-vous partir !

— Attendez, dit Joachim, je vais vous débarrasser de ce morveux ridicule.

Charles lui posa la main sur le bras.

— Vous m’avez entendu, monsieur, il ne me convient pas que vous reveniez ici.

Joachim se dégagea brutalement.

— Et moi je vais vous conduire jusqu’à l’escalier par l’oreille.

— Vous êtes deux misérables, reprit Charles, cette femme est tombée au dernier degré.

— Mais vous me manquez de respect, dit-elle. Ce petit fou ne peut me laisser tranquille. Je vous ferai enfermer à Charenton.

— Eh bien, dit Charles, puisque vous voulez de grands moyens… Il souffleta Joachim.

Nous nous battrons, je l’espère maintenant, s’écria-t-il.

Mais M. du Quesnoy se jeta sur lui, le frappa à coups redoublés, le poussant vers la porte.

— Je te battrai, comme un gamin insolent que tu es ! dit-il.

Joachim était vigoureux, Charles frêle. Il fut indignement battu, malgré ses efforts désespérés. Lâche, rappelait-il en se cramponnant aux meubles, lâche, vous vous battrez !

— Ah ! tu veux jouer à l’homme ! disait Joachim en le maltraitant ; ah ! tu voulais une correction, petit drôle ! Il profita cruellement de sa supériorité physique.

Il le traîna jusqu’à la porte d’entrée et le jeta dehors. Le malheureux garçon faillit rouler dans l’escalier du haut des marches.

— Laissez-le, ne lui faites pas de mal, criait Rose, mais sans intervenir. Elle avait une profonde rancune contre son frère, depuis la veille, et la trouvait satisfaite.

M. du Quesnoy revint dans la salle à manger, rouge et un peu haletant :

— Quel petit coquin dit-il en essayant de rire. C’est ma femme qui le pousse à ces algarades.

— Votre femme ? répéta Rose avec le plus grand étonnement.

Depuis longtemps, déjà, elle et lui parlaient cyniquement et constamment de Françoise. Toutefois, ç’avait été l’implacable persistance de Mme  d’Archeranges qui avait fait perdre à Joachim toute pudeur à cet égard : car au début de leur liaison, il lui avait répugné comme à tout homme bien élevé de laisser railler, bafouer, ce qu’il sent et sait respectable. Mais maintenant Joachim avait tout intérêt à rabaisser Françoise, par là il croyait se justifier lui-même. D’ailleurs il commençait à trop la haïr pour conserver aucune justice envers elle, ou même aucune notion nette et vraie sur son compte.

Mme  d’Archeranges crut avec empressement aux machinations de Mme  du Quesnoy.

— Ah ! elle a entrepris son éducation, dit-elle ; eh bien, les résultats sont prompts et bons.

— Son éducation ! dit Joachim choqué, non.

— Vous êtes comique ; vous croyez à la vertu de votre femme.

— Pourquoi non ?

— Alors, c’est toujours la même chose, tout le monde excepté vous connaît ses amants.

— Ses amants ? Ses…! dit-il avec une véritable indignation.

— Oh ! un ou trois… est-ce que vous faites de la différence ? Du reste, le nombre prouverait qu’elle a un mince filet d’esprit.

— Des amants ! reprit-il, non, non !

— Vraiment, le marquis de Meximiers, ce monsieur Allart, et Charles ! Voilà la trinité, ou le triangle.

— Jamais, jamais, je répondrais d’elle.

— Il a la foi ! dit comiquement Mme  d’Archeranges. Vous êtes vaniteux jusqu’au bout des ongles. Je ne vous dis pas que ces trois malheureux soient heureux. Mais elle se donne des plaisirs de reine ou de Tartuffe, votre chère Françoise.

— Ah ! répliqua Joachim, si je le croyais…

— Eh bien, vous avez l’air d’un lion.

— Mais, dit-il, c’est sa seule qualité d’être irréprochable… je crains que la rancune ne vous donne des illusions.

— Ah merci ! mon cher ami, dormez vous-même sur ce doux oreiller des illusions… Vous avez souvent des répliques malséantes ! ajouta-t-elle avec dépit et en se renversant sur le dossier de sa chaise, en personne qui se retire du débat.

Joachim se tut aussi, puis fatigué du silence, essaya de la ramener.

— Vous savez que cela me contrarie horriblement, dit-il presque en suppliant.

Mais Mme  d’Archeranges regarda le plafond. M. du Quesnoy se tut de nouveau. Il cherchait un moyen de la faire parler.

— Est-il vrai que vous lui ayez envoyé des fleurs ? demanda-t-il.

— À qui ? répliqua brusquement Rose, toujours absorbée par sa contemplation d’en haut.

— À ma femme !

— Quelles fleurs, à votre femme ? Que me chantez-vous là ? Puis elle réfléchit. Les fleurs ! s’écria-t-elle, mais c’est le marquis, c’est M. de Meximiers qui lui a fait ce cadeau ! Elle haussa les épaules. Seulement elle le regarda cette fois, curieuse de voir comment il allait prendre la révélation.

Joachim et le marquis se craignaient réciproquement. Ils avaient fréquenté les mêmes salles d’armes, et se savaient forts à l’épée tous deux. Mais ce ne fut pas là ce qui détourna M. du Quesnoy de croire aux paroles de Rose. Il était instinctivement certain que sa femme avait une vive antipathie pour le marquis, et que quand même celui-ci aurait envoyé les fleurs, il n’y avait point de conséquence fâcheuse à redouter. Néanmoins cette tentative du marquis était une injure pour lui, si elle était vraie. Et comme il arrive souvent, se sentant assailli d’ennuis, il reporta sa colère sur la source immédiate de ses ennuis, c’est-à-dire sur Rose.

— Oh ! vous mettez vraiment une insistance désagréable à inventer ces contes qui me déplaisent, dit-il avec humeur ; je vous en prie, cherchons des sujets plus réels et plus gais.

— N’en croyez rien, si bon vous semble, reprit vertement Rose, mais je ne puis vous consulter sur le choix de mes conversations. Décidément, le matin, vous êtes brutal.

Elle reprit son attitude renversée, et son pied vivement agité marqua la mesure de sa vexation.

Il y eut de nouveau un long silence. Chacun d’eux récapitulait les défauts de l’autre. Mauvaise grâce, mauvaise foi, méchanceté, manque de délicatesse, égoïsme masculin, personnalité féminine, présomption, insensibilité.

Joachim se lassa le premier. Il aurait eu besoin d’être de bonne humeur, de posséder un certain calme d’esprit, voulant s’occuper très activement de ses affaires. Il tenta encore d’apaiser Rose.

— Vous avez de la peine à pardonner, dit-il, il ne me reste que quelques minutes à passer près de vous, voulez-vous qu’elles nous laissent un bon souvenir…

Rose, voyant qu’il sollicitait la paix, n’eut garde de ne pas en profiter pour rendre la guerre plus vive.

— Je pense, dit-elle, à ce pauvre Charles. Je suis désolée. Vous avez été indigne avec lui. C’est mon frère !

Ce faux remords abasourdit M. du Quesnoy, qui ne s’y attendait point.

— Mais, j’avais pu croire que cela était nécessaire, dit-il.

— Nécessaire de battre un pauvre enfant. Et prenez garde, ajouta-t-elle, il est capable de vous poursuivre partout, de vous poignarder même.

Joachim secoua la tête comme lorsqu’on entend une énorme absurdité.

— Ah ! ma chère, dit-il, avouez que vous avez les nerfs excités, et que vous me cherchez querelle.

— Vous feignez toujours de ne pas comprendre les sentiments vrais. Pensez-vous qu’un tel scandale puisse me plaire. Est-ce vous qui en porterez le poids ?

— Je pars, dit Joachim en prenant son chapeau.

Sa retraite ne faisait point le compte de Mme  d’Archeranges et l’excita davantage.

— Eh bien, partez ; je serai délivrée d’un être qui me fatigue.

— Bonjour, dit violemment Joachim qui aurait voulu être retenu.

Elle se leva et se retira dans sa chambre à coucher.

M. du Quesnoy partit plein de mécontentement.

Quant à Rose, sa pensée était : le marquis est un homme bien préférable à celui-ci. Mais elle ne croyait pas à la durée de la brouille avec Joachim ; bien qu’elle pût la souhaiter sur le moment.

Puis revenant à ses sentiments vrais à l’égard de son frère, elle donna peu après l’ordre de ne plus l’introduire chez elle.

Son esprit s’étant arrêté de nouveau sur le marquis, elle se rappela qu’il avait payé cinq cents francs pour elle au jeu.

Rose alla à son secrétaire, avec l’intention d’envoyer la somme à M. de Meximiers ; mais ayant considéré qu’il ne lui restait que peu d’argent pour attendre l’époque de ses fermages et de ses rentes, il lui parut dur de creuser cette grosse brèche dans son portefeuille, et elle se décida assez vite à faire cette petite banqueroute au marquis.

— Cela laissera toujours la porte ouverte entre nous, se dit-elle en riant.

Ses souvenirs passèrent soudain de ce moment où elle jouait à celui où Françoise… et sa poitrine bondit, et elle chercha comment rendre au centuple à Mme  du Quesnoy le mal qu’elle en avait reçu.

Combien de fois elle refit la scène qui s’était passée combien de mots sanglants qu’elle aurait dû dire, elle trouva ! Si elle avait su garder sa présence d’esprit, elle aurait pu faire fuir Françoise éperdue et déchirée jusqu’au fond de ses appartements.

Rose s’habilla à la hâte, entraînée par les furies, et courut chez Laure, pour soulager, par un commencement d’action, sa tête et son cœur, tendus à en éclater.

Joachim se rendait chez sa belle-mère. Il lui fallait à tout prix obtenir la mission en Allemagne, soit qu’il rompît avec Mme  d’Archeranges, et alors ce voyage serait un intervalle de repos, soit qu’elle vînt le rejoindre et vivre de fêtes avec lui. Néanmoins il maugréait fortement contre les femmes, au point de douter même de la baronne Guyons et de l’appui qu’elle lui prêterait.

Qui trouva-t-il dans le cabinet de travail de la baronne ? Sa femme.

Il crut qu’elle était venue pour se plaindre et fut d’abord déconcerté. La baronne écrivait, selon son habitude enragée, et Françoise, paraissant attendre qu’il lui plût de finir, avait l’air peu satisfait de la réception.

— Ah ! voilà Joachim, s’écria avec joie Mme  Guyons, tu ne savais donc pas qu’il dût venir ?

— Non, répondit Françoise, qui affecta de ne pas regarder son mari.

— Eh bien, c’est une bonne surprise ! reprit sa mère. Et elle questionna Joachim, lui parla politique, économie politique, tactique.

Joachim se demandait si Françoise n’avait pas su sa sortie nocturne. Mme  du Quesnoy ne voulait, devant sa mère, ni jouer une comédie de bonne intelligence avec lui, ni paraître absolument froide. Elle désirait aussi connaître le but de la visite de son mari à la baronne, pensant bien, d’ailleurs, qu’il s’agissait de l’affaire d’Allemagne. Elle ne doutait point que Joachim ne sortît de chez Mme  d’Archeranges.

Mais montrer aucune émotion, aucune souffrance de cette certitude, elle ne lui donna pas ce plaisir.

Sous l’influence de ces impressions, il y eut peu de chaleur dans la conversation avec la baronne, qui s’en prit à Françoise. Celle-ci ayant incidenté le discours de sa mère, par quelques monosyllabes :

— Oui, oui, et non, ah ! oh ! et c’est vrai ! dit brusquement Mme  Guyons, je n’en ai que faire, je cause avec Joachim de choses qu’il connaît.

— Alors, j’opinerai seulement du bonnet, interrompit Françoise.

— Tu m’accuserais de négliger ce qui t’intéresse, reprit la baronne. As-tu été satisfaite de ta soirée ?

— Parfaitement satisfaite.

Joachim la regarda, mais elle ne semblait pas faire attention à lui.

— A-t-on inventé quelques chiffons nouveaux ?

— Oui, je crois qu’on a défait quelques chiffons, plutôt, répondit-elle négligemment.

Joachim croyait que sa femme se résoudrait à partir, il eût préféré avoir le champ libre.

— Et vous, Joachim, dit la baronne qui traitait toujours sa fille en enfant, êtes-vous plus content d’elle ?

Joachim et Françoise rougirent ensemble. Elle, froissée, lui, craignant que la baronne ne les entraînât à quelque scène nouvelle.

— Je pense que nous avons tout lieu d’être contents, dit Françoise.

— Moi aussi, dit Joachim.

— À la bonne heure, reprit la baronne, occupez-la, occupez-la. Je ne voudrais même pas lui voir assez d’oisiveté encore pour sortir de si bonne heure. Mais oui, il te serait bon de reprendre des maîtres de musique, d’allemand, d’avoir pour ta maison une comptabilité très soignée. Mme de Maintenon recommandait beaucoup l’ordre et l’occupation à sa belle-fille. Moi, je n’ai pas une seconde. Tenez, je vais faire acclimater des lamas dans ma ferme de Brége. Tu devrais t’occuper d’agriculture… Mais c’est peut-être un peu sérieux pour toi. Les jeunes femmes ont la tête si vide. Heureusement, tu as là dans Joachim un bon guide.

Ni l’un ni l’autre ne dirent mot.

— C’est bizarre, continua la baronne, de mon temps les jeunes ménages avaient plus d’effusion. Ah ! le baron et moi, nous avions des entrains, des travaux à deux, des disputes quelquefois.

— Oh ! dit Joachim, ces soirées sont très fatigantes, le lendemain on est engourdi.

— Françoise est toujours engourdie. Elle ne vous dit même pas qu’elle a vu le baron et qu’elle l’a trouvé bien… Attendez, Joachim, laissez-moi finir une lettre encore… Savez-vous le chiffre de l’exportation du Danemark ? Tenez, cherchez donc dans cette statistique. Et toi, tu devrais broder, avoir toujours quelque ouvrage en main. Le baron a besoin d’un coussin. Fais-lui en un pour remplacer le sien.

Elle se remit à écrire. Et comme Joachim et Françoise ne desserraient pas les dents.

— Oh ! vous pouvez causer, dit-elle, cela ne me gêne nullement. J’en ai une longue habitude.

Il y avait fort longtemps que M. et Mme  du Quesnoy ne s’étaient trouvés ensemble chez la baronne, en comité de famille, et leurs discussions leur rendaient à la fois comique et cruel le langage de Mme  Guyons.

Quand celle-ci eut terminé, elle les chargea tous deux de cacheter ses innombrables lettres. Ils furent obligés de s’installer en face l’un de l’autre de chaque côté de son bureau, et coururent risque de se toucher la main lorsqu’ils approchaient la cire d’une bougie unique placée par la baronne à égale distance de chacun d’eux.

Enfin, Joachim se décida à parler à sa belle-mère du poste diplomatique, et avec d’autant plus de chaleur que Françoise était là et sentirait contre qui cette chaleur était déployée.

Mais le départ de M. du Quesnoy, quoiqu’ainsi proclamé avec une intention hostile, ne déplaisait plus à Françoise.

Elle aspirait à être délivrée au moins pendant quelque temps de l’homme qui étouffait sa vie.

Cependant, par acquit de conscience, elle crut devoir protester.

Mme  Guyons, que pressait Joachim, avait répondu que l’affaire était en bon train au ministère.

— Cette place, dit Mme  du Quesnoy, avait été positivement promise à M. de Daignes, c’est pour lui qu’on devait la solliciter.

— Mais de Daignes est d’accord avec moi maintenant, interrompit Joachim du ton qu’on prend pour renverser une objection inutile ou intempestive.

— M. de Daignes ! dit la baronne, je connais un petit homme très barbu, qui chante avec une voix aigre ! Que voulez-vous qu’on en fasse ? Le ministère n’a pas besoin de crécelles, les États européens ne sont pas endormis. Dans quinze jours vous partirez, si on ne m’a pas trompée, ajouta-t-elle.

Après l’avoir remerciée, M. du Quesnoy prit congé et, ne se souciant pas de laisser derrière lui sa femme qu’il croyait capable de travailler des pieds et des mains pour défaire sa trame, il dit à Françoise : Venez-vous ?

— C’est cela, va, va s’écria la baronne enchantée de se débarrasser de sa fille, à laquelle elle ne savait jamais que dire, lui jugeant l’esprit trop frivole.

Joachim et Françoise cheminèrent donc vers leur hôtel, côte à côte dans la rue, sans se donner le bras.

— Vous n’avez point réussi ! dit railleusement M. du Quesnoy.

Après quoi, ils marchèrent sans échanger une seule parole. Puis Joachim la quitta pour aller s’informer un peu de la demande Popeland. Au ministère on dérangea dix employés de grade en grade, qui répondirent tous successivement comme les répercussions d’un écho : l’affaire est à l’étude. Et le secrétaire du ministre ne manqua pas de dire à Joachim : Tout porte à croire qu’elle est en bon chemin et recevra une solution conforme aux intérêts de tous.

Excellente phrase pour M. du Quesnoy et pour M. Ninart, auquel Joachim s’empressa d’aller annoncer tant de bonnes nouvelles.

Il y eut chez Niflart une fort longue séance. L’homme d’affaires annonça de son côté à Joachim qu’il était au début d’une grande combinaison financière pour laquelle il aurait besoin de fonds, et le pria de mettre une procuration à sa disposition, pour agir pendant son absence. Popeland fournissait trois cent mille francs. Niflart montra à Joachim des pouvoirs pour réunir pareille somme au nom de diverses personnes, lui-même y mettait trois cent mille francs et il en demandait autant à Joachim.

L’idée de gagner beaucoup d’argent tandis qu’il se divertirait en Allemagne à la cour du prince de N…, avec le titre d’envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire, éblouissait Joachim.

Gagner de l’argent ! lui qui avait l’habitude d’en perdre ou d’en dépenser et qui depuis quatre ans avait vu sa fortune personnelle s’abaisser de huit cent mille à trois cent mille francs par le jeu, les spéculations ou l’exagération du train. La dot de sa femme, à laquelle il ne pouvait toucher, avait heureusement formé jusque-là un fonds résistant et solide.

Niflart fit un peu la grimace en trouvant les biens de M. du Quesnoy plus fortement entamés qu’il ne le supposait, Joachim ayant toujours surfait son avoir, tandis que cette fois, se livrant à un mouvement de sincérité envers son ami, il lui exposa la vraie situation. M. du Quesnoy, absolument tenté par M. Niflart, n’avait qu’une crainte, celle de ne plus être assez riche pour faire une belle affaire.

Voilà pourquoi il ouvrit son cœur à son ami, en lui demandant comme un suppliant si la raison et la prudence défendaient absolument de risquer cette épave.

Mais M. Niflart lui prouva victorieusement qu’on ne risquait rien ; il fut affectueux, délicat, plein de raison pratique, au point d’enthousiasmer M. du Quesnoy qui se dit en le quittant « C’est à rendre jaloux de ces gens qui ne sont pas du monde. »

On convint qu’avant de partir M. du Quesnoy remettrait à Niflart ses pouvoirs pour disposer de tout ou partie de sa fortune, selon les besoins de l’action.

Et pendant une quinzaine de jours, en effet, il se rédigea une quantité de papiers timbrés, lettres, contre-lettres, qu’ils s’envoyaient du matin au soir.

Ce même jour, Rose et la vicomtesse resserrèrent pour ainsi dire solennellement les liens de leur union contre Françoise.

— Eh ! mais, dit Laure, qu’avez-vous donc, Rose, vous êtes un peu changée ?

— Votre belle-sœur, répliqua Rose, ne vous a-t-elle point mise à la porte, il y a peu de jours ?

— Cela peut s’appeler ainsi, si l’on veut, dit la vicomtesse en pinçant les lèvres ; mais pourquoi revenir là-dessus ?

— C’est que cette charmante personne m’en a fait autant.

Le visage de Laure parut dire : Eh bien, vous pouviez peut-être vous y attendre. Rose vit la nécessité de tourner plus adroitement son discours. Elle pensait pourtant avoir frappé juste, ce qui était vrai, ce souvenir étant dur à la vicomtesse.

Alors elle affirma à celle-ci que Françoise l’attaquait sans cesse, elle chercha à l’aiguillonner, voulant la pousser à amener une séparation entre Joachim et sa femme, en se servant par exemple des prétendues indiscrétions du marquis.

Étant bien seules toutes deux et n’ayant pas de scrupules vis-à-vis l’une de l’autre dans le langage, il n’y eut pas d’abominations que les deux femmes ne dirent contre leur ennemie. Mais il fallut, malgré tout, remettre à l’avenir, à l’occasion, le moment d’agir efficacement contre elle.

D’ailleurs, après cette séance avec Mme  d’Archeranges, la vicomtesse réfléchit et repoussa le projet d’une séparation entre Joachim et sa femme, se préparant seulement à faire le plus de mal possible à sa belle-sœur, mais non ouvertement et surtout sans éclat. Françoise lui faisait un peu peur, après tout, et l’exécution accomplie sur Rose ne diminuait pas ce certain respect que ressentait Laure. La vicomtesse avait pour Mme  d’Archeranges une affection sans estime, et au fond elle n’éprouvait pas une grande commisération pour l’échec de celle-ci.

Ce même jour encore, Charles de Bertiny était étendu sur son lit, en proie à la fièvre, gravement blessé et livré aux soins d’étrangers, car sa sœur ne voulait plus le revoir.

Il était sorti étourdi, fou, sans voir, sans entendre. sans sentir, de la maison de Mme  d’Archeranges, après avoir été jeté du haut en bas des escaliers par le bras brutal de M. du Quesnoy.

Rentré chez lui, plein d’humiliation, de rage, d’impuissance, il décrocha un petit poignard.

Ses tempes battaient à coups redoublés, il étendit sa main sur une table et y donna un violent coup de poignard, le sang jaillit. La main était presque traversée !

Alors il voulut retourner chez sa sœur et montrer cette blessure, ce sang, double châtiment infligé à lui pour avoir faibli, à eux, pour avoir méconnu son courage et sa force d’âme. Il voulait leur crier :

— Voilà l’homme qui a le droit de ne pas souffrir un déshonneur.

C’était le délire d’une âme fière à l’excès.

Dans le premier moment de stupeur, puis d’exaltation, il eut un sourire et agita comme un étendard sa main sanglante. À bas ! à bas ! cria-t-il comme s’il renversait quelque être invisible.

Il s’élança dehors, mais bientôt le sang qui coulait à flots, la douleur, l’arrêtèrent. La tête lui tourna, il se sentit défaillir, appela une femme qui le servait, retrouva la force de revenir jusque dans sa chambre, près de son lit, et glissa évanoui sur le tapis.

Le médecin déclara que la guérison exigerait du temps.


III

VOILES ENFLÉES


Allart restait le seul être heureux parmi tous ces personnages enveloppés dans le même tourbillon et secoués, jetés les uns contre les autres comme des feuilles sèches par un vent âpre.

Il était allé chez Mme  du Quesnoy pour accomplir son devoir d’invité qui va remercier de la faveur qu’on lui a faite.

Il l’avait trouvée au milieu de quelques personnes, visiteurs indifférents et formalistes, et le charme n’avait pas été détruit. Au contraire, la perfection de Françoise lui parut plus grande au milieu de ces insignifiances d’une réception banale.

Et il n’eut plus qu’un rêve, revenir et la trouver seule. Elle lui avait indiqué ses jours de réception. Il s’ingénia à chercher un prétexte pour se présenter en dehors de ces jours consacrés, n’en trouva pas et se décida néanmoins à venir la voir et d’assez bonne heure peu après : à une heure et demie ! Qu’on le trouvât singulier, peu lui importait. Et d’ailleurs on ne le trouverait pas singulier !

Il s’abstenait maintenant de parler de Françoise à Mme  Desgraves, et celle-ci eut beau le tourmenter, il feignit l’indifférence, il parut même accepter l’opinion commune à l’égard de Mme  du Quesnoy. Françoise ne vint pas aux soirées de Mme  Desgraves, ne voulant y rencontrer ni Rose ni la vicomtesse.

Cela donnait à Allart un prétexte pour aller en ambassade extraordinaire chez Françoise : il irait savoir de ses nouvelles ; tout le monde l’ayant crue malade, en ne la voyant pas chez Mme  Desgraves.

Mais en chemin il songea que Françoise était mariée et il eut une sorte d’angoisse en se sentant si violemment entraîné. Ne lui préparait-il pas de grands soucis, de grands chagrins, n’y avait-il pas là un cas de conscience insurmontable ? Mais, après tout, s’y rendait-il pour lui déclarer qu’il en était amoureux, qu’il voudrait être son amant, jamais même lui en parlerait-il ? Ne lui suffisait-il pas d’aller la voir, de converser un peu de n’importe quoi, de regarder son visage, de lui témoigner sa respectueuse admiration, de l’encourager amicalement si elle demandait un encouragement, de la consoler si elle se plaignait, de l’entourer d’un culte pur et discret, de se dévouer à ce noble, sensible et fier esprit ?

Il se croisa avec M. du Quesnoy qui sortait de son hôtel. Ils se firent un grand salut.

Mais il sembla à Joachim qu’une petite pointe aiguë avait couru le long de sa poitrine.

Mlle  Guay avait passé la matinée avec Françoise.

— Tu m’as porté bonheur ou malheur, disait celle-ci, Il y a un homme qui m’a beaucoup frappée l’autre soir et que j’aurais du plaisir à revoir.

— Ah ! tant mieux, s’écria la jolie petite Guay, toute joyeuse.

— Je ne l’ai vu que deux ou trois fois, et sa présence me cause une impression de sécurité, de force, que je ressens très clairement. Et maintenant pourquoi celui-là, pourquoi tout à coup ? Il est certain que je causerais avec lui comme avec toi. Croirais-tu que j’y ai rêvé ! Et je ne suis pas effrayée du tout !

— Et pourquoi le serais-tu ?

Françoise eut un geste d’hésitation et reprit :

— Parce que j’aurais pu ne pas avoir de confiance… Mais j’ai vu qu’il comprenait ce que je sentais, qu’il n’aimait pas les gens qui troublent ma vie, et qu’il approuvait ma conduite et mes pensées. Et cela est si rare, que je t’avoue que je lui en suis très reconnaissante. Il est impossible de montrer plus de tact, de franchise qu’il ne l’a fait l’autre soir.

Après quelques paroles encore, on annonça justement M. Allart.

— C’est lui ! dit Françoise bas à Charlotte, et elle devint toute rouge.

Mlle  Guay ouvrit ses plus grands yeux pour mieux dévorer l’homme extraordinaire qui avait touché sinon le cœur, au moins l’esprit de Françoise, et dont elle avait entendu faire l’éloge.

Elle fut étonnée par un homme d’une tournure un peu bizarre, d’une figure un peu laide et qui lui-même avait l’air tout ébahi et assez troublé.

La présence d’une tierce-personne (et Mlle  Guay était pelotonnée dans son fauteuil, en personne installée pour longtemps et familière avec le lieu sacré et la divinité) fâchait Allart. Et cependant la petite Guay était animée de si bonnes intentions pour le bonheur de son amie, qu’elle allait leur être utile sans qu’il pût le soupçonner. S’il s’en était douté il l’eût saluée d’un autre air…

Certes jamais peut-être, seuls, Allart ni Françoise n’eussent porté l’entretien sur le terrain où la petite Guay les lança : car elle était pleine d’impatiente curiosité de voir les cœurs s’agiter, et il ne lui paraissait pas possible que quoi que ce soit de délicat pût sortir de ce corps sans finesse et sans élégance qu’on appelait M. Allart.

Enfin, Allart n’avait point ces grands yeux noirs ou bleus qui fixent tout droit devant eux et qui dans l’opinion ordinaire sont une marque de franchise et font les physionomies ouvertes, mais au contraire il possédait de petits yeux gris-vert enfoncés, pointus en quelque sorte comme des vrilles, félins, qui lançaient tout à coup une flèche pénétrante et brillante, puis se détournaient rapidement comme blessés par la trop grande vivacité des sensations qu’ils recevaient des objets qu’ils contemplaient.

— Ah ! c’est fort aimable d’être revenu nous voir, monsieur, dit Françoise.

— Nous vous avons cru souffrante hier soir chez Mme  Desgraves, et j’ai pris la liberté de venir prendre des nouvelles de votre santé.

— Mais non, j’ai été retenue par des occupations, il était trop tard pour sortir ; mais je me suis dédommagée, j’ai lu votre livre.

Allart s’inclina, ravi. Combien ces premiers mots banals avaient une valeur secrète et avec quelle satisfaction ils furent prononcés de part et d’autre. Les formules de la plus simple politesse prenaient un accent caressant. Et la rencontre se fût bornée à ces quelques mots qu’ils y eussent trouvé tous deux un motif suffisant pour se plaire davantage.

Charlotte, qui épiait Allart, comme un jeune chat prêt à jouer, mais craignant la rudesse de son partner, et qui l’épiait surtout dans l’intérêt de Françoise, se sentit gagnée par la voix profondément intellectuelle et sensible d’Allart ; le simple son l’en réjouissait, et le bon sourire qui éclaira d’un rayon tendre les traits tourmentés de Philippe, le lui changea tout d’un coup, et en fit l’homme le plus agréable qu’elle eût vu.

On causa un peu de l’œuvre d’Allart.

— Ah ! monsieur, y parlez-vous des femmes ? s’écria Charlotte.

— Il y a de très belles choses sur les femmes, reprit gravement Françoise.

— Je regrettais si profondément celles de France, dit Allart.

— À la bonne heure, dit Charlotte, et vous n’avez dit aucun mal des femmes ?

Allart était assez trouble par la présence de Mlle  Guay, non qu’elle fût terrible ; mais à cause de son intimité avec Mme  du Quesnoy, Philippe était certain qu’il y avait en elle auprès de Françoise un avocat ou un accusateur, et qu’après son départ elle remplirait un de ces deux offices.

— J’ai été beaucoup ennemi des femmes, dit-il, et je ne sais si je redeviendrai leur ami, jamais.

— Ah ! et comment cela ? demanda Françoise, à qui cette déclaration parut une menace contre ses espérances.

— Oh ! interrompit Charlotte, nous sommes curieuses, gourmandes, trompeuses, vindicatives, fragiles surtout ; tous les poètes et tous les philosophes l’ont dit.

— Eh bien ! dit Françoise en souriant, préfères-tu le système séraphique ?

— Mais oui, dit Charlotte, quoique dire des femmes le même mal ou le même bien que tout le monde, soit bien ennuyeux.

— Eh bien, reprit Allart avec un sourire, puisque nous sommes tombés dans un chapitre de Sterne ou de La Rochefoucauld…

— Ou de Shakespeare : la fragilité ! souvenez-vous.

— Faut-il dire ce qu’on pense ? demanda-t-il.

— Mais oui ! répliqua Charlotte.

Allart regarda Françoise. Elle sourit.

— Ne serais-je pas un esprit grossier, pensa-t-il, et cependant puisqu’on nous a mis dans cette voie, il faut en profiter.

Françoise avait la même pensée.

— À mon avis, reprit Allart, les femmes, en général, ne commencent à avoir du mérite qu’à cinquante ans.

— Ah ! ah ! dit Charlotte, qui ne s’attendait pas à ce compliment. Les deux jeunes femmes ne parurent pas goûter tout à fait l’aphorisme.

— Elles sont désabusées, continua Allart, elles ne comptent plus sur la beauté et elles cherchent alors réellement a plaire par de sérieuses qualités. Autrement…

— Curieuses, gourmandes, trompeuses, fragiles, répéta Charlotte.

— Il y a cependant, reprit-il, des natures rares et j’en ai rencontré…

Allart s’arrêta pendant un instant d’une durée imperceptible, les yeux baissés vers le tapis, et continua d’un ton presque mélancolique, les lèvres un peu frémissantes, comme s’il risquait une grande entreprise : et je pense que l’affection d’une personne comme celles-là est un bonheur incomparable…

Charlotte lança un coup d’œil à Françoise, mais celle-ci avait pareillement les yeux baissés.

— Une femme d’une âme ferme et élevée, d’une intelligence large, avec la tendresse, la grâce, la douce bonne humeur, l’attentive sollicitude, la délicate confiance…

— Un ange ! c’est bien cela ! interrompit Charlotte railleuse et touchée.

— Un ange plein d’énergie, peut-être ! dit Allart. d’un ton âpre et sourd.

— C’est le rêve ! murmura pour ainsi dire malgré elle Françoise à demi-voix. Allart l’entendit, recueillit le mot précieux comme un parfum et l’enferma dans son cœur comme dans un reliquaire. Mais il resta la tête baissée, n’osant montrer qu’il l’avait entendu et y répondre.

Mlle  Guay le regardait d’un air approbateur.

Allart avait parlé avec cette voix voilée du cœur, voix qui semble partir d’une lointaine profondeur et vibrer à moitié étouffée et suppliante, à travers quelque souterrain où elle est captive.

Françoise s’estima heureuse de la présence de Charlotte, qui lui permettait de se recueillir et de savourer ses émotions.

Et maintenant Allart aussi était heureux qu’il y eût là un tiers !

Ce fut donc un moment de charme extrême pour ces trois personnes, que le court silence qui suivit les paroles d’Allart, Mlle  Guay étant, dans sa charmante et enthousiaste amitié envers Françoise, flattée de ce que disait ce nouveau-venu.

— Peut-être, dit enfin Françoise, cherchons-nous parfois avec détresse, autour de nous…

— Nous voilà des madame Diogène maintenant, s’écria Charlotte.

Les deux autres sourirent à peine, et Françoise continua avec plus de décision :

— Oui, il nous faudrait un homme en qui nous voyions l’activité, la résolution, un esprit vigoureux, qui nous enseigne, nous guide, nous soutienne, dont nous puissions toujours être fières et.

— Nous sommes le lierre, il nous faut un chêne ! reprit Mlle  Guay qui goûtait un plaisir délicieux à voir cette comédie amoureuse, jouée avec un jésuitisme candide des deux parts. Elle ne se sentait pas de joie et se secouait comme un chevreau dans son fauteuil, jetant de petits rires, retenus à grand’peine pour ne pas décourager les deux autres.

— Vous avez raison, madame, dit-il, les hommes devraient s’appliquer à être l’orgueil des femmes. La réciprocité amènerait le plus admirable attachement qui puisse exister.

— Et serait-ce si impossible à rencontrer ? s’écria Françoise.

— Hélas ! reprit Allart en souriant, il faut deux volontés.

Il y avait une impression excédante à continuer de la sorte.

— Mais vous, monsieur, qui avez couru le monde entier, comment se fait-il que vous n’ayez point rencontré ce miracle ? avait dit Charlotte.

Les deux autres, qui depuis un moment regardaient chacun en dedans de soi-même et ne savaient pas bien où ils étaient, levèrent les yeux sur elle, et son visage joyeux, fin, gentil, les rappela à l’extérieur. La voyant rire, ils rirent également, et le solennel, le grave, l’ému, fut enlevé et dissipé en une seconde par le soleil de la gaité.

Ce fut comme un coup de vent frais et léger survenant à travers un air accablant.

Il est rare qu’une femme souffre qu’on la ramène d’un terrain sérieux aux choses légères, mais cette fois le besoin de se détendre l’âme et les nerfs était général. Ce fut un réveil.

On parla donc ensuite de livres, de musique, de gens qu’on connaissait, mais ce ne fut qu’au bout de près de deux heures qu’Allart partit, stupéfait de la rapidité avec laquelle le temps avait passé.

— Je le croyais plus beau, dit Mlle  Guay.

— Tu ne l’as pas bien regardé.

— Mais il est très aimable. Tu devrais le faire déjeuner avec nous un de ces jours.

— Ce n’est pas encore un assez ancien ami.

— Fais qu’il le devienne vite !

Françoise ne répondant pas, Charlotte s’aperçut avec étonnement qu’elle avait des larmes dans les yeux.

— Qu’as-tu donc ?

— Ah s’écria Mme  du Quesnoy en se jetant soudainement à son cou il n’y aura jamais de bonheur possible pour moi.

Et elle pleura beaucoup.

— Tu es folle, dit Mlle  Guay ne comprenant pas très bien les sentiments qui agitaient Mme  du Quesnoy et ne sachant comment la calmer.

— Oh ! j’ai envie de fuir, reprit celle-ci, il ne faut plus que je le revoie.

— Comment, après tout ce que vous vous êtes dit tous les deux ?

— Oh ! murmura Françoise avec une voix et un geste désespérés. Mlle  Guay commençait à la comprendre.

— Il faut le revoir, au contraire. Tu le désolerais. Tu auras besoin de lui. Ce doit être un honnête homme.

— Ah ! dit Françoise, nous serons amis, mais nous ne pourrons pas nous aimer.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne le veux pas, reprit Mme  du Quesnoy.

Charlotte plia les épaules et inclina la tête.

Mme  du Quesnoy s’était épouvantée d’elle-même en prononçant d’avance l’arrêt de sa rigueur. Et c’était Mlle  Guay qui, sans le savoir, avait paru admettre que l’affection était complétement déclarée entre Françoise et Allart.

Mme  du Quesnoy eût préféré que Charlotte eût plaisanté, eût trouvé Allart mal ; du moins elle se le figurait. Mais, d’un autre côté, elle eut bientôt besoin de réagir contre les désolantes pensées qu’elle avait évoquées, et elle chercha à se raffermir un peu. Sa figure reprit une certaine sérénité.

— Pourquoi aller si vite, en effet, dit-elle, je ne sais ce qui m’a passé par la tête. Ai-je donc dit des choses compromettantes ?

— Non, du tout.

— Il m’est sympathique, et je serai toujours charmée de le voir. Il est très bon de reposer ses yeux sur un visage ami. Je n’ai point à avancer ni à reculer. Cela restera comme cela est, pour notre plus grand bien à tous. Et ce sera une connaissance très agréable.

Elle avait eu un peu honte de montrer de la faiblesse devant Mlle Guay, à qui elle faisait toujours l’étalage de sa force de caractère.

Et Charlotte approuva ce que disait Françoise, ce que pensait Françoise.

Quelques jours après, Joachim conférait avec le ministre, recevait sa nomination, ses instructions et fixait son départ.

Comme la forte bouderie de Rose avait continué et qu’ils ne s’étaient vus ni donne signe de vie, il lui écrivit ce petit billet :

« Ma Rose, je vais partir pour ce beau pays de montagnes, de vallées, de forêts et de gazons, si commode et si délicieux pour les longues promenades à cheval que vous aimez tant.

« Je m’occuperai de vous trouver une jolie petite maison dans quelque sillon, à l’ombre de beaux arbres, et vous m’aiderez à régler les affaires de la principauté de N… À moins que vous ne soyez impitoyable et aussi dure pour vous-même que pour le seul être qui vous soit insupportable. » Joachim avait parlé à quelques personnes de l’organisation de sa maison d’ambassade, et on en avait fait un petit événement, de sorte que le bruit en était venu à Mme d’Archeranges.

— Venez me voir, dit-elle à M. du Quesnoy, le traité de paix doit être discuté.

Malgré la surcharge de ses affaires, Joachim s’amusa à rédiger un protocole en règle, contenant divers points et articles et scellé de tous les sceaux de la chancellerie, et la paix fut signée.

Du reste, Niflart annonça à M. du Quesnoy qu’il avait porté à son crédit dix mille francs, bénéfice d’une opération heureuse, et qu’en même temps il avait hypothéqué pour une forte somme une des deux terres de Joachim.

Celui-ci ne cessait de courir partout, au ministère, dans les bibliothèques, chez sa sœur, chez sa belle-mère, chez les tailleurs et les carrossiers, chez les divers membres du personnel de la mission. Il était rempli d’entrain et de joie, ne dit aucun mot désagréable à sa femme, prit malgré lui une attitude un peu olympienne, et voulant célébrer son départ par un dîner de famille, tenta de ramener Laure chez sa femme.

Il dit à sa sœur qu’il lui confiait Françoise pendant son absence, lui demanda de la surveiller et de la chaperonner. Mais quand il voulut les mettre en présence, chacune se refusa à faire le premier pas de concession. Il insista au moins au nom de la réunion de famille, puis ayant emmené une fois la vicomtesse dans sa voiture pour faire quelques emplettes matinales, il la conduisit jusque chez lui, malgré sa résistance et la fit entrer dans le petit salon de Françoise.

— Voici ma sœur, dit-il, il me paraît nécessaire d’oublier toutes les petites dissensions…

— Je ne me rappelle rien, dit Mme  du Quesnoy en tendant la main à sa belle-sœur.

Laure avait mis pour condition à son retour chez son frère qu’il préviendrait Françoise de ce mentorat ; mais Joachim, heureux de la trêve que lui avaient faite ses préparatifs de départ, se garda bien de heurter sa femme, de sorte que la vicomtesse ne fut pas trop contente et accusa M. du Quesnoy de l’avoir entraînée à une fausse démarche. Il répondit que puisqu’elle avait été bien reçue, il n’y avait point à se fâcher.

Enfin le dîner eut lieu ; la baronne, les Ballot, d’autres parents moins proches, et le personnel de l’ambassade, y furent réunis. Et deux jours après, M. du Quesnoy partait.

Au dernier moment, il adressa à sa femme un petit discours :

— Si mon poste avait dû me retenir plus longtemps éloigné, je vous aurais priée de m’accompagner, dit-il, mais pour trois mois, il serait inutile de vous déranger, de disloquer notre installation de Paris.

Je n’ai pas besoin de vous rappeler que j’ai la plus grande confiance dans vos sentiments de devoir et que je sais que je vous retrouverai la plus honnête femme de Paris, comme maintenant, comme toujours.

Puis il s’éloigna, ravi de la componction, de la docilité avec laquelle sa femme s’était laissé haranguer.

Françoise, distraite, pensait à une lettre qu’elle avait reçue la veille et qui était renfermée à triple serrure dans son petit meuble à écrire. Et tandis que Joachim parlait, elle était en proie à l’obsession de cette lettre qu’elle se récitait mentalement tout entière :

« Madame, c’est avec une grande crainte que je me suis décidé à vous adresser cette lettre, la crainte que vous ne croyiez pas à mon profond respect, et cependant j’affirme que vous êtes la personne que je respecte le plus au monde. Ne voyez, je vous en supplie, aucune importunité dans ma démarche. Je ne puis résister au désir, à l’absolue nécessité de parler encore avec vous, madame, après la visite que j’ai eu l’honneur de vous faire et qui me laisse tout vibrant encore des grandes émotions que j’ai éprouvées.

« Autrefois, madame, alors que vous étiez Mlle  Guyons, je comptais, au moment où une catastrophe m’a éloigné pour longtemps de Paris, solliciter votre main. C’est un souvenir à moi personnel qu’il vous paraîtra peut-être ridicule que j’évoque. Mais c’est pour expliquer, justifier ma lettre, ma conduite, ma visite, que je le fais. J’avais donc eu l’honneur de reconnaître dès cette époque tout ce que votre caractère, votre esprit, votre vie, votre courage et votre distinction de nature devaient mériter d’admiration. En vous retrouvant tout récemment, il m’a été donné de voir combien de pareilles qualités étaient peu appréciées par le monde où vous vivez.

« J’ai pris la liberté, vous étant inconnu, de vous témoigner deux ou trois fois, madame, mon sentiment dans des circonstances où votre situation m’entraînait à le faire. Je redoutais de vous déplaire, et rien cependant ne pouvait m’empêcher de montrer au dehors ce que je ressentais. Mais vous ayant vue accueillir ces incartades avec une grâce et une bienveillance dont je suis profondément reconnaissant, j’étais venu, madame, pour m’en excuser ; peut-être pour les recommencer. Maintenant, je ne sais quel sort aura ma lettre, si elle trouvera grâce devant vous, ou si elle vous paraîtra sotte et sera jetée avec le dédain que peut-être elle mérite. Lorsque je me suis trouve assis dans votre petit salon, entre vous et la personne qui était auprès de vous, j’ai éprouvé un trouble si bizarre qu’il m’a semblé que je parlais comme un somnambule, que ce lieu était à moi, que je ne l’avais jamais quitté, que je vous connaissais familièrement depuis votre enfance, vous me prendrez certainement pour un fou, madame, que j’avais le droit de vous dire des choses intimes, et il me semblait qu’en même temps je ne pouvais le faire, qu’une autre voix que la mienne, timide, incertaine, exprimait une vague plainte, une espérance découragée, et que, comme un avocat que j’aurais chargé de plaider ma cause, elle se servait bien de mes pensées, de mes arguments, mais les employait autrement, les altérait, et j’écoutais avec surprise et angoisse, car tout ce que je voulais dire vous concernait, et la voix semblait ne point s’adresser à vous.

« Aussi quand vous avez répondu, m’agitais-je vraiment, me débattais-je contre mon état somnambulesque, car ce n’était pas à moi que vous répondiez, mais à la voix de cet autre être renfermé en moi-même et qui me trahissait à moitié.

« Puis cet accablement, cette vision, cette fantasmagorie s’est dissipée, et je me suis retrouvé dans un charmant petit salon que je n’avais jamais vu, causant gaîment de choses diverses et indifférentes avec deux femmes pleines d’amabilité, de charme et de bienveillance, dont l’une que je ne connaissais pas et l’autre qui me paraissait s’être transformée.

« Je suis revenu chez moi, brisé, stupéfait, et rempli de bonheur, cependant.

« J’ai beaucoup lutté pour ne point vous écrire, madame, car tout ceci est incohérent, vous ne le comprendrez qu’à peine, probablement, et vous aurez une bien dédaigneuse idée de cet homme dont le sens est troublé. Il m’a été impossible de m’en abstenir. Seulement, je le répète, je vous prie en grâce, madame, de considérer cette lettre comme la marque du plus respectueux attachement de la part de votre très humble et obéissant serviteur. »

Allart avait courageusement signé sa lettre tout au long : Philippe Allart.

Elle la brûlera ou la serrera soigneusement, s’était-il dit.

Il avait eu beaucoup de peine à la tourner. Entraîné à y donner une allure poétique par l’état même de ses impressions, il avait cependant essayé de la faire nette et directe, et très simple, mais il la trouva lourde et commune, et en la reconstruisant il fut séduit par la sorte de fiction qui se présenta à son esprit, et qui lui permit de dire tout ce qu’il désirait avec la plus grande réserve possible, croyait-il.

L’effet produit sur la femme fut plus vif. Françoise se laissa prendre à cet effort et à ce détour plus qu’à quelques phrases simples. Elle lui sut gré d’avoir ainsi enveloppé l’émotion et de l’avoir ornée. C’était moins brusque, plus doux, plus lent à savourer. La signature fit pâlir la jeune femme, et elle lut avec surprise, avec trouble ; puis le cœur lui battit, elle devint presque haletante, et après la lecture resta comme anéantie. Un grand cri de joie ne pouvait sortir de sa poitrine. Une vive pensée de remercîment envers la destinée, une sorte d’étonnement inquiet de la marche de cette même destinée dont on ne savait arrêter les décrets, les caresses qui glissaient sur son cœur tressaillant, une espèce d’émerveillement d’elle-même, un élan d’orgueil, toutes ces sensations l’éblouissaient et la clouaient immobile, sa lettre à la main.

Elle but de nouveau goutte à goutte tout ce nectar, avec une joie presque enfantine de posséder une lettre d’amour. À un moment elle donna un vif baiser sur la lettre, et en eut honte aussitôt au point de se retourner comme si quelque témoin pût le lui reprocher. Ce qui l’intéressait le plus, c’était cet homme qui pensait à elle quatre ans auparavant, dont elle ignorait l’existence, et qui avait songé à l’épouser ! Pour un peu elle aurait vu du miracle dans son fait. Ensuite elle le revoyait dans la visite et se plaisait à se figurer, au cours de la lecture, le double être dont parlait Philippe, celui qui voulait dire certainement : je vous aime, et celui qui avait seulement dit qu’il aimerait volontiers une femme distinguée. À la fin elle courut à sa plume pour répondre.

Répondre ! Les perplexités l’assaillirent aussitôt. Puis l’instinct, celui de la conservation, de la prudence, de la défense, lui cria de ne pas répondre, et qu’Allart n’en reviendrait pas moins. C’est une terrible affaire que de répondre, c’est donner un poignard avec lequel on peut être égorgé plus tard. Françoise s’accusa de défiance, mais ne répondit pas. Il y avait aussi quelque curiosité de sa part à tenter cette expérience. Si l’homme était épris, s’il était digne par conséquent de tendresse, il ne s’arrêterait pas à cette sorte de première dureté. Il sortirait intact de l’épreuve. Grâce à cette pensée, Mme  du Quesnoy se pardonna de ne point braver la loi de non-réponse qu’elle avait entendu enseigner par tant de docteurs de la vie mondaine. Elle avait même du plaisir à employer de l’adresse, comme si elle se fût découvert une faculté inattendue.

Toute la journée qui précéda le départ de Joachim, elle la passa dans le pays des songes d’or, oubliant la plupart du temps que son mari parlait ou ne se le rappelant que pour souhaiter ardemment qu’il fût déjà éloigné.

Elle n’écouta pas ce que lui dit M. du Quesnoy en se séparant d’elle, et pendant deux ou trois jours elle se demanda si elle avait entendu ou lu, et comment, cette phrase :

« — Vous serez la plus honnête femme de Paris, comme toujours ! »

Phrase qui résonnait obstinément à son oreille, chaque fois que, pensant à Allart, Françoise se disait :

— Il viendra, il viendra peut être aujourd’hui !

Dès qu’elle fut restée seule, l’air lui parut plus léger, plus pur, plus facile à respirer, et elle ne tarda pas à revenir à elle-même, comme quelqu’un qui passe d’un lieu étouffé à un endroit frais. Elle écrivit aussitôt à Mlle  Guay de venir le lendemain, et raisonnant la conduite probable d’Allart, se promit de ne l’attendre que dans quelques jours, ce qui ne l’empêcha pas d’espérer de chaque matin à chaque soir qu’elle allait le voir entrer.

Cependant, dix jours s’étaient passés, et Mlle  Guay le lui dit elle-même : « Malbrouck ne revenait pas. »

Une après-midi, le valet de pied de Françoise vint lui demander si elle voulait recevoir monsieur… mais avant qu’il eût dit le nom, la personne qui l’avait suivi entra assez brusquement. C’était le marquis de Meximiers.

Il se passa quelque chose d’étrange dans la tête de Mme  du Quesnoy. Était-ce donc le marquis qui avait écrit la lettre, fait un faux ? Presque aussi vite, elle vit l’absurdité de sa supposition. D’un air sec, assez irrité, elle attendit que le marquis expliquât le motif de sa visite. Elle y voyait toujours un rapport mystérieux, inquiétant avec Allart. Se connaissaient-ils ?

— Vous devez être étonnée de me voir ? dit le marquis.

— Oui, monsieur, très étonnée.

— Que ne braverais-je pour arriver auprès de vous

— Qu’avez-vous à me dire ?

— Mais que ma volonté augmente avec votre résistance et qu’il faudra que vous me cédiez !

Reconnaissant bien qu’elle s’était trompée sur une prétendue entente d’Allart avec lui, elle s’écria : Mais, monsieur, ces vulgaires façons à peine dignes d’un sous-officier, pensez-vous que je veuille les supporter ? La sottise égale ici l’insolence. Je vous prie de vous retirer.

— Eh bien, madame, je vous empêcherai d’avoir d’autre amant que moi.

— Mais cet homme est ivre !

Il s’était assis près d’elle. Elle se leva, il se leva.

— Je désire le scandale, reprit-il, je le poursuis, je vous en préviens ; quand je vous aurai compromise, vous n’aurez d’autre refuge que dans mes bras. Je suis tellement sûr de mon fait que je vous dévoile mon système.

Elle étendit le bras pour sonner, il lui arrêta le bras. Il y avait beaucoup de fanfaronnade, mais aussi une froide et réelle rage dans son action. Françoise commençait à avoir peur.

— Une femme ne peut pas lutter avec un homme qui a tout son temps, dit le marquis, rasseyez-vous donc ; les hommes occupés sont de faciles adversaires, mais vous reconnaîtrez qu’un homme qui peut appliquer son esprit tout entier à la séduction est cent fois plus subtil, perfide et redoutable que la femme la plus rouée. Je ne me pose pas comme votre adorateur, au contraire, vous me déplaisez. Mais vous savez ce que je vous ai dit : ne vous faites pas un ennemi de moi. Maintenant, malheureusement c’est fait.

Françoise restait debout, l’écoutant effarée et cherchant vainement une réponse qui pût l’écraser complétement. La douleur de l’indignation était trop vive, aussi ne sut-elle que dire :

— Vous profitez de l’absence de M. du Quesnoy.

— Votre mari est un monsieur dont je me soucie fort peu.

C’était la seconde fois qu’on la frappait méprisamment dans la personne de son mari.

M. du Quesnoy était pour elle une cause de déshonneur. On osait le lui dire. Elle prendrait donc sa protection en elle-même. Oh ! pourquoi Allart n’était-il pas là ?

Après être restée un très insensible instant comme pétrifiée, sa figure et son geste furent si terribles que le marquis s’aperçut qu’il l’avait mal jugée.

— Dois-je donc vous chasser tous successivement ? s’écria-t-elle.

M. de Meximiers savait qu’une fois parti il ne rentrerait plus dans cette maison. Il était exaspéré d’avoir mal opéré. Il l’avait crue facile à effrayer. Maintenant il n’avait plus qu’à l’injurier.

— Pourquoi chasser, pourquoi perdre la tête si vite ? Il est si simple de capituler. Je suppose que vous me chassiez, je dirai devant vos gens que vous m’aviez attiré et que je ne comprends pas ces caprices d’une maîtresse qui vient de me rendre heureux.

Il eut l’audace d’essayer de lui entourer la taille de son bras pour l’attirer près de lui. Mais il perdait lui-même la tête.

— Qui sait, continua-t-il, si je n’ai pas dissimulé et ne suis pas éperdument fou de vous ?

Elle l’écarta violemment. Elle l’aurait tué si elle avait eu une arme. Elle sonna de tout son bras.

Comme tout était perdu, il ne resta plus au marquis que la fureur. Il lui jeta une injure grossière à la face, un mot ignoble.

Réfugiée près de la cheminée, elle regardait avec une ardente anxiété la porte qui tardait trop à s’ouvrir.

Enfin un domestique parut.

— Faites sortir cet homme, et si jamais il se représente, jetez-le dehors ! dit-elle. Puis elle se retira vivement dans sa chambre.

Le marquis eut un sourire pâle et féroce, et sortant suivi du domestique ébahi, il dit à celui-ci : Votre maîtresse est une drôle de créature.

Ce qu’il ajouta fut une infâme et vile calomnie, impossible à expliquer, et tellement déshonorante pour un homme, qu’elle choqua le laquais, et cependant cette race n’est pas délicate.

— Est-ce que ça me regarde ? dit cet homme en haussant les épaules, on vous a dit de sortir.

Contrairement à ce qu’espérait le marquis, cette scène d’une brutalité odieuse et en partie calculée, ne compromit pas Françoise, même parmi les valets, et de là, par conséquent, ne remonta pas dans les méchancetés de salons. Le marquis n’était pas un homme lâche, ni dépourvu d’honneur, ni incapable d’amitié ; mais il était persévérant dans ses rancunes, et croyait tous les moyens légitimes vis-à-vis les femmes, à la vertu desquelles il ne croyait pas, qu’il regardait comme d’une race inférieure et qu’il fallait mener cavalièrement pour en dominer les caprices.

Plus d’une avait trouvé son système original et avait cédé à sa brutalité par lassitude des éternelles fadeurs des soupirants habituels, ou par la dépravation que développent chez quelques natures la vie du monde et son uniformité courtoise. Ainsi, la vicomtesse Ballot avait adoré pendant plusieurs mois de se faire traiter par lui comme la dernière des créatures, et ne s’en était fatiguée que lorsqu’elle le trouva un peu trop sincère. Il racontait d’ailleurs tout haut qu’il les battait, se vantait de ses bonnes fortunes, en riait, et les femmes, pour la plupart, n’en concevaient qu’une plus grande envie de connaître le monstre de plus près, ce qui le fortifiait dans son système.

Mais, vis-à-vis Françoise, il avait été saisi d’une colère particulière qui ne lui avait pas permis d’employer toutes ses ressources, et il pensait n’être honteux que de son échec. De sorte qu’il était de plus en plus disposé à user contre la réputation de Mme  du Quesnoy de tous les moyens de destruction, sans penser un seul instant qu’il fût indigne. D’ailleurs, la femme ne comptait là, il se le figurait, que pour moitié. C’était Joachim qui était surtout son but, et comme M. du Quesnoy passait pour un homme courageux, habile à l’épée et au pistolet, et que M. de Meximiers était d’ailleurs décidé à accepter toute la responsabilité de sa conduite, ce dernier se justifiait tout naturellement lui-même, sans s’apercevoir que son amour-propre écrasé en voulait surtout et profondément à la femme qui l’avait frappé de son talon.

Il y avait à peine une demi-heure que le marquis quittait le salon de Mme  du Quesnoy, lorsque Allart arriva à son tour.

Les souffrances des âmes fières devant l’insulte sont atroces. Un voile de deuil enveloppait le monde pour les regards de Françoise. L’effroi de l’existence avait dressé ses spectres devant elle, car il semblait que le sort la choisît pour lui faire subir les tourments qu’elle s’efforçait d’éviter, et que la récompense de ses efforts fût une condamnation perpétuelle et imméritée. Elle ne pouvait châtier ceux qui l’outrageaient, et sa maison même n’était point un abri. Elle était découragée et épouvantée. Et puisque tout : vertu, bonté, prudence, affection, semblait être un piège, et que ce dont elle se servait comme défense la livrait, à quelle nouvelle et dure épreuve allait la conduire la connaissance d’Allart ?

Il lui avait fallu du reste un grand courage, un courage que n’auraient pas eu bien des femmes, pour se suspendre à cette sonnette et appeler un domestique à son aide. Certes, nulle femme n’eût hésité à en faire autant en face d’un manant, d’un homme du peuple, d’un mendiant, d’un marchand insolent mais avec un homme du monde, n’était-ce pas donner lieu aux soupçons au sein même de son foyer, aux plus insupportables soupçons, ceux d’en bas, dont la voix s’étend et monte si rapidement.

Françoise reçut Allart avec une joie si agitée et un visage si altéré, qu’il se dit immédiatement : Eh quoi ! ai-je déjà causé tant de trouble ?

Il eût été si doux pour elle de pouvoir se jeter dans les bras d’Allart et de s’écrier : Oh ! vous n’êtes pas comme eux. Elle rêvait de caresses comme un enfant chagrin auquel on eût dit : Ne t’afflige pas, n’aie pas peur, le mal est passé. D’aussi simples paroles lui auraient fait du bien.

La dure algarade du marquis la précipitait par une grande impulsion vers Philippe. Elle n’eut aucune hésitation à tendre la main à Allart et à lui dire : Ah ! je suis heureuse de vous voir. Vous auriez dû suivre plus promptement votre lettre.

— Ah ! répondit-il en baisant vivement cette main, comment pouvais-je l’oser, savais-je si j’aurais à vous remercier d’être si bonne et si franche que je vous trouve ?

— J’avais besoin de vous voir. Pourquoi craindre aucune coquetterie de ma part, puisque vous croyiez me connaître ? Je sais bien, moi, que vous recevez simplement ce que tout autre homme appellerait mes avances. Pourquoi, continua-t-elle avec animation, vous cacherais-je que j’ai une grande estime, une espèce de foi, une véritable foi en vous, qui m’avez fait passer de grands moments de bonheur ? Je sais que vous n’en abuserez pas, que vous ne me calomniez ni du cœur, ni des lèvres.

Il lui saisit les deux mains et dit passionnément :

— Oh merci ! vous êtes une noble, une belle âme, digne d’un culte. Vous êtes au-dessus de toutes les femmes, vous êtes une créature d’un ordre supérieur…

Il trempait, roulait ses lèvres le long de ces mains tendres, blanches et doucement parfumées. Prise d’un tremblement, elle le releva et se penchant sur sa poitrine, tandis qu’il appuyait, en tremblant lui aussi, ses lèvres sur son front, elle s’écria avec des sanglots plaintifs dans la voix : Oh ! mon ami, secourez-moi, protégez-moi !

— Qu’avez-vous ? contre qui faut-il vous défendre ? demanda Allart en la gardant serrée contre son cœur.

— Contre le monde, contre moi-même, contre la vie s’écria-t-elle en frémissant.

— Dites-moi ce que vous attendez de moi ! Vous si forte, si courageuse, quelle trahison, quel événement terrible a pu vous abattre ?

— Non, rien, dit-elle, non, j’ai le cœur plein et brisé en même temps ! Non ! je ne serai pas votre maîtresse, n’est-ce pas ?

Tout était en désordre dans l’âme de Françoise, la crainte, le désir, la souffrance, le bonheur s’y débattaient à la fois comme dans un chaos. Elle aurait voulu se perdre et être sauvée en même temps, elle éprouvait des sortes de convulsions intérieures dont l’excès devenait insoutenable, elle se sentait appartenir tout entière à Allart, et par un dernier effort de la conscience l’implorait d’avoir une volonté, car elle n’avait plus de force.

La passion secouait un de ses plus violents ouragans dans un cœur pur et rigide, et le naufrage semblait être un apaisement, si la tempête ne finissait d’elle-même.

Allart le comprenait, et tenant cette tête appuyée sur son épaule, frémissait lui-même d’anxiété, luttant à peine de son côté contre l’orage pour se maintenir. Tout à coup Françoise dénoua son bras qui la tenait, releva la tête, le repoussa un peu et courut comme une folle vers la porte de sa chambre, d’où elle lui cria :

— Partez, partez, je vous en supplie, je me meurs, laissez-moi seule, j’ai besoin d’être seule. Vous reviendrez, vous m’écrirez ; de grâce, partez ! reprit-elle de l’accent d’une profonde supplication, le voyant immobile, pâle, presque égaré au milieu du salon ! Partez ! vous m’aimez et je vous aime !

Comme un être qui n’a plus sa volonté, il tourna machinalement sur lui-même, fit quelques pas. Il entendit le bruit de la porte qui se refermait, se retourna et s’élança comme pour tout franchir ou briser, puis s’arrêta court, sourit à la façon d’un homme qui triomphe de la souffrance, murmura : Pense à elle seule ! et partit précipitamment.

Françoise était tombée sur son lit de repos, la respiration oppressée, le sein rempli de plaintes ainsi qu’un malade. Ses mains puis ses dents serraient et broyaient un mouchoir. Que regrettait-elle, ou quoi la faisait souffrir ? Elle frissonnait et ses yeux étaient fixes.

Pendant plus d’une demi-heure, elle resta sous l’influence de la crise. Puis la serre du mal qui la terrassait lâcha prise peu à peu. Enfin Françoise se releva ou plutôt bondit avec une sorte d’emportement et se mit en prière en soupirant du plus profond de sa poitrine ces mots : Grand Dieu, vous m’avez secourue !

Et elle n’avait plus qu’à célébrer avec joie le moment où elle avait été tirée d’un si grand péril.

Quant à Allart, il avait longuement couru à travers Paris, se demandant au milieu de la fièvre : Ai-je bien fait, ai-je mal fait ? jusque ce qu’une voix protectrice qui de temps en temps lui criait : Fais ton devoir, lui eût répété avec insistance : Tu t’es bien conduit.

Néanmoins le soir deux lettres se croisaient, écrites par des esprits mal rassérénés et surtout étonnés encore du soudain débordement qui les avait entraînés.

Allart, appuyant sa tête brûlante contre le marbre de sa cheminée, contemplait avec un sourire de béatitude une petite feuille de papier couverte de fins caractères

« Je ne puis que me réjouir de ce qui s’est passé ce matin entre nous. La réserve à laquelle j’ai toujours voué un culte absolu a cessé tout à coup d’être sacrée pour moi. J’en suis satisfaite, bien satisfaite. Par ma seule volonté, je n’aurais jamais pu me décider à vous livrer ainsi mon cœur. Un hasard, une souffrance imprévue, comme la vie nous en apporte cependant si souvent, m’a jetée sur votre sein, pour y pleurer et appeler un secours. Vous m’avez vue bien folle, bien peu maîtresse de moi-même. J’ai réfléchi toute la journée à ma conduite, craignant d’avoir à en rougir. Non, mon bien cher ami, j’en suis heureuse.

« Peut-être sans cette surprise ou plutôt cet élan que m’a donné une cause extérieure, vous n’auriez jamais bien connu ma pensée, mes sentiments. Je suis d’ordinaire extrêmement timide pour tout ce qui tient à la sensibilité, j’ai peur qu’on ne me suspecte. Et je veux que vous sachiez bien comment je suis faite et quel est mon malheur ; peut-être ne retrouverez-vous jamais en moi la femme que vous avez pressée contre votre poitrine et qui a posé sa joue contre la vôtre. Ainsi, même à présent, en me demandant sincèrement si j’aurais du bonheur à me retrouver palpitante, appuyée sur vous, soutenue par un de vos bras, je sens je ne sais quelle insurmontable gêne, je le voudrais et je ne le pourrais. Serait-ce là un de ces faux sentiments comme la toute-puissance de l’éducation en développe de si nombreux en nous, pauvres cires molles ?

« Cependant, mon cher ami, je pense avec un bonheur infini à votre visage illuminé de bonté et d’intelligence, à votre voix si tendre, à vos paroles qui me réchauffent et me font résonner comme si ma pauvre âme était un instrument sous vos doigts. Toute seule, je cause et je vis avec vous. Ma chère Guay elle-même, cette amie que vous avez vue chez moi, est reléguée dans un petit coin de mon affection où vous débordez entièrement. Votre honneur me paraît beau et incorruptible comme le diamant. Car enfin ce matin, si vous n’aviez eu pitié de moi, j’aurais une cruelle expiation à subir pour le reste de ma vie.

« J’ai peu d’expérience et, pour une femme, cela peut s’avouer assez glorieusement. Néanmoins, j’ai assez entendu parler, assez lu et même réfléchi pour savoir que les hommes ne demandent aux femmes qu’une félicité vulgaire, matérielle, après laquelle ils leur reprochent d’être abaissées à leurs yeux, et dont ils font cependant le prix suprême du bonheur. Voilà ce que je ne saurais concevoir. Pour moi j’éprouve une espèce d’horreur à la pensée que ce doit être là l’amour, et qu’une femme ne puisse le payer que par son déshonneur, en s’attirant le mépris, et surtout le mépris de celui qu’elle aime. Moi, plus qu’une autre, j’ai besoin de ne jamais être méprisée. Ainsi je vous demande de m’aider à sauvegarder cette seule forteresse d’où je puis me défendre contre tant d’ennemis.

« L’honnête femme ! Ce mot me paraît quelque chose de si grand, de si fort, de tellement saint, qu’il est pour moi le but d’une immense ambition, et que la gloire m’en domine entièrement. Telle est la rivalité qu’il vous faudra accepter.

« Si je vous parais égoïste, dure, froide ; si c’est un sacrifice que vous trouvez que j’exige, eh bien aimez-moi égoïste, dure et froide, et faites ce sacrifice. Je ne doute pas de vous, mon ami.

« Je viens de me relire, je suis effrayée, ce n’est pas là ce que je voulais vous dire. Qu’ai-je donc à tracer, à demander à l’homme auquel j’appartenais ce matin et qui m’a respectée ? Ce que vous ferez sera bien fait, je suis entre vos mains, mais ne vous contenterez-vous pas d’une pauvre âme tourmentée et qui n’a plus rien de caché pour vous ?

« Je suis incohérente, je vous envoie ma lettre, tout ce qu’elle contient est bien ce que je sens, ce que je désire. Votre servante, seigneur, vous supplie de remettre le calme dans son esprit troublé. Ne riez pas de moi. Comprenez-moi et venez me dire que j’ai raison. Ou plutôt venez me dire que je ne vous afflige pas. Venez demain matin, Charlotte y sera. Venez dans l’après-midi, je serai seule, pensant à vous. »

Des phrases entières étaient raturées, mais on pouvait les lire sous la barre qui les couvrait ; ainsi qu’ai-je donc à tracer… jusqu’à mais ne vous, et plus bas : Venez demain matin, Charlotte y sera !

Allart avait la foi et il se promit d’obéir. Il écrivit de son côté à Françoise.

Il y eut dans sa lettre plusieurs points importants pour Mme  du Quesnoy. D’abord l’esclavage absolu était accepté. N’y aurait-il pas de révolte à l’épreuve ? Elle n’y pensa pas. Ce qu’elle voulait : armer Allart de la force qu’elle-même pourrait bien perdre, était fait. Mais ce qui l’impressionna le plus, fut la fin où Philippe parlait de son espérance de mariage entre eux, quelque jour.

Elle en fut tour à tour triste, comme si Allart fût devenu insensé et s’était plu à soulever les choses les plus douloureuses pour elle, et heureuse quand elle croyait à la superstition du pressentiment. Par moments, elle se demandait si, pour avoir ainsi parlé, Philippe ne connaissait point quelque particularité ignorée d’elle et relative à Joachim, que savait-elle ? quelque germe de maladie mortelle, et alors elle se perdait dans tous les rêves de la délivrance.

En cette seule journée, ils avaient oublié tous deux qu’à peine ils se connaissaient la veille. Telle est l’étendue des sensations de l’amour, que l’idée du temps en est changée. Et puis le trouble profond que lui avait causé la terrible algarade du marquis, avait jeté de force Françoise sur la poitrine d’Allart.

Elle raconta, mais vaguement, à Charlotte, la scène décisive qui modifiait maintenant toute son existence, ne lui en expliquant la gravité que par ces mots : « J’ai cru que la foudre tombait sur moi ! »

Mlle  Guay la trouvait transformée, à la fois inquiète, joyeuse et peu disposée à parler. Elle lui recommanda la prudence, et ne resta pas avec elle aussi longtemps qu’à l’ordinaire, lui disant en partant : « Je vois que l’amie Charlotte est un peu dans l’ombre maintenant, et que tu as une conversation secrète avec les êtres invisibles. »

— Pardonne-moi mon bonheur, lui répondit Françoise qui ne la retint pas.

Peu après la sortie de Charlotte, Allart vint.

— Vous trouvez une femme moins nerveuse qu’hier, lui dit-elle souriante ; vous êtes un grand médecin.

— Et vous êtes une grande fée ; j’ai là un talisman, reprit-il en lui montrant sa lettre.

— Eh bien, venez voir, ajouta Françoise. Et à son tour elle lui fit voir les siennes enfermées dans une boîte en laque à serrure. La boîte était dans un tiroir fermant à clef ; outre le rempart que formait la porte du meuble à écrire, elle était protégée aussi par une autre serrure : Le trésor est bien gardé. Pourvu qu’il s’accroisse !

— Oui, mais vous avez un autre secret. Vous ne voulez pas me dire ce qui vous attristait hier ?

— Je vous l’ai écrit.

— Le hasard, la cause extérieure dont vous me parliez ?

— Vous m’intimidez, reprit-elle, je vous ai tout dit. Cette cause, eh bien, c’était vous ! Vous tenez à m’arracher toute l’âme. Mais c’est moi qui ai beaucoup de questions à vous faire.

Elle lui demanda comment il se faisait qu’il avait voulu l’épouser cinq ans auparavant. Il le lui raconta Elle était si étonnée de n’avoir aucun souvenir de lui à cette époque ! C’était comme un double amour dont elle était l’objet. Il l’enivra. Il dut lui parler de sa famille, lui apprit qu’il avait sa mère et une sœur en province, ainsi qu’un frère à Paris, prêtre, dont il prisait beaucoup l’intelligence et les qualités.

De son côté, elle lui parla de la baronne Guyons, qui avait pour elle une affection un peu sèche ; de sa sœur aînée, mariée à un consul, et avec qui elle avait d’assez rares rapports ; puis de Charlotte, et avec enthousiasme. Et enfin, car c’était là ce qui touchait le plus son cœur, et ce qu’elle avait, tout le long de la conversation, réservé pour le mieux savourer ensuite, elle lui parla de l’espérance de mariage qu’il avait éveillée dans sa lettre. Et ce sujet amena de grands épanchements. Ils se livrèrent à toutes les illusions ; ils se voyaient déjà unis. Presque tout le temps Allart eut sa main dans celles de Françoise.

Ce fut elle qui le renvoya. Pourquoi ? Il semblait qu’ils ne dussent plus se séparer. Comment déjà supporter la seule pensée d’être loin l’un de l’autre ? Pourquoi aussi, lorsqu’il fut parti, éprouva-t-elle, moindre il est vrai, la même crise que la veille ? et resta-t-elle presque pantelante, crispée, prête à pleurer, et, quand elle fut remise, s’écria-t-elle « Oh ! que d’énergie il faut ; je n’y tiendrai pas ? »

À peine était-il parti qu’elle lui écrivait encore une heure après ; et la plume courait, courait comme si le temps dût manquer pour tant de choses à dire. Puis il vint un moment où elle ne put plus écrire, ni lire, ni rester en place, ni attendre. Elle aurait eu besoin de Charlotte. Le soir elle alla la chercher et l’emmena dans sa voiture. Et quand elle fut avec son amie, elle s’abîma dans ses songeries et ne trouva que peu de mots à lui dire, excepté lorsqu’à dix heures et demie elles revinrent à son hôtel.

Charlotte, avec une infinie bonté, se prêtait à cette situation d’esprit, bien qu’elle la trouvât un peu ennuyeuse et fatigante.

Puis, au moment où elle voulut se retirer, Françoise l’assaillit d’un long défilé d’éloges sur Allart, des joies d’une telle liaison, de sa beauté, de sa pureté. Elle aurait voulu voir une passion à Charlotte, qu’elle ne laissa partir qu’à minuit, ayant seulement conscience alors de la fatigue contre laquelle luttait Mlle  Guay, que le grand air du soir endormait malgré elle.

Pendant tout ceci, Joachim avait écrit à Mme  d’Archeranges : « Il y a un délicieux chalet à louer à deux lieues de N…, au bord d’un lac, un véritable nid pour une fauvette que vous connaissez bien. On trouve des chevaux tant qu’on en veut. Il y a une écurie qui peut en contenir trois. Je les y ai mis avec une jolie calèche et une voiture à deux places. Les routes sont sablées comme un jardin anglais.

« Tout cela est pour une de mes parentes, à qui l’air pur est recommandé. À deux autres lieues, s’il est nécessaire de paraître tout à fait venue pour de majeures raisons de santé, on boit des eaux excellentes pour les maladies du cœur. Vous louerez le tout, chalet, voitures et chevaux pour trois cents francs par mois. Il y a de grandes fêtes autour du prince. On valse beaucoup. On joue un peu. Dites-moi le jour de votre arrivée, pour qu’on vous présente les clefs de votre conquête en Allemagne. »

Rose lui répondit qu’elle partait à l’instant et qu’il était adorable. Or le marquis étant venu la voir, le démon fit qu’elle trouva extrêmement plaisant, agréable d’arriver auprès de Joachim tout animée encore d’une trahison.

Le marquis, qui fut galant, vaillant et conquérant auprès d’elle, ne fit en somme que profiter d’une idée joyeuse de la belle Mme  d’Archeranges.

Il se vanta, du reste, à Rose, d’avoir eu les bonnes grâces de Mme  du Quesnoy.

L’état d’angoisse fébrile où les visites d’Allart plongeaient Françoise dura plusieurs jours. La souffrance qu’elle éprouvait après son départ était à la fois redoutée et appelée par elle. Elle en causait d’une façon assez énigmatique avec Charlotte, qui lui répondit : « Je crains que nous ne nous soyons trompées ; il eût mieux valu peut-être que tu n’eusses pas rencontré M. Allart. » Mais Mme  du Quesnoy faisait un tel panégyrique de l’amour pur, et certifiait si bien qu’au fond son âme n’avait jamais été plus tranquille, que Mlle  Guay ne trouvait plus rien à répliquer.

— Il faut revenir chez Mme  Desgraves, avait dit un jour Allart à Françoise, et paraître ailleurs.

— Oh non ! la solitude et vous !

— Mais laissez-moi vous gronder et vous donner quelques conseils, puisque vous assurez quelquefois que vous en voulez beaucoup de moi. Je ne crois pas que vous ayez raison de vous cacher, de vous retirer du monde. Nous n’avons rien à montrer, partant rien à dissimuler.

Elle promit de ne pas abandonner le monde, sembla s’y distraire pendant quelque temps, puis parut vouloir rester absolument encore dans cette vie d’esprit à deux où elle s’absorbait, ne pensant ni au delà ni en deçà. Il n’était jamais plus question de M. du Quesnoy, ni du passé, ni de l’avenir. Elle avait reçu une courte lettre de son mari lui annonçant son installation et ses travaux. À peine savait-elle ce qu’il y avait dedans.

Du reste, c’était le moment où tout le monde allait partir pour la campagne ; les réceptions étaient finies partout. Françoise restait chez elle avec délices.

Elle ne se doutait pas qu’on s’occupait beaucoup d’elle ; que Rose, avant son départ, la vicomtesse et le marquis avaient travaillé contre elle.

En effet, Allart eut, sur ces entrefaites, avec un de ses amis, un entretien qui le surprit et l’inquiéta.

Cet ami était un officier d’artillerie, nommé Noualhès, beau et élégant garçon qu’Allart avait présenté chez Mme Desgraves. Peu à peu Noualhès, introduit de là successivement dans diverses maisons, avait fini par s’entendre très bien avec la vicomtesse. Allart le savait, mais n’y avait point fait beaucoup attention.

Ils se trouvèrent un matin ensemble dans un café où ils déjeunaient quelquefois.

— Eh bien, demanda l’officier à Allart, vous voilà tout à fait lancé auprès de cette femme, Mme du Quesnoy ?

— Comment cela ? dit Philippe vivement. Pourquoi lancé ? Je la vois quelquefois, voilà tout.

— Enfin, vous lui faites assidûment la cour ?

— Nullement, croyez-le bien.

— Je comprends votre discrétion, mais comme tout le monde parle d’elle et de vous…

— Tout le monde ! que peut-on dire ? demanda Allart assez troublé et effrayé.

— Enfin, on m’en a parlé… sérieusement.

— Ah ! dit Allart qui venait de réfléchir, je sais qui ! Sa belle-sœur ! Mais je pourrais vous en dire autant ; tout le monde parle de vous deux aussi.

Noualhès parut un peu embarrassé.

— Non, la vicomtesse n’est pas en jeu ici.

— Eh ! qui donc ?

— Je vous avertis dans votre intérêt. Vous n’êtes qu’un instrument entre les mains de la personne dont il s’agit, un instrument contre sa famille… Vous pouvez me dire que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais pour vous, je…

— Mais vous êtes donc plein de sécurité du côté de Mme Ballot ?

— Oh ! dit Noualhès, ne parlons pas d’elle. Je suis convaincu qu’elle a voulu vous rendre service en m’expliquant tout. Maintenant causons d’autre chose. Je n’ai pas l’intention de vous enlever vos illusions.

Allart n’en revenait pas. « Tout le monde en parle, » était ce qui le touchait d’ailleurs le plus. Déjà, si vite ! Il comprit qu’il fallait qu’il y eût des gens intéressés à répandre la nouvelle. Il était fâché de voir son ami dans le camp opposé.

Il réfléchit rapidement, tandis que Noualhès avait pris un journal. Comment parer les coups portés par l’ennemi. Il se décida à un moyen héroïque.

— Eh bien, mon cher ami, vous m’étonnez profondément, dit-il.

Noualhès sourit superbement.

— Je suis tout simplement un soupirant ridicule, reprit Allart.

Ce fut l’officier qui à son tour le regarda d’un air profondément étonné et chercha un argument.

Il pensa l’avoir trouvé et s’écria : C’est tout simple ! il y a toutes sortes d’hommes de paille, il y en a même pour troubler un mari.

Allart, qui s’était promis de ne pas troubler les adorations toutes neuves de son ami pour la vicomtesse, ne put y tenir.

— C’est absurde, s’écria-t-il, cette Mme Ballot est capable de toutes les perfidies.

— Pas un mot de plus, Allart, dit l’officier en mêlant une nuance d’amitié au ton bref de sa voix, ne nous brouillons pas pour des femmes, s’il est encore temps que nous nous arrêtions.

Allart inclina la tête en disant assez froidement :

— Vous avez raison.

Ils parlèrent un peu d’autre chose et se séparèrent en se donnant la main, mais ils étaient très froissés tous deux et leur amitié était détruite.

Noualhès eut le tort de ne pas cacher à Laure le mal qu’Allart avait commencé à dire d’elle. Elle en fut excitée davantage contre Françoise et Philippe. Et il eût fallu à Noualhès une foi bien enracinée en Allart pour ne pas accepter une partie de ce que Laure inventa contre celui-ci : Elle l’avait repoussé et il lui avait voué une haine mortelle, c’était un homme grossier, sot, lâche, qui n’était bien digne en effet que d’une Mme du Quesnoy. Il lui répéta qu’Allart se plaignait de la rigueur de Françoise. Quelle comédie ! s’écria-t-elle, et elle lui confia que Françoise avait été de meilleure composition avec le marquis. Ce niais d’Allart ! dit Noualhès.

Ainsi tandis qu’Allart pour sauver la réputation de Françoise ou la maintenir, n’hésitait pas à sacrifier publiquement son amour-propre et cherchait un endroit où il pût trouver une bénévole trompette qui se chargeât d’annoncer partout, que triste soupirant, on le tenait à distance, les mensonges du marquis et de Laure allaient rendre son sacrifice inutile.

Ce fut Mme Desgraves qu’Allart choisit pour répandre un bruit destiné à contrebalancer toutes les perfidies de la vicomtesse ou de Mme d’Archeranges.

Il lui fit ses confidences le plus tristement, se désola, lui demanda conseil, et peu de jours après les deux bruits opposés se heurtaient dans les salons où Allart crut voir plus d’une fois de certains airs de compassion railleuse à son adresse. Et il en était joyeux, car il recevait la récompense de sa vaillance.

Comme on ne peut calculer jamais la portée ni les ricochets de ses actions, il se trouva que l’idée de dévouement qu’avait eue Allart devint promptement la source de véritables souffrances pour Françoise et pour lui.

Sa pensée fut ramenée sur le désintéressement de cette passion et lui en montra l’aspect pénible. Dès lors il eut beau chercher à s’affermir dans le renoncement, la promesse faite à Françoise l’obséda, le leurre d’une telle situation le poursuivait partout. Il lui fut amer d’aborder ou de quitter Mme  du Quesnoy en pensant que son amour était comme mutilé, tronqué, et qu’il se sevrait de la plus ardente, de la plus forte des félicités.

Il se figurait que le jour où il sortirait des bras de Françoise, il y aurait dans les yeux, dans le cœur, dans les épanchements de celle-ci, des délices cent fois plus vives que celles où le parquait une loyauté acharnée. Il lui semblait, par le contraste entre ce qu’il rêvait et le peu qu’il croyait posséder, que Mme  du Quesnoy devenait froide, se fatiguait de lui.

Il se tenait des discours, se raillait de ne pas être un homme, se disait qu’en rétrécissant son bonheur il nuisait à Françoise et l’emprisonnait avec lui dans une région froide, languissante. La violence même de ces entraînements l’effrayait. Il y résistait de toutes ses forces. Il se fit les serments les plus terribles de ne pas manquer à sa loyauté.

Un jour qu’il se plaignit du sort qui l’avait écarté des pas de Mme  du Quesnoy à l’époque de son mariage, il la rejeta brusquement dans le trouble, de son côté.

L’ennui, la mélancolie même devant le ciel le plus radieux, l’angoisse, des envies de pleurer à tout moment la prirent, comme si un malheur devait arriver. Puis bientôt la cause de ces sensations se précisa. Cet amour lui parut vide aussi, et quelque chose de morne le couvrait. Au delà, des visions éblouissantes l’attiraient, puis étaient remplacées par d’autres figures sombres qui apportaient la terreur. Mais au moins ce pays imaginaire était peuplé, plein de mouvement, c’était là qu’il fallait s’élancer. Les périls, mais les ravissements tendaient leurs bras pleins d’appels ou de menaces… et sur le seuil, se tenait haletante, Françoise, tour à tour prête à y poser le pied ou reculant.

Mme  du Quesnoy se cramponnait à n’importe quel appui pour ne pas se laisser emporter.

Elle mettait Mlle  Guay en tiers le plus souvent possible. Allart le lui reprocha un peu. Elle songea à Charles, peut-être balancerait-il l’influence de Philippe, si elle pouvait s’alléger, par une amitié active envers le frère de Rose, du besoin d’aimer qui chargeait et gonflait son cœur. Ressource bizarre à peine claire pour elle.

Puis Mlle  Guay la fatigua ; elle cessa aussi de sortir de chez elle. Elle refusa sa porte deux ou trois fois à Allart. Elle en fut mortellement triste bientôt. L’agitation du caprice la soulageait un peu ; elle le pria d’aller voir Charles de sa part. Elle était étonnée et inquiète de ne plus en entendre parler.

Allart demanda dans la maison de Mme  d’Archeranges l’adresse du jeune homme.

Il fut bien surpris de trouver le pauvre garçon le bras en écharpe et à peine remis de la maladie qui avait été la suite de sa blessure.

— Ah ! monsieur Allart, s’écria Charles dont les grands yeux alanguis se ranimèrent, que vous êtes bon ! Et si j’avais su votre demeure, comme je vous aurais fait prier de venir me voir. Je me suis blessé et je n’ai vu personne au monde que le médecin et la femme qui me sert.

— Et votre sœur ? demanda Allart.

— Oh ! je ne devais pas m’attendre à avoir de ses nouvelles, et peu m’importe.

Allart n’osa insister et pria Charles de lui dire comment l’accident était survenu.

Charles ne s’expliqua pas sur la véritable cause de sa blessure.

Allart lui demanda ce qu’on pouvait faire pour lui, le questionna sur lui-même, sur ses projets, lui offrit des livres, promit de revenir, et répéta que Mme  du Quesnoy serait fort affligée d’apprendre ce fâcheux événement. Il reprocha à Charles de n’en avoir pas instruit Françoise.

Du reste, le jeune homme ne se plaignait pas de l’abandon où il était resté. Seulement il paraissait un peu contraint, après avoir eu un élan de cordialité à l’arrivée d’Allart, contraint tout en le remerciant beaucoup de son intérêt. Au moment où celui-ci se disposa à dire adieu au malade, Charles demanda avec une certaine hésitation : Et Mme  du Quesnoy, est-elle toujours ?…

Il chercha le mot comme quelqu’un qui a besoin d’atténuer la force de son expression.

— Est-elle, reprit-il, toujours aussi mal appréciée par les gens qui devraient… Vous la voyez souvent ?

Allart se sentit, sans trop savoir pourquoi, bien plus embarrassé devant l’enfant dont il connaissait l’enthousiasme pour Françoise, qu’il ne l’eût été en face de cent personnes hostiles,

— J’ai l’honneur de la voir de temps en temps, répondit-il.

— Ah ! dit Charles naïvement, vous étiez l’homme qu’il nous fallait.

Cette parole toucha profondément aussitôt Allart.

— Et lui ? ajouta Charles d’une voix qui se serra dans le gosier.

— M. du Quesnoy ? Il est parti. Il est en Allemagne. On l’a nommé ambassadeur près d’un petit souverain.

Les traits de Charles changèrent. Il fit un effort pour retenir des paroles que Philippe attendit.

— Ah ! dit-il seulement, que de choses survenues ! Et Mme  Desgraves… ma sœur la voit-elle ?

Allart ne savait s’il fallait apprendre le départ de Rose au jeune homme. Celui-ci comprit sa réserve.

— Oh ! quoique nous soyons brouillés ou à peu près, vous pouvez me donner de ses nouvelles.

Il regardait Allart de la manière la plus pénétrante, cherchant sur son visage une sympathie encourageante, car il avait besoin de confier ses chagrins.

— Madame votre sœur est aux eaux.

— Lesquelles ?

— Ah ! je ne sais pas précisément.

Allart fit un mouvement pour prendre congé. Charles l’arrêta de la main. Ses traits étaient tout à fait altérés comme par une souffrance, et sa voix frémissait sensiblement.

— Monsieur Allart, avant que vous ne partiez, il faut que je vous demande un conseil et un renseignement.

— Je vous en prie, dit Allart en lui prenant la main.

— J’ai dix-huit ans, reprit Charles, pensez-vous que je puisse forcer un homme, un homme de votre âge, et qui s’y refuse, à se battre avec moi ?

— Ah ! s’écria Allart, vous vous êtes battu !

— Non, non, je vous assure ! J’ai souffleté l’homme dont je parle…

Allart secoua soucieusement la tête.

— J’avais de sérieuses raisons pour le faire.

Charles attendit. Allart entrevoyait la vérité. Il était très affecté.

— La personne dont vous parlez voudrait se battre, dit-il, qu’elle ne trouverait probablement pas de témoins.

— Mais des soldats dans une caserne ?

— Il leur faut l’autorisation d’un officier, et à cause de votre âge, vous-même ne…

— Mon âge doit donc me forcer à supporter tous les outrages, dit Charles avec une violence amère et concentrée ; et si cet homme, cependant, profitant de sa force, m’avait frappé odieusement ?

— Oh ! s’écria Allart très ému et en pâlissant, il vous a brisé le bras ?

— Non, répondit Charles. Laissez-moi vous avouer un acte que vous trouverez puéril et extravagant. Je me suis moi-même percé la main, pour montrer qu’on pouvait bien se battre avec un enfant qui ne craignait pas la douleur.

Allart n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles. Il ne pensait nullement à l’appeler fou, mais ne voyait pas comment combattre cet esprit exalté. Il essaya de le détourner de ces idées cependant. Mais Charles en était trop possédé.

Vers la fin, il s’écria :

— Surtout ne parlez pas à Mme  du Quesnoy de tout ceci. Dites-lui que l’accident provient d’une chute, afin que, quand je la verrai, nous soyons bien d’accord dans notre récit.

Allart annonça à Françoise le prétendu accident de Charles.

L’intérêt qu’elle y prit fit diversion un instant à ses agitations, puis les attisa : Charles l’aimait, et toute idée d’amour la ramenait éperdue à Allart.

D’un autre côté, de nouveaux incidents vinrent augmenter les angoisses de Françoise jusque lui faire désirer de succomber ou de se séparer irrévocablement d’Allart, et le pauvre cœur écartelé entre ces deux excès n’en souffrait que plus durement.

La baronne Guyons arriva un matin chez sa fille. Françoise l’avait négligée depuis quelque temps. Mais ce n’était point à cause de cette négligence que venait la baronne.

Françoise la reçut avec joie, comme un envoyé providentiel qui la consolerait de ses peines et la fortifierait contre la séduction.

La baronne repoussa ses démonstrations avec une grande froideur : « Gardez vos caresses, dit-elle, j’ai appris de tristes choses à votre sujet. »

Mme  du Quesnoy eut de l’effroi. Sa passion s’était donc révélée si publiquement que sa mère avait pu en être informée ?

Il ne fallait avoir aucun ami, ne tendre la main à personne, ne partager aucune sympathie, renoncer à toute relation avec les êtres vivants, car tout menait à la perdition. La vertu était donc une prison !

Elle regardait sa mère avec une sorte de terreur qui arrêta un moment celle-ci :

— Votre belle-sœur, qui est une femme de sens, m’a informé que vous profitiez de l’absence de votre mari pour vous livrer à des actions vraiment incroyables.

L’intervention de Laure se révélant ainsi rassura Françoise. Ce n’était pas le cri public, c’était la rancune seule de Laure qui avait averti la baronne. Alors peu importait. Et personne même n’avait le droit de devancer ainsi par le reproche la faute qui n’aurait pas lieu, Laure, moins que qui que ce soit, et sa mère non plus, dont elle aurait eu besoin d’implorer la pitié pour ses tourments !

— Je ne conçois pas de tels désordres. Ne pouvoir se contenir ! n’avoir aucun respect de soi-même. Céder à de vulgaires et matérielles impressions ! Abaisser son esprit, faire comme les bêtes ! Et pour obtenir quel résultat : se ridiculiser, compromettre, déshonorer toute une famille. J’ai donc perdu toute mon existence puisque mes exemples et mes leçons ont eu si peu d’influence sur vous ? J’ai eu beaucoup d’amis. Mais ai-je jamais voulu autre chose que les plus hautes jouissances intellectuelles ? Si les femmes ne jouent pas un rôle moralisateur dans la société, elles méritent qu’on en fasse ce qu’en font les sauvages des bêtes de somme. Vous trouvez donc que notre sexe n’est pas assez calomnié ? De mon temps, les femmes cachaient leurs sottises ; aujourd’hui elles les étalent. Au lieu de penser, de travailler, d’élargir votre cervelle, vous ne savez plus maintenant que vous avilir. Et si vous saviez quelle opinion ont de vous ces hommes dont vous vous figurez faire le bonheur !

Françoise était restée presque aussi timide et soumise devant sa mère que lorsqu’elle était jeune fille.

— Ah ! dit-elle avec assez peu d’assurance, je suis bien tourmentée et je n’aurais pas osé vous parler.

— Je le pense bien, et je ne suis pas ici pour écouter les niaiseries sentimentales avec lesquelles vous prétendriez probablement expliquer vos étranges divertissements. Je suis venue vous dire que je ne veux point que mes dernières années soient attristées, et que puisque, malheureusement, je n’ai pu vous empêcher de le faire, je ne veux plus vous voir ni entendre parler de vous. Au moins l’on verra que je ne tolère pas votre conduite et que je m’y oppose dans la mesure de mes moyens.

Françoise était interdite.

— Oh ! s’écria-t-elle, je me crée moi-même tant de souffrances ! Je ne suis point condamnable à ce point. Je voulais vous demander conseil.

— Un conseil quand tout est à vau-l’eau ?

— Mais si je suis entraînée, je vous jure, ma mère, que je me suis arrêtée.

— Bah ! bah ! un conseil ? Mettez-vous dans un couvent, au moins jusqu’au retour de Joachim. Le mieux même serait d’y rester toujours. Vous ne pouvez plus porter la tête droite dans le monde.

— Oh ! protesta Françoise. Eh bien, si je demeurais chez vous jusqu’à ce que mon mari revienne ?…

— Non, non, je n’ai pas à vous donner asile, je ne le puis pas. Je n’ai pas à prendre part à vos folies et aux ennuis qu’elles vous attirent. J’ai assez des miens. J’ai droit au repos. C’est à vous de subir les conséquences de vos fautes. Non, non, vous ne viendrez pas chez moi. L’idée même n’est pas convenable.

— Écoutez-moi, dit Françoise suppliante, l’honneur de… de mon mari arracha-t-elle de ses lèvres, n’a aucune atteinte. Comprenez-moi, je crains, j’ai peur de ne pouvoir résister ; mais jusqu’ici, personne n’a le droit de m’accuser.

— Tout cela, je vous le répète, est un entretien qui ne me convient pas. Pourquoi n’aimez-vous pas votre mari, qui a toutes les qualités possibles ?

Françoise éclata

— C’est un homme odieux ! que vous ne connaissez pas…

— Eh, vous perdez le sens ! Finissons-en. Vous haïssez vos devoirs dans votre mari. Je veux bien croire que vous ne soyez pas vicieuse, mais vous avez toujours manqué d’intelligence. Tant pis pour vous. S’il vous arrive mal, je m’en lave les mains. N’ajoutez plus un mot.

Françoise soupira, mais ne chercha pas à fléchir sa mère. Elle seule se soutiendrait. Elle seule avec l’amour d’Allart, où on la forçait à s’attacher davantage. Et puisque tout secours du dehors lui manquait, elle en serait moins faible et prendrait en elle-même la résolution nécessaire pour vaincre les assauts de la crise.

Elle laissa partir sa mère qu’elle accompagna jusqu’à la dernière porte de ses appartements, et qui ne lui dit même pas adieu.

Peu après, Philippe prévint qu’il serait plusieurs jours sans la voir, son frère l’abbé l’ayant prié de l’aider dans un travail et des démarches très pressés. Elle crut en éprouver d’abord de la joie, comme si un répit lui était accordé.

Mais, au contraire, ces quelques jours de séparation la ramenèrent plus violemment à lui. Elle faiblissait ; cette lutte la fatiguait trop. Elle interrogeait les compensations que pouvait donner la perte de cet honneur dont la conservation voulait un combat si harassant. Eh bien, ce qu’elle aurait, c’était Philippe tout entier, à jamais !

Le monde, hostile auparavant déjà, ne le serait pas davantage ensuite. Elle s’en séparerait tout à fait. « Allard, se disait-elle, ne doit-il pas croire que je ne l’aime pas et que je suis une femme égoïste et menteuse ? Oh non ! il faut qu’il sache que je l’aime ! »

Ne raisonnant plus, tout entière livrée au mouvement puissant qui remportait, elle partit pour aller chez Allart !

Occupé avec son frère l’abbé, Philippe et lui causaient justement pendant un instant où ils avaient interrompu le travail. Allart avait avoué qu’il était amoureux, et combien il trouvait la situation pénible pour un homme loyal.

L’abbé, chose rare parmi les prêtres, était ennemi des femmes. D’ailleurs, il admettait toutes les faiblesses chez les laïques.

— Indépendamment de la faute morale, il y a une telle inintelligence à subordonner sa vie à des êtres bizarres, que je n’ai jamais compris l’attrait que vous trouvez auprès d’eux. Je vous blâme absolument et de toutes façons ; mais je n’entreprendrai pas de vous en détourner. Je pense qu’un moment viendra où vous en aurez assez de regret, achevait-il de dire, lorsqu’on vint annoncer à Allart que quelqu’un le demandait.

Il sortit de son cabinet en laissant la porte ouverte, ne pensant pas que ce fût rien d’important.

À peine eut-il reconnu Françoise, que l’abbé pouvait voir de l’autre pièce, qu’il entra dans une véritable colère :

— Comment ! vous venez ici ? mais vous êtes insensée ! Retournez. Je n’ai pas le temps de vous recevoir. Je ne le puis. Que vous a-t-il passé par la tête ?

Il la repoussa légèrement.

Elle resta pétrifiée, né dit pas un mot, baissa la tête et se laissa repousser.

— Vous voulez donc vous perdre entièrement ? C’est terrible ce que vous avez fait là. Je ne vous comprends pas.

Cela était dit à voix basse, rapidement, d’un ton dur. Il ne semblait pas la reconnaître. Il ouvrit lui-même la porte d’entrée, mit la main sur l’épaule de Françoise, et elle se trouva dehors. La porte se referma sur elle.

— Cette femme vient jusque chez vous ? demanda l’abbé avec mécontentement.

— C’est la première et la dernière fois, répondit Allart avec un geste d’humeur et de souci.

— Bien, car je ne pourrais y revenir, ajouta l’abbé.

Allart ne répondit pas, et il y eut un silence absolu entre eux pendant très longtemps.

À onze heures du soir, Allart reçut une lettre de Françoise sans timbre de la poste. Il était inquiet de l’impression que son brusque mouvement avait pu causer à Mme  du Quesnoy ; mais, malgré son émotion, le travail où il aidait son frère n’étant pas terminé, il ne décacheta pas la lettre. L’abbé, qui d’un vif coup d’œil avait reconnu une écriture de femme dans l’adresse, eut pitié du martyre d’Allart, qui paraissait rendre hommage au prêtre par cette sorte de mortification qu’il s’imposait.

— Vous ne lisez pas votre lettre ? dit-il.

— Non, je sais ce que c’est.

Cependant son héroïsme ne put durer. Il étendit la main sur la lettre, et comme il semblait presque honteux :

— Lisez donc, dit son frère, il est tard, je vous quitte.

L’abbé partit. Allart ouvrit avec hâte la lettre dont une écriture rapide dévorait le papier.

« Que vous ai-je fait ? Ai-je mal fait ? Oui, j’ai dû mal faire, mais vous m’avez repoussée bien durement, sans explication, sans un seul mot de bonté. À peine vous ai-je reconnu, aperçu ; à peine vous ai-je entendu, et jamais vous n’aviez été si loin de moi. J’ai descendu cet escalier où vous m’aviez rejetée sans bien comprendre ce qui se passait. Maintenant encore je le comprends à peine. J’ai de la peine à réfléchir. Je suis comme un condamné à mort. Il me semble que vous m’avez condamnée. Vous aviez une figure, je l’ai entrevue à travers un brouillard, qui m’a fait peur. Je venais pour vous dire que je vous aime, pour que vous le sachiez, et voilà ce qui m’attendait. J’éprouve une profonde terreur. N’y avait-il pas un prêtre dans votre cabinet ? votre frère probablement, ou bien est-ce une illusion ? Ne vous a-t-il pas détourné de moi ? Je me meurs d’inquiétude.

« Est-ce parce qu’il y avait là un témoin, parce que vous avez trouvé ma visite dangereuse, que vous avez été si fort irrité ? Si cela est, j’en suis bien honteuse, bien repentante mais mon cher, mon bon, mon grand Philippe, je venais vous demander grâce pour un cœur accablé de souffrances. Il fallait que je vinsse vous crier que je vous aime.

« Puis-je me dire encore une fois que je suis sauvée malgré moi ? Ce mot m’est odieux. Aimons-nous, pour ne plus tant souffrir. Non, aucun supplice n’est comparable. Vous êtes cruel, vous ne m’aimez pas. Je veux me perdre, qu’est-ce que cela vous fait ? Moi seule suis intéressée aux suites. Je les ai pesées. Elles sont légères auprès de ce qui m’oppresse maintenant. Toutes les femmes courent avec joie vers ce qui nous fait reculer, vers le vrai amour. Je suis au désespoir, je deviens malade, je n’ai plus la tête à moi, je ne sais ce que j’écris. Je sens toujours votre main qui me repousse, j’entends vos menaces, et je vois cette porte funèbre et odieuse qui se ferme entre vous et moi. Et je crains que vous ne soyez plus mon ami. Votre retraite depuis plusieurs jours, ce visage glacé, ces yeux et ces mots violents ! Je tremble. N’ai-je pas tant de fois entendu parler de ce dégoût, de cette lassitude qui saisit brusquement les hommes et qui est irrévocable.

« Non, je ne puis continuer à vivre ainsi. Je suis venue trop tard, vous ne vouliez plus de moi. Vous croyez que je suis une créature glacée et ennuyée, qui a cherché une distraction et a joué avec vous. Délivrez-moi de ces pensées. Venez à moi, puisque, lorsque mon cœur est épuisé, vous ne voulez pas que je coure à vous. Savez-vous ce qui arrivera ? Je me dénoncerai moi-même et je mourrai sans avoir été aimée, sans les joies qui rendent indifférente au malheur. Je vous haïrai autant que je vous aime, et pour vous punir je dirai que j’ai été adultère. Je mentirai assez pour être crue.

« Je dirai partout que je suis votre maîtresse. Je veux l’être maintenant. Je vous ai demandé toujours le contraire, mais savais-je les tortures que je me préparais. Que dira-t-on ? que fera-t-on ? On dira : qu’est-ce donc que l’amour ? puisque cette femme, qui se vantait de n’y point céder et nous méprisait, s’en fait gloire ! Oh ! que je suis attendrie maintenant par toutes ces pauvres femmes pour lesquelles j’avais tant de dédain. Que j’ai été aveugle, ignorante et injuste ! Combien elles valaient mieux que moi, et comme je comprends leur sérénité et leur triomphe au milieu des cœurs inanimés, comme était le mien !

« Oui, je me démens. Je vous parais peut-être indigne, absurde, folle. Oh ! croyez bien, mon Philippe bien-aimé, que vous êtes tout pour moi, que rien ne m’appartient plus, je suis à vos pieds. Maintenant, dédaignez-moi ou aimez-moi

« Pourquoi m’avez-vous renvoyée, pourquoi ? »

Chaque mot semblait avoir été écrit avec un spasme.

Allart tremblait en lisant, atterré et soulevé à la fois. Certes, il y eut un moment où il fut prêt à s’élancer pour aller saisir dans ses bras celle qui rappelait si passionnément. Mais le sentiment qui l’avait poussé à renvoyer Françoise était encore là intact. Une idée de respect, plus forte que toute ardeur, l’épouvante profonde d’un blâme quelconque pour elle, le spectre de l’avenir ! La faiblesse de Mme  du Quesnoy lui montrait la sienne propre, et toutes deux si misérables qu’il en eut une nouvelle colère contre elle, contre lui, et qu’il la mit toute dans sa réponse qui fut brève :

« Oui, vous êtes une folle, une pauvre et misérable folle. Vous n’avez ni raison ni courage. Il vous faut un chirurgien brutal. Votre lettre me consterne, me blesse et me rendrait fou aussi. Je ne veux pas que vous m’aimiez ainsi. Je veux que vous vous rappeliez combien de fois vous m’avez supplié de vous épargner les regrets, les remords, les terreurs, les hontes de l’avenir. Je l’ai fait et vous m’en récompensez très mal. Je le ferai néanmoins toujours, c’est mon devoir. Je vous engage à méditer ce mot que vous oubliez. Les femmes ne peuvent tenir une résolution. Je ne vous verrai pas de plusieurs jours, et surtout pas avant que vous ne m’ayez écrit raisonnablement.

« Ne vous méprenez pas plus sur le sens de ma lettre que sur celui de ma conduite quand vous avez eu la folie de venir. Celui de nous deux qui aime le plus l’autre, il n’est pas probable que vous le compreniez. Tant pis pour moi. »

Il plia brusquement la lettre, la cacheta brusquement. Il aurait voulu l’envoyer sur-le-champ. Une seconde après il eût voulu y ajouter quelques mots tendres.

« Pauvre femme, se dit-il. » Et il songea à écrire tout autre chose, car son cœur éclatait à la pensée des secousses qui avaient dû amener Françoise à cette espèce de délire.

Puis, se sentant envahi par les flots déracinants contre lesquels il avait tant lutté : Ah ! s’écria-t-il, j’avais reconquis une sorte de tranquillité, et il a fallu qu’elle vînt la détruire !

Enfin, il allait sortir, ne sachant pas s’il mettrait la lettre à la poste ou s’il se rendrait chez Mme  du Quesnoy. Un petit garçon qu’il avait à son service se trouva n’être pas encore couché.

— Porte vite cette lettre, lui dit-il, saisissant l’occasion comme une branche de salut que la moindre hésitation pouvait faire perdre.

— Où ?

— À l’adresse, à la poste, n’importe. Va ! s’écria Allart en homme épuisé par son dernier effort.

Reconnaissant le bien que lui avait fait cet effort, il le continua cependant et se mit au travail, qu’il aborda avec une lucidité particulière et nerveuse en quelque sorte. Il ne s’arrêta que très tard, sous la fatigue.

Quant à Françoise, elle n’avait pas dormi, inquiète de son côté aussi de sa lettre et des cris de passion qu’elle avait laissé échapper, car elle l’avait écrite au milieu d’un tel désordre d’esprit, qu’elle ne se rappelait point exactement ses propres phrases.

La réponse d’Allart lui arriva à neuf heures du matin, au moment où elle était dans une espèce d’abattement.

Le premier mouvement fut d’indignation. Puis elle la relut avec soin, et les phrases sèches et rudes d’Allart la frappèrent comme autant de coups de marteau salutaires qui firent rentrer dans sa tête toutes les pensées d’énergie.

— Il a raison, se dit-elle, mais avec découragement. Il a raison, s’écria-t-elle une seconde fois avec plus d’élan, c’est lui qui aime !

Elle se promit d’attendre courageusement que s’écoulassent les quelques jours de pénitence qu’il lui infligeait.

Et puis lentement, une à une, rentrèrent dans son esprit toutes les séductions qui l’avaient étourdie auparavant, et elle se trouva avec effroi environnée encore de toute leur troupe.

— Il faut donc, se dit-elle, que je ne puisse plus me défendre seule ! Qui donc m’appuiera ou me décidera moi-même, qui me fortifiera ?

Elle courut chez Mlle  Guay dans l’espoir de trouver de bons conseils auprès d’elle.

— Que dois-je faire ? lui dit-elle.

— Mais, si tu aimes, aime ! répondit Charlotte, que ces troubles troublaient elle-même.

Mais Françoise pensait maintenant que plusieurs fois elle avait cru posséder la force nécessaire pour dompter son mal, et que quelque chose, quelqu’un, quelque sentiment auquel elle ne s’attachait pas assez, l’affermirait et l’apaiserait. Elle cherchait en désespérée.

— J’irai voir un prêtre, dit-elle, je me cacherai. Allart ne saura plus où je suis.

— Tu veux lui briser le cœur, toujours. Tu as d’impitoyables remèdes.

Françoise s’agitait comme dans une agonie.

— Que faire ? Je n’ose plus ni l’approcher, ni le fuir. Si j’allais auprès de l’abbé son frère, le prier de détourner Allart de moi ! J’ai besoin qu’on me rende la paix. Oui, je veux aller me confesser.

Le prêtre saura peut-être ce qui doit me guérir. Ils ont eu tant de femmes à consoler, à ranimer, à rasséréner !

Charlotte lui rappela un prêtre venu de Belgique et dont le confessionnal devenait célèbre et était à la mode.

Françoise y alla et ne le trouva pas le premier jour. Pendant vingt-quatre heures elle fut tout entière suspendue à l’espoir, à l’attente du bien qu’elle en retirerait. Elle-même en arriva à se tenir des discours religieux et à se calmer par là, un peu.

Après avoir attendu son tour à l’église, à l’heure qu’on lui avait indiquée, elle vint s’agenouiller sous le petit dôme sombre en bois. On ne pouvait voir la physionomie du confesseur enseveli dans l’ombre derrière un étroit guichet.

Au moment où elle ouvrit la bouche pour dire : Mon père, une voix sourde, menaçante, âpre, s’écria avec un mépris écrasant : Vous venez pour vos amants, n’est-ce pas ? eh bien, combien en avez-vous ? de quelles impuretés avez-vous à vous accuser ?

L’interrogation continuait par les plus cruelles brutalités.

— Oh ! mon père ! s’écria Françoise en se relevant épouvantée. Et elle se retira vivement, emportée par une terrible impression, tandis que la sonnette appelait de son tintement précipité et aigu un autre pénitent.

Nul discours, nul sermon n’aurait pu produire sur Françoise l’effet décisif de ce féroce mépris qui violentait la femme jusque derrière ses derniers voiles.

Non, jamais Françoise ne s’exposerait à mériter pareille question, pareil soupçon, pareil mépris, pareille menace. Françoise se redressa et se promit : jamais un homme ne pourra dire qu’il est mon amant.

Elle se délecta alors dans la pensée de son triomphe définitif sur la passion ou sur la faiblesse, comme elle l’appela. Elle se sentait la poitrine plus libre, la tête plus légère.

Pendant quelques jours, elle pensa plus à elle-même qu’à Allart dont elle supporta assez facilement l’absence. Elle se croyait renouvelée. Elle alla durant tout ce temps à l’église ; mais dans une autre que celle où était le terrible prêtre ; celle-là l’effrayait un peu.

Françoise raconta à Charlotte ce qui lui était arrivé. Celle-ci ne vit pas comme elle et se mit dans une grande colère contre le sauvage confesseur.

— Voilà donc pourquoi, dit-elle, une de mes amies, sans s’en expliquer, me déclarait, toute rouge, qu’elle ne retournerait pas une seconde fois auprès de lui.

— Moi non plus, je n’y retournerai pas, dit Françoise, mais quel immense service il m’a rendu.

— Et M. Allart ? Vous ne vous voyez plus ?

— Je l’attends paisiblement. Je suis enfin dans l’état de calme où il me voulait. Je lui redemanderai seulement une certaine lettre qui me pèse maintenant.

— Une lettre de rupture ? demanda Mlle  Guay, déroutée par ces variations dont elle ne connaissait pas la loi.

— Non, bien au contraire

— Ah ! tu ne l’aimes déjà plus, s’écria Charlotte avec un air de reproche.

Mme  du Quesnoy la regarda avec un sourire heureux et répondit : Tu te trompes, et lui m’aimera davantage.

— Lui diras-tu ta visite à l’abbé X ? demanda Charlotte malignement, d’un ton innocent.

— Non, répliqua vivement Mme  du Quesnoy.

Charlotte se mit à rire.

— Non, reprit Françoise, avec un dépit assez naïf, je ne veux pas qu’il croie à une influence autre que la sienne.

— Ah ! dit Charlotte, voilà une bonne parole pour lui.

Françoise embrassa follement Mlle  Guay pour la remercier et pour témoigner son plaisir de ce qu’elle appelait intérieurement sa grande délivrance.

Mme  du Quesnoy ne tarda pas cependant à désirer extrêmement qu’Allart revînt pour contempler le changement et l’amélioration qui s’étaient faits en elle, car elle crut un peu trop à l’absolue vérité de la lettre où il la grondait.

Persuadée du retour de son âme au goût de l’union purement spirituelle, elle était pressée de recommencer avec lui cette union déjà essayée, mais qui désormais serait bien plus belle, bien plus sereine.

Aussi lui écrivit-elle : « Voici, mon bien cher ami, la lettre raisonnable que vous attendez. Levez l’interdit que vous avez mis sur moi. Vous pouvez venir me voir sans crainte du loup. La bête fauve a disparu. Vos duretés m’ont fait grand bien et je vous suis bien reconnaissante. La pauvre et misérable folle est, je crois, revenue à la santé, et elle médite tout le jour le mot qu’elle avait oublié. Le chirurgien a réussi, et il est un grand et habile chirurgien que je regrette de ne pouvoir recommander à d’autres patientes. Oui, maintenant. mon cher ami, grâce à vous la pauvre âme est certainement délivrée. » La lettre continuait sur un ton singulier, un peu mystique, légèrement exagéré, où il était question de leurs âmes captives qui s’échappaient de leurs prisons de chair pour aller converser l’une avec l’autre. Il y avait ces passages :

« Il me semble quelquefois qu’un parfum très doux et inconnu se répand autour de moi, que le jour est plus brillant, qu’une clarté particulière se montre, qu’une fraîcheur comme celle d’un imperceptible battement d’ailes arrive à mon front ; je suis toute joyeuse et je me dis : L’âme de Philippe est là.

« Oh ! mon ami, ce sont ces âmes si tendres, si éprises du bien, si sensibles, si attentives à notre bonheur, qu’il faut aimer en nous, et il faut assouplir l’autre être grossier, qui les méconnaît, à les adorer, à leur obéir.

« Vous ne pouvez croire dans quel ravissement je suis depuis que je contemple et admire la vie de l’âme, et combien je suis étonnée de ne pas l’avoir aperçue plus tôt, et combien je m’en veux d’être ainsi restée aveugle et sourde devant la plus chère de mes consolations à présent !

« Vous m’aimerez mieux ainsi, mon bon, mon grand Philippe, n’est-ce pas ? Je vous attends avec le doux charme de penser que je reverrai votre visage rayonnant, vos bons yeux, votre excellent sourire. »

Le pauvre Allart avait passé ces quelques jours sans vivre, sans se sentir exister. Il avait défendu de toutes ses forces sa pensée à Mme  du Quesnoy, se plongeant du matin jusqu’au soir dans le travail, suppliant presque son frère de ne pas le quitter, et comprenant que par ce moyen il était plus facile à ébranler et à renverser tout d’un coup que s’il eût, au contraire, longuement songé à Françoise.

Vingt fois un frisson passa dans son corps, un courant électrique traversa sa poitrine et il faillit se lever, tout laisser et accourir chez Françoise en lui criant : Ta lettre était admirable, que le destin s’accomplisse, advienne que pourra !

La nouvelle lettre de Mme du Quesnoy lui fit certainement plaisir, car tout ce qui venait d’elle était adorable et merveilleux. Il aima ce doux arrangement d’idées, bien qu’un peu forcé ; mais il ne s’attendait pas que Françoise se fût si promptement jetée vers un autre extrême.

Et à chaque phrase qu’il lisait, répondait une phrase de l’autre lettre, l’ardente, celle qui avait été écrite avec un fer rouge.

Et il lui fallut de longs raisonnements pour conclure par un sourire d’attendrissement. Mais il n’était pas sans quelque amertume.

Je dois me soumettre moi-même à la loi pour laquelle j’ai tant combattu, se dit-il. Je ne puis, moi aussi, que me faire un bonheur dans l’éther.

Heureusement sa loyauté avait un grand dédommagement, une pensée riait dans son cœur et le ranimait :

— Je me suis dévoué à elle, et elle le mérite. Je lui ai sauvé l’avenir.

Lorsqu’Allart alla le lendemain chez Françoise, elle se précipita à sa rencontre, et il trouva une personne presque exaltée, pleine de tendresse, de gravité et de retours câlins.

— Vous m’avez laissée bien longtemps loin de vous, homme méchant, lui dit-elle, qu’avez-vous fait, qui avez-vous vu ?

Quand il se fut expliqué, il avait l’intention de ne point revenir sur ce qui s’était passé, mais elle lui dit qu’elle avait enfin trouvé une consolation dans la vie, un point d’appui ; qu’elle pouvait honorablement l’aimer, envisager d’un front ferme les difficultés, les erreurs même de l’existence ; qu’elle ne faiblirait plus, qu’elle comptait sur la vie future et accepterait toutes les épreuves ; que jamais elle n’avait été si heureuse. Elle parla beaucoup, avec animation, avec élan. Jamais il ne l’avait vue ainsi.

— Je puis tout supporter de mon mari, dit-elle, et je puis l’appeler mon mari aujourd’hui sans répugnance. Me comprenez-vous ? Je suis entrée dans une autre sphère. Je n’ai plus de réels points de contact avec les gens qui m’entourent. Je les vois avec indulgence. Ils ne me froissent plus.

Mais cela était dit avec une sorte d’emportement, comme pour forcer l’esprit à se convaincre malgré lui.

Allart approuvait tout et se disait : Je suis au comble du bonheur. Quoi de plus divin que de voir la joie de Françoise !

Elle voulut ensuite qu’il lui racontât sa vie. Il l’avait pourtant fait dix fois.

— Vous avez aimé avant de me connaître ? demanda-t-elle.

— Non, affirma-t-il, je n’ai pas aimé.

— Jamais aucune femme ne vous a…

— Que me dites-vous là ? Ai-je donc pu vous rencontrer deux fois ?

Elle lui tendit la main, et se fit redire quelles émotions il avait eues au début de leur union, les écoutant avec une sorte de sourire d’extase.

— Comme cela est beau, s’écria-t-elle, nous sommes heureux, heureux pour toujours

Il fallait qu’il partît. Son frère l’attendait et l’heure était passée. Elle lui demanda de revenir dans la soirée : J’ai été si longtemps privée de vous !

Au moment où il se leva enfin, elle fit un mouvement singulier comme si elle se décidait à vaincre un scrupule.

— Attendez-moi, dit-elle. Elle disparut dans sa chambre et revint presque aussitôt, tenant une boucle de ses cheveux qu’elle avait coupée.

— Voici un présent que je vous fais.

Allart baisa la boucle.

— Mais…

Elle rougit un peu.

— Il faut que je vous demande en échange une grande chose.

Elle devint toute rouge.

Vous avez une lettre, balbutia-t-elle, l’avant-dernière…

Sa voix se raffermit tout à coup.

— Rendez-la-moi, dit-elle avec un sourire suppliant.

Allart changea de figure.

— Puisqu’elle ne nous plaît ni à l’un ni à l’autre ! ajouta-t-elle.

C’était demander à Philippe un lambeau tout pantelant de son cœur. La chose lui paraissait exorbitante. Il fut près de murmurer contre une exigence si injuste. Cette lettre lui appartenait et était son bien le plus précieux ! Et puis la pensée qu’il n’était cependant rien de plus beau, de plus naturel que de se sacrifier à cette femme le reprit, et il fut vaillant.

— Je vous la rapporterai.

— Oh ! merci, s’écria-t-elle, vous êtes le meilleur des hommes !

Il la relut encore cette lettre avant de s’en séparer. Il eut envie de la copier et repoussa cette idée comme déloyale.

— Voilà donc l’amour, se dit-il, voilà la femme. Elle retire ses témoignages, elle anéantit ses déclarations ; elle refait sans cesse ses testaments.

Il protesta aussitôt lui-même contre ses paroles : N’est-elle pas dans son droit ? Ne faut-il pas qu’elle le fasse ?

Il n’eut cependant pas le courage de la rapporter. Il l’envoya à Françoise avec un petit billet où il lui disait qu’il ne viendrait pas le soir. Il pensait avec quelque chagrin que Mme  du Quesnoy allait la brûler. Mais Françoise ne la détruisit pas.

Elle la relut de son côté avec curiosité et le cœur battant, et la serra vivement dans son petit meuble avec toutes les autres d’Allart. Une flamme avait passé devant ses joues et l’avait fait reculer. Elle cachait la lettre pour n’en plus sentir la dangereuse chaleur.

— C’est moi qui ai pensé de telles choses ! se disait-elle, il faut les éloigner, car demain je serais capable de les penser encore. Non, le vrai est dans cette amitié profonde qui se porte sur tout l’être, sur tous les moments de sa vie, et non dans ce feu violent, allumé, consumé et éteint en un instant de folie.

Qui sait cependant si elle n’eût pas su plus grand gré à Allart d’avoir tenu à conserver cette lettre ?

Elle se rejeta avec plus de persévérance dans sa théorie de l’union des esprits.

De longs jours s’écoulèrent ainsi pour eux en une vie que, dans un moment d’ironique dépit contre lui-même, Allart appela le concert spirituel.

Ce n’est pas sans une lutte violente que Françoise maintenait son système, mais désormais elle n’eût pas faibli.

Et pourtant elle ne se reconnaissait plus, elle avait besoin d’un effort pour remonter le cours de sa vie antérieurement à l’arrivée d’Allart. Elle maudissait la niaiserie de jeune fille qui l’avait empêchée à cette époque de remarquer Philippe. Maintenant elle serait sa femme ! Au lieu de ce bonheur, elle en était peut-être séparée à jamais.

Cela l’amenait à être inquiète et jalouse de lui. Une autre femme ne pouvait-elle l’attirer ? Et alors elle se sentait brûler par les charbons ardents qui avaient échauffé sa main lorsqu’elle lui écrivit la terrible lettre, et elle sentait sa main avide prête à récrire de nouveau, et se voyait courant encore chez Allart et tombant vaincue à ses pieds. Elle aurait voulu qu’il la sollicitât de céder. Ensuite elle versait des larmes de chagrin, s’accusant d’être si peu assurée dans ses résolutions, et reprenant un peu plus de force ou de froideur, se disant : Il doit, il doit me comprendre, lui !

Quelques personnes venaient la voir de temps en temps, de vieux amis de sa mère, une jeune femme aimable qu’elle avait connue aux eaux. Tous la fatiguaient.

Allart, de son côté, vivait dans une tension extrême. Le renoncement qu’il s’imposait l’excédait, l’irritait. Il y avait des jours où il n’osait venir chez Françoise. Pour se calmer, il essaya d’aller le soir dans divers salons. Il s’y montra raide, agressif, discuteur.

Il ne pensait guère plus à Joachim qu’avec une froide colère, un désir de combat. Un duel avec n’importe qui lui aurait été bienvenu.

Le hasard le fit se trouver avec M. de Daignes dans une maison tierce où il était peu allé encore. M. de Daignes, qui y était intime et qui oublia le lien existant entre Allart et les du Quesnoy, déblatéra assez vivement contre Joachim qui lui avait escamoté la mission à N…

Cette attaque contre M. du Quesnoy n’aurait pas dû déplaire à Allart, mais un mot presque innocent de M. de Daignes sur Françoise l’éperonna. Et ce fut pour elle que lorsque l’autre eut fini, il dit d’un ton cassant : M. du Quesnoy est un parfait galant homme.

Tout le monde se tut, ébahi ou troublé. M. de Daignes ne releva pas le propos.

Quelquefois chez Françoise, comme elle évitait presque toujours de parler de l’amour, et le caressait des plus douces, des plus dérivantes flatteries, il pensait que tout était pour le mieux de suivre ce train. La plupart du temps il en sortait aveuglé, accablé, se disant qu’il était le plus niais des hommes, et elle, la plus insensible des femmes, et qu’il n’avait qu’à casser la tête à Joachim ou à se la faire casser par lui.

Mme  Desgraves l’avertit que l’on glosait beaucoup sur leur compte, que Françoise se compromettait en se retirant. Il fut assez sec, déclara que Mme  du Quesnoy se retirait parce qu’elle était souffrante, qu’il l’avait fort peu vue, et que d’ailleurs on perdait son temps à lui faire la cour.

— Vous avez une chance bien contraire, répondit Mme  Desgraves, vous ne recueillez que les inconvénients de cette liaison.

Cela lui inspira le projet presque sérieux d’enlever Françoise. Il en calcula tous les détails. Mais il était toujours arrêté par l’inébranlable rempart de son respect pour la réputation de Mme  du Quesnoy, réputation qu’il ne s’apercevait pas être si entamée que le disait sa vieille amie.

Charlotte, seule, se trouvait souvent avec eux. Sa présence leur était utile. Elle les distrayait et empêchait surtout les sensations douloureuses que faisait naître toute pensée trop proche de l’amour.

Ayant eu une occasion d’être seul un moment avec Mlle  Guay : Quelle personne adorable ! s’écria Allart.

— Mais ne vous fait-elle pas un peu souffrir ? demanda Charlotte curieuse.

Il la regarda d’un air singulier.

— La pauvre femme ! dit-il avec un enthousiasme attendri, ce qui surprit beaucoup Mlle  Guay.

Françoise exprima à Charlotte son état d’esprit quelque temps après.

— Je ne sais ce que j’ai, lui dit-elle, je ne puis pas me dire heureuse. Je ne crois pas qu’il soit heureux. Est-ce donc fatal ? Une femme doit se perdre, ou bien ne jamais laisser se glisser dans son cœur la pensée d’aucun homme.

— Ah ! répondit Mlle  Guay, tu ne seras jamais tranquille. Quel mot terrible ! Je vous vois l’air si heureux parfois, cependant.

— Je ne puis continuer à vivre ainsi. Il me faut un changement. Ma poitrine éclate. À ma place, que ferais-tu ? Te donnerais-tu ?

— Pourquoi vous imposer tant de sacrifices, en effet. Que craindre ? Vous mourrez à la peine, répliqua Charlotte avec un sourire.

— Comment font-elles toutes pour porter légèrement des pensées si poignantes ? Faut-il que je cesse de me combattre moi-même ? Nous ne pouvons pas parler avec lui comme nous voudrions, nous ne pouvons pas nous dire que nous nous aimons. Il y a une part de nous-mêmes qui nous échappe.

— Oh ! répondit Charlotte, tu as raison. Pourquoi ne suis-tu pas la voix de ton cœur ?

— Non, Charlotte, s’écria vivement Françoise, si c’étaient des sophismes ! Pourquoi ne voulons-nous pas être heureux par la possession de nos âmes ? Tout devrait être là. On peut séparer nos corps, nos âmes sont unies à jamais. Crois-tu aussi qu’il n’y ait pas quelque fierté, un plaisir d’orgueil à rester maître de soi ? Et si jamais je devenais libre, quelle satisfaction d’avoir eu cette force. Et puis, ce n’est pas en vain que j’ai entendu parler de joies coupables et que j’ai juré d’être… d’être la plus tourmentée des créatures !

— Si tu essayais de t’absorber tout à fait dans la religion ?

— Mais la religion me dirait de quitter Philippe ! Et vraiment, il me semble que j’ai mérité d’être aimée. Ne devrais-je même pas avoir aussi la sérénité du devoir observé ?

— Attends ! s’il en est ainsi, dit Mlle  Guay, impuissante et troublée devant ces agitations…

— Quelque chose survenant brusquement dans ma vie, me forçant à porter mon esprit ailleurs, voilà peut-être ce que je souhaiterais : la maladie, un malheur, je ne sais.

— Ah ! reprit Charlotte, Dieu me préserve de tomber dans ce gouffre. Allart est si bon, il a une telle adoration pour toi ! Vous me faites perdre la tête tous deux. Depuis un mois, tu m’as enlevé la moitié de ma gaîté.

Et elle resta songeuse.

Françoise ne fut point contente d’elle. Elle désirait un conseil impérieux, décisif dans un sens quelconque, un conseil fortifiant, et non les marques d’une amitié qui se contentait de subir le contre-coup de ses impressions.

Mme  du Quesnoy le dit à Allart : « Ma bonne Charlotte n’a pas l’esprit bien ferme. Elle ne me servira jamais beaucoup. »

Il y eut bientôt une période où elle se reporta surtout sur l’espérance de devenir libre. Elle en hâtait le moment sans savoir comment il pourrait arriver, mais elle entendait toujours comme un grand cri de joie qui retentissait dans sa maison : des gens s’empressaient autour d’elle et la félicitaient joyeusement ; elle allait dans l’église avec Allart, la bénédiction leur était donnée, et avec quels transports, quelle foi exaltée elle jurait de lui être fidèle.

Elle ne put s’empêcher d’en parler à Allart. Lui aussi était rivé à cette pensée que M. du Quesnoy, l’obstacle, disparaîtrait.

Mais l’espoir de Françoise lui fit peur. Il y avait quelque chose de féroce et de tentateur dans un tel désir, qui lui parut soudain odieux pour un honnête homme.

— Ne me parlez jamais de cela, ni de lui dit-il avec une certaine violence.

Elle fut interdite.

— Nous n’avons pas à murmurer. Tant pis pour nous !

Elle l’aimait quand il se fâchait par un mouvement noble.

— C’est vrai, dit-elle, nous pourrions être punis de trop demander au sort.

Le changement qu’elle avait invoqué en causant avec Charlotte allait, du reste, bientôt survenir.


IV

LES NUAGES MONTENT


Françoise vit arriver un matin M. Popeland, dont elle ne se rappelait ni le nom ni la figure. Cet homme était bouleversé et marchait comme une boule lancée fortement.

— Où est exactement M. du Quesnoy, madame ? demanda-t-il de ce ton précipité qui éveille toujours quelque idée du tocsin.

Il était brutal et voulait en même temps être poli. Comme Françoise l’interrogeait des yeux, avec étonnement :

— Monsieur Popeland, madame, continua-t-il vivement. Niflart est parti !

Ce dernier mot : parti ! grondait comme une bombe.

— Niflart est parti ! répéta-t-il avec une colère tragique, voyant que Mme  du Quesnoy paraissait chercher ce qu’il voulait dire.

Alors Françoise eut l’intuition de ce qui pouvait être. Son mari, l’homme d’affaires et celui qui était là, stupide et gonflé de colère, mêlés dans des tripotages, quelque chose d’indigne, quelque écroulement déshonorant.

Popeland la vit devenir toute blanche, et elle demanda : « Où est-il ? » sans faire attention à ce qu’elle disait, répondant encore à ce qui vibrait à son oreille : « Niflart est parti ! »

— Eh ! il est où vont ses pareils ! répliqua Popeland qui tantôt s’asseyait, tantôt se levait, selon qu’il se rappelait ses devoirs de politesse où qu’il était entraîné par ses émotions.

— Et moi, ajouta-t-il, je suis sa victime et celle de votre mari ! Ils m’ont indignement floué, friponné.

Françoise osait à peine défendre Joachim.

— M. du Quesnoy ne friponne pas, monsieur ! dit-elle cependant d’un ton raide.

Mais au fond du cœur elle éprouvait une humiliation amère d’être toujours atteinte dans Joachim.

Popeland s’était écrié :

— Eh si ! madame, friponné ! c’est le mot. J’en suis pour près de quatre cent mille francs. Niflart a tout fait en notre nom. J’ai donné quatre-vingt mille francs pour votre mari. Il devait me faire obtenir une grande affaire au ministère. Je suis allé au ministère. Savez-vous ce qu’on m’a répondu ? Qu’on ne s’en était jamais occupé et qu’on ne s’en occuperait pas.

Il emmêlait tout :

— Ce coquin de Niflart m’avait entortillé en me disant que votre mari avait monté avec lui la grande spéculation sur laquelle je lui ai prêté trois cent mille francs. Tout est raflé. Un passif de deux millions. Le coquin est à Bruxelles, et moi, qui ai trois millions, j’ai failli être exécuté à la Bourse. Mais M. du Quesnoy rendra gorge pour lui. Quelle est son adresse au juste ?

— M. du Quesnoy est envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire du roi de France près le prince de N…, membre de la Confédération germanique, dit-elle tout à coup avec un ton amer et en scandant les mots.

— Je le savais, reprit Popeland, un peu ébloui malgré sa colère par l’énumération de ce long titre.

Elle ajouta avec assez de vivacité :

— S’il vous doit, vous serez payé. D’ailleurs je lui écrirai moi-même. S’il vous doit, vous serez payé, répéta-t-elle en appuyant et d’un air qui dompta Popeland.

Il s’essuya le front, tourna son chapeau dans ses main, gêné de tout ce qu’il avait dit :

— Ah ! madame, dans quel siècle vivons-nous ! trouva-t-il.

— Mais, demanda Mme  du Quesnoy qui réfléchissait, est-ce que cet homme, ce Niflart, n’avait pas gagné de l’argent, il y a peu de temps ?

— Il nous l’avait fait croire, et il n’en est que plus coquin.

— Quand donc est-il parti ?

— Avant-hier, madame, avant-hier, s’écria Popeland d’une façon lugubre. Je l’ai appris hier par une lettre d’agent de change qui me réclamait d’énormes différences à payer. Ce gueux, au lieu d’employer notre argent à établir une maison de banque comme on en était convenu, s’en servait pour jouer à la Bourse, en notre nom, en notre nom, madame, quoiqu’il lui fût interdit toute opération de ce genre. Oh ! si jamais il me retombe sous la main… Qui s’en serait défié, il avait l’air si aimable, c’était un si bon ami ! Ah ! madame, comme on a tort d’avoir de la confiance. Et comme il savait vous prendre à sa glu. C’étaient des affaires merveilleuses, qui ne pouvaient pas échouer. Il vous parlait deux heures de suite. On ne savait quelle objection lui faire, il les renversait toutes. Et il était si convaincu ; il vous faisait croire ce qu’il voulait. Oh. le coquin, le coquin. Mais c’est égal, votre mari n’a pas bien agi non plus. Un ambassadeur ! je ne l’aurais jamais cru. Jugez donc, madame, quatre-vingt mille francs, c’était un joli pot de vin, et pour se moquer de nous Ce n’est pas bien, non, ce n’est pas bien. C’était encore Niflart qui m’avait monté la tête pour cette affaire de chemin de fer. Oh ! le scélérat.

Popeland avait l’air si désolé que Françoise ne voulut point le maltraiter.

— La justice n’interviendra-t-elle pas ? demanda Mme  du Quesnoy, qui voyait déjà son nom compromis, livré au public.

— Eh ! dit Popeland, le renard a quitté son terrier après avoir plumé les poules ; la justice ne nous rendra pas notre argent.

— Est-ce qu’il y a plusieurs personnes englobées dans cette affaire ?

— Mais certainement, madame, certainement, une dizaine de malheureux, de sots comme moi.

— Je ne sais pas du tout quelles étaient les relations de M. du Quesnoy avec ce Niflart. Popeland secoua la tête, comme s’il voulait dire : « Oh ! pas fort claires, vous le savez bien. »

Françoise eut un mouvement de colère.

— Eh monsieur, il me semble singulier de vous voir crier ainsi contre M. du Quesnoy avant que rien n’ait encore été éclairci et réglé. Et je vous engage à vous en abstenir. En son absence, vous me forceriez à charger quelqu’un de la famille de vous modérer un peu.

Popeland fut effrayé ; mais persuadé de la complicité de Joachim avec Niflart, il se rebiffa pourtant :

— Comment, madame, lorsqu’on a été joué, on ne peut réclamer et dire son opinion !

— Je vous ai dit, monsieur, que M. du Quesnoy paiera tout ce qu’il peut devoir, par conséquent M. du Quesnoy ne trompe et ne joue personne.

— Bien, madame, bien répliqua Popeland n’osant exprimer qu’il pensait ceci : qui m’en assure ? Je préférerais un engagement de M. du Quesnoy lui-même.

Néanmoins, après un court silence, il prit sur lui de montrer ses doutes :

Si M. du Quesnoy voulait me l’écrire, dit-il.

– Aussitôt que M. du Quesnoy m’aura répondu, notre notaire s’entendra avec vous, monsieur.

— Très bien, madame répondit Popeland tout à fait ramené, mais si j’ai été un peu vif, comprenez qu’on ne doit pas être dans son assiette après une secousse comme celle-là. Voici mon adresse, pour le cas où vous auriez quelque chose de nouveau à me faire savoir.

Il déposa sa carte sur une table ; puis, revenu à ses sentiments de parfait chevalier français, il voulut, en partant, prendre la main de Françoise pour la baiser.

M. Popeland s’en alla en se dandinant, il avait retrouvé son air heureux et sot presque tout entier.

N’ayant que les renseignements fort incomplets de cet homme et ses accusations contre Joachim, Françoise s’exagérait la part prise par celui-ci aux affaires de Niflart. Sa résolution avait été arrêtée immédiatement ; le nom de du Quesnoy, tant qu’il serait malheureusement à elle, n’aurait aucune tache. Elle était décidée à sacrifier toute sa fortune personnelle pour payer les dettes de Joachim, et songea même à prendre en main la direction de la conduite de son mari, lorsque, ruiné, il serait forcé d’avoir recours à elle. Et ces nouveaux actes à accomplir, l’énergie dont il fallait faire provision, le retour de son mari, des desseins fermes et radicaux lui rendaient tout son ressort. La guerre allait probablement venir, mais elle était bienvenue. Les accablantes oppressions de la vie amoureuse feraient place à des mouvements enfin actifs.

Dans la journée, il vint plusieurs lettres à l’adresse de Joachim. Mme  du Quesnoy pensa qu’elles devaient avoir trait à l’aventure de Niflart, elle les lui envoya accompagnées de ces mots :

« Votre homme d’affaires ou votre associé qui s’appelle Niflart est en fuite depuis deux jours. Un M. Popeland est venu pour vous réclamer quatre-vingt mille francs. Écrivez-moi la situation exacte. Quoi qu’il en soit, tout doit être payé. J’y suis absolument résolue. Je n’ai pas de détails, mais les lettres ci-jointes vous renseigneront probablement. Si vous pouvez revenir, je crois que vous ferez bien de ne pas trop différer. »

À N…, Joachim vivait dans un tourbillon d’ivresses. L’esprit de la France, l’expérience parisienne avaient produit un grand effet dans la petite cour. Le prince ne voulait plus le quitter.

Ils en étaient arrivés à ce point d’intimité, qu’après avoir présenté Mme  d’Archeranges à la cour, Joachim avait avoué au souverain sa faiblesse pour Rose. Le prince était même venu deux ou trois fois incognito dîner au chalet avec eux, ce qui avait tourné complétement la tête à Mme  d’Archeranges.

Lorsque le volumineux paquet de correspondance expédié par Françoise arriva à M. du Quesnoy, celui-ci se réveillait d’une nuit enchantée.

Il y avait eu la veille, à la cour de N…, une grande fête, la fête du prince, et jamais le succès de Joachim ne fut si grand. Tout le monde était sous le charme de sa conversation et de son attitude. Il avait été abreuvé, noyé des compliments les plus flatteurs. Le prince devait écrire au roi de France personnellement toute la satisfaction que lui avait causée son envoyé. Un mot aimable dit par M. du Quesnoy semblait être aussi recherché qu’une parole du souverain. On avait déterré la pièce faite jadis par lui, et on lui avait fait la surprise de la jouer au théâtre du château, au milieu d’applaudissements enthousiastes. Il avait en reconnaissance improvisé un quatrain assez heureux sur les qualités du prince. Présenté à l’ambassadeur de Russie à Vienne, qui était venu à N… à l’occasion de cette fête, il s’était aperçu qu’il avait plu à cet homme d’État important. Il était rentré chez lui triomphant. Le monde lui appartenait. Il espérait devenir ministre des affaires étrangères, si le sort continuait à le seconder aussi bien.

Pourtant l’aspect de la grande enveloppe avec l’adresse mise de la main de Françoise, l’épaisseur du paquet le troublèrent, quand le matin, à onze heures, on le lui remit.

À la première ligne, le froid courut dans ses veines.

Il continua à lire, ne comprit pas bien et se jeta sur les autres lettres. Elles étaient de divers agents de change qui, ensemble, lui réclamaient quatre cent mille francs. De toutes résultait à peu près la même chose « Niflart jouait pour le compte de Joachim et, ayant perdu, avait disparu, et c’était à son mandant qu’on s’adressait. »

Et tandis que ces chiffres s’imprimaient dans son cerveau avec des pointes aiguës, il lui semblait que le bruit d’un écroulement roulait à son oreille avec le fracas d’une cataracte, et qu’il tombait à il ne savait quelle profondeur.

Un moment il regarda autour de lui, et fut presque étonné de se voir dans son cabinet. Ses meubles dorés l’entouraient encore, son costume et son épée étaient posés à côté de lui sur une chaise. Était-il donc vrai qu’il fût ruiné ? D’où sortait-il ? Était-il bien ambassadeur à N… ? Était-il bien chez lui ?

Il reprit ses sens, et d’un mouvement de rage il jeta à terre ces misérables papiers, messagers de ruine. Ensuite il les ramassa et les relut mot par mot.

Il se rendit bien compte du désastre et resta navré, écrasé, la tête dans ses mains. Il regardait tant de débris faits autour de lui. Comme des objets précieux qu’un maladroit a brisés, ses projets gisaient à terre. Fracassé, le grand espoir de parvenir au pouvoir ; en morceaux, l’espoir des richesses ; broyés en poussière, efforts, habileté, confiance en soi-même ! Et tous ses rivaux, tous ses ennemis, tous ses amis se pressaient à l’entour avec une joie insultante, criant : du Quesnoy est ruiné, du Quesnoy est perdu ; c’était un fanfaron, un imbécile, foulons-le aux pieds, ce n’est plus qu’un mendiant !

Il lut encore toutes les lettres. Il faudrait payer une grande somme : où la trouver ? Et les bruits qui devaient courir, et la déconsidération qui en résultait On avait beau se raidir, cela était terrible. Il recevait un des plus grands coups auxquels un homme pût être exposé. Il n’avait pas de bonheur. Il était à plaindre. Et qui le consolerait ? Il reprit la lettre de sa femme. Pas un mot de consolation. Elle était froide, dure, impérieuse. Un malheur capable d’émouvoir le premier venu si on le lui racontait, ne touchait point cette femme.

Toute sa rancune contre elle revint. Il la détesta. Eh oui, c’était bien parce qu’elle avait des amants comme on l’en accusait, qu’elle s’inquiétait si peu des calamités qui affligeaient son mari. Le mari, cependant ! l’homme étroitement lié à sa destinée, celui dont la fortune, le succès, le bonheur, sont après tout la fortune, le succès, le bonheur de la femme ! À Paris, il l’en ferait repentir. Il se mit à son bureau et écrivit : « Ma mission étant à peu près terminée, je demande immédiatement un congé ou mon rappel. Dans très peu de jours, je serai à Paris. »

La demande de rappel fut faite aussitôt. Enfin il envisagea plus froidement les moyens de restauration qui lui restaient. Le vicomte Ballot lui prêterait l’argent nécessaire à payer le découvert. Le crédit de la baronne continuerait à le suivre. Sa marche ne serait que retardée. Ces quelques centaines de mille francs perdus ne devaient pas l’entraver !

Joachim alla chez Rose.

Mme  d’Archeranges dormait encore. Il la fit réveiller, mais elle ne voulut pas le recevoir, le remettant à un peu plus tard.

Mécontent, et voulant échapper aux débats fatigants qui se livraient dans sa pensée, Joachim monta à cheval et galopa furieusement.

Dans sa course, il voyait un emblème de son avenir. Il passerait à travers les difficultés comme son cheval passait à travers la campagne.

Il revint auprès de Rose, un peu rasséréné et bien convaincu qu’elle allait pousser de grands cris de compassion et d’admiration à la nouvelle de son malheur et en voyant comment il le portait.

— Vous avez été bien dure de ne pas me recevoir…, dit-il.

— Et vous de me réveiller…

— La chose en valait la peine. Je viens d’apprendre la nouvelle que je suis ruiné !

Malgré le stoïcisme qu’il affectait, ce mot lui donnait un frisson. Quand la catastrophe s’étalait devant lui, il avait de la peine à entrevoir qu’elle ne fût pas irréparable ; il lui paraissait presque impossible de relever tant de débris et de reconstruire l’édifice abattu.

Mme  d’Archeranges, qui examinait des toilettes qui arrivaient de Paris, répéta comme un écho :

— Ruiné ! tout à fait ruiné ? Ah ! c’est bien ennuyeux, cela !

Mais elle n’interrompit pas son travail.

Cette indifférence découragea Joachim et lui rendit plus lourde, plus sinistre, l’idée de la perte irréparable. Il regarda Rose en silence d’un air douloureux. Elle se retourna vers lui, étonnée qu’il se tût.

— Quel drôle d’air vous avez, dit-elle.

— Vous ne m’avez probablement pas entendu, reprit-il d’un ton amer et cassant.

— Mais si, parfaitement. Eh bien, qu’allez-vous faire ?

— Retourner à Paris.

— Tout de suite ? Me laisserez-vous la voiture et les chevaux ?

— Je laisserai tout !

Il haussa les épaules.

— Est-ce que vous quitterez la diplomatie ?

— Non, je vais prendre congé du prince plus tôt que je ne comptais, voilà tout !

— Il y a grand dîner encore aujourd’hui. Je me préparais, dit-elle, en montrant ses toilettes de la main.

Il tourna la tête vers la fenêtre, indigné, se retirant de l’entretien.

— Ruiné, c’est terrible ajouta Rose en secouant une dentelle, votre femme va probablement être enchantée !

Les doigts de Joachim se crispèrent. Il haussa de nouveau les épaules sans cesser de tourner la tête.

— Voyons, reprit-elle en s’approchant et après avoir repoussé les étoffes, en personne qui renonce avec peine à ses plus chères préoccupations, comment cela vous est-il arrivé ?

— Vous prenez tant d’intérêt à moi qu’il est bien inutile de vous le dire. Je vous ennuierais !

— Non, je terminais ma revue. Cette couturière ne me contente pas trop. Je suis toute à vous.

— Et moi je ne suis pas à vous. Je vous connais maintenant, vous êtes d’une froideur odieuse, vous vous êtes servi de moi pour venir faire vos coquetteries ici. J’ai vu tous vos manèges.

— Oh ! c’est vous qui m’y avez appelée. Tantôt vous venez m’étourdir de vos supériorités et de vos grandeurs futures, maintenant vous venez geindre, et il faut toujours être à votre température.

Eh bien, si vous êtes ruiné, vous serez un peu moins vain de vos mérites.

— Ah ! vous êtes à la température de ma fortune ! dit-il avec colère.

— Eh ! mon cher ami, que voulez-vous que me fasse votre fortune ? J’ai la mienne. Je puis me passer de vos bontés, croyez-le. Vous n’êtes ni aimable, ni tendre. Vous êtes rarement amusant. Je suis un ange de patience avec vous ! Vous ne pouvez pourtant prétendre à ce que je sois attachée après vous, et passive et impersonnelle comme la doublure de votre habit.

— Ah ! dit-il, je vois le premier exemple de ce qui m’arriverait.

Il pensait qu’on l’abandonnerait et qu’on lui tournerait le dos, s’il demeurait un homme ruiné et terrassé.

Il partit vivement sans ajouter rien de plus.

— Restez donc, Joachim, lui cria Rose ayant quelque remords d’avoir montré si peu de pitié et d’intérêt.

Il sortit de là, exaspéré contre elle, contre Françoise, contre Niflart, contre tout et tout le monde.

— Il faudrait n’exister que par et pour lui, se disait Rose. Sa ruine ! sa ruine, pauvre homme, va le rendre tout à fait ennuyeux. En aurons-nous pour bien longtemps ensemble ? je ne le crois pas. Pourtant il a été charmant à une époque, et ici ils le prônent tellement ! Mais pourquoi me tracasse-t-il de ses affaires personnelles ? Pourvu qu’il ne me demande rien, je ne suis pas riche ! Comment sa femme va-t-elle le traiter maintenant ? Si Laure était adroite, elle les exciterait l’un contre l’autre, bien davantage à présent. Il ne m’a point dédommagée de l’avanie que j’ai reçue, sa ruine est une punition. Il a peur de sa femme ; s’il pouvait la ruiner ! Je vais retourner à Paris en même temps que lui. Nous trouverons enfin une bonne occasion.

Les moyens de vengeance, hors la calomnie, les accusations, ne sont pas très faciles à trouver. Rose était toujours obligée de s’en remettre à l’avenir.

Elle se promit d’apaiser Joachim.

Ces heurts de leurs deux personnalités étaient assez fréquents. Mais le plaisir, une pareille facilité de doctrines, la vanité, et les rancunes de Rose contre Françoise, les réconciliaient toujours.

Ils se retrouvèrent au château à dîner. Mme  d’Archeranges, dont la position d’étrangère rendait trop voyante la liaison avec M. du Quesnoy, avait été, au commencement, assez embarrassée de son attitude à N… Aussi s’était-elle attachée à capter les bonnes grâces d’une vieille dame de la petite cour, qu’elle avait un peu connue à Paris, et à s’en faire patronner, ce qui lui permettait de n’arriver pas seule chez le prince.

Joachim annonça son prochain départ à celui-ci qui le regretta beaucoup. Il parut d’ailleurs gai, calme et aimable, comme la veille. Rose seule reconnaissait combien il se forçait, à d’imperceptibles frémissements de son visage.

Elle put le prendre à l’écart, un moment dans la soirée, et lui dit d’un ton pénétré : Vous devez bien souffrir ?

Il voulait passer outre et ne pas l’écouter. Elle le retint un peu :

— J’ai pensé à vous toute la journée. Je vous demande pardon, mon ami, de ma réception de ce matin. Je ne sais où j’avais la tête. J’en ai été bien affligée ensuite. Vous n’auriez pas dû vous en irriter ; vous connaissez les folies involontaires de mon esprit.

— Soit ! répondit-il avec un sourire froid.

— Vos résolutions sont-elles toujours les mêmes ?

— Oui.

— Et vous ne pouvez rien sauver du naufrage ?

— Non.

— Mais la fortune de votre femme vous reste.

— C’est la sienne ! dit d’un ton noble Joachim, qui ne pensait pas qu’il y eût la moindre ressource du côté de Françoise.

— Elle ne fera rien pour vous, en effet, ajouta Rose. Ah ! je partirai avec vous. Vous m’êtes plus cher que jamais.

Cette sorte de cri du cœur qu’elle jeta bien ne toucha pas Joachim, comme il eût fait le matin. En se voyant dans le salon tout illuminé, en se voyant encore important, considéré, puissant, il lui semblait que rien n’était changé dans sa situation.

Il inclina la tête en signe de remercîment.

Croyant tomber juste, elle reprit : Mon pauvre ami, cette fête, ce monde joyeux, doivent vous paraître si importuns.

— Et pourquoi donc ? répliqua-t-il avec une espèce de superbe.

Mais Rose lui plut, en reprenant :

— Vous avez un front de bronze, rien ne l’altère !

Il sourit presque joyeusement.

— Vous verrai-je demain ? lui demanda Rose, le laissant.

Il l’en assura et alla se mêler aux conversations avec un entrain tout de surexcitation et de volonté.

Mais chez lui, seul à deux heures du matin, devant sa lampe qui éclairait de toute sa lueur les cruelles lettres dépliées à côté les unes des autres, et qui jetait de grandes ombres dans tout le reste de la pièce, de grandes ombres pareilles à de noirs personnages à attitude inquiétante, Joachim se sentit désarme de toute force pendant un moment.

Puis les combinaisons pour remonter à flot revinrent à son esprit. Il avait encore l’affaire Popeland parmi ses ressources.

La baronne Guyons reviendrait à la charge auprès du ministère, il l’y pousserait en dépit d’elle-même, il saurait entraîner aussi le vicomte Ballot.

Il trouverait bien de plus le moyen de réunir, de ressaisir dix, quinze, vingt mille francs. Il en avait trois mille dans son secrétaire, il les compta et les mit sur sa table. À la prochaine échéance de fermages et de rentes de sa femme, il toucherait près de quinze mille francs. Telles gens lui devaient qui mille, qui quinze cents francs depuis longtemps il irait battre le rappel d’une restitution chez tous.

Et en un mois, à la Bourse, on pouvait doubler la somme ainsi amassée, en deux mois la quadrupler, en trois… il prit la plume et fit des chiffres interminables… Il y avait des systèmes presque sûrs pour gagner à la Bourse. Avec un esprit fin et sagace surtout ! Et puis, on pouvait tenter la chance de Bade encore !

Et quand le gain acquis d’une façon ou de l’autre serait raisonnable : cent cinquante, deux cent mille francs par exemple, on renoncerait à ces aléas et on entrerait dans une voie de bénéfices plus sûre, plus légitime, en lançant ses fonds dans quelqu’une de ces opérations commerciales d’outre-mer où l’on réalise parfois de fabuleux bonis.

Eh oui ! Il y avait cent façons de se tirer d’affaire ! Il jeta sa plume en l’air, comme un maréchal qui lance son bâton de commandement dans les lignes ennemies, et, la tête empourprée, les artères battantes, le pouls bondissant, la poitrine gonflée, il alla s’étendre sur son lit.

À peine dormit-il. Partir, partir ! arriver là-bas, nouer les premiers fils de la trame, voir lever l’aurore de ce beau temps nouveau, entendre le son, le délicieux froissement des premiers billets de banque reconquis !

Il dut attendre cinq jours la réponse du ministère. Si elle avait tardé un jour ou deux encore, il serait parti ! La nécessité de ne pas compromettre sa position aux affaires étrangères en quittant irrégulièrement son poste, le retint ; mais il comptait désespérément les heures dont chacune aggravait son mal financier, dissolvait le reste de son crédit, réduisait ses chances de restauration.

Il passa ces cinq jours presque tout entiers auprès de Mme  d’Archeranges qui n’était pas toujours à l’unisson avec lui, et oubliait parfois qu’elle avait affaire à un homme absorbé et impatient. Cependant, dans une de leurs conversations :

— Votre femme abusera de votre ruine, et le M. Allart s’en trouvera mieux, lui dit-elle, ne lâchant jamais sa rancune.

— Oh, je… s’écria-t-il, en s’interrompant aussitôt par un geste violent, je ne suis pas ruiné encore !

Alors il se plaignit de Françoise à Rose, comme jamais il ne l’avait fait.

Sa femme était son mauvais génie, le persécutait, le trahissait. Directement ou indirectement elle était la cause de tous ses maux. S’il s’était fié à Niflart, c’est qu’elle lui avait enlevé toute netteté d’esprit, tout pouvoir de réflexion. Il maudissait la folie du mariage.

— Cependant, dit doucereusement Rose, vous comptiez faire une bonne affaire en l’épousant.

— Est-ce que l’argent est tout ?

Il parla de son cœur, de son honneur, de toutes ses propres qualités, de l’injustice providentielle.

Et Rose, revenant toujours à son delenda Carthago, lui glissa :

— Tandis que vous êtes si tourmenté, elle se divertit avec l’Allart.

Joachim laissa tomber d’un grand coup ses deux mains sur ses genoux.

— Si cela est, elle le paiera cher, cria-t-il. Très cher ! murmura-t-il ensuite entre ses dents.

— Oh, qu’y pourrez-vous faire ? risqua Rose.

— Comment, qu’y puis-je faire ? demanda-t-il furieux, en se soulevant à moitié.

Et il ajouta avec plus de calme, mais d’une façon sinistre : ce que tout homme de cœur doit faire !…

— Une séparation ? dit Rose, comme une amie qui discute affectueusement.

Elle l’effraya soudainement en lui montrant qu’on pouvait aller aussi loin. Une séparation ! perdre l’appui de cette fortune et celui de la baronne. Il avait pensé à un duel, mais l’autre combinaison était bien grave !

— Vous me bourrelez, dit-il.

Rose ne voulut pas le fâcher. Elle essaya de lui faire un tableau du bonheur, des délicates attentions qu’elle saurait tirer pour lui de sa ruine, et elle finit par ramener un peu de sourire sur le visage de Joachim.

M. du Quesnoy ne tarda point à recevoir ses lettres de rappel, pria le prince de lui permettre d’en donner notification le jour même, et enfin il se jeta dans le chemin de fer, prenant à peine le temps de dire adieu à Mme  d’Archeranges.

Du reste, Françoise avait presque hâte que son mari reparût. Le repos n’allait point à son âme. Le retour de Joachim devait fort troubler les habitudes de voir Allart qu’elle s’était faites ; néanmoins, munie de forces nouvelles, elle était curieuse d’en tenter l’épreuve sur son mari. Une pensée, la moins nette et la plus forte à la fois de celles qui la conduisaient, l’aiguillonnait. Elle prendrait contre lui les représailles des tourments de la vertu. Il expierait le serment qu’elle était tenue de garder envers lui.

Mme  du Quesnoy prévint Allart.

— Il revient dans peu de jours, lui dit-elle d’un air grave, craignant que cette nouvelle ne le consternât ou ne le mît hors de lui.

Il ne répondit pas tout de suite. Sa figure devint sombre, puis s’éclaircit, mais en gardant quelque peu de contraction.

Il arrêta sur Françoise des yeux résolus.

— Rien ne nous séparera, ma chère amie, ma chère enfant, lui dit-il.

— Oh ! Philippe, s’écria-t-elle en venant tomber sur son épaule et en pleurant tout à coup.

Elle qui avait pensé bien moins que lui qu’ils pouvaient être séparés, venait d’entrevoir toutes les douleurs de la séparation.

— Eh bien, lui demanda Allart, pourquoi pleurez-vous ?

— Oh ! si nous n’allions plus nous revoir, dit-elle.

— Et pourquoi voulez-vous que nous ne nous revoyions plus ? Nous nous reverrons partout, chez les gens que nous connaissons, chez Mlle  Guay, ici.

Il lui parlait comme à un enfant. Elle adorait ce ton tendre et viril. Elle fut rassurée aussitôt.

Elle n’avait jamais craint Joachim, et avec l’appui d’un homme comme Allart elle se sentait si forte !

Il l’effraya cependant encore un peu. Toujours attentif pour elle, il lui dit : Seulement, brûlez mes lettres, un hasard pourrait les livrer.

— Oh ! dit-elle avec une sorte de plainte, pensant à la perte du trésor. Et elle ajouta :

— Vous ne m’écrirez donc plus ?

— Je vous écrirai chez Mlle  Guay. Aussitôt qu’il sera revenu, vous me ferez prévenir par elle et vous me donnerez rendez-vous chez elle.

Françoise réfléchit. Il lui sembla qu’elle devait réellement recevoir maintenant le prix de sa conduite honorable. Elle n’avait pas manqué à son devoir, donc qu’avait-elle à cacher, pourquoi reculerait-elle devant son mari ? Allart était un honnête homme, un être à mille pieds au-dessus de l’autre et cet honnête homme serait banni de la maison du vicieux, de celui dont l’honneur n’existait plus ! Mais le commerce d’Allart était une insigne faveur pour M. du Quesnoy, et si celui-ci avait quelque chance de se relever, où la trouverait-il mieux que dans l’exemple et la fréquentation d’Allart ?

Un instant elle rêva de ces combinaisons comme les femmes avant d’avoir de l’âge et beaucoup d’expérience en imaginent souvent. C’était singulier, ridicule, et après tout généreux. Allart et elle corrigeraient, réformeraient Joachim et en feraient un homme comme il aurait dû être.

Du reste, elle s’apercut bien vite de l’étrangeté de cette invention, mais ce qu’elle voulait, c’est qu’Allart ne fût pas repoussé de chez elle.

Allart n’avait point outragé cette maison, qui donc oserait la lui interdire ?

C’était elle maintenant qui le dépassait en résolution, allant même jusqu’à l’audace.

— Vous pouvez bien continuer à venir me voir, dit-elle.

— C’est à quoi je pense, répondit Allart.

— Il vous connaît.

— Je puis lui faire une visite, reprit-il. Mais il avait devant les yeux Joachim en face de lui avec une épée !… Quelle singulière visite ce serait !

Une même idée les arrêta tous deux. Ils auraient à se contraindre devant lui, à dissimuler.

Ils le tromperaient ! Que devenait leur culte à la loyauté ?

Mais l’éternel sophisme du désir et de l’orgueil répondit sur-le-champ : Non, il n’est pas trompé. Il n’est point admis à l’association d’esprits supérieurs, d’âmes plus hautes, de cœurs plus nobles, voilà tout.

Ce salon était devenu comme le témoin obligé de leurs réunions. Ils eussent été dépaysés ailleurs. Et puis c’était se déclarer coupables que de battre en retraite et reconnaître un droit à Joachim. Or ils n’étaient pas coupables.

— Nous nous verrons chez Charlotte pour nous dire ce que nous ne voudrons pas qui soit entendu, reprit Allart.

— Et d’ailleurs qu’y aura-t-il de changé entre nous ? Ne savez-vous pas qu’il se sentirait mal à l’aise dans notre région d’idées et qu’il ne sera jamais avec nous, ajouta Françoise. Et, grâce à Dieu, nous n’avons rien à nous reprocher, continua-t-elle du ton qui témoigne que l’on s’agite contre de secrètes objections.

— Et cependant, dit Allart, que pensera-t-il de me voir introduit ici depuis son absence ? Ne nous soupçonnera-t-il pas ?

— Soupçonner, s’écria Françoise, soupçonner ! et quoi ? que soupçonnerait-il ? Il n’en a pas le droit. Je suis, je veux être libre de vous aimer. Oui, mon esprit est libre. Nous avons été assez forts, assez courageux, reprit-elle plus bas, pour avoir gagné de ne rien craindre. Vous me l’avez dit vous-même, Philippe, rien ne nous séparera.

— Si je ne craignais de grands tourments pour vous… commença Allart, l’œil fixe comme s’il regardait en avant, dans l’avenir.

— Oh ! ma vie en a toujours été faite, interrompit vivement Françoise. Je ne les redoute pas, ne vous en inquiétez point.

Allart était soucieux, assombri.

La sécurité que voulait se donner Françoise, il ne pouvait l’avoir.

— Il serait pourtant plus prudent, dit-il d’un ton presque sourd, de ne nous voir que chez Charlotte. Vous pouvez bien sortir tous les jours…

— Mais Charlotte sera toujours avec nous, ou bien nous la chasserons de chez elle. Si nous nous cachons, on peut tout croire, dit-elle avec une sorte de dépit plaintif.

— Et croyez-vous que je puisse être constamment ici, et qu’il supposera que c’est ma sympathie pour lui qui m’amène ?

Elle le regarda avec découragement, se disant : Nous n’aurons donc plus ces belles, ces bonnes heures que nous passions ici. Il ne s’assoira plus près de moi, devant cette table !

— Mais vous ne savez pas, s’écria-t-elle, que ce n’est plus un homme, et qu’à l’heure qu’il est, il a peut-être volé !…

— Comment, volé, dit Allart avec stupeur.

— Oui, il est venu ici je ne sais qui, un être qui l’accuse de friponnerie. Un autre malheureux, avec lequel il était très lié, s’est enfui en dépouillant beaucoup de monde. Je ne sais pas au juste ce qui en est, mais je tremble : il était mêle à ces affaires. Je suis accablée de honte. Je ne voulais pas vous en parler. Et voilà l’homme devant lequel nous serions forcés de voiler dans l’ombre ce qu’il y a de plus avouable au monde peut-être, une amitié comme la nôtre !

Son esprit allait vite, fiévreux, excité.

— Vous ne pouvez pourtant cesser de venir, continua-t-elle. On sait que vous veniez. Je le lui dirai d’ailleurs. Jamais je ne lui ai caché mes sentiments quand les choses me paraissaient justes. Je lui dirai que j’ai de l’affection pour vous, et…

— Que nous sommes des amants vertueux ; interrompit Allart avec la plus âpre ironie, et il n’hésitera pas à vous croire !…

Françoise s’arrêta court, troublée, presque atterrée. Puis elle fit un effort.

— Eh bien, nous nous verrons chez Charlotte, dit-elle avec un soupir de résignation.

Allart réfléchit, avec une figure dure, raidie.

— Je viendrai néanmoins plusieurs fois ici, reprit-il.

Il faut, avait-il pensé, que je vienne voir comment il agit avec elle, que je le surveille. Et puis, s’il survient quelque heurt, nous en terminerons. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons en terminer. Cet homme verra bien que je l’ai en aversion. Et de nouveau il sentait, il voyait M. du Quesnoy, debout, armé. Il le voyait aussi dans ce salon, il le voyait encore dans la chambre de Françoise.

— Ah ! s’écria-t-il violemment, votre vie n’est pas à moi ! Combien de temps faudra-t-il donc le supporter ?

Ils semblèrent n’oser rien ajouter ni l’un ni l’autre.

Allart partit de là comme un homme qui a fait une grande chute, n’a rien de brisé et pourtant se sent entièrement défait, désarticulé. Il fit tout cependant pour rasséréner Françoise avant de la quitter.

Puis chaque jour il vint demander à Mme  du Quesnoy : Quand arrive-t-il, avez-vous des nouvelles ?

Elle-même attendait avec un profond malaise.

Lorsqu’elle songeait au cortège d’affaires, de préoccupations d’argent qu’allait amener Joachim, elle se le reprochait comme une injustice faite à Allart. Cependant elle ne pouvait s’empêcher de réfléchir longuement aux méfaits probables de M. du Quesnoy. Elle cherchait à deviner quel genre de vilenies il devait avoir commises et jusqu’où il les avait poussées.

Mlle  Guay avait accédé avec son enthousiasme habituel au projet de donner asile aux deux amants dérangés dans leur nid.

Allart eut pendant ce court intervalle la visite de Charles de Bertiny. Celui-ci partait pour Brest où il s’embarquait. Après un voyage au-delà de l’équateur, il reviendrait concourir pour le grade d’aspirant de marine. Il chargea Allart de faire ses adieux à Mme  du Quesnoy qu’il ne voulait pas revoir avant d’être devenu homme.

Il n’avait point non plus revu sa sœur, se bornant à lui faire demander, par l’entremise de son ancien précepteur, tous les papiers ou les autorisations dont il eut besoin pour régulariser son embarquement. Le bâtiment marchand qui l’emmenait traversait les parages où stationnait un navire commandé par M. d’Archeranges, et Charles espérait rencontrer son beau-frère.

Allart, après avoir dit ce départ à Françoise, lui apprit brièvement ce qui s’était passé entre Charles et M. du Quesnoy.

— Oh ! quel homme, s’écria-t-elle indignée.

Elle voyait la délicatesse, l’honneur, tout ce qu’il y a de beau et de noble à la merci de la force brutale et vicieuse, la plus odieuse de toutes. Ne lui en arriverait-il pas autant, à elle ? Son mari lui apparaissait sous un aspect redoutable tout nouveau.

— C’est épouvantable ! Ce pauvre enfant est un héros.

Elle pensa alors pour la première fois à une lutte entre Joachim et Philippe. Mais Philippe était un homme énergique.

Une espèce de désir de voir infliger à Joachim la peine du talion la saisissait et l’inquiétait en même temps comme une mauvaise pensée.

Mais c’étaient de rapides sensations remplacées bientôt par d’autres.


V

L’INCERTAIN


Enfin M. du Quesnoy arriva. Ce fut à six heures du matin.

Il ordonna qu’on ne réveillât point Françoise, alla au bain et revint déjeuner. À peine Françoise, vers huit heures, ouvrit-elle les yeux que sa femme de chambre lui dit : « Monsieur est là, il déjeune ! » Cette surprise lui déplut. Elle était portée à chercher en toutes choses des indices favorables ou défavorables.

Une arrivée secrète paraissait le fait d’un homme qui épie, qui cherche à surprendre. Françoise se hâta d’écrire quelques mots à Charlotte pour qu’elle prévînt Allart d’attendre un nouvel avis, et, s’étant habillée, alla trouver son mari.

Il lui sembla assez changé. Elle remarqua qu’il dévorait avec un grand appétit. Le souci enlaidissait Joachim et faisait ressortir le caractère bas et mauvais de sa physionomie.

Cet homme, ainsi marqué au coin des instincts vils et mangeant avec avidité, cela formait un accord grossier. Il lui parut plus déplaisant que jamais, affreux même.

— Me voilà, dit-il d’un air à demi attristé.

— Il y a donc longtemps que vous êtes arrivé ?

— Quelques heures.

— Vous auriez dû me faire réveiller.

— Pourquoi vous déranger ?

— Nous avons à parler de choses graves.

— Oh ! vous me laisserez bien un instant de repos ! Je suis bien fatigué et ai besoin de me remettre.

— Alors j’attendrai chez moi que vous soyez disposé à vous expliquer, dit-elle avec raideur.

Françoise se retira aussitôt.

Il lui semblait que Joachim ne s’était pas absenté, que trois mois ne s’étaient point écoulés et qu’ils reprenaient un entretien de la veille. Rien n’avait été changé. C’était bien ainsi qu’ils étaient habitués à se parler : la même froideur, la même hostilité. Elle rentrait dans sa vie ordinaire après un songe.

— Voilà donc comme je suis accueilli s’était dit Joachim avec colère. C’est bien cela, quelqu’un la préoccupe.

Mais il avait de plus pressants soucis que de vérifier des soupçons : ses visites, les agents de change, le ministère. Il vint entr’ouvrir la porte de la chambre de sa femme, et, du seuil, le chapeau sur la tête, lui dit :

— Je suis obligé de courir toute la journée ; je ne sais si je rentrerai pour dîner, ou même avant minuit.

« Recule-t-il devant une explication ? se demanda Françoise ; prétend-il me tenir en dehors de ses actions ? Ses allées et venues imprévues vont m’empêcher d’aller chez Charlotte et de donner rendez-vous à Philippe. Je ferai en sorte de savoir à quoi m’en tenir d’ici à demain. »

Joachim commença ses courses par le ministère. Il n’était pas sans inquiétude sur les dispositions du ministre à son égard, dans le cas où ses affaires de Bourse eussent été connues par le public. Il ne put voir d’abord que l’un des directeurs, qui, en effet, lui parla de ces affaires, de la déconsidération qui en résultait pour l’administration, et du mécontentement du ministre.

Comme, déjà troublé, il attendait que celui-ci fût descendu dans son cabinet, il se rencontra dans les bureaux avec M. de Daignes, qui lui dit d’un air radieux :

— Ah ! mon cher ami, on m’envoie comme chargé d’affaires dans l’Amérique du Sud. J’ai trouvé des recommandations non moins bonnes — il appuya que les vôtres. Et, à propos, il vous est arrivé un grand malheur ; nous en avons été tous désolés.

Il serra expressivement la main à Joachim qui essaya de secouer la tête d’une façon négligente. Mais il était comme un homme qui sent le sol manquer tout à coup sous ses pieds. Sa chance s’effondrait. Il comprit que tout allait mal tourner. Tout Paris était instruit de sa ruine puisque les condoléances commençaient déjà. Cela seul était écrasant.

M. de Daignes fut appelé le premier chez le ministre. Décidément la disgrâce se dessinait. Joachim s’était joué de son ami qu’il considérait comme une nullité ; maintenant il pouvait comparer avec amertume son étoile qui descendait, à celle de cet homme nul, toute brillante et en marche vers les hauteurs. Il ne crut plus qu~à une série de mécomptes et d’échecs. Le ministre le recevrait mal ; la carrière diplomatique était brisée, les agents de change réclameraient plus encore qu’il ne comptait ; chacun se retirait de lui ; sa femme était coupable ! M. de Daignes sortit du cabinet ministériel encore plus radieux.

— On m’élève d’une classe. Je suis maintenant très content que vous n’ayez pu réussir à m’envoyer à N… À quelque chose malheur est bon !

Il partit comme un trait. Joachim entra à son tour, prêt aux mauvaises nouvelles. Le ministre le reçut froidement, et, après que M. du Quesnoy eut rendu un compte succinct de son voyage à N…, lui dit :

— Le roi est fort mécontent du retentissement fâcheux qu’ont eu vos affaires privées.

— Mais, monsieur le ministre, sans mon attachement à mes devoirs, ce retentissement n’aurait pas eu lieu.

Joachim cherchait à disputer les lambeaux de sa fortune.

— Comment cela ?

— Si j’avais pu revenir aussitôt, j’aurais éteint tout ce bruit, car il ne s’agit que d’une grosse perte d’argent à liquider.

— Votre nom est compromis dans je ne sais quelle véreuse affaire. Le roi tient à ce que les ministres soient très scrupuleux dans le choix de ses serviteurs.

— Mais, monsieur le ministre, les intérêts privés peuvent être journellement atteints par des sinistres plus ou moins publics, sans que le dévouement et la capacité d’un homme revêtu de fonctions en soient altérés.

— Oui, si la cupidité n’avait pas traîné les intérêts privés jusque dans le scandale des tripotages de Bourse, dit le ministre qui parlait comme s’il eût été à la tribune.

— Mais le prince de N… a dû témoigner au roi sa bienveillante estime pour mes services.

— Le prince n’eût point écrit à Sa Majesté, s’il eût su quelle défaveur peut jeter sur le gouvernement de France la maladresse, pour ne pas dire plus, d’un de ses agents. Du reste, monsieur, vous comprenez parfaitement, je n’en doute pas, nos griefs et la répugnance que nous aurions à conserver sur la liste diplomatique du royaume un nom jadis honorable, maintenant couvert d’une tache difficile à laver.

— Oh ! monsieur le ministre, c’est blesser au cœur un homme malheureux, car vous le condamnez sans lui permettre de se justifier, s’écria Joachim d’un ton presque pathétique.

— Vous êtes injustifiable, monsieur, répliqua le ministre, le terrassant par ce coup de massue, et il sonna pour qu’on introduisît une autre personne.

Joachim s’inclina et sortit. Il avait le sang au visage, les mains froides. Il eût étrangle Niflart s’il l’avait tenu. Il ne pardonnait pas non plus au ministre cette semonce hiérarchique. Ce ministre, un parvenu, que lui, Joachim, aurait à peine admis dans son salon trois ans auparavant, et qui le traitait avec une stupide insolence ! Et il fallait se courber ! Il eut envie de renoncer à toute carrière publique. Les affaires, les belles affaires, voilà par quoi on arrivait à la vraie indépendance, à la vraie puissance.

Il aurait voulu se plonger dans une rivière d’or et jeter des poignées de louis à la face des gens.

Joachim alla chez les agents de change devenus ses créanciers.

Joachim devait près de cinq cent mille francs. Il en fut étourdi.

Toute la Bourse ne s’occupait que de cet événement, et il était probable que les journaux en parleraient.

— Quel misérable ! quel invétéré coquin ! s’écria Joachim durant deux heures que prirent ses vérifications ; comment un honnête homme n’aurait-il pas succombé devant tant de perfidie ! Je vous paierai, messieurs, je vous paierai, soyez tranquilles. Donnez-moi quelques jours pour rassembler les fonds, répéta-t-il plus de vingt fois du ton le plus solennel.

Il eut à revenir à son hôtel pour réunir quelques papiers nécessaires au contrôle des opérations de Niflart. Il alla de nouveau jusqu’à la chambre de sa femme, et, du seuil encore, dit à Françoise :

— Je serai décidément ici ce soir, vers huit heures.

Joachim éprouvait un sentiment tout particulier, celui du blessé qui a besoin d’être soulagé. Il ne pouvait s’empêcher de tourner autour de sa femme. Il aurait voulu lui confier ses ennuis, se réconcilier avec elle, hésitant pourtant devant la crainte d’un vert accueil. Un idéal de bon ménage lui avait souri tout à coup comme le dernier asile d’un homme désabusé, accablé par le sort. En dédommagement de ses désastres, il se voyait vivant avec Françoise sur une de leurs terres, tranquillement, sans souci d’argent ni de places, dans une bonne entente.

Même des enfants jouaient devant eux sur le gazon. Une balsamique bouffée d’existence paisible et honorable le rafraîchissait. Mais pendant sa seconde séance de chiffres chez les agents de change, ce parfum vivifiant ne put l’emporter contre l’excitant tintement de l’or et s’évanouit devant des désirs plus âcres. Néanmoins Joachim avait certainement besoin de quelques paroles de soutien et d’encouragement, et il les attendait de sa femme, pensant qu’elle les lui devait.

Quand il rentra le soir, toujours en fièvre et fatigué d’osciller entre les rages de la ruine et les impatiences de l’espoir, il trouva auprès de Françoise un grand monsieur frais, chauve et grisonnant, de physionomie placide et vulgaire mais intelligente, habillé de noir et cravaté de blanc, qui se leva fort cérémonieusement à son approche.

— Monsieur Blanchart, le notaire de ma mère et le mien, lui dit Françoise.

Joachim fronça le sourcil. Il ne comptait point du tout retomber dans une séance d’affaires. Et puis que voulait dire cela ?

Le notaire s’inclinant, prit aussitôt la parole :

Mme  du Quesnoy a désiré que je fusse son représentant dans des questions d’intérêt qu’elle veut régler avec vous. Elle m’a chargé de vous prier de vouloir bien me dire quelle est votre exacte situation d’argent ?

Joachim ne répondit pas d’abord. Il était suspendu à une pensée : il ne fallait jamais croire que cette femme fût sa femme. C’était pour lui une étrangère ! De plus, cette espèce d’appareil, l’attitude glaciale et résolue de Françoise lui firent juger qu’elle voulait préparer une séparation de biens.

— Oh ! oh ! dit-il alors brusquement, vous tenez bien vite à prendre vos précautions. Eh bien ! la situation est fort simple, je dois environ quatre cent cinquante mille francs.

— Avec ou sans les quatre-vingt mille francs d’un M. Popeland ? demanda Françoise.

— Quels quatre-vingt mille francs, qui ça, Popeland ? Je ne lui dois rien, s’écria violemment Joachim qui n’y avait plus songé, qui se croyait mis en accusation et trouvait une issue pour s’emporter.

— C’est, je crois, un pot de vin pour une concession de chemin de fer ; il les réclame ! dit posément le notaire, en consultant du regard Mme  du Quesnoy qui confirma d’un signe de tête.

— Mais je suis tombé dans une caverne de bandits ! cria plus fort Joachim.

— Du reste, madame, dit le notaire, nous aurons à examiner la légitimité de la réclamation de ce M. Popeland.

Joachim qui se disait : elle ne daigne pas parler, elle emploie des gens de loi, elle ne participe plus à rien de ce qui me touche, fut très surpris de cette phrase du notaire. Que pouvait leur faire M. Popeland ? Était-ce quelque piège ?

— Et vous n’avez plus rien en propre ? demanda le notaire.

— Non, rien, absolument rien ; mais je puis avoir beaucoup dans quelque temps, répliqua Joachim d’un ton presque insolent.

— Ah ! cela pourrait changer la question, reprit le notaire en se tournant vers Mme  du Quesnoy.

— Quelle question ? s’écria Joachim s’adressant aussi à Françoise, pourquoi monsieur est-il ici ? Expliquez-vous, finissons-en.

— Vos intentions n’ont pas été modifiées, madame ? continua le notaire qui pour son compte paraissait hésitant : les choses ne sont pas absolument telles que nous les supposions.

— Point du tout, répondit Françoise.

Cette espèce de menace qu’on semblait se complaire à suspendre sur sa tête, exaspérait Joachim. Il trouvait à la voix de sa femme le froid et le tranchant d’un ciseau qui allait couper le fil retenant une épée de Damoclès.

— Vous ne pourrez donc jamais faire les choses sans prétention, lui dit-il, je n’ai pas le temps de…

— Mais monsieur, interrompit vivement le notaire, vous vous méprenez sans doute…

Joachim le regarda avec hauteur, s’imaginant que M. Blanchart prétendait s’interposer.

— L’intention de Mme  du Quesnoy, reprit M. Blanchart revenant à son ton posé, est de payer sur sa dot tout ce que vous pouvez devoir.

— Ah ! jeta Joachim d’un accent étranglé. Il resta immobile comme une pierre. Sa figure se décomposa presque. Il vit noir. Puis dans ce salon, qu’éclairait tristement une seule bougie, la lumière d’un soleil sembla se répandre, la lumière d’un salut inespéré !

Toutes les choses surgirent comme dans une apothéose : il n’aurait plus besoin d’emprunter, il se ménageait le vicomte et Popeland pour de grandes spéculations, le ministère avait la main forcée, le bon vent revenait enfler sa voile. Et c’était elle ! elle qu’il avait méconnue ! Mais alors, par un singulier contraste, il se retrouva en face de deux personnages, à demi perdus dans l’obscurité, muets, immobiles, insensibles comme des juges, sa femme et le notaire. Allons donc étaient-ce là des amis ? ce n’était pas possible ! Une telle générosité masquait quelque condition redoutable. Les gens ne font rien pour rien. Ceux-ci avaient une contenance si raide, que dans l’ombre dont ils étaient enveloppés ils tenaient en réserve le piège, la chaîne.

Cependant un peu du premier mouvement lui resta. Il s’avança vers sa femme.

— Je vous remercie, Françoise, dit-il en lui tendant la main.

Elle lui abandonna la sienne, mais comme par respect humain. Il ne se trompait pas. Qu’allait-elle exiger ? Il ne se sentait plus aucune joie. Il était écrasé sous le poids d’une telle action.

Tout le monde resta silencieux. Le notaire n’était pas sans plaisir au milieu de ces scènes.

— Maintenant, reprit-il, je dois renouveler devant monsieur les objections ou du moins les observations qu’il est de mon devoir de faire à Mme  du Quesnoy quant à l’acte grave qu’elle veut exécuter.

De quoi se mêlait le notaire ? Il voulait détruire ce projet déjà si fragile. Les obstacles se montraient aussitôt. Joachim se tordait, impatient, anxieux, excédé.

— Non, non, monsieur Blanchart, ce serait tout à fait inutile, répliqua Françoise veuillez bien prendre les notes et les chiffres qui vous sont nécessaires, si, dit-elle à Joachim, vous êtes disposé à les fournir en ce moment…

Le poids, le terrible poids de la générosité de sa femme, voilà ce qui courbait celui-ci !

— Je suis tombé en esclavage ! se disait-il. Il répondit par un geste aussi significatif que s’il eût dit : Je suis prêt, j’y suis bien forcé.

Le notaire retint Françoise :

— Non, non, permettez, madame. Réfléchissez bien, Monsieur peut avoir quelques scrupules. Votre dot est inaliénable. Mais si vous la livrez, la perte retombe uniquement sur vous, car monsieur est maintenant insolvable.

Insolvable ! ce mot blessait Joachim au plus vif de l’amour-propre. L’insolvabilité était une espèce de mort civile.

— Mais je puis redevenir solvable, dit-il, les dents serrées.

— Et alors vous restituerez à madame…, reprit le notaire.

Oui, pensa avec rage M. du Quesnoy, oui je restituerai ; je n’accepte que parce que je restituerai. Ils ont tort de ne pas le comprendre.

— Néanmoins, continua le notaire, cela peut ne pas arriver, comme cela est possible. En tout cas, si le mari redevient solvable, la femme ou ses héritiers peuvent exiger la restitution…

— Bien, bien, monsieur Blanchart, interrompit Françoise, je vous en prie, ne nous occupons que du paiement le plus prompt possible de ces dettes…

— Mais madame, nous prendrons des termes.

— Non, je veux que cela soit terminé immédiatement. Faites le compte général. Je vous laisse !

Elle se retira chez elle. Le notaire considérait curieusement Joachim, qui en lui-même roulait les paroles de Françoise : Je veux ! Et M. du Quesnoy ajoutait tout bas : je veux vous humilier devant ce notaire, je veux vous faire obéir, je veux ! Et moi je ne puis donc plus vouloir !

Tout à coup, s’apercevant que le notaire le regardait, il lui dit brusquement, comme s’il le prenait en faute : Eh bien monsieur, je vous attends !

— Moi aussi, dit le notaire en souriant avec assez d’ironie. Avez-vous le détail des créances ?

Joachim lui passa quelques papiers. M. Blanchart se disposa à en faire le relevé.

— Ce Niflart, dit le notaire, j’en ai beaucoup entendu parler. Il devait finir de la sorte. Il est fâcheux que je n’aie pas su vos rapports avec lui. J’aurais pu vous avertir. Je me rappelle maintenant que Mme  du Quesnoy m’a demandé, dans le temps, des renseignements sur lui.

Il avait l’air d’interroger. Joachim ne répondit pas, il suivait la plume des yeux.

— C’est étrange, reprit le notaire, avec quelle facilité ces gens-là obtiennent une aveugle confiance. Caron, agent de change, bordereau du 7, continua-t-il, trente mille francs ; du 10, quarante-cinq mille francs.

Cet appel était comme un glas funèbre.

M. Blanchart secoua la tête, puis se croisant les bras : Et tout a été dévoré ! Il avait la libre disposition de cette fortune ! Aucune garantie prise contre lui, c’est lamentable. Il avait donc tout pouvoir ? On pourrait peut-être attaquer la validité de ses opérations…

— Je ne crois pas, dit soucieusement Joachim en pliant les épaules.

— Vous aviez donc réalisé vos immeubles en espèces ?

— Il avait pouvoir de les hypothéquer, il l’a fait.

La voix de Joachim était presque gémissante.

— Et vous n’aviez pas pensé un seul instant qu’il en abuserait ?

— Je ne croyais pas qu’il en abuserait si tôt du moins.

— Je n’ai point d’opinion à exprimer sur ces faits, reprit M. Blanchart ; je ferai vérifier au greffe tous les actes qui établissent bien votre insolvabilité. Le mobilier de l’hôtel est-il à vous ?

— Oui ! dit sèchement Joachim que crispait le langage brutal des affaires, ce jour-là.

— Ah ! il faudra le faire transporter à Mme  du Quesnoy en déduction. C’est une noble femme, mais il ne paraît pas qu’elle entende les affaires mieux que… Enfin, je n’ai qu’à exécuter ce que l’on me demande ! Demain soir, mon clerc viendra vous faire signer tous les actes exigés. Et après-demain, nous aurons fini. Vous n’avez à vous occuper de rien. Je verrai les agents de change et les solderai moi-même en votre nom.

Je pense que je dérangerais Mme  du Quesnoy en lui présentant mes respects. Si elle a quelque chose à me faire dire, qu’elle veuille bien en prévenir mon clerc demain soir.

Humilié, froissé de l’inquisition obligatoire du notaire, de son blâme indirect, de son dédain facile à deviner, Joachim le salua et le reconduisit sans mot dire jusqu’à la porte du salon.

M. du Quesnoy revint au milieu du salon et s’arrêta tout court. La bougie qui brûlait sur une table était décidément comme un cierge.

Il étouffait d’atroce dépit, de chagrin, de rancune.

— Croiraient-ils que ma ruine soit feinte se dit-il. Où veulent-ils en venir ?

D’un mouvement rapide, il marcha vers la chambre de Françoise et entra.

Mme  du Quesnoy écrivait. Elle repoussa devant elle le papier. Joachim y jeta les yeux de loin, quoiqu’elle pût le voir, et lut en tête : « Chère amie !… »

Françoise retourna sa lettre sur-le-champ. Il affecta de ne pas y paraître prendre garde. Mais elle en eut un sourire presque imperceptible qui ne put être agréable à Joachim.

— Votre notaire vient de partir, dit il. Il aura tout terminé après-demain.

— C’est un homme très habile et très honnête, appuya Françoise.

Il y eut un moment de silence. Puis Joachim s’avança, prit les deux mains de sa femme et les serra de telle façon qu’elle ne sut si c’était amicalement ou avec hostilité.

— Maintenant, dit-il, les yeux près des siens, dites-moi franchement dans quel but vous faites une action si extraordinaire. Car vous vous dépouillez pour moi ! Et si c’est noble, c’est bien peu entendu. Voyons, dites-le-moi ! Je vous l’avoue sincèrement, je ne m’y attendais pas de votre part.

Elle chercha à lire dans son regard. Qu’y avait-il sous le ton singulier qu’il prenait ? Une raillerie et une menace ou bien une plainte et un doute.

L’un ou l’autre, peu importait à Françoise.

En les voyant si près, les mains dans les mains, les yeux ainsi attachés, qui aurait pu croire qu’un irréparable éloignement était consommé ?

Françoise fit un léger effort pour retirer ses mains. Joachim les laissa aller.

— Dans quel but ? répéta-t-elle. Afin que personne ne puisse me reprocher d’être la femme d’un homme sans probité et sans scrupules d’aucune sorte.

— Ah ! s’écria Joachim en frappant du pied, vous êtes tous les mêmes. Mais je suis une malheureuse victime, trompée, dépouillée à cause de son innocence !

— Heureusement vous êtes ruiné, car je croyais que vous aviez fait pis qu’il n’y a !

Joachim demeura absolument stupéfait. On le prenait donc pour un scélérat.

— C’est tout à fait fou ! dit-il.

— Vous étiez associé avec un coquin. On pouvait vous soupçonner de participer à toutes ses coquineries. Mais il est assez honteux déjà que vous ayez choisi pour ami un pareil homme et que vous ayez consenti à vous servir des moyens équivoques par lesquels il prétendait vous faire gagner de l’argent…

M. du Quesnoy jeta une sorte de grand soupir, leva les yeux au plafond, comme s’il renonçait à toute discussion ou justification. Puis tout à coup il revint vers sa femme, et, d’un ton doux, plaintif, presque humble et suppliant

— Françoise ! dit-il.

Mme  du Quesnoy en fut frappée, car elle ne pouvait douter d’une certaine sincérité cette fois.

Elle regarda Joachim avec une sorte de pitié.

— Françoise, reprit-il, ou vous avez accueilli bien des calomnies contre moi, ou vous avez une cruelle prévention. Suis-je donc un coupable ? Vous m’étonnez… En vérité, je le sentirais. Je crois avoir une conscience. Elle m’avertirait. Quelle est ma faute ? Vous n’êtes pas la seule à me faire des reproches, en effet.

Françoise eut un mouvement de tête étonné.

— C’est la faute du sort, continua Joachim, qui parlait vite, fortement, avec des intonations très variées. N’ai-je pas reculé de deux pas chaque fois que j’en faisais un en avant ? Je suis un être malheureux. Mes projets ont toujours été renversés. Pourquoi me suis-je adressé à ce misérable ? Oui, c’est un misérable, mais le savais-je ? Il faisait bien les affaires, du moins c’était sa réputation. Des gens honorables me l’avaient recommandé. Quand on veut faire des affaires, on s’adresse aux meilleurs hommes d’affaires. Il paraissait intelligent, dévoué, convenable, il se tenait à peu près à sa place.

Connaissais-je les abîmes de ce genre de monde ? Ah si j’avais été un roué sans scrupules, je l’aurais bien vite dévisagé. Les affaires ! on en fait maintenant si facilement un crime ; il y a tant de philosophes qui n’aiment point voir le prochain prospérer. Eh bien, c’est entendu, c’est un crime ! mais que tout le monde commet et pose comme la loi de la vie moderne. Tâchez donc de concilier cela ! Le travail, le désir d’augmenter ses ressources pour les transmettre aux siens, l’amour d’être utile, la haine de l’oisiveté, voilà donc cette nouvelle monstruosité ! L’ambition voilà encore un autre crime ! Eh bien, pourquoi non ? Pourquoi ne pas rechercher la gloire, la considération, l’importance ?

Mais non, celui qui a glissé en chemin porte toutes les iniquités des autres. Le bouc émissaire est bien ancien ! Voyons, à N… pourtant, j’étais estimé. Le prince était mon ami, il a fait mon éloge au roi. C’est un souverain éclairé. Il m’a distingué. Eh mon Dieu, parce que je suis un homme vulgaire et taré ? Allons donc, qu’est-ce que cette conspiration contre le malheur ? Pour combien y entre-t-il d’envie et de lâcheté ?

Françoise n’était plus touchée, elle était effrayée. Il se sert du même langage que le plus honnête des hommes, pensait-elle, que croire ? Je sais que tout cela est du mensonge. Mais ils s’ignoreraient donc eux-mêmes à ce point.

— Voyez, voyez si j’ai été heureux, si jamais j’ai été heureux dans ma vie, jugez-en, Françoise, reprit Joachim ; je puis écrire, je l’ai montré. Eh bien ! ma pièce a échoué.

Ensuite, je veux attacher mon nom aux grandes entreprises industrielles de ce temps. Un homme me séduit par les dehors de l’amitié et de l’honnêteté, et là aussi je succombe. Mon grand-père s’est illustré dans la diplomatie, je veux continuer sa tradition : le contrecoup de ma ruine ébranle profondément ma position aux Affaires étrangères ! Dans le présent, dans le passé, je n’ai que de ces déboires ! J’ai perdu de très bonne heure mon père et ma mère, j’ai été élevé par un oncle imbécile qui est mort avant que je ne fusse majeur. Tout m’a manqué. J’ai enfin eu la chance d’épouser une femme qui… me déteste…

Ce dernier mot fut dit avec un sourire triste et d’un ton à demi-timide. Mais par moments Joachim avait accompagné ses paroles d’un rapide coup d’œil sec et perçant, jeté à sa femme pour juger de l’effet produit sur elle. Elle s’en était aperçue, et il lui révéla le comédien. Elle en fut dégoûtée. En l’examinant attentivement, la figure de M. du Quesnoy avait une vilaine expression.

N’ayant pas dérangé le calme de Mme  du Quesnoy, Joachim continua avec une petite contraction de désappointement :

— Ah ! si vous vouliez, Françoise, peut-être me rendriez-vous justice. Vous reconnaîtriez en moi un homme poursuivi par les chances fatales. Vous me plaindriez. Un sentiment qui n’a jamais existé entre nous pourrait naître. Je ne dis pas que vous m’aimeriez, mais un peu de cordialité rentrerait dans cette maison. Une vie de paix et d’union serait si douce. Vous êtes une personne intelligente. Et, si souvent vous avez eu à vous plaindre d’accès d’humeur de ma part, c’est à mes soucis qu’il faut l’attribuer, et j’en ai toujours eu un vif repentir. Vous ne savez pas combien j’ai pensé à vous dans toute cette série de tentatives malheureuses. Car enfin nos existences sont liées, et je n’ai jamais pu songer à moi sans songer à votre part.

Vous m’avez toujours soupçonné de vous être ennemi et vous ne m’avez pas montré beaucoup d’amitié non plus.

Mais comment n’aurais-je pas été reconnaissant envers vous ? Car vous avez été toujours un honneur pour moi.

J’ai fait des fautes, j’ai eu de grands torts. Est-il trop tard pour les réparer ?

Il fit une pause.

Françoise pensait : s’il avait parlé ainsi il y a deux ans, il y a six mois seulement !… Mais maintenant c’est une capitulation désespérée. Du reste, j’espérais qu’il s’amenderait. Je puis peut-être le ramener aux sentiments délicats qu’un homme bien élevé se doit de suivre.

Joachim s’était aperçu que la figure rigide de sa femme se détendait.

Comme elle ne répondait pas, quoiqu’il eût cherché à la provoquer à parler, il reprit :

— Est-il trop tard ? Personne ne m’aidera donc à les réparer ?

Le ton était celui d’une invocation véhémente et pressante.

Il s’attendait à ce que Françoise allait s’écrier : Moi ! et tomberait peut-être dans ses bras. Alors la bataille était gagnée.

Mais bien qu’il lui reprochât toujours de n’être pas simple, elle y mit plus de simplicité.

— Eh bien, dit-elle, vivez dorénavant modestement et très honnêtement. Travaillez, conservez vos places d’ailleurs.

Joachim eut peine à ne point froncer le sourcil.

— Et, continua Françoise, on oubliera que vous avez eu des moments de défaillance. Moi-même je serai très heureuse de vous voir considéré et estimé.

Il prit un air contrit, mais ses dents auraient grincé. Le vent ne soufflait point du côté qu’il désirait.

— Maintenant, ajouta Françoise, il faut prendre un prompt parti, quitter cet hôtel, vendre les chevaux et le mobilier. Il nous reste douze à quinze mille livres de rentes au plus.

— Oui, dit Joachim du coin des dents.

— Nous nous contenterons d’une cuisinière…

— Oui, dit-il encore sourdement. Elle évoquait le spectre de la médiocrité qui, à N…, avait fait horreur à M. du Quesnoy.

Il disait oui pour la flatter ou la séduire, mais il était révolté.

— Vous aurez de nouveaux amis, des hommes d’un esprit élevé…

En vérité, elle pensait encore aux hautes leçons qu’Allart donnerait à Joachim. Celui-ci était un vaincu dont on pouvait disposer à son gré.

Joachim ressaisit un ton doux et insinuant :

— Voyons, ma chère Françoise, n’allons pas si vite, raisonnons. Nous pouvons garder au moins l’hôtel pendant six mois. Ne nous pressons pas tant d’exciter la pitié des gens qui nous connaissent. On nous dédaignera, on ne nous verra plus, nous serons enterrés. C’est un suicide. On me considérera comme n’étant plus bon à rien. Si l’on doit tomber, il faut tomber lentement. Restons sur la brèche. J’ai l’espoir qu’on ne s’apercevra pas même d’une éclipse momentanée. Il me faudrait si peu de chose pour rétablir ma position, pour arriver à vous restituer promptement ce que vous me donnez avec tant de générosité. Oui, si peu de chose, cinquante mille francs…

Il se repentit aussitôt d’avoir prononcé ce chiffre en ce moment ; la question était mal entamée, mais il n’avait pu retarder plus longtemps ces trois mots brûlaient ses lèvres. Maintenant il fallait achever cette charge sur l’ennemi, tout engager désespérément. Il voyait le visage de Françoise redevenu de glace. Il se jeta à corps perdu à l’assaut.

— En un an et demi je vous rends vos quatre cent mille francs. Le gain est sûr. Tous les jours, voyez, il se fonde de grandes compagnies par actions. Ces actions doublent, triplent en peu de temps. On ne court aucun risque. Vous le comprenez. Malheureusement les femmes ne sont pas au courant… Tenez, prenons un journal, je vais vous expliquer… Le ton était haché, palpitant.

— Oh ! dit Françoise, voilà comme vous vous amendez

— Mais vous ne me refuserez pas les moyens de m’acquitter envers vous ! Eh bien soit, ces cinquante mille francs seraient perdus, je suppose l’impossible. Mais cela ne vous appauvrirait guère plus. Il n’est même pas besoin de les risquer, nullement besoin. Réfléchissez : il suffit qu’ils me servent à conserver mon train pendant six ou huit mois encore. Alors on voit que j’ai tout payé, que je ne suis ni terrassé, ni entamé. Je rentre en faveur au ministère et nous partons pour Florence ou pour Stuttgard. En Italie et en Allemagne on fait grande figure à peu de frais. Nous mettrons de côté, et au bout de trois ans, cent cinquante mille francs seront rentrés dans votre secrétaire ! c’est d’une simplicité absolue.

En ce moment, il n’y avait plus de comédie ; les paroles partaient, pressées, d’un cœur haletant ; le plus grand amour n’a pas d’autre chaleur.

— Non, dit Françoise, nous sommes appauvris, nous vivrons comme nous devons vivre. Nous n’aurions aucune garantie contre vos entraînements.

— Mais alors tout est fini, s’écria-t-il, vous me liez pieds et poings pour me noyer. Eh bien, si ces cinquante mille francs étaient une dette de plus que j’espérais n’être point contraint de révéler ?

— En ce cas, vous vous entendriez avec M. Blanchart.

Je suis pitoyable, pensa-t-il, je ne saurai jamais la fléchir. Encore un effort !

— Non, reprit-il, je ne les dois point. Mais je vous conjure de compléter votre générosité, de la rendre immense, extraordinaire, de céder à la folie de mes passions, si vous voulez. Vous m’imposerez tel marché qu’il vous plaira !

Il venait de se dire : Je lui vends la liberté d’avoir un amant, si elle comprend.

— Et puis enfin, reprit-il après une légère pause, je puis les trouver ailleurs, et alors je me gênerai bien moins, jouant mon va-tout avec l’argent d’autrui, je vous en avertis. Il attendit encore un instant. Je ne veux point rester dans la médiocrité et être insulté du nom d’homme qui ne sait pas réussir. Voyons, j’expliquerai mes plans à votre notaire, et s’il les trouve raisonnables…

— À quoi bon insister ? Ce que vous voulez faire est justement ce dont je tente de vous préserver, répondit Françoise, troublée par ses supplications et son agitation.

Immédiatement il revint à une froide colère.

— Bien, reprit-il d’un ton acéré, n’en parlons plus. Mais je vous préviens que rien ici ne changera avant qu’il me convienne. On ne vendra rien et nous ne quitterons pas cet hôtel. Je suis forcé de subir vos cadeaux. Je ne vous les demandais pas. Soyez certaine qu’à partir de ce moment je serai plus que jamais le maître.

Il sortit de la chambre d’un pas assez lent et retourna dans son cabinet ; mais là il bouleversa tout, fit voler les papiers en l’air, renversa des chaises.

— Ah ! se dit Françoise pendant qu’il partait, il est odieux. Quelles folies va-t-il faire ? Je prierai M. Blanchart de surveiller toutes ses vilenies.

Elle reportait sur toutes les actions de son mari l’idée de bassesse qu’elle avait du caractère de l’homme. Elle ne voulait pas qu’il en fît d’innocentes.

Pour la première fois aussi, elle pensa qu’elle aurait dû le voir à ses pieds en reconnaissance de ce qu’elle l’avait sauvé de l’ignominie. Et il m’a menacée ! se dit-elle. Oh ! Philippe, il vous haïra !

Elle sentait qu’un ennemi mortel habitait là, sous le même toit, à deux pas d’elle. Elle ne pouvait savoir combien avait été rude la façon avec laquelle elle avait frappé Joachim de ce coup de massue qui s’appelait une générosité sans exemple.

M. du Quesnoy, marchant à grands pas, puis s’asseyant, se relevant brusquement, frappant les meubles de la main, disait presque à haute voix :

— Eh ! c’est pour elle-même qu’elle a fait cet acte magnifique, moi je n’y entre pour rien. Elle me l’a avoué cyniquement. Eh bien ! je ne lui dois aucune obligation. Cette maudite folle m’entravera toujours. Maintenant, je le vois, ce n’est pas par sottise, c’est par volonté qu’elle veut me briser, m’écraser. Je ne me laisserai pas faire. Cette misère de cinquante mille francs ! Que lui en coûtait-il de me les donner ? Je les trouverai n’importe où, et quand j’aurai refait ma fortune, je la chasserai !

Je puis la blesser, je ne puis pas la séduire. Où glisser un trait à travers cette armure de haine ! Il est facile d’être habile avec des gens qui inclinent vers le but où l’on désire les mener, mais cette créature qui ne rêve que ma perte ! Il aurait fallu s’humilier ! je l’ai fait. Cela ne vient pas d’elle. Un homme est derrière. Elle a rempli la coupe. Je ne souffrirai plus d’arrogances. Je la souffletterai à chaque mot qu’elle voudra dire avec son air dominateur. Je ne lui ai que trop laissé la puissance de nuire.

Il se prit le front à deux mains.

Et dire que ces cinquante mille francs, dans un an ce serait trois cent mille, dans deux ans sept cent, dans trois un million, et la splendeur, la force ! Oh ! ma chère amie, vous vous en repentirez.

Le lendemain, M. Blanchart retint Joachim et Françoise une partie de la journée. Il vint dès onze heures du matin. Il avait d’assez nombreux actes à libeller et à leur faire signer. Il était accompagné de son clerc.

Cette séance était aussi importante pour Françoise que pour Joachim. Tandis qu’ils étaient occupés, le valet de chambre vint dire que Mlle  Guay demandait si elle pouvait voir madame seulement pendant quelques minutes.

— Allez-y et dépêchez-vous, dit M. du Quesnoy à sa femme avec une telle humeur que le notaire et le clerc en relevèrent la tête et témoignèrent par leur physionomie qu’ils trouvaient intempestive une telle disposition d’esprit chez un homme que l’on comblait de bienfaits.

Il s’en aperçut.

— Continuons, messieurs, continuons, reprit-il d’un ton de rogue commandement, j’ai des choses fort importantes à faire dans la journée.

M. Blanchart, outré, ne put s’empêcher de répondre sévèrement :

— Mais monsieur, celles-ci sont les plus importantes de toutes, il me semble.

Joachim secoua la tête et fit un geste qui voulait tout aussi bien dire : Je n’en disconviens pas, que : Écrivez et ne faites point de réflexions.

Si bien que le notaire déposa tranquillement sa plume et dit :

— Nous attendrons Mme  du Quesnoy.

Joachim alluma un cigare et prit un journal. M. Blanchart ne toléra pas cette nouvelle impertinence. Il toussa très fortement et dit :

— Je vous serais bien obligé de m’épargner une toux qui me prend toujours lorsqu’on fume.

Joachim fit un petit mouvement sec de tête, jeta le cigare et resta absorbé dans sa lecture. Le notaire et le jeune clerc se regardèrent. M. Blanchart haussa un peu les épaules.

Françoise ne tarda pas du reste à rentrer. Elle avait trouvé dans son petit salon Charlotte assez effarée. Mlle  Guay lui dit :

— Voilà deux jours que ce pauvre Allart vient chez moi attendre de tes nouvelles. Il est sens dessus dessous, très inquiet ; il ne peut rester en place. Il m’a tant pressée que je me suis décidée à venir.

— Nous sommes dans des affaires très compliquées, nous n’avons pas un instant à nous. Fais-lui dire que je lui écrirai probablement ce soir, et qu’il ne s’impatiente pas.

— Il ne t’est rien arrivé de désagréable ? demanda Charlotte qui lui voyait la figure un peu fatiguée et soucieuse. Il est chez moi et va m’accabler de questions.

— Nullement ; dis-lui que dans deux ou trois jours je serai libre. Du reste, je lui écris ce soir, tu peux l’en assurer. Je t’adresserai la lettre. Adieu, je suis avec mon notaire.

Quelle est cette visite si pressée de Mlle  Guay ? pensait Joachim ; elle est la confidente des intrigues. Nous règlerons aussi cette dette-là.

Allart, assailli de fantômes, attendait en effet Charlotte chez elle.

— Eh bien ! qu’a-t-elle dit ? Que s’est-il passé ? Avez-vous de bonnes nouvelles ? lui cria-t-il aussitôt qu’elle revint.

— Laissez-moi d’abord ôter mon chapeau, dit-elle en riant. Elle n’est pas encore morte. Elle est dans de très grandes affaires. Les notaires l’entourent. Elle vous écrira ce soir. Je vous ferai porter la lettre.

— Non, non, je l’enverrai prendre. Comment est-elle ?

— Mais très bien ! Je ne l’ai vue que deux secondes.

— Ces affaires ! Oui, je devine ce qui en est. Mais elle m’avait dit que, par suite de ces affaires, elle serait peut-être obligée de quitter son hôtel. Ah ! s’il allait me l’emmener en province ! Je vois tout maintenant. Oh ! la bonne, la grande, l’admirable femme, ma pauvre Charlotte !

Il prit les mains de Mlle  Guay, comme si elle était Françoise. Il avait les larmes aux yeux. Mlle  Guay en fut toute émue.

— Je suis sûr qu’elle lui a payé ses dettes ! Et lui, qui est lâche, qui est vil, ne le lui pardonnera pas. Oh ! quand je pense qu’il peut la menacer, être brutal ! Et, ma pauvre Charlotte, voilà qui est affreux, honteux même, le pire pour moi serait qu’ils se réconciliassent. Est-il une plus atroce situation ? Si elle ne m’écrit pas ce soir, j’irai demain.

— Mais non, dit vivement Charlotte, ne faites pas cela ; attendez. Que d’impatience ! Que voudriez-vous faire ?

— Est-il possible que nous ayons dû être condamnés à un pareil malheur ! reprit-il avec agitation.

— Mais vous êtes comme elle, monsieur Allart, trop exalté.

— Vous ne connaissez point sa mère, la baronne Guyons ? interrompit-il brusquement.

— Mon Dieu, non !

— Cette Mme  Guyons, on ne pourrait donc la faire avertir par quelqu’un de prendre le soin de protéger sa fille ?

— Je la crois égoïste mais enfin il n’y a rien d’inquiétant, que je sache !

— Oh ! dit Allart, j’irai chez eux. Cet homme n’a aucun prétexte pour me refuser sa porte ! Me refuser sa porte… Voyez, Charlotte… Du reste, s’il le faisait… ajouta-t-il d’un air sombre.

— Mais comment, quoi ? dit Charlotte effrayée, oh ne faites pas d’imprudence ! Songez à elle qui en serait la victime. Vous vous exagérez tout tous les deux.

— Il faudra pourtant une fin à cet état intolérable, s’écria-t-il.

Charlotte avait dépensé tant d’énergie à n’être pas du même avis qu’Allart, qu’elle n’en avait plus.

— Eh bien oui ! dit-elle, il doit y avoir une fin, mais reculez-la toujours.

— Ah ! vous voyez un homme bien indécis, bien malheureux ; je ne sais que faire, c’est un odieux supplice.

— Pauvres gens, se dit Charlotte après qu’il fut parti, comment font-ils pour parvenir à tant s’émouvoir, au lieu de laisser couler le fleuve ?

Vers deux heures et demie, Me  Blanchart ayant fait signer en blanc à Joachim divers papiers timbrés, lui rendit sa liberté.

Le notaire dit toutefois à Françoise :

— Il serait bon de prévenir Mme  la baronne de ce que vous avez fait.

Ce mot inquiéta Joachim.

— Peut-elle s’y opposer ? demanda Françoise.

— Non.

— Eh bien ! nous ne la dérangerons pas, dit Mme  du Quesnoy.

— Du reste, interrompit Joachim, je compte la voir aujourd’hui et lui en dirai quelques mots.

M. Blanchart interrogea des yeux Françoise. Son regard signifiait : Il serait préférable que vous vous en chargeassiez.

Mais Françoise acquiesça aux paroles de son mari.

Le notaire avait sur le cœur les impolitesses et les hauteurs de Joachim.

— Ma foi, dit-il, combien de femmes, à la place de madame, auraient demandé une séparation de biens !

Joachim en pâlit, au grand plaisir de M. Blanchart, qui se retira après avoir lancé cette flèche.

Du reste Joachim avait un nouveau projet encore.

Le matin même, M. Popeland, pensant agir avec la plus délicate discrétion, lui avait envoyé sa carte, façon réservée de se rappeler au souvenir du débiteur sans le choquer.

Réemprunter à Popeland les quatre-vingt mille francs que paierait Françoise, c’était là une belle opération. On aurait raison sans trop de peine de ce bourgeois vaniteux. Joachim partit enflammé par cette autre espérance. De chaque espoir il en renaissait un nouveau. Sa tête fermentait. M. Popeland fut ravi de l’apparition de Joachim, et certainement ses yeux cherchèrent involontairement sur la personne de M. du Quesnoy la chose qui devait indiquer la restitution : un gros sac, un portefeuille, une poche fortement bourrée.

— Ah ! monsieur du Quesnoy ! s’écria-t-il, et comment allez-vous ? Prestement il lui approcha un fauteuil et l’y assit presque malgré lui. Donnez-moi donc votre chapeau.

Il lui enleva son chapeau, puis il s’assit en face de Joachim toujours prestement et prit un air d’attente plein d’épanouissement et d’amabilité.

— Ah ! monsieur Popeland, quels événements depuis que nous ne nous sommes vus ! dit Joachim en hochant solennellement la tête.

M. Popeland avait pensé que Joachim débuterait par le plus important et le plus pressé, et une teinte d’amabilité disparut de sa figure.

— Quel infâme coquin que ce Niflart ! continua M. du Quesnoy.

— Oh ! reprit Popeland.

Quelques minutes se passèrent à parler des méfaits de l’ancien homme de confiance.

— Et, dit enfin Popeland, vous venez pour notre affaire de ce chemin de fer.

— Nous allons en causer tout à l’heure, répliqua gracieusement Joachim. Je vais, avant, vous prier de vous associer à mes efforts pour faire rendre gorge à ce misérable. Je compte demander son extradition. Faisons, n’est-ce pas, la demande en commun, nous sommes frères en désastre.

— Auparavant, dites-moi, reprit Popeland, pour notre affaire ensemble, j’ai à…

— Mais elle est en bon train, affirma Joachim, si vous voulez bien, nous y reviendrons tout à l’heure.

— Mais on m’a dit au ministère qu’on ne s’en occupait pas, interrompit Popeland d’un ton de détresse.

— Comment ? s’écria Joachim, comment, c’est un malentendu…

— Cependant ! reprit Popeland en levant les sourcils.

— L’affaire est en fort bon chemin. Je me doutais du reste de quelque machination, dit Joachim avec une tranquille aisance.

— Mais, insista Popeland en se secouant, je ne vois pas qu’elle aille bien du tout.

— Allons, s’écria Joachim d’un ton brusque, je suis sûr que le drôle m’aura effrontément calomnié auprès de vous.

Popeland rougit et baissa les yeux devant le regard assuré de l’autre. Pourtant Popeland était le plus honnête des deux.

— Du reste, que de mal ne m’a-t-il point dit de vous ! continua Joachim.

— De moi ! s’écria Popeland révolté, avec un grand soubresaut.

— Aussi allons-nous nous expliquer sur cette question des quatre-vingt mille francs.

— Mais ils me sont dus, s’écria encore Popeland, prenant une attitude de coq.

— Et ils vous seront remboursés d’ici à quatre ou cinq jours, dit Joachim qui alluma un cigare.

— Oh ! je sais que vous êtes un parfait honnête homme, monsieur du Quesnoy, répliqua Popeland en reprenant subitement son sourire.

— Enfin, qu’avait imaginé ce drôle ?

— Laissons cela, je n’ai jamais douté de vous.

— Je le pense bien, dit Joachim d’une façon négligente. Eh bien, je vais vous raconter l’histoire. Niflart m’avait d’abord demandé de m’intéresser à votre affaire. Puis il m’a prêté quatre-vingt mille francs. Je les croyais à lui. J’ai appris que vous les réclamiez, je n’hésiterai pas à vous les rendre.

Popeland semblait maintenant être dans son tort. Il avait l’air confus. Il s’inclina.

— Qu’avait-il donc inventé ? demanda Joachim.

— Ma foi, dit Popeland, il m’a d’abord demandé les quatre-vingt mille francs pour lui.

— Eh bien, nous voilà d’accord.

— Ensuite, ajouta Popeland qui paraissait désolé de répéter de si horribles choses, il a prétendu que vous aviez exigé la somme pour prix de votre appui.

— Je perds plus de six cent mille francs avec lui ! dit Joachim en haussant les épaules.

— Mais, je le sais bien, s’écria Popeland avec un geste suppliant. Et moi autant, ajouta-t-il, en faisant une moue assez piteuse.

— Et si l’on vous a donné une mauvaise réponse au ministère, c’est à la suite de quelque autre machination de ce voleur.

— C’est probable, dit Popeland, c’est clair, ajouta-t-il après un peu de réflexion.

— Eh bien, puisque vous avez toujours cru que vous m’aviez versé un pot de vin… Joachim sourit en appuyant sur le jeu de mots.

Popeland sourit aussi, mais avec embarras et étendit sa main en avant pour protester.

— Je veux bénéficier de votre injuste soupçon.

Joachim tenait si fermement en arrêt sous son regard le pauvre M. Popeland, que celui-ci en était intimidé. Aussi s’agita-t-il encore sur sa chaise. Mais cette fois on le prenait un peu à rebrousse-poil, son air d’angoisse en témoigna.

— Comment ? dit-il en balbutiant.

— Je vois que vos défiances durent toujours et que ce chenapan a bien travaillé !

— Oh ! je vous affirme !… Que lit-il dans mon âme ? se demandait M. Popeland qui sentait l’œil de Joachim le percer comme une vrille.

M. du Quesnoy lui expliqua une nouvelle et brillante combinaison, à la tête de laquelle serait Popeland avec beaucoup de personnages importants.

Il fit briller, pendant quelque temps, toutes les facettes du diamant. « Maintenant, je vous le dis franchement, cette année je ne puis rien mettre dans l’affaire, je vous prierai, en conséquence, de me prêter ces quatre-vingt mille francs pour figurer mon apport. »

Popeland toussa, contempla Joachim, se balança, se mordit les lèvres.

Il y a du bon dans tout cela, pensait-il, mais c’est bien étourdissant… Et enfin me rend-il ou ne me rend-il pas mon argent ?

Il aurait bien voulu caresser de l’œil et de la main ses quatre-vingts billets de banque.

— Hum ! fit-il, c’est que… Il s’arrêta et attendit Joachim.

Jusque là M. du Quesnoy n’avait éprouvé aucune inquiétude, mais à ce moment qui était décisif, il fut pris d’anxiété à son tour, et il attendit aussi.

Si cet imbécile, pensa-t-il, a un grain de vanité de moins que je n’ai compté, il préférera son argent.

D’un autre côté, tout ce qu’il promettait à Popeland, il avait l’intention de le faire. Quand et comment ? il ne l’avait pas encore débattu.

Popeland toussa de nouveau.

— Je demanderai pour vous au prince de N… la croix d’Albert-le-Lion, et dans un an nous vous ferons avoir la Légion d’honneur, dit Joachim.

— C’est que… j’ai besoin… de mes fonds… murmura Popeland, tenté néanmoins.

— Allons, se dit Joachim, je suis battu, je vais marchander. Je ne lui demanderai que quarante mille francs.

— Je sais bien qu’en me donnant des garanties… reprit Popeland, hésitant.

— M. Blanchart vous remettra l’argent dans quatre ou cinq jours d’ici. Vous le déposerez à la Banque, et me donnerez une lettre de crédit. Mon apport n’est que nominal. Je sollicite l’ambassade de La Haye, et ces quatre-vingt mille francs me sont nécessaires pour établir une fois pour toutes les bases d’un train sérieux et convenable.

Vous savez ce qu’il en est. Enfin, avant huit jours je me charge de faire avancer fortement l’étude de votre chemin de fer, au point d’obtenir la désignation d’un ingénieur chargé d’examiner le lieu.

— Je ne dis pas non, dés lors, répliqua M. Popeland qui était un homme faible.

Vaguement, cependant, ces façons, ces propos lui rappelaient ceux de Niflart.

— Je ne dis pas non, répéta-t-il, je réfléchirai.

— Je n’aurai du reste besoin que de quarante mille francs, lâcha Joachim entraîné par la crainte d’une résistance.

La poitrine de M. Popeland sembla être allégée.

— Dans ce cas… dit-il d’un ton approbatif.

— Je vous rembourserai en deux ans et à dix pour cent ! Il me semble que cet emprunt est fait à de belles conditions pour vous. Votre chemin de fer, la croix, la direction de notre banque, dix pour cent. Allons, vous vous défiez de moi, parce que je vous offre trop !

— Oh !

— Comme vous avez douté de mon désintéressement je désire vous prouver que j’aime à rendre service aux gens d’honneur et d’intelligence.

Popeland fut près d’offrir l’argent sans condition de remboursement, mais le souvenir de Niflart l’arrêta : on ne peut pas savoir, Niflart était bien un ami d’enfance, on ne peut pas savoir, mâchonnait-il tout bas.

— Et, reprit Joachim, j’ai vraiment eu beaucoup de peine à décider mon notaire à vous rembourser cette somme, car vos droits ne sont guère établis. Sans mon expresse volonté, il vous eût rayé de la liste.

Popeland reçut la flèche. Il entrevit les difficultés d’un procès, l’impossibilité même de le gagner. Il fallait donc rendre un hommage complet à la haute délicatesse de M. du Quesnoy.

— Croyez-bien, dit-il, que je vous suis fort reconnaissant.

— Je le tiens, pensa Joachim et il ajouta : Heureusement, ce qui devait nous diviser, nous unit. Popeland admira beaucoup la phrase, et ayant consenti à ce que demandait M. du Quesnoy, il n’eut plus qu’à se persuader qu’il entrait dans une voie nouvelle de prospérités et de splendeurs.

Joachim se rendit de là chez la baronne.

Depuis que Françoise trompait M. du Quesnoy, l’affection de Mme  Guyons pour lui redoublait. Elle s’était prise de compassion à son égard et souhaitait de réparer les torts de sa fille.

Aussi, lorsqu’elle eut appris à la fois et la catastrophe financière et la défaveur ministérielle, elle se fâcha beaucoup, proclama que son gendre était une victime, et faillit se brouiller avec les amis puissants qui avaient fait envoyer Joachim à N…

Elle le reçut à bras ouverts, mille fois mieux qu’il n’espérait.

— Eh bien, mon pauvre enfant, lui dit-elle, l’adversité vous frappe à grands coups. Soyez fort comme dans la bonne fortune. Je n’ai jamais faibli et cependant j’ai passé par de cruelles épreuves, moi aussi. Vous voilà presque dans la même situation que le baron quand ses ennemis l’ont empêché d’arriver au ministère. Nous avons fait des jaloux, Joachim mais, je veux ou perdre tout à fait le peu de crédit que j’ai, ou vous faire nommer à un meilleur poste…

Elle en laissait cette fois son éternelle correspondance.

— Et je n’ai appris vos terribles ennuis que par des amis. Françoise n’a pas daigné m’en informer. Soit, si elle n’est ni bonne fille ni bonne femme, prenons-en notre parti. Je serai pour vous une mère et vous serez pour moi un fils.

— Je n’ai plus de ressources qu’en votre esprit si juste et si large, dit-il.

— C’est bien. Ne nous décourageons pas, mon cher enfant. On m’a dit que vous perdiez énormément.

— Hélas ! oui, je suis entièrement ruiné.

Elle se fit raconter toute l’histoire.

— Et voilà pourquoi ils vous battent froid aux affaires étrangères ! C’est ridicule. On devrait vous aider, au contraire. Mais je les secouerai. Avez-vous pris des arrangements ?

Joachim avait cru qu’elle ferait de grands cris et de grands reproches. Il s’excusa d’avoir eu confiance en Niflart.

— Mais le baron a bien perdu cent mille francs chez un coquin de notaire avant que nous n’eussions M. Blanchart. Vous avez bien fait de régler sur-le-champ.

— Françoise a payé ce que je devais.

— Qui ? Françoise ? s’écria la baronne absolument stupéfaite.

Allons, pensa-t-elle, c’est un remords.

— Elle n’a fait que son devoir, reprit-elle, elle a pratiqué les principes que je lui ai donnés.

Mais elle regardait le pauvre Joachim avec un air de pitié bien marqué.

— Vous comprenez, dit-il, que je n’ai qu’un désir, lui restituer le plus tôt possible.

— Oh ! vous avez toute la vie. Seulement ne vous mettez pas dans sa dépendance. Vous pourriez vous y croire obligé.

— Vous me protégerez, dit-il en souriant.

— Soyez tranquille ! Et menez-la encore plus serré que jamais. Vous ne l’avez peut-être pas assez tenue.

Il ne fit pas attention à ce mot.

Il lui parla du prêt promis par Popeland.

— Soyez prudent. Ne vous obérez pas. Quarante mille francs, ce n’est pas écrasant, en effet. Si nous pouvons vous envoyer dans un pays où la vie ne soit pas trop chère, votre traitement suffira. Vous pourrez mettre de côté les revenus de Françoise. Au bout de quelques années ce sera un capital. M. Blanchart vous sera très utile. Il s’entend bien à faire valoir l’argent. Votre beau-frère devrait faire quelque chose pour vous aussi.

Il semblait que la baronne reniât tous ses fameux principes d’ordre, de conservation. C’était la preuve d’un enthousiasme sans bornes. Joachim était l’enfant de son choix. Elle se dédommageait de l’affection obligatoire qu’elle avait dû avoir pour ses propres filles, qui n’avaient jamais été selon son cœur. Elle promit d’appuyer de toutes ses forces l’affaire Popeland. Enfin elle fit une chose monstrueuse : elle alla à son secrétaire, y prit six billets de mille francs et les donna à Joachim.

— Tenez, mon cher enfant, n’en dites rien à Françoise. Je ne puis pas faire plus, car je dois ma fortune à mes filles et je ne me suis jamais départie d’aucun devoir.

Mme  Guyons avait toujours rêvé d’avoir un fils et fait les plus beaux plans philosophiques pour l’éducation d’un homme. Les succès de Joachim à N… l’avaient ensorcelée.

Pourtant, les bontés faites, elle le chapitra.

— Il ne faut pas échouer deux fois de suite, dit-elle, la première on peut s’en prendre à la destinée~ mais la seconde on s’en prend à l’homme. La première catastrophe est un degré d’expérience, la seconde est un degré d’irréflexion. Défiez-vous des passions. Elles sont dans la jeunesse des pionniers qui ouvrent les sentiers : dans l’âge mûr elles ne savent plus nous conduire qu’aux précipices.

Joachim écouta les sentences avec une parfaite bonne humeur, les relevant d’une petite pointe d’assaisonnement :

— Une chute n’est, le plus souvent, que le premier mouvement d’un grand élan.

— Vous avez beaucoup de décision et de courage, dit-elle, et le coup d’œil prompt. Seulement il ne faut pas en abuser pour ne pas regarder.

— Mais j’adore réellement cette excellente femme, c’est la bonté même ! se disait Joachim un instant après en marchant allègrement dans les rues de Paris.

Il rencontra un jeune homme, le fils d’un banquier, qui faisait pour deux cent mille francs de dettes cette année-là. Il donnait le bras à une assez belle créature qu’il habillait somptueusement.

— Ah ! je trouve tout le monde à pied aujourd’hui, dit le jeune homme ; moi je me suis amusé à prêter ma voiture à la cousine de mon cocher. Où allez-vous ? Voulez-vous venir dîner avec nous au cabaret ?

Joachim était disposé à prendre quelque distraction.

— Faites mieux, laissez-moi le plaisir de vous inviter, répondit-il.

Il leur donna un petit festin qui coûta plus de deux cents francs. Ils flânèrent un peu après le dîner.

Pourtant, M. du Quesnoy s’ennuyant avec des gens qu’il connaissait fort peu, rentra chez lui à onze heures.

Françoise allait commencer sa lettre à Allart lorsqu’elle l’entendit. Elle avait été retardée par un pauvre diable à qui elle faisait du bien, et dont la femme mourante désira la voir. De sorte qu’elle passa sa soirée d’une autre façon que Joachim.

Elle renonça à écrire à Philippe, et d’une main vive mit : « Demain, à quatre heures, chez Charlotte. » Joachim entra, et elle ne put s’empêcher de repousser la lettre.

— Comme vous écrivez tard, dit-il essayant de lire quelques caractères qui passaient sous le coin d’une feuille de papier.

— Vous désirez lire ce que j’écris ? demanda Françoise d’un ton hautain.

— Oh ! répondit Joachim, comme si elle l’offensait.

Elle plia, cacheta sa lettre, et y mit l’adresse ostensiblement.

Mlle  Guay, à onze heures du soir ! pensa-t-il, Mlle  Guay n’est qu’un facteur.

Cependant il était préoccupé de choses plus pressantes, d’argent toujours !

— Combien vous reste-t-il sur ce que je vous ai laissé à l’époque de mon départ ? demanda Joachim.

— Il y a, je crois, six mille francs chez M. Blanchart.

— C’est tout ? Mais vous avez beaucoup dépensé !…

— La maison a tout absorbé. Faites votre compte, répliqua-t-elle sec.

— Mais il ne faut pas que M. Blanchart dispose de cette somme.

Françoise fit un geste qui signifiait : cela le regarde.

— Je suis administrateur de vos biens, reprit Joachim, en pesant solennellement sur les mots.

Mme  du Quesnoy eut un sourire ironique qui l’excita.

— Certainement, ajouta-t-il, je maintiens mes droits.

— Vous avez bien raison, dit-elle, toujours avec ironie.

— Six mille ! reprit-il, calculant d’un air méditatif ; en septembre vous avez vos rentes et vos fermages : une quinzaine de mille…

— Adressez-vous à M. Blanchart.

Elle était étonnée et crut qu’il avait une arrière-pensée beaucoup plus compliquée que celle de connaître les ressources dont il pouvait disposer.

— Vous devriez plutôt chercher ou faire chercher un appartement modeste, dit-elle.

Les cinq cent mille francs ne sont pas encore payés, pensa-t-il, il faut être prudent, et il répondit :

— Oui, oui, je verrai cela dans quelque temps. À propos, avez-vous des nouvelles de ma sœur ? Je suis étonné de ne pas en entendre parler. Elle a dû apprendre tous ces bruits ridicules…

— Vous savez bien que je ne la vois pas.

— Mais je vous avais réconciliées.

— Ah ! dit-elle avec impatience.

Puis elle reprit vivement : Expliquons-nous. Vous avez vu ma mère. Que vous a-t-elle dit ?

— Eh bien ! elle a été charmante comme toujours. Elle va leur prouver aux affaires étrangères qu’ils sont absurdes.

— Elle vous approuve en tout point ?

— C’est une femme d’esprit ! Que voulez-vous qu’elle désapprouve ?

— Enfin, que comptez-vous faire ?

— Mais je compte me remettre en selle, comme tout cavalier désarçonné, répondit-il en riant, comme si elle avait dit quelque niaiserie,

— Hier, vous avez annoncé que vous vous étiez trompé jusqu’ici dans votre conduite… Savez-vous ce que vous devriez faire ?

— Avouez aussi que vous ne seriez pas fâchée de me faire payer le secours que vous me donnez, affecta-t-il de dire d’une voix amère.

Françoise se tut. Elle était forcée de reconnaître que, par son antipathie pour lui, elle s’exposait à ce soupçon.

Joachim s’était levé, et, d’un accent vibrant, il cria :

— Eh bien, vos dons, je ne les accepte pas ; je ne vous en serai pas moins profondément reconnaissant, mais par tous les motifs, je n’accepte pas. On ne m’accusera pas de manquer de délicatesse !

Françoise avait reçu un véritable choc au premier abord. Lui ! refuser ! Et où trouverait-il de l’argent ? En aurait-il trouvé par quelque moyen équivoque ? La fin du cri fier de Joachim la rassura.

— Tout est signé et terminé, dit-elle froidement.

— J’irai chez le notaire et je déchirerai les actes.

— Il ne vous laissera pas faire.

Elle sourit et haussa un peu les épaules. Il fut très contrarié de ne pas l’avoir émue davantage.

— Ainsi, vous me les imposez, dit-il de l’air le plus malheureux.

— Oui, reprit Françoise, ennuyée de la comédie ; oui, je vous les impose et je vous les fais payer. Vous serez un homme honorable. Voilà le prix du marché.

— Et le sieur Allart ? eut envie de dire Joachim. Puis il ajouta mentalement : Le monde appartient à ceux qui plient et qui attendent.

— Je pense que je n’aurai pas de grands efforts à faire pour cela, répondit-il en adoucissant la raillerie dont il se sentait rempli.

— Vous ferez sagement, dit Françoise, de renoncer à la diplomatie active qui vous entraînera toujours à de grandes dépenses. Obtenez un poste ici dans le ministère. Remplissez-le dignement. Au lieu de desservir vos amis, faites qu’ils s’habituent à trouver en vous un homme sûr. Soyez économe. Dans quelques années…

— Je ne suis pas tout à fait de votre avis, quant à la diplomatie, reprit Joachim, se décidant à une attitude de bonne grâce courtoise ; cependant je ne vous demande que quelque temps pour m’y ranger probablement, si je suis convaincu de l’impossibilité d’agir autrement. Votre mère a les mêmes idées que moi, et l’on peut avoir quelque confiance dans son jugement.

Eh quoi ! se dit Françoise tout à coup, je combine les choses de l’avenir, avec lui, comme si Philippe n’existait plus et ne devait pas avoir toutes mes pensées. Elle se sentit désolée, découragée, et ne dit plus rien.

— À quoi pensez-vous ? demanda Joachim avec une sorte d’affectueuse douceur.

— À rien d’intéressant, répondit-elle d’un ton mélancolique.

— Vous paraissez triste, reprit-il, sont-ce toutes ces affaires qui vous tourmentent ?

Sa voix était pleine d’intérêt et presque d’affliction. Les consolations de Joachim déplurent à Françoise.

— Non, non, dit-elle avec un mouvement de réaction.

— Vous devez être fatiguée. J’aurais voulu vous épargner ces comptes, ces détails, mais vous…

Elle l’interrompit.

— Je suis allée voir mourir une pauvre femme ce soir, voilà ce qui m’a affectée.

Quel mensonge ! pensa Joachim, elle est allée chez lui et c’est lui qui est son conseiller, il sait, il dirige toutes mes humiliations. Un flot de fureur passa à travers ses veines. Mais les affaires le tenaient garrotté. Je ne dois pas m’occuper de cet homme, se dit-il, ou je ne suis capable d’arriver à rien. Il arrêterait tout mon avenir. Et pourtant, revenait-il en lui-même avec violence, un coup d’épée est vite donné, et je saurais le donner. Mais les suites ! cette femme me tient…

Voyons, je puis d’ailleurs me tromper sur leur compte. Et enfin, ruiné, laissé dans un coin, je suis plus ridicule et plus déconsidéré que… Eh ! non, c’est trop ! cette femme me prend donc pour un misérable mannequin, sans volonté, sans nerfs. C’est par trop stupide et je le leur ferai voir. Ils me regardent comme un niais ! Soit, je serai un niais jusqu’à ce que mon jour vienne !

Les réflexions, de part et d’autre, avaient pris un temps assez long.

— Je conçois l’effet pénible qu’a dû vous produire ce régal d’une mort pour votre soirée, dit Joachim, reposez-vous. Le sommeil chassera les idées noires. Je suis accablé, moi aussi.

Mais ils veillèrent fort tard, chacun de son côté et, dans le silence de la nuit, à travers les murs de leurs appartements, ils s’entendirent marcher, remuer. Chacun aussi se demanda à propos de l’autre : Pourquoi ne dort-il pas ? Leur défiance réciproque fut augmentée par la pensée que de secrets et agitants sentiments les tenaient dans l’insomnie.

Il ne restait à Joachim qu~à voir Laure. Il alla la trouver à sa propriété de Cernay-les-Près, où elle passait six mois tous les ans avec le vicomte, sauf leurs tournées aux eaux ou aux courses départementales.

Le valet de chambre de la vicomtesse, initié à toutes les choses de la maison, lui annonça avec beaucoup de satisfaction que Mme d’Archeranges se trouvait dans le parc auprès de madame.

— Votre pauvre frère ! j’ai été bien désolée pour lui, répétait encore Mme d’Archeranges à la vicomtesse quand elles le virent de loin à travers les pelouses.

— Je n’y conçois rien, disait Laure, il est fin et spirituel cependant.

— Et comment s’en est-il tiré ?

— Je ne sais, voilà sa première visite.

— Et c’est une perte pour vous, du moins pour vos enfants.

— Je suis d’autant plus contrariée que le vicomte n’a jamais eu de sympathie pour lui et en dit les choses les plus désagréables.

— Pourquoi ne l’en empêchez-vous pas ?

— Je ne puis pas le priver d’un dédommagement. Depuis que M. Noualhès vient souvent à Cernay, le vicomte ne tarit pas en attaques contre Joachim. Jugez depuis cette malheureuse affaire…

Joachim les rejoignit.

— Vous me faites une bien bonne surprise, dit-il à Rose.

— Je suis un courtisan du malheur, répondit-elle avec son insouciance gaie.

— Peut-être est-ce trop tard, car le malheur se répare. Je n’ai pas voulu vous voir, dit-il à Laure, avant que mes affaires fussent arrangées.

— Comment, déjà ! Quelle activité !… C’est fort heureux, car Paris disait le chiffre de votre perte.

— En vérité ? demanda Joachim curieusement.

— Huit cent mille francs !

— On me faisait beaucoup d’honneur, un peu plus de la moitié, voilà tout. Françoise a payé, dit-il à demi-voix à sa sœur, mais Rose entendit.

Les deux femmes eurent la même idée. Leur étonnement passé :

— C’est bien extraordinaire, dit la vicomtesse.

— Elle a voulu acheter sa tranquillité avec M. Allart, ajouta Rose en battant des fleurs du bout de son ombrelle.

— Hum, c’est un peu cher, dit sérieusement la vicomtesse.

Rose partit d’un grand éclat de rire qui entraîna Laure. Joachim sembla rester parfaitement calme et indifférent.

— Ne dites à personne qu’elle est intervenue, répliqua-t-il : je veux qu’on croie que j’ai été assez riche pour payer moi-même.

Ainsi la pensée qu’il avait eue, d’autres l’avaient aussi et sans hésiter. Ce fut une de ces remarques qu’on enferme soigneusement dans sa mémoire et qui, de là, ne cessent de vous exciter.

— Je vous plains, Joachim, reprit Rose.

— Je le plains aussi, ajouta la vicomtesse.

— Vous tomberez en quenouille, dit encore Mme  d’Archeranges.

— Vous n’avez pas vu ce monsieur Allart ? demanda Laure.

Joachim affecta de rire et de parler d’autre chose.

La vicomtesse ne tarda pas à revenir à la charge : Vous pensez bien que je n’ai pas voulu revoir votre femme. Du reste, je me suis déchargée sur sa mère de la petite surveillance que vous m’aviez confiée.

Rose partit d’un nouvel éclat de rire qui scandalisa un peu Laure. La surveillance dont il s’agissait paraissait à Mme  d’Archeranges assez comiquement confiée. Quant à Joachim, il répondit à sa sœur, comme s’il n’attachait point d’importance à tous ces propos : Oui, oui, vous avez bien fait.

Comme il faisait très beau et qu’un soleil rayonnant illuminait triomphalement le ciel bleu, les larges gazons verts, les allées jaunes et moelleuses, Joachim ressentait quelque chose de ce triomphe des choses extérieures.

Il espérait confondre ses ennemis de toute sorte, et se créer un soleil de succès qui éblouirait, pour tout le reste de sa vie, les envieux et les traîtres.

Il en parla avec une certaine flamme aux deux femmes pendant toute la promenade.

Aussi Mme  d’Archeranges lui dit-elle : Vous vous êtes bien remis depuis N… Je ne vous ai jamais vu si bonne mine.

Il resta à déjeuner. Le vicomte, qui ne pouvait le souffrir, fut aimable avec lui, mais ne lui dit pas une seule parole qui témoignât le moindre intérêt.

Laure prit une revanche sur son mari en lui annonçant d’un ton un peu aigu : Joachim a tout payé. Cela a été promptement mené.

— Ah ! tant mieux, répondit M. Ballot, mais le plus beau eût été de ne rien perdre.

— Le plus beau sera de tout regagner, riposta Joachim.

M. Ballot détourna la conversation. Il sera dur, pensa Joachim, de tirer de l’argent de cette botte de paille, si jamais le cas échoit.

Mme  d’Archeranges lui demanda de la ramener à Paris et le garda chez elle. Il alla ensuite à la Bourse et donna des ordres à un agent de change pour une petite opération.

L’agent de change alla conter partout : Il a tout payé, il a rejoué, il a les reins bien forts !

De la Bourse, Joachim se rendit chez M. Blanchart, qu’il pressa de remettre les quatre-vingt mille francs à Popeland.

— Popeland, dit-il, crie beaucoup.

Il fit aussi quelques visites aux gens qu’il connaissait le plus, demandant :

— Eh bien ! vous avez su mon petit accident ?

Presque toujours on était un peu embarrassé. Alors il reprenait triomphalement :

— J’ai perdu et payé huit cent mille francs. Et dans deux ans ces huit cent mille francs me seront revenus.

Joachim rentra pour dîner avec sa femme. Il ne se passa rien de particulier entre eux. Il se montrait grave et insaisissablement humble. Puis il alla fumer sur le boulevard, et termina par une séance au Cercle. Il y renouvela ses proclamations de solvabilité et fit un whist décent à cinq francs la fiche, où il gagna. Tous les présages étaient bons !


VI

PARTOUT L’ERREUR


Françoise avait revu Allart. Il l’attendait dans l’appartement de Mlle  Guay. Charlotte leur laissa le champ libre, en se retirant dans sa chambre.

Allart était très anxieux.

— Enfin, vous voilà donc, s’écria-t-il d’un accent exalté, votre mot si bref d’hier soir m’a fait peur. Je m’attendais à une longue lettre.

— Ne m’accusez pas, et surtout ne vous tourmentez pas à mon égard, dit-elle.

Allart aurait voulu bannir le nom et le souvenir de M. du Quesnoy de toute conversation, mais il ne pouvait au contraire s’empêcher d’y penser. Il se persuadait que Françoise pouvait lui cacher bien des choses, et il avait soif d’être rassuré sur la conduite de Joachim envers elle.

— Et que fait-il ? Que vous dit-il ? A-t-il échappé à ces ignominies que vous redoutiez ?

— Oui, oui, répondit précipitamment Françoise pour le détourner de s’arrêter sur ce sujet.

— Grâce à vous ! Vous vous êtes dépouillée ! reprit Allart ému.

Il était heureux de la grandeur d’âme de son amie, mais fâchée qu’elle se fût exercée envers Joachim.

— Non, dit elle d’un ton léger, en souriant. Cependant elle était étonnée que Philippe sût le secret. Afin qu’il n’insistât pas, elle reprit : Il paraît que vous avez bien tracassé cette pauvre Charlotte ?

— Un peu, répliqua bonnement Allart.

— Nous ne sommes pas raisonnables, dit Françoise.

— Et comment l’être ? s’écria-t-il avec force, je me figurais que je ne vous reverrais jamais.

— Quelle folie, Philippe, dit-elle tendrement.

Elle le contemplait avec une sorte d’avidité. Il lui semblait qu’elle en était séparée depuis si longtemps ! Et comme elle avait toute vive l’impression de la figure de Joachim pendant ces récents débats, elle y comparait le visage d’Allart. Celui-ci lui paraissait avoir l’air meilleur que jamais. Mais presque aussitôt l’éternel obstacle se dressa entre eux.

Ah ! se dit-elle, jamais nous ne serons réunis. Je le perdrai peut-être, et il faudra que je survive, toujours liée avec l’autre !

Elle eut un abattement subit qui la domina et elle jeta ce cri d’angoisse :

— Oh ! Philippe, je ne puis être gaie. Je ne sais plus que faire. Conseillez-moi !

— Eh ! le sais-je donc ! se dit-il. Que s’est-il passé ? demanda-t-il alarmé.

— Oh ! rien ; mais hier soir nous avons causé et j’ai dû faire des projets d’avenir avec lui.

— Vous me demandez conseil, reprit-il d’un ton bref, eh bien, ma chère amie, il faut vous dévouer à votre mari, faire tout ce que vous pourrez pour qu’il soit heureux, vive longtemps et arrive aux plus grands honneurs. Moi je retournerai en Orient. Et la vertu battra des mains, s’écria-t-il avec une amertume désespérée.

Françoise le regarda, non moins désespérée.

Il eut un air étrange.

— Voulez-vous, dit-il d’une voix sourde, que nous partions à l’instant même pour l’Italie, pour l’Angleterre ou pour l’Amérique ? Nous le pouvons et tout sera fini, continua-t-il vivement, nous n’en entendrons plus parler.

Elle baissa la tête en frémissant. Quiconque a le courage de ces grandes décisions ou la folie de ces coups de tête, n’est-il pas sauvé ? Mais le long sillage d’infamie qu’on laisse derrière soi et qui vous suit partout !

— Il faut, répondit Françoise, se redressant d’une façon résolue, il faut envisager avec fermeté et sang-froid notre cruelle situation.

Il partit d’un élan de colère. Tous les jours, dit-il violent, on peut se trouver dans des situations graves, difficiles, dangereuses, mais où il y a une issue, et il suffit d’un peu d’énergie, d’une mesquine décision pour prendre un parti et s’en tirer. Mais ici, quelle issue ?

Moi, je suis forcément garrotté ! passif ! Vous êtes mariée et nous avons des scrupules ! Nous en avons d’ailleurs été bien récompensés. Que demandons-nous ? Nous sommes trop exigeants. Vous ne voulez pas être ma maîtresse, je ne veux pas non plus que vous la soyez. Seulement, il me semble toujours que vous êtes la sienne, et je n’ai qu’à ronger mon frein, n’est-il pas vrai ?

— Oh ! dit Françoise avec une espèce d’horreur.

— Il s’agit d’envisager avec sang-froid la position ! Je le fais, continua Allart avec une croissante excitation. Vous ne voulez pas que je vous enlève, cela ferait trop de scandale. Nous avons peur du scandale.

— Mais vous me faites beaucoup de mal, dit-elle les larmes aux yeux, vous êtes dur, vous m’effrayez.

— Non, j’examine avec sang-froid. Voilà notre position. Eh bien, il y en a cent mille autres dans le même cas. Comment font-ils ? Nous n’avons qu’à choisir, il y a mille manières de s’accommoder de l’état le plus affreux, le plus humiliant, le plus torturant où l’on puisse être..

— Mais Philippe, comment aurai-je du courage, si vous n’en avez pas ? s’écria-t-elle.

— Eh ! que voulez-vous que nous fassions avec votre courage ?

Elle ne put retenir des larmes. Cette vue ramena un peu Allart à lui-même. Il s’approcha, s’arrêta devant elle. Il songea qu’il déchirait trop leur plaie.

— Ma pauvre amie, dit-il doucement, vous devez me comprendre. Laissons toutes ces choses dans l’ombre, cependant, et parlons de vous. Ce que je devine que vous avez fait vis-à-vis cet homme est bien beau, mais vous vous êtes trompée. Je suis certain qu’il ne vous le pardonnera pas. J’en ai beaucoup entendu parler. Je le connais peu, mais je sais quel est l’homme. Il recommencera d’ailleurs. Vous ne l’aurez ni ému ni corrigé.

S’il avait de la reconnaissance pour vous, je serais plus tranquille.

Voilà ce que nous avons à faire, s’écria-t-il comme frappé par une idée subite, votre mère l’a fait nommer à N… Eh bien, poussez-la à le faire envoyer ailleurs… Il hésita.

— Nous ne sommes pas très bien, elle et moi, dit Françoise.

Son agitation le reprit.

— Oh ! je ne puis rien pour vous ! s’écria-t-il avec angoisse et exaspération.

— Eh bien, reprit-il du ton violent avec lequel il parlait un instant auparavant, après tout, nous avons rempli nos devoirs, et nous avons nos droits à soutenir. Qu’il reparte, qu’il nous laisse libres. Nous sommes engrenés, nous n’avons pas à discuter nos moyens ; ce n’est pas de notre faute s’il faut que nous agissions d’une manière peut-être honteuse, immorale, que sais-je ! Nous ne pouvons toujours être des patients. Ce serait par trop ridicule. Nous étions heureux avant ce retour. Défendons notre bonheur. J’aurai au moins l’illusion, le semblant de ce que je veux, sans quoi la vie me serait impossible.

— Et que voulez-vous, Philippe ? demanda Françoise machinalement, car elle était à moitié accablée.

— Vous voir toujours, avoir à moi tout seul tout votre temps, toutes vos pensées, toute votre présence !

La voix d’Allart eut une espèce de cri d’exaltation.

— Charlotte va entendre, dit Françoise, sans trop savoir ce qu’elle disait.

— Ah Charlotte ! répliqua-t-il avec impatience. Il se reprit : Eh bien ! Charlotte va nous donner son avis. Il ouvrit la porte du salon et appela : Mademoiselle Guay !

Celle-ci accourut.

— Mademoiselle, dit Allart, que pensez-vous que nous ayons de mieux à faire ?

— Mais, continuez à vous voir ici, répondit-elle.

— Oui, interrompit Philippe, et je serai contremandé à tout instant. Un jour il l’emmènera faire une visite, un autre…

— Mais, dit Françoise, croyez-vous donc que j’aie un maître ?

Allart secoua la tête.

— N’est-ce pas, Charlotte, continua-t-il, que nous devons tout mettre en œuvre pour qu’il reparte ?

Mlle  Guay regarda Françoise comme si c’était elle-même, Charlotte, qui demandait conseil pour répondre.

— Vous avez peut-être raison, Philippe, dit Françoise.

— Oui, ajouta Charlotte d’un ton convaincu.

Françoise se sentait incapable d’avoir une idée ou une volonté. Philippe fera ce qu’il voudra, pensa-t-elle.

— Il est six heures et demie ! dit alors Charlotte avec un peu d’effroi. Elle craignait que Françoise, s’attardant, ne s’attirât quelque désagrément de la part de M. du Quesnoy.

Ah ! pensait Allart, quand j’étais librement et joyeusement chez Françoise, si je la quittais, c’était de mon plein gré ; aujourd’hui il faut que je la quitte, parce qu’il est ici. Oh ! j’y retournerai, advienne que pourra.

— Viendrez-vous demain ? demanda-t-il à Françoise.

— Oui, à la même heure.

Ils descendirent ensemble. Mais sous la porte cochère, Mme du Quesnoy prit les devants. Il s’arrêta et la regarda aller de loin, jusqu’à ce qu’il l’eût perdue de vue.

— Je ne puis plus lui donner le bras, ni l’accompagner dans les rues, parce qu’il pourrait nous rencontrer, se dit-il. Il fit un geste violent et jeta un long soupir. Il ne savait plus comment passer le temps. Il eut l’idée de revoir Noualhès et de renouer leur amitié. Il le trouva à leur ancien café. Noualhès lui donna une poignée de main, mais affecta de rester absorbé dans une conversation avec des gens que ne connaissait pas Allart. Au bout d’un instant celui-ci lui rendit sa poignée de main et partit.

Le lendemain Allart trouva chez Charlotte un petit mot de Françoise, qui renvoyait leur entrevue au jour suivant.

— Vous voyez, Charlotte, vous voyez, dit-il d’un air navré. Ah ! je vais y aller.

— Non, non, Allart, je vous en prie.

— Vous connaissez donc quelque chose qui me barrera le chemin ?

— Non, mais attendez Françoise, elle est assez sensée…

— Ni elle, ni vous, ni moi, personne ne peut être sensé à présent, dit-il, c’est la dernière fois que je supporte un tel retard.

Joachim était allé dès le matin chercher Popeland pour le conduire chez M. Blanchart, et le notaire avait par suite retenu Françoise dans d’assez longs pourparlers.

Un mouvement subit à la Bourse favorisa M. du Quesnoy, qui gagna près de quatre mille francs. Il pensa qu’en vérité il n’y avait rien de tel que de ne point se laisser abattre et que Dieu était pour les gens d’action.

Dans l’après-midi, ce fut lui qui succéda au notaire auprès de Françoise.

— J’ai rencontré, dit-il, beaucoup de personnes de connaissance revenues momentanément à Paris, j’en profiterai pour donner une petite fête d’été.

— Vous n’êtes pas assez riche, dit-elle.

Il ferma les yeux. C’était un mouvement habituel à sa sœur et à lui pour cacher une contrariété ou se donner le temps de se contenir.

— Ne vous inquiétez pas. J’ai une petite réserve rapportée de N… dit-il. Je tiens beaucoup à recevoir une dernière fois pour détruire toute opinion malveillante. D’ailleurs, ajouta-t-il plus gracieusement, je vous en demande la permission.

Françoise accorda. Il était si soumis.

Il passa en revue divers noms d’invités. Il mit Mlle  Guay dans le nombre, puis il ajouta :

— Nous voyions diverses personnes encore. Ah ! Mme  Desgraves nous avait présenté un homme très distingué, M. Allart. J’en ai entendu dire beaucoup de bien. Sauriez-vous, par hasard, s’il est à Paris ? Nous le joindrions à la liste avec plusieurs autres.

Il énuméra encore quelques noms.

Françoise fut prise au dépourvu. Le cœur lui battit. Était-ce un piège ? Mais cela avait été amené si naturellement. Et pourtant, pourquoi tout à coup Allart ? Et si elle hésitait, elle se compromettrait, car, ou il savait ou il finirait par savoir qu’elle avait vu Allart. Et il lui paraîtrait bien extraordinaire, bien suspect qu’elle dît le contraire. De toutes façons, il lui donnait l’exemple du naturel dans la dissimulation.

— Oui, dit-elle, invitez M. Allart, vous ferez d’ailleurs plaisir à Mme  Desgraves.

Joachim ferma de nouveau les yeux.

— Quelle est son adresse ? demanda-t-il.

Ici encore Françoise fut mortellement embarrassée. Cependant elle prit dans une corbeille un paquet de vieilles cartes de visite.

— Vous la trouverez peut-être là-dedans, dit-elle.

Une heure après il rencontra la femme de chambre de Françoise tenant une lettre à la main.

— N’est-ce pas la lettre pour Mlle  Guay ? demanda-t-il à tout hasard.

— Oui, monsieur.

— Dépêchez-vous, dépêchez-vous !

Françoise priait Allart de venir de bonne heure chez Charlotte. Elle avait des choses importantes à lui communiquer.

Combien vite Allart accourut au rendez-vous, troublé par l’annonce de ces choses importantes.

Avec quelle hâte il demanda à Françoise :

— Eh bien ! qu’y a-t-il donc ?

Elle aussi avait hâte de savoir ce qu’il penserait. Elle parla vite, comme quelqu’un que pressent les événements.

— Il vous invite pour une très prochaine réception, dit-elle, que croire ?

— Ah ! reprit Allart avec un mouvement de joie, j’irai.

— Je ne sais qu’imaginer. Est-ce un hasard ? A-t-il une intention ? Je suis pleine de défiance.

Piège ou capitulation, ils ne purent s’arrêter à deviner lequel des deux. Mais il fut bien décidé qu’Allart viendrait. Il n’y avait pas autre chose à faire.

Joachim s’était aperçu de la sortie assez matinale de sa femme.

— C’est bien cela, se dit-il, elle est allée le trouver pour prendre leurs mesures.

Il pria Françoise, quand elle fut rentrée, de remplir les blancs des lettres d’invitation et de s’occuper des préparatifs de la soirée qui devait avoir lieu dans peu de jours.

Pendant l’intervalle, il s’occupa beaucoup de réchauffer l’esprit de Popeland, puis de réunir les quelques personnes influentes dont il avait parlé pour former une société d’affaires. Les gens ne dirent ni oui ni non, de sorte qu’il put garder ses espérances. Il gagna encore quelques milliers de francs à la Bourse. Il n’eut d’autre contrariété que dans la remise des quatre-vingt mille francs à Popeland, pour laquelle M. Blanchart s’obstina à prendre un délai plus long que Joachim n’avait compté, et dans une petite scène que lui fit Rose pour se distraire.

— Vous allez donner une soirée, lui dit-elle, et vous ne m’invitez pas ?

Il eut beau rire et lui dire qu’il trouvait sa plaisanterie toujours imprévue, elle se piqua de son sang-froid, et se fâcha sérieusement à la fin, lui faisant de grands reproches et menaçant d’aller à cette soirée.

Il lui répondit alors, impatienté, que Françoise était un trop rude adversaire pour qu’on s’y frottât.

Rose cria, vanta le marquis de Meximiers, avoua sa trahison. Il ne voulut pas y croire. Elle l’aurait beaucoup plus troublé en tout autre temps, mais le renouveau du succès lui donnait de telles joies, qu’il secouait les pensées désagréables comme on secoue la poussière de son habit.

La baronne le mettait en fête, car elle avait plaidé pour lui avec le feu de l’avocat d’un martyr, et on paraissait, disait-elle, de nouveau bien disposé en faveur de M. du Quesnoy. On allait examiner la demande Popeland, et on avait à peu près promis, aux affaires étrangères, de lui rendre un poste important, lorsque le bruit de ses affaires serait un peu apaisé.

Joachim eut, pour l’été, assez de monde à sa soirée. Laure et le vicomte y vinrent. Mme  Ballot avait obtenu avec peine de son mari qu’il rendît à Joachim cette espèce de témoignage. La baronne s’abstint à cause de sa fille. M. de Daignes et Popeland y figurèrent en tête de ceux que M. du Quesnoy accueillit le plus chaudement. Popeland fut présenté à une foule de gens, comme s’il eût été un grand personnage.

Il ne put cacher son enthousiasme à M. de Daignes qu’il connaissait un peu.

— Quel homme que M. du Quesnoy !

— Euh ! euh ! dit l’autre.

— Oh ! s’écria Popeland, j’ai confiance en lui. Un homme plein de talents et d’honneur. Il arrivera à tout, monsieur.

— Euh ! euh ! dit toujours l’autre.

Françoise avait fait les préparatifs de la soirée avec une certaine ardeur, oubliant la loi d’économie qu’elle voulait imposer à Joachim. Son esprit s’attacha à l’idée qu’elle fêterait le retour d’Allart.

Pendant ces six jours, chaque fois qu’il lui demanda ce qui se passait, elle n’eut à répondre que la même chose :

— Il n’est question de rien, il ne me parle plus de vous.

Allart arriva un peu tard. Le cœur battit fortement à Françoise, dés qu’elle le vit, et que M. du Quesnoy se dirigea avec empressement au devant de lui.

— La dernière fois que j’ai eu l’honneur de vous recevoir, dit Joachim à Allart, j’étais à la veille de mon départ, de sorte que je n’ai pu vous témoigner tout le plaisir que me donne la connaissance d’un homme d’une célébrité bien méritée.

Il le conduisit à sa femme. Allart se tenait fort raide, s’attendant vaguement à quelque algarade.

Mais Joachim les regardait avec l’air absolument enchanté de présenter à sa femme un homme qu’il était fier de posséder dans son salon. Allart était néanmoins froissé de subordonner son attitude à celle de M. du Quesnoy.

Ils ne se tirèrent pas trop bien avec Françoise de la présentation. Fallait-il se traiter cérémonieusement, de même que si Joachim les présentait réellement, ou s’aborder avec une certaine allure de connaissance ? Chacun d’eux compta sur l’initiative de l’autre pour s’y modeler.

— J’ai revu monsieur… dit Francoise.

Allart s’inclina et répliqua : Oui !

— Ah ! s’écria Joachim avec le plus charmant sourire, cela a été une bonne idée de ne pas interrompre des relations que j’aurais été très flatté de nouer, si j’étais resté à Paris.

Était-ce une raillerie ? Il était plein d’aisance et d’aplomb gracieux. Allart s’irrita de se sentir gauche et contraint.

— J’ai tenu, dit-il, à ne point perdre le chemin d’une maison aussi agréable.

Françoise était sur les épines, mais au milieu de ce qu’elle pouvait considérer comme le péril ou tout au moins le combat, le cœur avait cessé de lui battre, et elle résolut aussi de se mettre à l’unisson.

— Oh ! dit-elle, monsieur du Quesnoy et moi, avons toujours été reconnaissants envers ceux qui ont eu la bonté de trouver notre maison agréable.

Joachim emmena Allart, et voyant qu’il connaissait la plupart des gens de quelque valeur qui fussent là, le présenta à ceux qu’il ne connaissait point, et les réunit en un petit groupe où il sembla s’efforcer de faire valoir Allart, puis vouloir lui plaire. Il fut brillant, causa de toutes sortes de sujets, cherchant des mots spirituels et paraissant désirer son approbation.

Françoise les rejoignit pendant un instant et fut étonnée de la conduite de son mari. À la fin de la soirée, Joachim accompagna Allart de quelques pas, et lui dit, devant elle : Veuillez donc nous faire le plaisir de venir dîner avec nous, après-demain. Le soir nous y sommes aussi presque toujours, et d’ailleurs, moi par hasard n’y étant pas, ma femme sera toujours très heureuse de vous faire les honneurs de notre petite hospitalité.

Allart se borna à remercier. Il échangea un regard d’incertitude avec Françoise, en partant :

Moi n’y étant pas, ma femme sera toujours heureuse de vous recevoir !

La même perplexité pesait toujours sur Allart et sur Françoise. Joachim avait-il de mauvaises intentions, agissait-il comme un homme qui ignore ou qui veut ignorer ? C’était maintenant presque une partie à jouer prudemment et ils se prenaient d’intérêt pour ce jeu.

D’ailleurs, Allart était prêt à tout.

Quand tout le monde fut parti, Joachim mit Françoise en alerte, par cette simple phrase :

— Eh bien, vous voyez que j’ai bien fait de donner cette soirée.

— Comment ? dit-elle, croyant qu’il allait être question d’Allart.

— Personne ne croit plus que je sois ruiné.

— Je me mets martel en tête, pensa-t-elle, comme si j’étais une femme coupable.

Le lendemain Allart vint faire une visite particulière à M. du Quesnoy. Il avait eu d’abord une idée très extravagante, telle qu’en suscitent dans une cervelle en émoi les difficultés où elle se débat. C’était de dire à M. du Quesnoy : Vous avez une femme admirable, vous la soupçonnez peut-être ; eh bien ! rassurez-vous, voici ce qui en est. Il s’en garda bien cependant. Cela aurait pu être ridicule. Joachim lui parla beaucoup de N…, de divers pays, puis d’affaires.

Allart ne se doutait guère que M. du Quesnoy, de son côté, eut un moment la pensée non moins extravagante de l’englober dans ses combinaisons et de tirer parti de lui, financièrement, comme de Popeland.

Joachim ne savait, au fond, s’il fallait concéder Allart à sa femme, à titre de reconnaissance, ou s’il devait les punir, quand ils lui auraient donné une occasion qu’il saurait faire naître.

Après avoir causé quelque temps, M. du Quesnoy mena Allart chez Françoise, et leur dit qu’il sortait. Leur entretien à eux deux roula encore sur le système de perfidie qu’il pouvait adopter, ou sur son entière sincérité. Pourtant la rentrée d’Allart s’était faite d’une façon plus simple et plus rassurante qu’ils n’auraient imaginé. Et dans le petit salon qui les avait vus tant de fois ensemble, ils reprirent peu à peu les anciens thèmes et oublièrent, durant un bon quart d’heure, Joachim, comme au temps où il était à N…

En se retirant, Allart ayant aperçu le petit meuble où Françoise serrait ses papiers, dit :

— Il est donc vide maintenant ?

— Oui, oui, affirma Françoise.

Après le départ de Philippe, elle songea à l’auto-da-fé qu’il recommandait si souvent. Mais ayant contemplé et relu les lettres, elle ne put encore se résoudre à les brûler. Seulement elle vérifia la solidité du petit meuble. On ne pourrait le forcer, pensa-t-elle. En vérité, murmura-t-elle, comment serais-je donc, si j’étais coupable ?

Elle chassa ce sentiment qui se soulevait parfois en elle, et en considérant qu’AIlart se retrouverait à son côté, là, dans cet endroit où ils s’étaient dit qu’ils s’aimaient, endroit vénéré et adorable, une douce lumière surgit qui noya toutes les ombres.

Le jour du dîner, Joachim renouvela ses amabilités de la soirée. Il engagea une conversation amusante, vive. Il excita Françoise et Allart ; ceux-ci se laissèrent aller à l’entrain qu’il leur communiqua et furent causeurs et gais comme s’ils s’étaient trouvés avec un véritable ami, ou du moins un personnage qui leur fût très agréable.

Aussi, à un certain instant s’en aperçurent-ils et en furent-ils contrariés.

Joachim emmena Allart sur les boulevards, puis à son cercle, et le fit jouer au whist.

— Me prendrait-il réellement en amitié ? se demanda Allart presque avec stupeur, en revenant chez lui.

Quant à M. du Quesnoy, il dit à Françoise :

— Monsieur Allart est véritablement un des hommes les plus distingués qu’on puisse rencontrer, je suis sous le charme et serais très flatté qu’il devînt tout à fait mon ami.

— Je renonce, pensa Mme  du Quesnoy, à discerner où je marche.

Lorsqu’elle questionna Allart à ce sujet, il lui répondit :

— Je n’y comprends rien non plus, ou c’est un remarquable comédien.

Au bout de quelque temps, Joachim ne disant plus de ces paroles et ne faisant plus de ces choses qu’ils pouvaient croire à double entente, ayant renoncé, tout en restant toujours très aimable, à forcer l’amitié d’Allart, et tantôt se trouvant en tiers avec eux, le plus souvent les laissant seuls, Philippe et Françoise s’habituèrent à cet état de tranquillité mixte. Ils se voyaient à l’hôtel du Quesnoy tous les trois ou quatre jours, et dans l’intervalle chez Charlotte.

M. du Quesnoy se rejeta beaucoup du côté de Rose. Lui-même prenait son parti. De tous les partis, en effet, qu’on peut prendre, le plus facile est le plus tentant. Joachim lâchait prise. Auprès de Rose, il cherchait la consolation et le repos, car rien ne se décidait encore dans ses affaires. Tout traînait en longueur, et l’incertitude de l’attente commençait à le miner.

Laure ayant amené Noualhès chez Rose, Joachim fit la connaissance de l’officier, et ils devinrent très bons amis. Noualhès, qui ne trouvait le vicomte Ballot nullement à plaindre, et se figurait naïvement dédommager Laure des peines que lui causait son mari, plaignait beaucoup Joachim et était fort monté contre Allart.

Le vicomte Ballot accueillait toujours Noualhès avec une grande politesse. Une seule fois il lui fit essayer un de ses chevaux qui le jeta par terre très rudement. Laure sermonna très vivement Noualhès, et lui dit qu’il devait se détourner de ces plaisirs d’écurie qui faisaient des hommes grossiers. Elle craignait que le comte ne fît trop systématiquement essayer à Noualhès des chevaux vicieux.

Un mois à peu près s’écoula.

Rose et Laure recommencèrent plus d’une fois leurs attaques contre Françoise. M. du Quesnoy répondit que tous ces propos étaient insensés, que M. Allart était un homme des plus distingués sous tous les rapports ; formule invariable dont il parut vouloir se servir comme d’un bouclier.

Les deux femmes poussèrent adroitement Noualhès à lui peindre en noir le caractère d’Allart, et Noualhès, qui voyait dans la vicomtesse l’être le plus idéal, répéta docilement sans s’en douter ce que lui dicta Laure. Mais s’ils accroissaient son irritation, c’était pour ainsi dire comme s’ils lui formaient une réserve pour l’avenir. Quant au présent, c’était un fiel qui restait sans emploi. Joachim, les yeux fixés sur le bleu brûlant du ciel d’été, attendait à l’horizon le nuage qui allait apporter ou l’orage ou une rosée fécondante.

Ce nuage ne tarda pas à se montrer, et d’un aspect fâcheux.

La faillite scandaleuse d’un banquier auquel était associé un assez haut fonctionnaire, réveilla le souvenir de l’affaire de Joachim. Les journaux opposés au gouvernement se plaignirent vivement du peu de moralité du monde officiel et firent allusion aux gens compromis dans la déconfiture du courtier Niflart.

À partir de ce jour, le visage de Joachim prit une teinte terreuse qui ne s’effaça plus. Il avait senti qu’il ne s’en relèverait pas.

Un matin la baronne le manda.

— Je crains, dit-elle, que ces infâmes bavards de journalistes ne nous aient porté un coup terrible. J’ai été complétement repoussée dans les deux ministères. La demande de votre monsieur Popeland est écartée. Et quant aux affaires étrangères, si j’ai encore quelque espoir, il est bien faible.

Elle était consternée.

— Je dois donc payer pour les fautes des autres ? s’écria-t-il avec colère.

Un soir, comme il était resté avec sa femme et Allart, et que, malgré ses efforts, son souci était visible, Allart, qui l’examinait de temps en temps, le surprit fixant sur eux des yeux très méchants. Mais la physionomie de M. du Quesnoy avait quelquefois de la dureté Allart ne pensa pas que ce fût un cas particulier.

Chez Charlotte, Françoise parla à Philippe de ces articles de journaux.

— Et je suis madame du Quesnoy ! dit-elle avec un soupir.

Allart en serait venu à souhaiter que M. du Quesnoy fût le plus irréprochable des hommes.

Joachim avait couru chez Popeland. Celui-ci, fort ébranlé par les bruits publics, avait questionné beaucoup de personnes sur M. du Quesnoy, et, naturellement, toutes lui avaient conseillé de garder son argent. De sorte que Popeland, ayant depuis peu touché ses quatre-vingt mille francs, déclara avec beaucoup d’embarras, et à force de circonlocutions, qu’il en avait besoin, qu’il ne pouvait plus en disposer.

— Vous m’avez joué, lui dit Joachim furieux.

— Mais je vous assure que… plus tard… nous pourrons reprendre, répliqua le timide Popeland.

— C’est une mauvaise plaisanterie, s’écria Joachim perdant la tête ; si vous étiez de mon monde, vous m’en rendriez raison.

Popeland se révolta cependant contre cet homme qui voulait lui prendre son argent de force.

— Ah ! monsieur, dit-il, dois-je vous livrer mon portefeuille ?

Joachim le toisa du haut en bas, mais fut bien forcé de quitter la partie.

Il lutta contre les événements qui tournaient mal. Il risqua dix mille francs qui lui restaient, et pressa la baronne d’avoir enfin un oui ou un non aux affaires étrangères. Il perdit les dix mille francs. Les charges de la maison, maintenue sur le pied d’autrefois, devenaient pressantes. Il emprunta sur les termes de rentes et de fermages de sa femme qui allaient échoir en septembre, et de nouveau risqua la somme.

Françoise, remarquant son air agité, le somma enfin d’exécuter les réformes de train qu’exigeait l’amoindrissement de leur fortune.

— Donnez-moi trois mois, demanda-t-il.

Elle insista, et il y eut une scène assez violente, comme autrefois.

— Ah ! se dit-il, elle est abominable, mais elle aura son tour !

La somme empruntée fut encore engloutie à la Bourse. La réponse des affaires étrangères arriva aussi. On rejetait absolument Joachim.

— Oh ! s’écria-t-il intérieurement, de l’argent, de l’argent, pour que je puisse me passer d’eux tous !

Il en demanda à la baronne pour payer les gages de ses gens et l’avoine de ses chevaux elle lui donna quatre mille francs.

— Je ne pourrai plus rien pour vous, mon pauvre Joachim, lui dit-elle, prenez un prompt parti.

— Je ne veux plus entendre parler des gens du gouvernement.

Il faut que je me consacre aux affaires…

— Il serait pourtant prudent de vendre et de quitter votre hôtel.

Toujours l’hydre se dressait. Il baissa la tête.

— Et comment est Françoise dans tout ceci ? demanda la baronne.

— Elle me déteste. Elle voit mes soucis avec un plaisir extrême, s’écria-t-il.

— C’est déplorable, dit la baronne, déplorable. Mon pauvre Joachim, que de peines vous avez !

Il secoua la tête tristement.

Dans le fond de sa poitrine, une voix criait acharnée : Ce n’est pas de pitié que j’ai besoin, c’est d’argent ! d’argent !

Maintenant, chaque fois qu’il vit Françoise et Allart ensemble, il se disait : Ils sont heureux, paisibles, ils savent que je suis malheureux.

Des bouffées de fureur lui montaient à la tête, ou bien c’était la pensée d’un excès de malheur inouï.

Mais avant tout encore, il lui fallait de l’argent. Il alla trouver sa sœur.

— Je vais tâter le vicomte, lui dit-il.

— Je doute beaucoup que vous réussissiez, répondit Laure, il est fort en colère de ces bruits de journaux.

En effet, dès les premiers mots, M. Ballot arrêta Joachim :

— Oh ! mon cher, je passe pour avoir de la fortune, mais mes dépenses absorbent mes recettes. Je n’ai jamais cinquante louis disponibles ; mes chevaux perdent quelquefois, ce qui exige que je ne détourne rien de ma réserve. Supprimez votre train, quittez votre hôtel et vendez votre mobilier. Je crois que c’est le plus raisonnable et le plus productif.

Cela fut froid, net, irrévocable.

Joachim revint près de sa sœur, les lèvres un peu blanches.

— Et vous, Laure, ne pouvez-vous disposer de rien ? demanda-t-il d’une voix altérée et irritée.

Elle cacha à peine un mouvement d’humeur. Si elle était fort ordonnée, c’était afin de se procurer plus d’argent pour ses toilettes qui étaient célèbres dans Paris.

Laure ouvrit cependant une petite boîte et en tira deux billets de banque qu’elle mit devant lui. Joachim avait la tête penchée, il regarda de côté. Cette marche descendante des ressources qu’il trouvait lui parut dérisoire. Il saisit les billets et les rejeta violemment.

— Mais vous savez bien que je n’en ai pas, dit la vicomtesse d’un ton sec.

Il prit les billets, se leva et partit sans mot dire.

Joachim ne se tenait pas encore pour battu. Il passa chez Popeland, il s’excusa de la scène qu’il lui avait faite la dernière fois. Il le pria de lui rendre un service personnel. Il le supplia, lui offrant ses valeurs mobilières en garantie. Mais Popeland lui en voulait, et, le voyant si peu terrible, répondit être fort content d’avoir échappé à toutes ces affaires douteuses, et même trop peu douteuses.

— Oui, vous avez bien raison, mon brave, répliqua à la fin Joachim, avec tout le mépris qu’il pouvait donner à son ton.

— Eh ma foi oui ! lui cria Popeland tandis qu’il partait.

La campagne était terminée, Waterloo perdu. Joachim revint chez lui avec la pensée d’une abdication totale. Plus d’efforts, plus de calculs, plus d’espérances, plus d’actions : une inertie complète. Sa femme, et les autres, feraient ce qu’il leur plairait quant à lui, il fumerait des cigares en contemplant les persécutions du sort sans s’y opposer.

À quoi servait de lutter pied à pied, d’avoir de l’énergie, de la vaillance, de l’invention, de l’esprit, de l’élégance et de grands désirs ? La stupidité de la fortune aveugle ne tenait aucun compte de ces qualités des vaincus. Et elle faisait passer impitoyablement sa roue sur le corps du plus courageux, du plus héroïque. Eh bien, il n’y avait plus qu’à vivre dans la fierté silencieuse d’un vaincu qui n’a succombé qu’à des coups extraordinaires.

Un instant après, Joachim supputait ce que produirait la vente du mobilier, mais alors ses pensées se retournèrent avec violence vers l’intérieur de cette maison qu’il allait falloir abandonner ; cette maison, témoin de la splendeur et des triomphes, elle était empoisonnée, remplie d’une atmosphère funeste et ensorcelée depuis que sa femme y avait introduit l’homme qui s’appelait Allart.

Il éprouva un âcre plaisir maintenant à se trouver souvent avec Françoise et Allart, à surprendre des signes qu’ils échangeaient, à entendre des paroles imprudentes. Ses instincts de comédie y trouvaient leur compte en même temps que sa colère. Il était heureux de penser qu’il les conduisait à sa guise, pas à pas, vers le moment choisi pour leur être le plus cruel, où il les frapperait d’un coup de tonnerre.

Il attendit quelques jours, toujours charmant avec eux, mais, en vérité, ils ne lui donnaient aucun prétexte à saisir.

Un matin, il prit à part la femme de chambre de Françoise.

— Pendant mon absence, M. Allart venait-il souvent ? lui demanda-t-il.

Cette fille fut très troublée et ne sut d’abord si elle devait prendre le parti de Mme  du Quesnoy.

— Est-ce que madame n’a pas dit à monsieur si M. Allart venait souvent ou pas souvent ? répondit-elle, croyant être adroite.

— Vous êtes sotte, dit-il, vous y perdrez.

— Mais je croyais que monsieur le savait bien, répliqua-t-elle d’un air innocent.

Ce seul mot fit payer cher à Joachim son interrogatoire. Ses domestiques le supposaient complaisant.

— Voilà pour vous acheter des dentelles, dit-il en lui donnant deux louis, vous m’apporterez les lettres que madame recevra ou qu’elle vous donnera à porter. Je vous les paierai.

— Mais si madame venait à le savoir ?

— Je vous renverrai.

J’ai fait là une chose assez vilaine, se dit-il, mais elle est de légitime défense.

Quand Françoise sortait, il rôdait quelquefois dans son appartement, furetant partout ; il secouait le petit meuble à écrire pour voir s’il ne serait pas ouvert.

À tout cela se mêlaient de singulières idées. Une nuit, Françoise entendit ouvrir la porte de sa chambre. Réveillée en sursaut, elle cria d’une voix effrayée :

— Qui est donc là ?

— Moi, répondit la voix de Joachim.

— Êtes-vous malade ?

Il ne répondit pas et elle vit s’avancer une sorte d’ombre. Mille pensées passèrent aussitôt par sa tête et lui firent toutes plus de peur l’une que l’autre. L’influence inquiétante de la nuit s’y joignait. Françoise se suspendit à sa sonnette avec tant de violence, qu’à travers les murs elle entendit le tintement chez sa femme de chambre. Joachim disparut. La femme de chambre arriva peu après.

— Je suis fâchée de vous avoir réveillée, dit Françoise, j’ai eu une espèce de cauchemar. Ce n’est rien.

— Tout ça, c’est bien drôle, pensa cette fille.

Françoise ferma au verrou la porte de sa chambre.

Le lendemain, Joachim lui dit :

— C’est fort étrange, j’ai eu un accès de somnambulisme cette nuit, je me suis trouvé tout à coup debout au milieu de ma chambre, sans savoir comment.

Il l’examinait en dessous.

— Ah répliqua-t-elle, feignant d’admettre l’explication.

Joachim parla beaucoup de faits extraordinaires de cette espèce.

Cependant la femme de chambre avait raconté toutes les histoires aux autres domestiques et demandé conseil, mais sans se vanter qu’elle serait payée. Toute la valetaille était dans la joie, attendant le grabuge. Cette fille était néanmoins disposée à soutenir son sexe dans une pareille affaire, et elle cherchait un moyen de garer Françoise.

Du reste, il n’y avait pas eu de lettres depuis quelque temps.

Mais à la suite de l’accès de somnambulisme, Françoise, inquiète et qui n’avait pas vu Allart de trois jours, la mère de celui-ci étant venue à Paris passer quelques instants, lui écrivit, comme d’habitude, sous le couvert de Mlle  Guay.

Quand elle donna la lettre à la femme de chambre, celle-ci lui demanda d’un air singulier :

— Est-ce que c’est une lettre importante ?

— Hein ? dit Françoise, qui crut à une curiosité impertinente.

— C’est que je dois passer de ce côté-là après midi, et je la porterais moi-même si elle n’était pas très pressée.

Françoise consentit. La femme de chambre se dit :

— Je l’ai prévenue, la lettre n’est pas importante, je la donne.

Elle en délibéra avec un valet de pied qui était son ami particulier :

— Que tu es bête dit-il, on te donne vingt francs, tu n’as pas à te faire de bile.

Elle porta la lettre à Joachim. Il l’ouvrit et lut : « Mon bon Philippe, je ne sais ce qu’il a, j’ai besoin de vous voir. »

Il donna quarante francs à la femme de chambre.

— Aïe ! pensa-t-elle, la mèche est vendue. Je me suis blousée. Bah qu’ils s’arrangent. J’ai mes jaunets.

Joachim chantonnait furieusement. Il refit le cachet de la lettre et alla la jeter lui-même à la poste.

Il répétait constamment tout bas :

— Mon bon Philippe, je ne sais ce qu’il a. Vous le saurez.

Par moments, le sang lui montait si fort à la tête que ses yeux se troublaient.

Mais Allart ne vint pas ; on lui apporta la réponse de celui-ci : « Chère madame, ma mère repart demain, je n’aurai donc le plaisir de vous voir que demain soir. »

— Homme de précaution, se dit Joachim, à la bonne heure, voilà une lettre qui peut traîner partout. Pauvre finesse !

Il ne donna que dix francs cette fois, recacheta la lettre et la fit remettre à sa femme. Il passa de longues heures à se demander comment il s’y prendrait le mieux.

Le lendemain, il alla voir Mme  d’Archeranges. Ils s’étaient un peu négligés pendant ces derniers jours.

Rose était toujours en divertissements.

Il trouva chez elle le marquis de Meximiers, qui avait l’air d’un homme installé, son chapeau sur un canapé, ses gants ôtés. Le marquis fut plein d’aplomb. Joachim attendait qu’il s’en allât ; l’autre sembla attendre de même. Rose était d’une grande gaîté, le marquis souriant, Joachim fort maussade. Ce ne fut qu’au bout d’une heure que le marquis quitta la place.

— Que vient-il faire ici ? demanda violemment Joachim.

— Il vient me voir, dit-elle en riant.

— Cela me déplaît.

— Ah ! enfermez-moi !

— Je commence à croire que vous vous jouez de moi.

— Mais non, vous êtes fou ! répliqua-t-elle d’une façon câline.

— Je ne veux plus qu’il remette les pieds ici.

— Vous serez obéi, ajouta Rose d’un air assez moqueur, mais permettez-moi de vous faire remarquer que vous feriez mieux de chapitrer votre femme.

— Les femmes, c’est du cambouis ! s’écria-t-il, elle et vous, je vous traiterai comme vous le méritez.

— Vous êtes toujours terrible hors de propos, dit Rose, monsieur de Barbebleue.

Il ferma les yeux.

— Ma chère amie, reprit-il d’un ton aigre, je vous assure que je suis un mauvais coucheur.

— Oh ! que vous êtes trivial !

— Rose, écoutez bien ceci, ajouta-t-il, je commencerai par Françoise, votre tour viendra ensuite.

— Ah ! Joachim, nous le disions avec votre sœur, vous n’avez plus d’esprit.

— Si vous m’avez trahi avec Meximiers, je lui casserai les reins et je vous donnerai des coups de cravache.

Elle haussa les épaules.

— Vous devenez grotesque. À N…, quand vous aviez de l’argent et que vous remplissiez les plus hautes fonctions, dit-elle en raillant, vous m’auriez priée peut-être d’avancer vos affaires auprès du prince.

Rose avait eu tant de preuves que son pouvoir sur M. du Quesnoy était irrésistible, qu’elle ne le ménageait jamais. Cette fois cependant, l’irritation de Joachim avait quelque chose de sourd, d’obstiné, ses yeux prenaient une fixité, sa face gardait une expression tourmentée et pétrifiée qui l’inquiétèrent un peu, d’autant plus qu’il ne se fâcha pas et qu’il lui dit : « Adieu, Rose, » d’une voix bizarre.

— Qu’a-t-il en tête ? se demanda-t-elle, il a l’air un peu fou !


VII

LA FORCE AVEC LE DROIT


Sa visite à Rose avait conduit Joachim à peu près à l’heure du dîner. Il dîna dehors. À neuf heures, il rentra, se disant : Si le bon Philippe n’est pas venu, j’irai le trouver chez la Guay.

Françoise et Allart étaient à l’hôtel.

Il s’était fait, durant les derniers temps, une singulière évolution dans leurs sentiments. Tandis qu’ils avaient rêvé d’être à peu près à eux seuls, de tenir Joachim tout à fait en dehors, de repousser toute tentative de sa part d’empiéter sur leur domaine spirituel, il arriva tout le contraire. Ils ne furent occupés que de lui ! Son contact assez fréquent, son attitude, la sécurité qu’il leur donna, les événements de sa vie financière, ses échecs, tout avait développé chez Françoise la pensée d’exercer sur lui une sorte de tutelle, pensée qu’elle communiqua contagieusement à Allart, en le consultant sans cesse sur les lois qu’elle devait dicter à Joachim. Ils avaient eu beau être désolés un instant par la perspective d’une perpétuelle barrière, les habitudes, le commerce de la vie devenaient les plus forts et émoussaient les premières répugnances.

En voyant M. du Quesnoy aimable envers Allart et déférent pour son esprit, Françoise n’eût pas été enthousiaste de Philippe, si elle n’en avait conclu que la supériorité de son ami influait naturellement sur M. du Quesnoy, et qu’on pourrait en user pour améliorer celui-ci. Elle l’avait à peu près persuadé à Allart, qui ne considérait plus comme aussi monstrueux de prêcher légèrement M. du Quesnoy. Tout cela étant d’ailleurs pour le bien et l’honneur de Françoise.

Son devoir, à elle, devenait d’éviter tout heurt entre les deux hommes et de les maintenir en pleine concorde, dans l’intérêt de celui qu’elle aimait. Toute femme est forcée d’en arriver là.

Aussi lorsqu’Allart lui demanda pourquoi elle l’avait appelé, et lui fit cette question avec l’allure d’anxiété que le moindre incident amenait en lui, Françoise le détourna d’un autre côté.

— C’est, dit-elle, qu’il faut absolument peser sur lui. Je compte lui parler devant vous. Vous m’appuierez avec tout le ménagement possible, et point directement. Je crois le moment venu.

À force d’envisager l’accès de somnambulisme, elle voulait y voir une sorte de complet adoucissement d’humeur de la part de Joachim, une tendance plus marquée de concession, et plus de confiance dans Allart car enfin, pensait-elle, il n’aurait jamais songé à pareille chose s’il se croyait trompé.

Telles étaient leurs dispositions d’esprit quand M. du Quesnoy revint.

— Bonsoir ! dit-il brusquement et en se jetant sur un fauteuil, dans l’ombre des abat-jours. Il fuma son cigare sans rien ajouter.

Un froid glacial sembla avoir été apporté par lui. Ce n’étaient pas là ses manières habituelles.

Françoise hésita d’abord. Puis quelque chose la poussa soudainement. Elle sentit approcher la grande crise.

Elle regarda Allart ; il éprouvait la même impression. Les sourcils un peu froncés, il avait l’air tellement résolu, qu’elle en fut encore enhardie. Réfléchir était devenu impossible ! La voix un peu grave de Françoise, avec un frémissement imperceptible qui en accentua davantage le timbre, s’éleva à travers le salon silencieux.

— Je suis contente que vous soyez revenu ce soir, dit-elle. ·

Joachim jeta son cigare par un mouvement rapide et fouettant, et il écouta, la tête très haut, l’œil dur, tout le corps tendu.

Françoise ne doutait pas à présent que les paroles qu’elle allait prononcer allumeraient la poudre. Ces mêmes paroles qu’un instant auparavant elle jugeait opportun de lui adresser.

Elle reprit :

— Nous avons un assez grave parti à prendre, l’avis d’une personne sensée nous sera utile, nous pouvons parler devant M. Allart de la nécessité où nous sommes de nous restreindre…

La réponse de Joachim roula sourdement :

— Laissez-moi donc tranquille, absurde créature !

— Ah ! monsieur, s’écria Allart avec indignation.

— Eh bien, monsieur ! répliqua Joachim, se dressant debout et le toisant.

Allart se leva également, Françoise pâlit et s’avança entre eux.

— Pourquoi, dit-elle à Joachim, vous refusez-vous toujours…

— Mon bon Philippe, je ne sais ce qu’il a, j’ai absolument besoin de vous voir, répéta tout à coup Joachim, d’un accent strident et scandé.

Allart et Francoise se tournèrent vivement l’un vers l’autre avec des regards stupéfaits. Ils n’eurent pas le temps de se remettre.

Écartant rudement Françoise, M. du Quesnoy s’approcha rapidement d’Allart et lui lança cette volée de mots furieux :

— Ne sais-je pas depuis longtemps que vous êtes son amant ! Allons, il est temps de mettre bas cette arrogance et ces outrages. Hors d’ici, drôle, ou j’appelle mes gens !

Sa figure, contractée, était violette, ses lèvres retroussées laissaient voir ses dents serrées. Françoise eut peur pour Allart.

— C’est votre plus ignoble, mais dernière comédie, dit celui-ci avec une colère plus froide et tout aussi terrible.

— À moi ! à moi ! hurla Joachim en levant la main pour le souffleter.

Allart le saisit violemment par le poignet. Joachim essaya de le frapper de l’autre main. Allart, furieux, chercha à le terrasser.

— Allart ! cria Françoise, suppliante et d’une voix rauque d’effroi.

On entendit des bruits de pas dans les pièces voisines. C’étaient les domestiques qui arrivaient. Allart lâcha les poignets de Joachim qui voulut se ruer sur lui. Il n’y voyait plus du tout. Il avait une rage insensée. Allart le repoussa.

Françoise se jeta au devant de M. du Quesnoy et lui cria, toute rayonnante de défi et d’indignation : Et moi, c’est moi qu’il faut frapper. Il la renversa du bras sur son fauteuil. La voix de Philippe éclata : Françoise, laissez-moi tuer ce misérable ! et Allart se précipita sur lui et le tint sous son genou. Une table, des chaises étaient tombées avec un terrible fracas.

La porte s’ouvrit deux valets apparurent. Joachim, qui déchirait les vêtements d’Allart en voulant se dégager, ne les vit même pas, il n’avait qu’une pensée, se relever, saisir une arme, un couteau, n’importe quoi pour abattre l’autre. L’entrée des deux laquais délivra Françoise paralysée d’horreur.

— Oh ! les domestiques ! arracha-t-elle de son gosier avec une inexprimable honte.

Allart, tournant la tête, les aperçut et abandonna Joachim qui se releva, et cherchant des yeux de quoi le tuer, distingua les livrées. Ivre et étourdi de fureur, il lui fallut un instant pour se rendre compte de l’endroit où il se trouvait et de ce que c’étaient que ces figures. Alors il bondit vers les deux valets en les poussant par les épaules vers le milieu du salon…

— Chassez donc l’amant de cette femme, râla-t-il haletant, jetez-le donc dehors !…

Ranimée par cet excès d’outrage, Françoise se tenait calme, hautaine, les lèvres pleines de mépris.

Allart, de son côté, était redevenu maître de lui :

— Vous êtes infâme, dit-il d’une voix un peu entrecoupée à Joachim, et vous donnez du dégoût même à ces deux hommes. Ne faites pas la bête féroce. Tâchez de vous rappeler qu’il y a d’autres moyens d’en finir, et gardez une lueur de raisonnement pour recevoir mes témoins demain matin.

— Demain ! jeta Joachim, dont la voix craquait, ce soir, à l’instant, tes témoins ! les miens seront chez toi dans une heure d’ici.

— Pas avant minuit, dit durement Allart, il me faut le temps d’aller chercher mes amis.

Il fit signe impérativement aux deux domestiques immobiles, la bouche béante, de partir devant lui, et il se retira à grands pas.

Joachim le suivit des yeux avec l’envie de lui lancer quelque lourde masse pour l’écraser. Aussitôt qu’Allart eut disparu, M. du Quesnoy revint vers sa femme. Il avait les cheveux emmêlés et tombant en désordre jusqu’aux sourcils ; son gilet, sa chemise arrachés, pendaient par lambeaux sur sa poitrine ; sa respiration sifflait, et de dessous ses sourcils raidis s’élançaient des regards d’une inexorable méchanceté.

– Va-t-il me tuer ? se demanda Françoise, reculant malgré son énergie.

— Et toi ! vomit-il avec une ignoble injure, et il la souffleta de tout son bras. La souffrance fit jaillir les larmes des yeux de Françoise qui chancela.

Elle crut un moment, au milieu du désordre de son cœur, qu’elle allait s’évanouir et mourir. En une seconde elle eut mille pensées désespérées. Elle eût préféré un coup de poignard. Jamais elle n’avait imaginé cet outrage. Son âme aux abois était comme un oiseau éperdu qui vole de tous côtés à grands battements d’ailes. Allart ! où était Allart ? Au secours ! Philippe, criait-elle mentalement. Il la laissait devant ce bourreau stupide et forcené ! Non, cela était impossible. Non, elle ne resterait pas tremblante et atterrée devant celui-ci, et puisqu’elle était seule, seule elle résisterait jusqu’à la fin, jusqu’à la mort ! Elle reprit toute sa force et regarda Joachim avec un sourire contracté, douloureux mais superbe.

M. du Quesnoy la ressaisit par le bras où ses doigts s’imprimèrent. Il l’entraîna dans sa chambre à coucher, la rejeta de côté avec violence, et se précipitant sur le meuble à écrire le fit tomber d’un revers de son poing et le brisa à grands coups de talon. Françoise resta debout, la main appuyée à la cheminée, l’œil chargé du même défi méprisant qui exaspéra encore plus M. du Quesnoy, car tandis qu’il brisait sauvagement le petit meuble, il croyait qu’elle allait tomber à genoux et demander grâce.

Les lettres d’Allart s’étaient éparpillées à terre. Joachim les ramassa, les parcourut d’un regard, en fit une poignée, et retourna à Françoise.

— Nierez-vous ? cria-t-il rugissant… À genoux !

Il la frappa encore au visage avec cette poignée de papiers. Elle ne détourna ni ne baissa la tête. Alors, au dernier degré de l’emportement, il lui asséna de son poing fermé un coup si formidable qu’elle tomba étendue sur le parquet.

Joachim se pencha sur elle, se demandant si elle n’était pas morte ; elle avait les yeux ouverts et encore pleins de mépris ! Il pensa à la tuer. Puis prenant les lettres d’une main, la lampe de l’autre, il enjamba le corps et sortit en fermant la porte à la clé.

Il alla brosser ses cheveux, changea rapidement d’habits et envoya chercher une voiture. Il courait réunir ses témoins.

Après son départ, les domestiques, très effrayés, vinrent à pas de loup écouter à la porte de la chambre de Françoise.

— Qu’est-ce qu’elle fait ?

— On n’entend rien.

— Est-ce qu’il l’aurait tuée ?

— La porte est fermée.

— Ah ! elle a remué !

— Ce sont leurs affaires, après tout

— C’était donc vrai que l’autre…

— Dame, ça en avait tout l’air !

Ces propos s’échangèrent à voix basse, puis les domestiques retournèrent à la cuisine ou à l’office pour continuer leurs commentaires.

En effet, que faisait Françoise ?

Elle s’était à demi relevée, et les épaules appuyées au montant de la cheminée, elle resta là toute la nuit, anéantie, dans un état de prostration, d’engourdissement, de lourde fièvre, le front serré comme par un étau et le cœur oppressé par une angoisse affreuse.

Ce ne fut qu’au jour seulement qu’elle se ranima. Le frais du matin chassa la fièvre.

Le jour vint. Françoise se ranima et se releva. Devant elle gisaient les débris du meuble, un fragment déchiré d’une lettre d’Allart était à terre, elle le prit et le baisa, puis frémit. Tout l’ouragan de la veille sembla passer sur sa tête. Un flot violent de pensées fut soulevé et battit autour d’elle.

Elle prit son châle et son chapeau, emportée par l’anxiété de ce qui pouvait survenir.

Elle voulut sortir et se vit enfermée.

Enfermée ! se dit-elle avec une première impression d’effroi. Ainsi je serais encore à sa merci. Que veut-il ?

— Mais, je veux sortir ! il faut qu’on m’ouvre ! cria-t-elle.

Et elle frissonna en pensant :

— C’est lui peut-être qui va m’ouvrir, avec le sang de mon Philippe sur ses mains ! Où sont-ils tous les deux ?

Elle songea aussi un moment à regarder dans un Code. Mais les livres n’étaient pas là.

Par hasard elle vit, dans la glace, sa figure ravagée. Elle se parla alors à elle-même en regardant cette malheureuse créature pâle. Vers sept heures elle reprit du courage et s’imposa d’attendre encore deux heures.

— À neuf heures, si je n’ai aucune nouvelle, dit-elle sourdement avec un grand mouvement, je me ferai ouvrir cette porte, je la briserai plutôt moi-même.

Par moments, assise, la tête lui tournait tandis qu’elle attendait, assaillie de tourments.

Pendant cette nuit, de leur côté, Allart et Joachim avaient agi. M. du Quesnoy choisit Noualhès pour le premier de ses témoins. L’officier hésita un peu, puis accepta, pour montrer à son ancien ami combien il désapprouvait sa conduite. Le second témoin fut le maître d’armes de Joachim.

Quant à Allart, il aurait voulu que le nom de Mme du Quesnoy ne fût pas prononcé dans cette affaire, mais comme la précipitation de ce duel était inusitée, il jugea, ayant songé à deux hommes fort honorables et fort sérieux pour l’accompagner, qu’il valait mieux leur confier toute la vérité, car il était sûr qu’ils garderaient le secret.

Il ne fallut rien moins qu’une déclaration d’honneur de sa part, pour que ces messieurs acceptassent la mission, les conditions d’outrance qui s’annonçaient paraissant bien violentes.

Ils étaient à peine rendus tous trois chez Allart, que les témoins de M. du Quesnoy arrivèrent. Très surpris à la vue de Noualhès, Allart crut d’abord à une tentative de conciliation, que d’ailleurs il voulait repousser.

Mais dès les premières paroles de Noualhèss, reconnaissant qu’il s’était trompé :

— Vous auriez pu vous dispenser de prendre part à cette affaire, lui dit-il sèchement il y a des souvenirs qu’il est au moins décent de respecter.

— Chacun est juge du choix de son rôle, répliqua Noualhès d’un ton provocant.

— Bien, reprit Allart, voilà des paroles que je vous rappellerai.

Craignant qu’une nouvelle querelle ne compliquât leur mission déjà fort pénible, les témoins d’Allart s’interposèrent vivement.

— Laissez-nous la place, dirent-ils à Allart, et vous, monsieur, ajoutèrent-ils pour Noualhès, veuillez bien en ce moment vous borner à exposer l’objet de votre visite.

Allart se retira. Les conditions du duel, le lieu, furent fixés. On devait se battre à l’épée.

Les témoins de Joachim allèrent le retrouver chez Noualhès, où ils devaient passer la nuit pour être plus tôt près le lendemain matin.

Par la même raison, Allart pria les siens de coucher chez lui. Alors il fallut fumer des cigares, causer de tout autre chose que ce qui le préoccupait.

Dans le commencement, il n’avait songé qu’au combat, tout entier à l’ardent désir d’en finir. Maintenant, à mesure que se déroulaient les heures de suspens entre le désir et sa réalisation, il devenait très inquiet de Françoise.

Que lui était-il arrivé, restée seule avec ce fou furieux ! Oh ! comme il aurait voulu pouvoir courir et rentrer dans cette maison pour savoir ce qui s’était passé, pour protéger son amie ; comme il regrettait de n’avoir pas quelque lieu sûr et secret où il pourrait l’emmener et la cacher ; comme sa main se raidissait, appelant impatiemment la poignée de l’épée vengeresse !

Françoise !… n’avait-elle pas souffert de quelque cruel traitement… l’insoutenable vision ! Il en avait presque un tremblement dans tout le corps. Et ne pouvoir rien faire ! Être lié par des lois de toute sorte, morales, sociales ! Mais c’était dérisoire, cette chance ou cette réparation de l’épée ! Et si l’autre avait tué Françoise, serait-ce assez que de le tuer !

Il ne répondait guère depuis un instant que par monosyllabes à ses amis.

— Comme vous êtes préoccupé ! Est-ce la première fois que vous vous battez ? lui dit l’un d’eux.

Il ne put y tenir.

— Je pense à cette malheureuse femme, s’écria-t-il d’une voix altérée, je suis horriblement inquiet.

— Ah ! lui fut-il répondu, oui, les pauvres femmes en pareil cas sont assez exposées… mais elles ont tant de ressources pour s’en tirer.

— Ma foi, dit l’autre, songez d’abord à votre peau.

Allart retomba dans le silence.

Il vit Françoise si abandonnée en ce moment ! Il pensa pour la première fois qu’il pouvait être tué, et alors qui protégerait sa pauvre amie désespérée ?

Il était navré ! Qui ? son frère l’abbé ? Mais le prêtre !

Sa mère et sa sœur ? mais elles la haïraient ! Il n’échappa à cette anxiété qu’en se disant : Je le tuerai ! et il ajoutait en lui-même comme s’il avait un pouvoir secret à sa disposition : Il faut que je le tue !

De toute la nuit il ne dormit pas et ne souffrit pas moins que Françoise ne souffrit dans la matinée. Il eut envie d’aller jusqu’à l’hôtel du Quesnoy, questionner au moins les gens ; mais il craignit que ses témoins n’eussent mauvaise opinion de lui et ne crussent qu’il se sauvait. Il se laissa dévorer par l’angoisse, en suppliant le jour de paraître.

Le matin, il avait la physionomie presque hagarde. Il voulait partir trop tôt. Sa main tremblait visiblement.

Ses amis commençaient à le croire effrayé. Il finit par s’apercevoir qu’ils mettaient tant de délicatesse à le rassurer, qu’il ne devait pas avoir l’allure de commande en pareil cas. Aussi se hâta-t-il de la reprendre.

Joachim, lui, s’exerça avec le maître d’armes pour bien se faire la main, et envoya chercher ses souliers les plus légers. Il parla de théâtres, de filles, plaisanta et déploya toute l’affectation possible pour montrer qu’il n’était nullement impressionné par un aussi simple incident.

Enfin, à six heures et demie du matin, au fond d’un bois à trois lieues de Paris, arrivèrent au même carrefour, deux fiacres qui se suivaient de très près.

Aussitôt en descendirent six hommes pâles, sombres ou soucieux. Quatre d’entre eux se saluèrent, les deux autres, point.

Puis, en deux groupes séparés, ils s’enfoncèrent dans le bois. On s’arrêta. Les quatre témoins parcoururent quelques pas de terrain, examinèrent la direction du soleil, les arbres. Les deux adversaires, éloignés, immobiles, muets, ne se regardaient pas.

Les épées furent tirées de leur enveloppe de toile verte. Deux des témoins en prirent chacun une, et les mesurèrent.

Préparez-vous, dirent-ils de cette voix sourde et profonde qui donne aux paroles la solennité d’un arrêt de mort.

— Puis chacun d’eux s’avança avec l’épée vers son champion.

Allart et Joachim jetèrent leurs habits et saisirent les armes avec une vivacité fébrile, emportée.

On les mit face à face, ils s’engagèrent aussitôt, avant que le plus âgé des témoins n’eût posé les épées pointe à pointe.

— Trop vite, trop près donc ! crièrent les témoins en courant à eux, et d’un ton ému, fâché.

Deux de ces messieurs les prirent par le bras, les firent reculer, les deux autres tinrent les épées à la pointe.

— Reculez encore, dirent-ils d’un accent précipité.

Les témoins étaient les plus troublés. Enfin ils placèrent les épées l’une contre l’autre, à la distance voulue.

— Allez ! dit une voix frémissante, malgré l’intention qu’on avait de la rendre forte et assurée. Des éclairs brillèrent à l’instant à travers un cliquetis aigu, pressé, et un sec et rapide foulement de pas. Allart et Joachim étaient trop avides de se tuer pour penser à la mort et au danger. Les témoins, la face blanche comme du linge, les traits et le corps resserrés comme si les coups leur étaient destinés, le cœur battant, l’œil rivé à ces deux lignes brillantes qui tournoyaient l’une autour de l’autre, n’attendirent pas longtemps. Ils virent deux mouvements plus larges tout à coup, et se succédant comme s’ils venaient d’un ressort. Allart tomba en ouvrant les bras, et de gros sillons de sang parurent bientôt sur sa chemise.

À huit heures un quart, Françoise entendit du bruit dans l’appartement, et elle reconnut aussitôt la marche rapide de Joachim.

— Ah ! gémit-elle en s’appuyant contre le mur. Son cœur se tordait à éclater. Quel cri de révolte s’élevait en elle contre cette épouvantable injustice. Et aussi ne pas laisser voir à cet homme qu’il lui déchirait le sein, ne pas lui accorder cette autre victoire !

Elle se mit alors en face de la porte qui allait s’ouvrir. La porte s’ouvrit et Joachim parut, la joie sur la figure, une joie bestiale et odieuse, trouva-t-elle.

— Votre amant a eu ce qu’il méritait, ma chère, lui dit-il cruellement.

Elle s’avança avec une véritable impétuosité.

— Laissez-moi passer, dit-elle, violente, terrible, irrésistible.

Il recula devant le mouvement et le regard.

Elle passa et disparut comme un faucon qui s’envole.

— Elle part ! se dit-il stupéfait. Eh bien allez, partez, bon voyage, que je n’entende plus parler de vous, cria-t-il, grossier, vulgaire, insolent jusqu’au bout.

Elle courait aveuglément pour revoir Allart, pour pleurer dans ses bras vivants ou glacés. Elle se jeta dans une voiture de place que le cocher conduisit bride abattue. Arrivée à la maison, elle dévora l’escalier.

En sonnant, elle trembla énormément.

— Oh ! je vais m’évanouir, je vais mourir avant de le voir se dit-elle.

Elle eut un vertige, un domestique la soutint. Elle ne savait plus où elle était ni pourquoi. Puis, revenant à elle et apercevant dans l’antichambre une porte entr’ouverte :

— Il est là ? dit-elle d’une voix étouffée, et elle s’y précipita.

— On n’entre pas, madame, disait bas le domestique courant derrière elle.

Elle était entrée. Sur le lit reposait Allart, pâle, les yeux fermés. Un grand linge sanglant avait été jeté au pied du lit. Un homme se penchait sur Allart.

Elle tomba sur les genoux, les mains accrochées aux draps, sans pouvoir se relever, et elle éclata en sanglots rauques, aigus, entrecoupés, si désordonnés, que le domestique et le médecin en furent effrayés.

— Qui est-ce ? demanda à voix basse au domestique le médecin.

— Je ne sais pas, répondit mystérieusement l’homme qui ouvrait de grands yeux.

Le médecin avait déjà deviné. Ils la relevèrent et l’assirent dans un fauteuil, inerte, accablée, pendant que quelques sanglots semblaient sourdre encore de sa gorge, comme d’une source qui se tarit.

— Consolez-vous, madame, lui dit à demi-voix le médecin, la blessure n’est pas mortelle. Il vit parfaitement et s’en remettra.

Elle se tourna vers lui et eut d’abord l’air de ne pas comprendre.

— Les soins seront longs, mais je vous garantis qu’il n’y a rien à craindre !

Oh ! cet homme béni qui lui donnait la bonne nouvelle : Elle lui prit les deux mains nerveusement… C’était un sauveur !

— Il vit ! s’écria-t-elle avec un accent à la fois brisé et retentissant. Il vit, il vit répéta-t-elle regardant Allart avidement. Il vit !

Elle eut un sourire éclatant, se pencha vivement sur Allart et l’embrassa doucement, ayant peur de lui faire mal. Puis elle s’empara du linge sanglant, le couvrit de baisers, s’y cacha la figure et pleura de nouveau !

— Oh monsieur ! oh monsieur ! disait-elle, ne pouvant s’exprimer.

Comme elle s’essuyait les yeux, l’abbé Allart arriva. Elle cacha le linge couvert de sang sous son châle, c’était sa relique.

L’abbé était très affligé et paraissait prêt à pleurer, lui aussi.

— Monsieur l’abbé, il vit, lui cria-t-elle triomphalement. Et, comme elle, il se pencha sur le lit pour en avoir le témoignage certain.

— Oui, reprit le médecin, nous n’avons rien à craindre ! Ce sera un peu long, voilà tout.

L’abbé et Françoise regardaient toujours Allart attendant instinctivement un signe de vie.

— Il est donc évanoui ? dit-elle avec anxiété.

— C’est l’état obligé, répondit le médecin, ne vous inquiétez pas.

Alors, elle et l’abbé semblèrent pour la première fois faire attention l’un à l’autre. Le visage de l’abbé exprima beaucoup de surprise. Françoise pouvait maintenant se rendre un peu compte du monde extérieur. Elle rougit et ressentit une nouvelle atteinte, ce n’était pas ici sa place et la surprise de l’abbé demandait : que venez-vous faire ? Presque aussitôt, d’ailleurs, l’abbé qui était un être compatissant, emmena le médecin à l’écart afin de laisser à Françoise le champ libre et de ne pas la troubler…

Mais maintenant, Allart était sauvé : elle était trop heureuse pour que le sacrifice aux convenances fût une peine cruelle. Françoise rabattit son voile, fit une très basse et pourtant indistincte inclination de tête à l’abbé, et, d’un léger signe, appela le médecin qui la rejoignit dans l’antichambre. Elle se sentait tout intime avec ce médecin venu du ciel.

— Priez monsieur l’abbé de bien le soigner, il a l’air si bon. Je voudrais bien savoir à quelle heure il n’y aurait personne ici, dit-elle avec un sourire qui implorait.

– Je viendrai à dix heures du matin, madame, et je tâcherai de vous le faire savoir.

Elle lui tendit la main.

Dans la rue, Françoise savoura presque avec délices le soulagement qu’elle éprouvait. Et quand elle se croisait avec quelque femme jeune, élégante, elle avait envie de lui dire : Êtes-vous heureuse comme moi ? je croyais l’avoir perdu, et il m’est rendu !

Elle alla prier dans une église.

En sortant de l’église, Françoise se dit : Maintenant où irai-je ? Pour être digne de Philippe, je dois être prudente et courageuse. Il vit et il m’aime ! Qu’est-ce que les ennuis qui m’attendent, la séparation, la prison peut-être ! Car je me défendrai non pas follement, comme je le pensais ce matin, mais selon mon droit, selon le respect de moi-même.

Elle songea alors que, devant l’abbé et le médecin, elle avait mis son âme à nu, mais elle n’en avait pas honte. Ils soignaient et sauvaient Allart, ils comprendraient celle qui l’aimait. Ils étaient associés tous trois par une tâche commune, par le même lien.

Où aller ? chez Charlotte, son désir l’y entraînait, elle avait là le plus doux des asiles. Mais un refuge auprès de sa mère serait une plus imposante présomption en sa faveur, si la lutte continuait avec Joachim.

Pourquoi une mère n’accueillerait-elle pas sa fille, lors même que celle-ci serait coupable ? Françoise, elle, aurait bien eu pitié d’une étrangère jetée ainsi hors de sa maison, et menacée d’afflictions plus grandes encore. Combien l’appui maternel lui serait précieux, et comment n’y pas compter quand la tendresse divine s’était déclarée ! Sa mère était sage, droite, respectée. Elle n’hésiterait pas devant la vérité, et enfin Françoise était son sang !

— Ah ! vous voilà, lui dit la baronne avec un étonnement dur, en la voyant entrer.

Bien qu’ébranlée, Françoise se dit que sa mère changerait en l’entendant.

— Je viens vous demander asile reprit-elle.

— Comment, asile, pourquoi ? s’écria la baronne effarouchée, mécontente de ce trouble qui survenait.

— Il m’a battue !

À ce souvenir, les lèvres de Françoise se crispèrent amèrement.

— Qui, Joachim ?

La baronne fut un instant confondue dans toutes ses idées sur les rapports de l’homme avec la femme. De la part de Joachim, c’était impossible. Sa partialité habituelle l’entraîna : S’il vous a battue, vous le méritiez, assurément.

— Il m’a renversée à terre à coups de poing, reprit Françoise, sombre, et d’un accent vibrant de sentiment.

— Oh ! par exemple dit Mme  Guyons, persuadée que sa fille mentait pour l’apitoyer.

— Ne soyez pas injuste, ma mère, dit Françoise avec une douceur suppliante.

— Eh bien ! c’est à cause de vos vilaines intrigues. répliqua la baronne, tant pis pour vous, vous l’avez voulu.

— Mais je vous jure que je ne l’avais pas mérité, s’écria Françoise avec l’élan qui veut convaincre.

Malheureusement elle ajouta :

— Un tel homme peut-il être justicier d’aucune faute ?…

— Vous êtes toujours très mal avec lui, et vous devez exagérer, dit Mme  Guyons avec assez de colère.

Françoise vit que sa cause était perdue d’avance. Elle parla vite pour en finir le plaidoyer inutile.

— Il avait invité lui-même M. Allart à venir nous voir, il se disait ravi de le connaître, depuis plus d’un mois et hier soir, nous trouvant comme à l’ordinaire (nous l’attendions), il s’est jeté sur M. Allart, a voulu l’étrangler, m’a frappée odieusement, et ce matin il l’a blessé en duel…

— Et voilà de belles affaires pour nous ! dit la baronne consternée. Puis elle se fâcha : Ah ! vous me réserviez de grandes satisfactions pour mes vieux jours ! Eh bien ! mais que voulez-vous que je fasse ? Mon repos n’est-il pas déjà assez troubla par ce scandale ?

Je suis vieille, je ne puis faire vos affaires. Arrangez-vous. Vous vous êtes mise dans le fossé, je ne puis vous en tirer. Je ne puis pas vous garder ici, moi ; d’ailleurs, je vous l’ai déjà dit. Vous me dérangez, vous me rendez malheureuse, j’avais pourtant acquis le droit de vivre en paix. Je vous ai mariée, vous pouviez bien vous gouverner vous-même. Je ne trouve pas que vous ayez raison, ce n’est pas à vous que je puis donner mon appui.

Je n’ai aucun droit contre votre mari. C’était elle qui se plaignait.

— Je crains, interrompit Françoise avec une fermeté douce, que nous ne changiez plus tard d’opinion sur lui.

— Mais je le connais parfaitement, et vous aussi, qui n’avez jamais eu le sens commun, répliqua la baronne avec beaucoup de colère de ce qu’on doutait de son jugement.

— Alors je pars, dit assez tristement Françoise en la regardant avec un reste d’espoir.

La baronne leva les épaules en signe d’impuissance.

— Allons, pensa Françoise, voici les ronces qui se redressent sous mes pas. Mais Allart est sauvé ! elles peuvent me déchirer !

Un instant après, elle se jetait dans les bras de Mlle  Guay en lui disant : Je viens demeurer chez toi !


VIII

DERNIÈRES CONVULSIONS


Joachim avait toute la joie du triomphe ; ses ennemis étaient terrassés, le départ de sa femme le délivrait de tout obstacle. La dette était payée. Il avait montré sa force !

Il se rendit auprès de Mme  d’Archeranges.

— Voilà donc une belle journée, cria-t-il à Rose ; je viens de me battre, je lui ai enfoncé six pouces d’épée dans le ventre, à Allart, il en crèvera !

— Vous venez de vous battre ! dit Rose avec une admiration qui exalta Joachim.

— À l’instant même, et elle, je l’ai rossée et jetée à la porte continua-t-il avec l’idée que la brutalité le rendait plus terrible.

— N’outrageons pas les vaincus, répondit Rose avec un sourire de plaisir. Vraiment, vous l’avez battue ?

— Et c’est pour toi, ma bonne Rose, que j’ai fait tout cela, pour te venger, reprit-il d’un ton attendri et ravi, accompagné d’un petit rire singulier, enfantin. Il se pencha sur son épaule, débordant de satisfaction, de tendresse.

Par un fait exprès, le marquis arriva, mais Joachim avait besoin de mettre au dehors son contentement, son ivresse.

— Ah ! voilà Alfred, s’écria-t-il avec enthousiasme.

Jamais il n’avait été familier avec le marquis. Celui-ci le crut réellement ivre.

— Ah ! reprit Joachim, mon cher ami, j’ai retrouvé mon vieux poignet de la salle d’armes. C’est réellement magnifique de punir des misérables.

— Ah ! dit M. de Meximiers, votre femme ! Cela devait finir ainsi. Vous avez bien fait.

— Vous le saviez donc ?

— Mais, comme tout le monde, dit le marquis en ayant l’air de glisser sur le sujet.

— Et tout le monde saura aussi que je ne supporte pas l’outrage, comme tous ces complaisants…

Le marquis affecta de le questionner sur les détails d’escrime du combat.

— Le droit rend très fort, dit Joachim superbement ; après lui avoir répondu.

Il faut aller au Cercle ou à l’Opéra ce soir, lui dit le marquis avec une affectueuse façon de conseil.

Il trouvait Joachim de mauvais goût et n’était pas fâché qu’il allât se perdre un peu dans l’esprit de leurs connaissances communes.

— L’air vif du matin m’a donné un terrible appétit, venez donc déjeuner avec moi, dit Joachim.

Le marquis eût préféré rester avec Rose, auprès de qui il se sentait battu par l’intérêt qu’excitait le duel de Joachim, mais celui-ci l’emmena.

Le voyant exalté, M. de Meximiers en profita pour essayer de le rendre ridicule et s’amusa à dire à deux ou trois personnes qu’ils rencontrèrent : Du Quesnoy vient de tuer ou à peu prés l’amant de sa femme, et quant à lui, il se meurt de faim.

À la quatrième fois, Joachim se dégrisa et lui dit : Mon cher, il me semble que nous cornons trop cette affaire.

— Mais non, dit avec bonhomie le marquis, nous montrons un exemple qui devient rare, tous ces gens sont des maris trompés, nous les humilions.

Tout le long du déjeuner, Joachim parla de son énergie ; entraîné, il raconta au marquis comment il les avait joués et endormis.

M. de Meximiers se disait : On l’a toujours prétendu spirituel, et je le berne comme un provincial.

Le soir, Joachim alla faire son whist au cercle, très heureux des regards curieux qu’on lui jetait. Le marquis y vint aussi pour continuer à le ridiculiser. Mais M. du Quesnoy, qui avait retrouvé un peu sa tête, l’arrêta bientôt :

— Mon cher ami, lui dit-il, je ne vois pas quel intérêt ceci peut avoir pour autrui. Ne faites donc plus blanc de mon épée. Ici, nous sommes tous pères de famille, et d’ailleurs, whist n’est pas un vain mot.

Partout où l’événement fut connu, on discuta beaucoup sur la position de M. du Quesnoy, et on le déclara fini. Selon les uns, il finissait bien selon d’autres il y mettait du charlatanisme. Quant à Mme  du Quesnoy, elle était rayée du monde, et on regardait Allart comme très ridicule de se faire clouer six mois dans son lit pour une femme qui n’avait jamais eu aucun attrait.

On plaignait beaucoup la baronne, excellente et vertueuse personne que devait désespérer l’indignité de sa fille.

Plusieurs blâmaient Joachim de cet éclat qui ne remédiait à rien et le priverait de la fortune de sa femme, lorsqu’elle hériterait. Pour quelques-uns c’était une preuve de désintéressement. Y aura-t-il ou non une séparation ? était surtout le grand point dans les conversations.

La baronne versa ses lamentations dans le sein de tous ses amis intimes, dont le nombre était extraordinaire. Elle serrait les mains aux gens d’une façon navrante, ne prononçait point le nom de sa fille, mais parlait de l’immense chagrin qui l’accablait, et de l’infortuné Joachim, si éprouvé par le sort.

Elle écrivit à M. du Quesnoy, qui vint la trouver le lendemain. Et elle, qui haïssait tant la sentimentalité chez ses filles, elle fut absolument sentimentale.

— Venez pleurer dans mes bras, mon pauvre enfant, lui dit-elle, venez. Je sais tout. L’indigne personne dont le nom est à jamais banni de mes lèvres a si peu le sens des choses, qu’elle prétendait trouver asile chez moi. Jugez comme je l’ai reçue.

— Ah ! se dit Joachim, elle est chez Mlle  Guay !

— Mon pauvre enfant, reprit la baronne, nous voilà enveloppés dans le même malheur, réunis dans la même douleur. Que vous devez me maudire ! Je pleure avec vous.

Elle l’embrassa comme son fils.

Ainsi plaint, Joachim s’attendrit sur lui-même ; il était bien un homme voué à des maux sans pareils. Il pleura aussi.

— Ma chère mère, s’écria-t-il, puis-je penser que vous êtes contente de moi ? — Oui, mon cher fils, dites-moi donc tout, demanda-t-elle avec effort.

Il lui fit un long récit de ses souffrances et de sa vengeance.

— Ah ! je suis outrée, s’écria-t-elle à la fin.

— J’aurais dû tout supporter en silence, et songer à vous épargner. Mais un homme de cœur peut-il transiger ?

— Non, Joachim, non, vous vous êtes bien conduit. Tout le monde vous approuvera et nous approuvera. Il n’a pas été en notre pouvoir de désarmer la Providence, elle nous frappe. Mais ni l’un ni l’autre nous n’aurons pactisé avec l’indignité.

Nous pouvons lever la tête. Si vous saviez de quels témoignages d’amitié je suis entourée, vous verriez que le scandale ne nous effleure même point. Il retombe tout entier sur la tête des coupables. J’aimais beaucoup cette indigne personne. Je l’avais élevée à mon image, je priais le ciel de me la conserver pure, je faisais des vœux continuels pour son bonheur. Je vous l’avais donnée, hélas ! croyant associer les vertus à l’honneur.

— La malheureuse ! dit Joachim, je lui pardonne…

— Non, Joachim, ne lui pardonnez pas. Vous n’en avez pas le droit. Quand un membre est gangrené, on le sépare du corps. Le corps reste mutilé, il est vrai, soupira-t-elle, marqué d’un stigmate, mais le monde comprend et respecte cette souffrance et ce sacrifice.

De même que la baronne, dont le seul défaut était l’enthousiasme d’elle-même, n’eût point renoncé à occuper le monde de son importance, elle n’eût pas renoncé facilement à l’occuper de sa douleur.

Une pensée d’affaire s’insinuait dans l’esprit de Joachim.

Il reprit : C’est vous qui êtes le plus cruellement atteinte par ce coup terrible. Ah ! si mon dévouement, mes soins pouvaient adoucir pour vous…

— Je vous remercie, Joachim, vous êtes un grand cœur. Vous seul pouvez me consoler, et je l’espère, vous me consolerez. Vous êtes ma famille maintenant.

— Triste famille, triste fils ! ruiné, trahi ! n’ayant plus que vous !

— Ne vous découragez pas, dit la baronne. Songeons à ce que vous devez faire.

— Je vais tout vendre, dit-il, et maintenant sans femme, sans maison, je vais quitter le monde.

— Mais vous avez ma maison. Vous y serez entouré d’amis pleins d’égards. Notre infortune commande à nos amis de nous venir en aide. Je vais solliciter pour vous une recette, un consulat.

— Oui, dit-il, je n’ai plus qu’à m’enfouir au fond d’une province ou sur quelque côte déserte.

— Oh ! nous vous ramènerions bientôt à Paris.

— Je suis bien affecté d’être contraint de mêler aux souffrances du cœur, de pénibles détails matériels. Les saintes douleurs d’une mère devraient seules appeler mon intérêt et…

— Vous êtes trop bon, mon cher fils, je suis courageuse.

— Une chose me préoccupe. Ne croyez-vous pas que celle qui était ma femme demandera une séparation ?

— Oh ! mais vous seul en avez le droit, et je vous supplie de ne pas l’exercer. Étouffons le bruit déjà si retentissant de ce déshonneur. Qu’elle s’ensevelisse dans l’oubli !

— Pas une obole de ses revenus ne touchera désormais mes mains ! reprit Joachim d’un ton noble. Il est vrai, ajouta-t-il plein d’amère satire, qu’un peu plus tard elle sera très riche. Malgré vous, vous êtes forcée de la récompenser et de lui laisser votre fortune, comme à sa sœur, si honorable !… Et elle insultera à ma médiocrité.

— Mais vous ne resterez pas pauvre ! s’écria-t-elle.

— Ah ! fit-il avec découragement.

— Nous vous remonterons, dit-elle, nous ne vous laisserons pas.

Il lui avait jeté un certain trouble dans les idées. Ses principes de justice, adroitement choqués par Joachim, se débattaient entre ces deux termes opposés : le devoir traditionnel, légalement imposé, de laisser sa fortune à ses enfants, et l’injustice qu’il y aurait à tenir la balance égale entre une fille vertueuse et une fille coupable ! Et la pensée que le fils de son choix méritait bien plus que l’enfant de son sang, la surprit tout à coup, comme l’avait désiré Joachim.

Mais, comme elle n’était point une méchante femme, elle sentit qu’un cas de conscience soudain se posait devant elle. En privant ma fille de mon affection, en la bannissant ma vie durant, ne la punissé-je pas assez ? se dit-elle. Dois-je la poursuivre encore après ma mort ? Et cependant Joachim aurait bien droit à quelque réparation.

M. du Quesnoy lui vit l’air très réfléchi, très sérieux.

— Ah ! dit-il, si j’avais, si je trouvais cent mille francs, j’entrerais de plain-pied dans une nouvelle compagnie financière que j’ai formée. Je réunirais trente mille francs d’appointements comme directeur, vingt mille de dividendes divers, les bénéfices des actions revendues !

Il fit valoir toutes sortes d’avantages résultant de là.

La baronne pensa qu’en effet si elle donnait ces cent mille francs à Joachim, elle accomplissait le devoir de réparation qui la tourmentait, et qu’elle châtiait Françoise, en diminuant d’autant sa part d’héritage.

Elle était entraînée par la présence, par la tristesse, par le malheur de Joachim.

— Eh bien, si je vous trouvais ces cent mille francs ? dit-elle.

— Oh ! ma chère mère, vous me sauveriez, vous seriez plus que la Providence ! s’écria Joachim avec un élan qui la fit sourire de joie.

— Bon ! donnez-moi trois ou quatre jours, et nous verrons si cela est possible.

— Mais, dit-il, quand vous m’aurez comblé de bienfaits, que pourrai-je faire pour vous prouver que je suis reconnaissant ?

— Eh bien, mon cher fils, vous m’aimerez, répondit-elle d’une façon touchante.

Alors il fut plein d’abandon, lui dit combien il souffrirait d’être rejeté dans une position inférieure et de ne pouvoir soutenir son rang, combien ses ennemis se réjouiraient de sa chute et qu’il fallait absolument se passer des gens officiels qui avaient été si injustes. La baronne était ravie de ses confidences filiales. Ils s’embrassèrent plusieurs fois.

Après le départ de M. du Quesnoy, le cas de conscience se dressa de nouveau devant la baronne. Une seule personne pouvait le trancher : M. Blanchart, en qui elle avait la plus grande confiance, qui était le dépositaire de son testament, et qu’elle consultait dès qu’elle touchait à ses biens.

Elle lui parla donc « sous le sceau du secret » des événements dont elle était affligée, qu’il savait déjà, mais qu’il feignit d’apprendre d’elle.

— Je suis tellement mécontente de ma fille que je veux avantager sa sœur après ma mort, dit-elle.

Le notaire avait conservé une grande admiration pour Françoise et beaucoup d’antipathie contre Joachim. Marié, il n’approuvait pas la conduite de Mme  du Quesnoy, mais il l’excusait par la connaissance qu’il croyait avoir de M. du Quesnoy.

— Eh ! votre fille est bien assez malheureuse, et sa part n’est-elle pas suffisamment rognée déjà par le don énorme qu’elle a fait à votre gendre ? répondit-il assez vivement.

— Mais vous ne savez pas, monsieur Blanchart, pourquoi elle le lui a fait : Dans l’espérance qu’il se laisserait tromper !

— Eh bien, il n’a eu que plus tort d’accepter. Il aurait dû au moins donner son coup d’épée avant de prendre.

— Mais il ne savait rien. C’est aussitôt après qu’elle a introduit chez eux ce personnage.

— Cela me paraît bien invraisemblable. Peu importe cependant. Légalement, vous pouvez faire ce que bon vous semble, mais, moralement, je crois que vous allez trop loin. C’est une confiscation infligée pour une faute déjà punie par votre colère, par les tourments, par le scandale. Il peut y avoir autre chose dans ce don de cinq cent mille francs. M. du Quesnoy, sans sa femme, n’aurait jamais payé, il était déshonoré. Voyez ce qu’ont insinué les journaux. Il s’était associé avec des canailles, il est vrai qu’on peut être victime de sa bonne foi en pareil cas. Votre fille lui a ôté un honneur, elle lui en a rendu un autre. Et des deux déshonneurs, il y en a un qui est réellement moins bien porté que l’autre. Désavantagez, votre fille, mais quand son mari lui aura rendu ce qu’elle lui a donné. Alors vous serez à peu près équitable. Après tout, elle perd tout, elle, et lui a ses cinq cent mille francs.

— Mais, monsieur Blanchart, comme vous êtes animé contre mon gendre !

— C’est que je n’ai pas lieu d’être content de lui.

— Oh ! vous ne le connaissez pas.

— Soit, madame. Il y a un monsieur Popeland qui n’a pas lieu de s’en féliciter et qui m’a…

— Enfin, monsieur Blanchart, je pensais, pour tout concilier, à prêter ou même donner cent mille francs à mon gendre. C’est peu de chose sur la part de ma fille, mais assez pour qu’elle sente mes intentions.

— C’est de l’argent perdu. M. du Quesnoy s’en servira mal. Ceci, vous ne le nierez pas. Les faits sont là. Réservez-les lui par testament, mais ne les lui donnez pas. Ce serait dévoré. J’ai pu en juger, moi qui ai examiné toutes ses affaires.

— Oui, cela est bien possible. Alors je vais ajouter un codicille à mon testament. J’y inscrirai deux cent mille francs pour mon gendre.

— Le plus beau cadeau que vous puissiez lui faire, c’est de lui donner cinq cent mille francs pour qu’il les rende à sa femme. Ensuite, vous serez toujours obligée de laisser à Mme  du Quesnoy le quart de ce qui vous restera. Vous la frustrerez de trois cent mille francs, voilà tout ce que vous pouvez.

— Frustrer !

— Mais oui ! Elle n’a pas commis de crime personnel contre vous.

— Elle m’a déshonorée ! Je suivrai du reste votre idée. Je lui laisse les cinq cent mille francs, et c’est trois cent mille que je lègue à mon gendre. De la sorte, je serai équitable, comme vous le dites.

— À propos, dit-il, savez-vous que M. du Quesnoy a une maîtresse ?

— On le dira toujours !

— Voulez-vous que je vous en dise le nom ?

— Non, monsieur Blanchart, mon parti est arrêté. Faisons le codicille.

— Et pourquoi ne pas donner plutôt à votre autre fille les trois cent mille francs ? Votre gendre n’a pas d’enfants. Il est assez dédommagé, allez. Il a chassé sa femme, tué ce monsieur, et il n’est pas à Clichy.

— Ainsi, monsieur Blanchart, je ne dois donc rien faire pour lui ? dit-elle avec détresse.

— Placez-le, qu’on le renvoie en ambassade. Nourrissez-le, mais pas d’argent maintenant pour qu’il le perde à la Bourse. On m’a dit qu’il jouait encore. Et pas d’argent plus tard, parce que vous le devez au moins à celle de vos filles dont vous êtes contente.

La baronne s’en revint, cherchant vainement un moyen de satisfaire son double désir, et excessivement contrariée de la manière dont le notaire avait parlé de Joachim.

Elle était bien de son avis que M. du Quesnoy se servait mal de l’argent, et maintenant elle ne voulait plus rendre à celui-ci le mauvais service de lui en donner. C’était donc lui trouver une belle position qu’il fallait. Mais les ministères semblaient aussi mal disposés que M. Blanchart pour Joachim. Voilà qui était singulier. Et sa fille n’avait-elle pas juré plusieurs fois qu’elle était innocente ?

Aussitôt elle se reprocha ce doute contre un fils aussi tendre et aussi malheureux.

— Je le tirerai d’affaire, se dit-elle.

Et elle commença des démarches actives encore une fois.

Après avoir vu sa belle-mère, Joachim alla chez Laure pour l’instruire de la grande catastrophe. Il la trouva renseignée. Rose n’avait pas manqué, dès la veille, d’accourir auprès de son amie pour célébrer la défaite de Françoise.

— Joachim a été splendide, avait dit Rose.

— Mon pauvre frère ! répondit Louise, Dieu l’a protégé. N’est-ce pas horrible qu’à cause de cette femme il ait été exposé à la mort ?

— Ah ! reprit Mme  d’Archeranges, quelle énergie Et comme nous avions bien prévu qu’elle finirait ainsi, cette hypocrite. Et cet imbécile qui va se faire donner un coup d’épée ! Il l’a bien gagné. Mais, ma chère, tout cela ne la punit pas beaucoup. Joachim devrait la faire condamner.

— C’est continuer le scandale.

— Eh, pourquoi ? Si on le faisait à l’instant même, tout se tiendrait et ne ferait qu’un seul et même bloc. Il faut que Joachim s’en débarrasse tout à fait. Ma chère, si elle n’est pas anéantie du coup, elle est capable de nous jouer quelque tour. Elle est excessivement méchante. Voyez, Laure, Joachim, sauf le succès matériel, n’a aucune satisfaction à retirer de là. Elle peut passer toutes ses journées auprès de ce niais de M. Allart.

— Oui, mais elle ne peut plus aller nulle part.

— Elle n’a jamais paru y tenir. Elle se moque assez du qu’en-dira-t-on. Mais si on la séparait pour deux ou trois ans de son M. Allart, elle aurait le temps de faire des réflexions sur le connais-toi toi-même et sur la tolérance qu’on doit avoir envers les autres femmes. Je voudrais la rencontrer et lui demander si elle est toujours aussi arrogante. Ma chère amie, poussez donc Joachim à la faire condamner.

Mais la vicomtesse, qui parla à son mari, fut surprise des dispositions de M. Ballot dans ces circonstances.

— Votre frère est un cerveau fêlé, dit-il, qui nous mettra constamment dans l’embarras. Qu’il nous laisse donc en repos, et qu’on n’entende plus parler de lui, de sa femme, de ses tripotages, de sa personnalité, de ses sottises.

— Nous nous passerons du concours de mon mari, se promit la vicomtesse.

Et lorsqu’elle vit son frère, après s’être extasiée sur sa prouesse, elle lui communiqua la résolution prise avec Rose.

— J’ai besoin de ma belle-mère, je ne puis me l’aliéner, opposa-t-il.

— Mais, dit Laure, vous resterez dupe. Qui empêche votre femme de revoir M. Allart ?

— Oui, il faut en finir, s’écria-t-il, cette femme ferait ma perte !

Dès lors, Rose et Laure le stimulèrent constamment, mais il prit le parti d’attendre les cent mille francs de la baronne avant de faire poursuivre Allart et Françoise. Tant pis pour Mme  Guyons, si elle n’était pas contente.

Il porta les lettres d’Allart à un avocat qu’il consulta sur les chances de succès d’un procès criminel.

— Il faudrait les lettres de la femme, dit l’avocat, et le flagrant délit n’ayant pas été constaté, si vous n’avez pas des témoignages très forts, je ne sais trop s’il y aura lieu de poursuivre. Le cas me paraît douteux.

— Et, demanda Joachim, si ma femme obtient la séparation de corps, elle pourra, quoiqu’elle m’ait librement donné une partie de sa dot, en exiger la restitution ?

— Encore une confession, murmura l’avocat en le regardant se retirer.

— Je pourrai m’opposer à la séparation, avait pensé Joachim.

Tout ce qui faisait obstacle à ses désirs de punir sa femme lui devenait une cause d’irritation.

Quelques jours s’écoulèrent.

La baronne avait hésité à annoncer immédiatement à Joachim qu’elle ne mettrait point les cent mille francs à sa disposition. Elle espérait, en compensation, lui donner une bonne nouvelle, celle de sa nomination à un poste lucratif. Elle échoua partout. On lui répondit que M. du Quesnoy était trop compromettant. Tout ce qu’on accordait, c’était un consulat sur les côtes d’Afrique, exil où enterrer un homme avec l’apparence d’une faveur.

— Que faire ? se demanda-t-elle. Et pour la première fois elle ne chassa pas trop loin cette pensée : Il y a donc décidément en lui je ne sais quoi de douteux ! Me tromperais-je sur son compte ?

L’amour-propre était pour quelque chose dans ce sentiment. N’admettant pas que son propre crédit eût baissé, il fallait qu’il y eût en Joachim quelque cause réelle d’exclusion.

Ce fut Joachim qui lui demanda une solution.

Quand elle lui dit à la fin qu’il ne savait pas employer l’argent et qu’il n’en aurait pas, il fut atterré et furieux.

— Eh ! que voulez-vous que je fasse ? s’écria-t-il.

— Attendez ! ma maison est la vôtre. Dans six mois, dans un an, nous serons plus heureux.

Alors, par un excès d’emportement, il se perdit d’un coup dans l’esprit de la baronne, qu’il compta intimider.

— De mon côté, reprit-il, j’ai dû me décider à faire condamner ma femme.

Il répéta les arguments de Laure : Je suis dupe, rien ne l’empêche de revoir son amant.

La baronne ne le connaissait point sous son aspect dur et méchant. Un tout autre Joachim se révéla à elle et l’effraya.

— Oh ! mon cher enfant, dit-elle vivement, vous m’avez promis de m’épargner ce chagrin…

Mais, répliqua Joachim, c’est mon seul dédommagement. Puisque tout me manque, je ne me priverai pas de celui-là.

— Mais, c’est mal, reprit la baronne je vous en supplie, Joachim…

Elle ne supportait pas facilement la contradiction. Elle se fâcha : Je m’y opposerai.

— Nous verrons bien, dit-il.

— C’est donc parce que je ne vous donne pas cette somme ? continua-t-elle, outrée.

La figure de Joachim se contracta. Il essaya de revenir sur ses pas.

— Oh ! madame, répondit-il avec indignation, vous venez de me briser le cœur.

— Pourquoi me menacez-vous, Joachim ? dit la baronne plus doucement.

Il hésita, puis reprit violemment :

— Eh bien ! c’est un marché dont vous me donnez l’idée, en effet : les cent mille francs ou votre fille adultère… condamnée.

— Oh ! Joachim, je n’aurais jamais cru cela de vous ! s’écria-t-elle avec une grande douleur.

— Eh ! vous ne m’êtes bonne à rien. On m’a forcé à brûler mes vaisseaux.

— Monsieur, vous m’avez indignement trompée jusqu’ici. Je ne vous le pardonnerai jamais.

— Je vous l’ai dit : je brûle mes vaisseaux.

— Je ne vous recevrai plus jamais !

— Votre fille sera publiquement flétrie !

— Assez, monsieur, assez.

— Tant pis ! dit-il en s’en allant.

La baronne s abandonna au chagrin : L’ingrat, s’écriait-elle, moi qui l’adorais. Ma fille, lui ! ils m’accablent à l’envi. Ceux qui m’ont avertie avaient bien raison. J’étais le jouet de ses comédies. Ah ! l’horrible homme !

Elle lui en voulait surtout pour n’avoir pas su le juger. Les menaces de Joachim l’inquiétaient à demi. Elle ne pensait pas qu’elles fussent autre chose qu’un moyen d’extorsion : Après ce que j’ai fait pour lui ! me mettre le poignard sur la gorge. Ah ! que l’espèce humaine est vilaine !

Joachim était retombé dans l’exaspération où il se trouvait avant le duel. Tout le monde l’abandonnait. Un homme qui tombe n’a plus ni amis, ni parents ! Cette vieille femme était stupide et l’avait endormi par ses promesses. Maintenant elle faisait comme tout le monde. La mère et la fille, il s’en vengerait.

Il avait eu aussi d’autres ennuis depuis quelque temps. Les amis de la baronne n’admiraient point comme elle M. du Quesnoy et lorsqu’ils le rencontraient étaient d’une politesse fort réservée. Au cercle le bruit s’était répandu qu’il ne pouvait trouver de place. L’histoire de ses dettes payées, confiée par M. Blanchart peut-être à deux personnes seulement, était arrivée là également. Joachim lisait sur tous les visages la froideur, l’indifférence et même l’étonnement de voir encore parmi les gens prospères et importants, un être qui n’avait plus d’argent et ne pouvait arriver à rien.

La haine du genre humain le prenait, et il en reportait tout le contre-coup sur Françoise. Il attendit trois jours, croyant que la baronne céderait.

Joachim vendit enfin son mobilier, ne se réservant que de quoi meubler un appartement de garçon. Il ne garda qu’un domestique et un cheval. Cette vente lui procura vingt-cinq mille francs ; mais ce changement était le premier et irréfutable signe de la décadence, un signe persécutant.

— Comment donc font les gens qui réussissent ? s’écriait-il parfois en se prenant la tête à deux mains. J’avais tout, je sais séduire, j’ai de l’esprit, je suis brave, et je tombe !

Il envoya peu après sa plainte en adultère au procureur du roi.

Le lendemain du duel, Françoise était retournée chez Allart. La fièvre, un peu moins forte, laissait au blessé quelque sentiment.

Il reconnut Mme  du Quesnoy et essaya de lui étendre la main, en disant d’une voix très faible : « Nous n’avons pas été heureux. »

Le jour suivant, comme elle arrivait avidement, heureuse de le revoir, Jean, le domestique, qui était un garçon intelligent, l’arrêta au seuil de la porte :

— La mère et la sœur de Monsieur sont installées auprès de lui, dit-il.

Ah ! Philippe était tout pour elle, son cœur et son existence, et elle seule ne pouvait l’approcher ! Mais elles ne l’aiment pas plus que moi ! cria intérieurement son chagrin, je veux les supplier de me laisser le regarder un seul instant.

Elle n’osa pas. Elle revint se plaindre à Charlotte, gémir, désolée et irritée à la fois, de cette calamité inattendue, la plus cruelle de toutes.

Mlle  Guay la consola. On enverrait tous les jours deux fois demander des nouvelles d’Allart et on prierait Jean de venir en apporter de détaillées, de temps en temps. C’était un homme de confiance. Aussitôt qu’Allart irait mieux, il écrirait, on combinerait des entrevues en l’absence de ses parentes.

— Une étrangère peut aller chez lui et moi je ne le puis ! répétait Françoise avec angoisse.

— Cependant, disait Charlotte, tu ne te désespères pas à l’idée d’être arrêtée et séparée de lui pour un temps bien plus long.

— J’ai fait provision de forces pour résister à ce coup, s’il m’atteint. Mais ce qui m’arrive aujourd’hui, Charlotte, pouvais-je le prévoir ? Sa mère et sa sœur, que j’aime à cause de lui, me barrent le chevet de son lit !

Françoise se résigna en tournant toutes ses pensées vers l’attente de la guérison de Philippe. Elle faisait face courageusement à la crainte de l’arrestation. Chaque coup de sonnette les faisait tressaillir elle et Charlotte : on venait la chercher ! Souvent, derrière les rideaux des fenêtres, elles épiaient dans la rue.

Bientôt, rassurée par les bulletins toujours meilleurs de la santé d’AUart, Françoise songea, pour échapper à son autre inquiétude, à aller au-devant de ce dont elle se croyait menacée, et à solliciter la séparation, puisque Joachim ne bougeait pas et par là semblait lui réserver quelque piège, quelque machination nouvelle et plus dure.

Mais, rendrait-on justice à l’esprit qui la conduisait ? N’était-elle pas déjà assez méjugée pour que sa hardiesse ne parût à tout le monde le fait d’une femme qui n’a plus ni honte ni frein. Elle recula. Charlotte, qui l’avait approuvée de vouloir avancer, l’approuvait aussi de reculer.

Puis, le temps passant, Françoise commença à respirer et à croire que Joachim la laisserait en repos. Délivrée à demi de ce côté, ce fut Allart qui s’empara de nouveau de son anxiété.

Il allait mieux, mais l’amélioration était lente et mêlée de crises. Sa mère et sa sœur ne le quittaient jamais, et il n’était pas possible que Françoise le vît encore.

Un matin qu’il avait eu une de ces crises, on sonna chez lui, et plusieurs personnages vêtus de noir, écartant le domestique, et prononçant le sinistre : « Au nom de la loi ! » firent irruption brusquement dans la chambre du blessé, puis occupèrent toutes les issues. Les deux dames se levèrent épouvantées, sans paroles, sans haleine.

Un monsieur, d’une politesse grave et sévère, demanda le sieur Allart Philippe-Charles-Évariste.

Le docteur le lui indiqua silencieusement du geste, sur son lit où il était étendu les yeux ouverts, mais étranger à tout ce qui se passait.

— Est-il en état de répondre à un interrogatoire ?

— Oh non !

— Vous êtes le médecin ? Vous certifiez l’impossibilité ? Écrivez, dit-il à un des hommes qui était installé à une table et qui griffonna rapidement.

— Nous nous bornerons à une perquisition dans les papiers, reprit le procureur du roi.

Veuillez, madame — il s’adressa à la sœur — nous faire ouvrir tout secrétaire, toute armoire, coffre, tiroir.

— Jean, put murmurer seulement Mme  Allart en faisant signe au domestique d’obéir.

Alors, durant deux heures, quatre hommes fouillèrent partout, parcoururent toutes les lettres, tous les papiers.

On les entendait aller en groupe d’une pièce dans l’autre, échanger quelques mots, marmotter d’un ton cadencé les lignes qu’ils lisaient.

De temps en temps, le mot : rien ! tombait distinctement et comme avec rancune d’une bouche, et l’interminable froissement des papiers recommençait.

Puis, ils dérangèrent des meubles, frappèrent des housses, et revinrent enfin opérer les mêmes travaux dans la chambre du blessé. Les deux dames n’osaient bouger ni parler.

Le magistrat, homme au coup d’œil exercé, avait compris qu’on ne trouverait rien.

— Allons, dit-il, on a pris ses précautions ! Et il demanda tout d’un coup au docteur : C’est une blessure reçue en duel, n’est-ce pas ?

Tous ses hommes, et lui-même, avaient un air de regret de ne pas avoir réussi dans leurs recherches, et les subalternes interrogeaient involontairement de l’œil les planchers, les recoins obscurs, et les vêtements des hôtes de l’appartement.

Enfin, le magistrat salua fort poliment les dames, et le groupe s’écoula dans l’antichambre avec un grand bruit de pas.

Mme  Allart jeta un cri de tourment : Ah ! mon Dieu, quelle peut donc avoir été la cause de ce duel ?

Le docteur se tut, mais Jean crut bien faire et ne compromettre personne en renseignant Mme  Allart.

— C’est à cause d’une dame, dit-il, que monsieur s’est battu. On cherche des lettres, mais elles sont probablement dans un petit paquet que j’ai porté à M. l’abbé, la nuit même avant le duel.

— Oh ! cette vie de Paris ! s’écria la sœur d’Allart.

— Oh ! la maudite personne qui a failli me coûter la vie de mon fils ! reprit la mère.

— Ah bien ! si la dame revenait, elle serait bien reçue ! se dit Jean.

Le même jour, Françoise reçut un ordre à comparaître devant le juge d’instruction.

— Voici le moment venu, dit-elle à Mlle  Guay en lui tendant le mandat.

Bien que sa poitrine se serrât et que son cœur battît, elle se sentait l’esprit plutôt suspendu que troublé, car elle voyait à la fois des choses très opposées ; on ne l’arrêtait pas encore, c’était-un demi-espoir. Mais elle pouvait ne pas revenir ! Cependant, elle avait le droit de parler, de se défendre. Elle voulait se défendre surtout à cause de son innocence et à cause de Philippe, et, si elle était condamnée, l’être le moins gravement possible. Ce désir faisait tout son courage.

— Oh ! s’écria Charlotte, et tu es calme !

Elle joignit les mains sur son front.

— Quand je dirai la vérité, pourquoi ne me croirait-on pas ? dit Françoise avec force.

Son plaidoyer, qu’elle faisait mentalement déjà, lui semblait devoir être irrésistible.

— Mais, si tu n’allais plus revenir ! Oh ! tu ferais mieux de fuir, de te cacher !

Mais Françoise s’habilla rapidement. Elle se voyait là-bas, devant l’homme qui allait l’interroger ; elle supposait les questions, préparait ses réponses. Ce juge était désintéressé : il saurait discerner le vrai. Son devoir était d’écouter. Elle serait franche ; et puis elle aurait voulu à présent que, s’il fallait succomber, interrogatoire, procès, condamnation, tout se fît sur-le-champ, car, du fond de sa prison, elle attaquerait à son tour Joachim sans merci.

Charlotte, en larmes, la serra dans ses bras. Françoise était impatiente de connaître son sort et de le disputer à la chance adverse.

— Fais prévenir Philippe, pour qu’il ne soit pas surpris quand il se rétablira, dit-elle seulement.

À peine Mlle  Guay eut-elle vu son amie partir pour ce dur pèlerinage, qu’elle s’écria : Mon amitié sera donc toujours stérile, et je verrai les malheurs de Françoise sans pouvoir la secourir ? À qui m’adresser, à qui ?

Alors elle eut l’idée de recourir à la baronne. Et elle, qui n’eût jamais su rien résoudre pour son propre compte, elle s’élança pleine de feu dans les rues, étonnée de sa décision et sentant qu’elle réussirait.

— Oh ! madame la baronne, madame la baronne, implora-t-elle en entrant dans le salon de celle-ci, venez à notre aide.

Elle ne s’était pas fait annoncer. A la vue de cette personne ravissante, mignonne, tout émue, la baronne, sans savoir encore de quoi il s’agissait, eut un bon regard à travers son étonnement.

— Je suis l’amie intime de Mme  du Quesnoy. Son mari la fait arrêter. Je vous jure qu’elle est innocente. Madame, sauvez-la, empêchez-le de la martyriser !

— Ah ! mon Dieu, ce Joachim ! interrompit Mme  Guyons avec douleur.

— C’est un monstre ! s’écria naïvement Charlotte. Et elle ajouta : Je sais que vous êtes bien prévenue contre Françoise, mais elle n’est pas coupable ! Peut-on punir une amitié pure, madame la baronne ? Je puis vous affirmer qu’elle n’a pas démérité. Je le sais, moi qui ai été la confidente de cette affection. L’honneur de son mari n’a pas été atteint, et plût à Dieu qu’il eût su le conserver aussi intact pour ce qui le concerne personnellement. J’ai été comme vous au commencement ; je l’ai cru un homme parfait. Ah ! comme nous avons été trompées. Vous ignorez ce qu’elle a souffert depuis son mariage, en voulant le retenir dans ses écarts. Aussi il l’a toujours haïe ! N’a-t-elle pas été obligée de chasser de chez elle une maîtresse qu’il osait y amener ! Il n’a que de mauvais instincts, et il exploite les apparences actuelles, pour se venger des conseils, des services, des bienfaits qu’il a toujours reçus d’elle.

La baronne écouta, soucieuse, toutes ces paroles qui semblaient monter à l’assaut de son cœur refroidi pour Françoise.

— Et elle est arrêtée ! s’écria-t-elle enfin avec indignation.

— Elle est chez le juge d’instruction, maintenant même !

— Ah ! grand Dieu, reprit d’une voix précipitée la baronne, mais il est trop tard, peut-être. Que n’ai-je été prévenue ! Je ne le croyais pas capable d’une pareille ingratitude envers moi. Je ne sais si je puis pardonner à ma fille ; mais lui, je ne lui pardonnerai jamais.

— Et si on ne la laisse pas revenir ! dit Charlotte.

— Mais on ne peut faire si promptement des démarches ! Je ferai tout ce que je pourrai. C’est chez vous que ma fille s’est retirée ?

— Oui, madame la baronne, je suis Mlle  Guay.

— Laissez-moi votre adresse. Faites-moi dire si Françoise est revenue. Ah ! mon Dieu, Joachim ! Personne ne m’a jamais fait autant de peine que lui, mademoiselle. Dites, faites dire à ma fille que si ce malheureux procès peut être arrêté, il le sera. Qu’elle prenne courage. Le plus sûr moyen serait de faire renoncer Joachim à sa plainte. Mais s’il est d’une aussi mauvaise nature… Enfin je tenterai. Je me mets en chemin à l’instant même.

— Ah ! madame la baronne !

Charlotte lui prit la main pour la baiser.

— Mais non, mon enfant, dit la baronne gracieusement en retirant sa main, je voudrais que ma fille fût aussi blanche que vous le croyez…

— Que je l’affirme. Elle a une telle vénération pour vous, madame ! Voudrez-vous la voir ?

— Non, non, pas encore, plus tard.

— Elle a tant souffert !

Mme  Guyons ne dit plus rien.

La baronne s’apprêtait. Elle partait pour Cernay. Ne se souciant pas de revoir Joachim, elle comptait prier Laure d’user de son influence. La demeure de Mlle  Guay étant sur le chemin, elle la ramena dans sa voiture, attelée en poste.

Le vicomte et la vicomtesse étaient heureusement à Cernay.

Laure déclara net qu’elle n’avait aucune influence sur son frère et qu’elle n’essaierait même pas d’intervenir, parce qu’il était très excité et se brouillerait avec elle.

— Mais enfin, madame, dit la baronne irritée, dans une circonstance aussi grave, on peut bien risquer de déplaire passagèrement.

— Je le ferais volontiers, si je n’étais sûre de l’inutilité de mes efforts.

— Eh bien, je veux voir le vicomte, reprit Mme  Guyons en haussant la voix.

— Mais c’est qu’il est en conférence d’affaires, répondit Laure contrariée.

— Ah ! peu m’importe, madame, s’écria la baronne en se dirigeant vers un autre appartement, je saurai si votre famille et la mienne sont divisées à jamais !

Laure sonna avec un mouvement d’humeur.

— Prévenez M. le vicomte, dit-elle à un valet de pied avec une nuance brutale dans la voix, que Mme  la baronne Guyons désire le voir.

— Désire instamment le voir, appuya la baronne qui se mit à marcher à travers le salon sans plus parler à la vicomtesse.

M. Ballot se présenta. Laure salua la baronne et les laissa. Dès que Mme  Guyons se fut expliquée :

— Mais, chère madame je ne connaissais pas cette nouvelle folie de mon beau-frère.

— Les amis de ma fille m’affirment quelle n’a jamais compromis l’honneur de son mari.

— J’écarte ce point, reprit-il ; en tout cas je comprends votre désir et je le partage. J’aurais pris moi-même l’initiative. Si nous laissons faire ce malheureux Joachim, il finira par nous couvrir de boue ! Je me mets à votre disposition, madame.

Ils convinrent d’user de tout leur crédit pour obtenir une ordonnance de non-lieu. Le vicomte était un homme considéré et pouvait être d’autant plus influent qu’il n’avait jamais rien accepté pour lui-même et jamais rien demandé pour personne. Il se contentait d’être un très habile agriculteur et un habile politique derrière le paravent. On était tout disposé, au pouvoir, à se l’attacher par toutes sortes de faveurs.

La baronne l’emmena à Paris.

Charlotte était rentrée, espérant le retour de Françoise, puisque les signes se dessinaient favorables. En effet, Mme  du Quesnoy reparut, mais ayant l’air bien fatigué.

— Eh bien ! s’écria Charlotte en la pressant sur son sein.

— Rien n’est encore décidé, dit Françoise avec un accablement qu’elle n’avait pas au départ.

Elle raconta la séance à Mlle  Guay.

Le cœur lui avait un peu manqué quand elle s’était arrêtée dans la salle d’attente.

Le monde de la loi est entouré d’un appareil glacial, menaçant, et porte une physionomie de brutale indifférence qui ne semble pas s’adresser à des êtres humains.

Puis, quand elle s’était trouvée dans le cabinet du magistrat, elle avait vu un homme bien élevé, d’une figure agréable même, parlant froidement, il est vrai, mais sans cet air d’hostilité auquel elle s’attendait. Il l’avait beaucoup questionnée en termes souvent pressants, mais toujours réservés, sur divers passages de ses lettres.

Trois ou quatre fois elle s’était aperçue qu’il cherchait à l’amener à se montrer coupable. Elle n’avait pas varié dans ses réponses sincères.

Il avait fort insisté sur la scène où Joachim et Allart s’étaient provoqués et frappés.

L’interrogatoire avait duré très longtemps. À la fin elle en était épuisée et ne savait plus trop ce qu’elle disait. Elle ne se rappelait que quelques points de tout cet entretien. Au début, lorsqu’elle mettait quelque élan dans ses paroles ou s’étendait un peu dans sa défense, le juge la coupait toujours par des questions relatives à des choses très éloignées de celles dont elle parlait.

Elle se rappelait surtout, comme une sorte de supplice, le prononcé des formules spéciales que le magistrat adressait de temps à autre au greffier, le grincement de la plume de ce dernier sur le papier, ainsi que le bruit de ses fréquentes prises de tabac.

Enfin on lui avait dit : « Vous pouvez vous retirer, madame. » Elle avait traversé de longs et obscurs corridors, descendu des escaliers étroits pratiqués dans d’énormes pierres grises, et elle s’était retrouvée dans la rue, au grand air, absolument étourdie et sans force. Elle était revenue à pied, très lentement, presque sans penser. Et elle se sentait encore incapable d’avoir une idée.

Charlotte lui donna quelques soins, la fit reposer sur son lit, et, lorsqu’elle la jugea ranimée, lui dit :

— Et moi j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer : Ta mère prend ton parti !

Ce fut trop brusque. Françoise s’évanouit à demi. En revenant à elle, elle voulait aller chez sa mère et tomber dans ses bras.

— Non, dit Charlotte, vous n’êtes point encore tout à fait réconciliées. M ais qu’importait. Françoise eut un long accès d’attendrissement. Sa mère était bonne et ne l’abandonnait pas.

Après les épreuves, le ciel envoyait les adoucissements, et celui-là était un des plus grands.

Quant à son interrogatoire, Mme  du Quesnoy ne savait pas qu’il avait été en quelque sorte une faveur.

Au ministère de la justice, on n’avait pas été tenté de presser l’affaire, qui eût encore attiré l’attention sur le nom de M. du Quesnoy. Celui-ci n’était pas depuis assez longtemps éloigné des régions officielles, et un nouveau scandale succédant à celui de la Bourse eût encore embarrassé le gouvernement. Aussi, les démarches du vicomte Ballot et de la baronne Guyons furent-elles bien accueillies.

Mme  du Quesnoy envoya à monsieur Jean ce mot : « Qu’on se tienne sur ses gardes, la justice peut venir chez M. Allart d’un moment à l’autre. Qu’on lui épargne toute émotion. »

Dans l’état où il est, se disait-elle, ils pourraient le tuer. Oh ! jamais jamais je n’aurai d’apaisement. Quand j’échappe à un tourment, un autre est embusqué sur mon chemin. Quand donc cessera cette existence atroce ?

Françoise délibérait le soir d’aller chez Allart pour donner des indications plus précises à Jean, lorsque celui-ci arriva pour l’informer de la perquisition inutile.

— Et lui ? s’écria-t-elle. Elle se reprit : Et M. Allart ?

— Oh ! monsieur était encore trop absorbé. Il ne s’est douté de rien. Et ces dames ne l’avertiront que quand il sera tout à fait bien. Elles ont eu bien peur et elles sont bien en colère…

— Pauvres personnes !

Enfin, Françoise ne sentait plus son front et son sein étreints, opprimés comme pendant tous ces jours pénibles.

Charlotte vit la baronne pour la remercier au nom de sa fille. Mme  Guyons lui demanda beaucoup de nouvelles de Françoise et la chargea de lui donner bon espoir.

Bientôt tous les intéressés reçurent l’avis qu’une ordonnance de non-lieu avait été rendue.

Combien Françoise aurait voulu revoir Allart ! Elle allait tous les jours à l’église prier pour lui, et devant ce retour de la protection divine, sa rancune même contre son mari se désarmait.

Elle n’était point encore quitte avec lui.

La colère de Joachim redoubla par l’impuissance même.

Qu’étaient-ce donc que ces juges ? Avec quoi les avait-elle achetés ? La baronne était donc intervenue ?

Fallait-il plier les épaules sous le poids de cette inimitié nouvelle qu’une seule minute de déraison lui avait créée ? Serait-il battu, bafoué, repoussé partout sans avoir une seule fois la joie de rendre un peu le mal qu’on lui faisait ?

Laure lui ayant appris tristement la part d’action qui revenait au vicomte, il songea à faire opposition à l’arrêt, à provoquer son beau-frère, à se faire sauter la cervelle. Il s’enferma chez lui durant deux jours. Il ne voulait plus voir personne sans s’en faire craindre. Il cherchait le moyen d’infliger le repentir à cette famille qui se détournait de lui. Il en voulait à Laure de sa neutralité de pur apitoiement.

S’étant rendu chez Rose, et ne trouvant pas qu’elle sympathisât assez avec ses peines, il la rudoya et recommença ses menaces contre le marquis.

Mais, surtout, c’était sa femme pour qui tout le monde levait le bouclier contre lui et qu’on arrachait à son légitime désir de châtiment.

Joachim alla enfin chez Mlle  Guay. La servante de Charlotte étant sortie, ce fut celle-ci qui ouvrit la porte à M. du Quesnoy.

Gardant son chapeau sur la tête, il la bouscula presque pour entrer, tandis qu’elle était restée un moment immobile de surprise et d’effroi devant lui.

— Ma femme est chez vous ! dit-il menaçant. Et ses regards semblèrent chercher Françoise de tous côtés.

Charlotte lui barra vaillamment le passage, comme une petite lionne.

— Vous n’entrerez pas, je vous le défends répondit-elle en étendant ses bras.

— Je veux la voir, je la verrai ! cria Joachim prêt à écarter brutalement la pauvre petite Mlle  Guay.

— Oui, vous me verrez ! dit soudain Françoise en apparaissant ; que me voulez-vous ?

Du fond de l’appartement elle avait entendu l’altercation et reconnu la voix abhorrée.

— Non, non, Françoise, retourne dans ta chambre ! s’écria Charlotte ; tu es chez moi, et je ne souffrirai pas qu’il entre, dussé-je appeler à mon aide dans l’escalier.

Et elle appuya ses deux mains sur la poitrine de Joachim pour le contraindre à reculer. Il ne détachait pas ses yeux de ceux de sa femme. Elle avait cet insolent, cet intolérable regard plein d’arrogance et de défi qui l’avait exaspéré le soir où il l’avait renversée à ses pieds. Il s’avança, poussant et traînant Mlle  Guay, qui vainement résistait, et il tendit ses mains vers Françoise à lui toucher presque le visage.

— Je la ferai reprendre par les gendarmes.

Il ajouta une insulte.

— Françoise, je t’en supplie, retire-toi, il est fou ! criait Charlotte.

Déjà, à l’intérieur, sur le palier, par la porte ouverte, on voyait des gens se pencher curieusement.

— Non ! dit Françoise avec un grand mouvement de colère. Elle prit Joachim par le bras. Venez donc !

Elle l’entraîna dans une autre pièce. Charlotte s’y précipita après eux.

— Vous spéculez toujours sur le bruit honteux, dit Françoise à Joachim d’un ton haché par des secousses d’indignation exaltée. Vous avez quelque nouvelle bassesse ou méchanceté en tête. Eh bien, annoncez-nous-la.

Vous voulez me faire ramener chez vous par les gendarmes, n’est-ce pas ? Est-ce tout ce que vous voulez ? Envoyez vos gendarmes. Je veux traverser Paris au milieu d’eux. Au moins ce sont d’honnêtes gens. Sont-ils là, derrière vous ? Vous voulez que je revienne chez vous ? Et moi aussi je le veux. Je suis prête. Allons, je pars.

— Françoise ! implora Charlotte épouvantée.

— Qu’il marche, je le suivrai reprit Françoise plus violente encore. Et vous croyez que, chez vous, c’est moi qui souffrirai le plus de nous deux ! Vous croyez que votre poing stupide, que vos insultes, vos menaces, vos yeux de reptile m’effraient ? Mais frappez-moi, foulez-moi aux pieds. Voulez-vous me tuer, voulez-vous une arme ? Charlotte, donne-lui un couteau. Tuez-moi. Si vous ne me tuez pas, jour et nuit je vous dirai que vous êtes un misérable lâche ; vous avez menti, trahi, vous avez volé ; assassinez maintenant, car au moins on vous traitera enfin selon vos mérites.

— Elle va se faire tuer, pensait Charlotte terrifiée.

En effet, les yeux de Joachim, fixes, aigus, cruels, étaient cloués au visage de Françoise et on y voyait l’intense, le forcené désir de faire taire cette voix, cette voix qui le dominait, à laquelle il ne savait répondre, tellement il la trouvait insensée, effrénée, et qui au fond lui faisait peur.

Mais la présence de Charlotte, les lieux inconnus, l’arrivée de la servante de Mlle  Guay, à qui cette dernière dit aussitôt : « Allez chercher M. Bertrand (c’était le portier), pour qu’il me débarrasse d’un homme qui est entré ici de force, » se joignirent pour Joachim à la crainte secrète, indéfinissable, que lui causait l’exaltation de sa femme.

Se voyant encore contraint à reculer, ce fut en se retirant, par rage, et comme s’il se sentait à l’abri de lui-même et de Françoise, que la parole lui revint avec la menace :

— Oui, je vous ferai traverser Paris entre les gendarmes ; oui, je vous battrai et je vous foulerai aux pieds jusqu’à ce que votre impudence se change en soumission et que vous demandiez pardon à deux genoux ; et quand votre infâme amant va être guéri, je lui donnerai encore un coup d’épée, et, malgré vos menées, je ferai punir tous vos complices.

Ces mots n’étaient pas jetés, ils étaient crachés à la face des deux femmes. En voulant se jeter dehors pour courir plus tôt là où il se figurait trouver des aides à sa vengeance, il se heurta vivement. Un incendie était dans sa tête.

En sortant, Joachim se croisa avec le portier qui montait.

— Monsieur Bertrand, dit Charlotte, vous reconnaîtrez cette personne. Ne la laissez jamais pénétrer dans la maison. C’est un fou dangereux.

Françoise resta un moment encore toute vibrante des sentiments qui l’avaient soulevée. Mais un grand désespoir planait sur elle, prêt à s’abattre.

Charlotte, lui ayant pris les mains, détermina la réaction, en murmurant avec une profonde pitié :

— Oh ! ma pauvre amie !

— Oh ! s’écria Mme  du Quesnoy, s’il devait revenir, je me jetterais par la fenêtre !

Elle marcha vers la croisée d’un air qui fit bondir Charlotte vers elle.

Sa voix avait été inquiétante.

— Calme-toi, calme-toi ! suppliait Mlle  Guay en la ramenant à son fauteuil.

— Je vais porter du poison sur moi, dit Françoise dont les yeux semblaient couverts d’un brouillard et tout le corps se débattre sous un spasme.

— Il ne reviendra plus, reprit Charlotte, on ne le laissera plus entrer dans la maison. Reprends courage, toi qui as été si forte jusqu’ici. Françoise, appela-t-elle, du courage !

Un moment, comme celle-ci restait la tête penchée sur la poitrine, Charlotte la crut tombée dans l’atonie et l’appela de nouveau : Françoise !

Mais, pendant ce court instant, Mme  du Quesnoy avait retrouvé son énergie :

— Si je suis forcée de retourner chez lui, je serai telle que je le lui ai dit.

— Mais comment veux-tu, répondit Charlotte, qu’il puisse te faire revenir pour te battre ? On ne le lui permettra pas.

— C’est qu’alors aussi j’obtiendrais la séparation. S’il me menace encore, Charlotte, je n’hésite plus. Tous les moyens lui sont bons, j’emploierai aussi tous les moyens pour arracher ma vie à ses persécutions, à son contact. Je ne puis plus voir personne maintenant, tout le monde me juge tombée. En revanche, je suis libre, je n’ai plus que ma propre estime et mon intérêt, les tiens et ceux de Philippe à satisfaire. Et cela me fait penser, Charlotte, qu’il faut que je te quitte. Je t’ai amenée et compromise dans ta maison. Tu es exposée à ce que ces scènes se renouvellent. Moi-même il m’entraîne. Il me fait perdre la dignité. J’ai parlé, je le sens, comme une femme de la basse classe, grossièrement.

Cette pensée lui fut particulièrement pénible.

— Oh non, répondit Mlle  Guay, tu as été effrayante, mais non pas basse. Et, quant à ma maison, ne t’en inquiète pas. Ne me quitte pas. Que deviendrais-tu, seule ?

— Mais je suis prisonnière, ici, il reviendra nous assiéger.

— Eh bien, je serai ton geôlier, et je te saurai du moins en sûreté.

Françoise ayant insisté pour se retirer dans une maison religieuse où on louait de petits appartements à des dames seules, et où Joachim ignorerait son séjour, Charlotte y consentit, en la priant de remettre ce dessein à quelques jours.

Charlotte ne laissait jamais sortir son amie sans l’accompagner, et tous ceux qui se présentaient étaient examinés avant d’être introduits.

Joachim ne tarda pas à revenir. Mais la servante l’ayant reconnu par la porte imperceptiblement ouverte, la referma aussitôt. Il y frappa à grands coups de pied et de poing, jusqu’à ce que des domestiques des appartements voisins l’eussent contraint à partir.

Françoise et Charlotte entendaient ce fracas. Mlle  Guay retenait à grand’peine Mme  du Quesnoy, qui voulait encore qu’on laissât entrer son mari pour qu’elle le reçût de même qu’elle avait déjà fait.

Une autre fois, M. du Quesnoy fut arrêté sous la porte cochère par le portier qui le menaça des sergents de ville.

Joachim parla de lui briser sa canne sur la figure, mais d’autres personnes de la maison se joignirent au portier, et M. du Quesnoy dut renoncer à ses tentatives.

Être privé de la jouissance de tourmenter, d’effrayer les deux femmes, la dernière jouissance qui lui restât ! Il en devenait malade, maniaque. Il fit épier la maison, il l’épia lui-même. Françoise ne sortait pas. Et lorsqu’il s’avançait quelquefois jusque sous la voûte d’entrée de la maison, le portier accourait au-devant de lui. Il s’installait dans un petit café borgne en face, et de là, pendant des heures, des journées presque entières, il regardait aux fenêtres de l’appartement de Mlle  Guay et surveillait tout le mouvement de la maison.

Cependant Françoise continuait à recevoir des nouvelles d’Allart, et cherchait à se consoler en ne pensant qu’à lui.

Allart commençait à se lever et à passer une heure ou deux assis dans la chambre. On lui avait caché l’intervention judiciaire, et Jean le rassura d’abord au sujet de Françoise. Mais, à mesure que son cerveau se remettait en ordre, il devenait plus inquiet des dispositions de M. du Quesnoy. Mlle  Guay ne lui paraissait pas un défenseur suffisant pour Françoise.

Quelle que fût la reconnaissance d’Allart envers sa mère et sa sœur, leur présence était une souffrance, car Françoise ne pouvait venir près de lui, et il n’avait pas encore reconquis sa volonté et la faculté de suivre assez longtemps un effort pour combiner une entrevue avec Mme  du Quesnoy.

D’ailleurs, Mme  Allart et sa fille, dès qu’il fut en état de soutenir un entretien, ne purent s’empêcher de montrer leur aversion contre la femme inconnue qui leur avait attiré ces angoisses. Enfin, s’étant senti de la force, il les pria de lui laisser le champ libre durant une demi-journée, parce qu’il avait des affaires et des travaux indispensables à renouer avec un de ses amis, qui devait en attendre le moment avec beaucoup d’impatience. Elles furent fort défiantes, disputant pied à pied à Allart sa liberté, offrant de se retirer dans une pièce voisine tandis qu’il travaillerait avec son ami, promettant de ne point le déranger. Elles le fatiguèrent beaucoup sans le vouloir, à cause des explications qu’il fut obligé d’imaginer pour vaincre leur résistance.

Elles questionnèrent Jean, demandant s’il ne s’agissait pas de la personne détestée. Il affirma que son maître n’attendait que des messieurs.

Lorsque Françoise fut sûre qu’elle allait revoir Philippe, il lui sembla que jamais elle n’avait eu de tourments. Elle ne put ni manger ni dormir, et rassasia sans relâche Charlotte de son bonheur.

Elle avait à peine embrassé Philippe, rempli sa chambre de son extase, elle lui avait à peine appris la bonne nouvelle des poursuites judiciaires abandonnées, à peine promis de lui écrire, pleuré dans ses bras, affirmé que son mari n’avait plus donné signe de vie, à peine entendu avec une avidité sombre et pantelante le récit du duel, à peine tout dit enfin, car il lui sembla que tant de choses ne durèrent pas plus de quelques secondes, que Mme  Allart et sa fille reparurent subitement, affairées, sous prétexte d’avoir oublié leur argent. Mais leurs regards curieux et peu bienveillants disaient : « La voilà donc, nous en étions bien certaines ! »

Allart se mit dans une grande colère.

— Je vous ai déclaré que je voulais être seul, s’écria-t-il.

Déjà Françoise, rabattant brusquement son voile, s’était enfuie, enfuie comme un voleur surpris. Et voilà que, comme elle mettait le pied dans la rue, navrée, humiliée, affaiblie, pour se cacher vite au fond de la voiture qui l’avait amenée, un homme surgit de derriére cette voiture, elle entendit son accent violent sans comprendre ses paroles, elle vit un bras, une canne levée sur elle, et eut une peur terrible. Elle courut pour échapper, et se réfugia au hasard dans une boutique en criant : « Protégez-moi ! »

On la fit monter dans une chambre au-dessus de la boutique et on lui apporta de la fleur d’oranger. Un passant avait retenu le bras de M. du Quesnoy. Celui-ci se débattit. Un petit attroupement les entoura. il devenait indifférent à Joachim d’ameuter la canaille. En discutant avec le passant, il dit :

— Mais c’est ma femme !

On le hua.

Tout cela lui avait fait perdre Françoise de vue, et il quitta la place. La tête lui tournait d’enragée vexation. Un autre attroupement se forma devant le magasin où s’était réfugiée Mme  du Quesnoy. Heureusement, il y avait une sortie sur la cour. Françoise, reprenant ses esprits, envoya à Charlotte, par un commissionnaire, une lettre pour avertir son amie qu’elle se décidait sur-le-champ à aller louer un petit appartement chez les dames Saint-Jérôme, où elle se rendit bientôt. Charlotte ne tarda pas à y accourir, et déclara qu’elle allait louer un petit logis à côté du sien, qu’elle ne retournerait point chez elle, et que de la sorte Joachim serait dépisté.

Allart se plaignit si vivement de l’indiscrétion de sa mère et de sa sœur, que les deux dames furent blessées de la préférence accordée à l’étrangère. Et bientôt, le voyant en passe de parfait rétablissement, et après lui avoir proposé de l’emmener, à quoi il se refusa, elles repartirent pour la province.

Pendant cet intervalle, Françoise, livrée un peu plus à elle-même dans l’appartement de l’abbaye Saint-Jérôme que chez Charlotte, passa par des sentiments très divers. La dernière attaque de Joachim lui faisait craindre que, lorsqu’Allart serait guéri, M. du Quesnoy ne le provoquât de nouveau. Elle perdait l’espoir de sortir d’une situation où le bien même apportait toujours la souffrance et l’anxiété. Rien ne la délivrerait de Joachim, ni la lassitude de celui-ci, ni un accident ! Près des religieuses et de leur vie paisible, elle songea un moment à entrer au couvent. Elle était saisie d’une impression d’abandon. Il lui semblait qu’elle allait depuis longtemps à la dérive, que sa vie était vide et stérile ; l’hypocondrie la prenait. Elle pria Charlotte d’aller trouver la baronne à laquelle elle voulait demander la permission de la voir. Mme  Guyons fit répondre qu’elle n’avait plus ses griefs d’autrefois, mais qu’elle ne pourrait rentrer en bons rapports avec sa fille que lorsque celle-ci se serait pleinement relevée dans l’opinion générale.

Cette réponse augmenta d’abord la mélancolie et l’ennui de Françoise, puis, comme tout ce qui la blessait, lui rendit son énergie. Elle se remit à espérer. La santé d’Allart s’améliorait toujours. Bientôt il pourrait sortir.

Et, enfin, les parentes d’Allart étant parties, rien ne s’opposa plus à ce qu’elle le vît librement. Elle se renferma alors tout entière avec lui, dans les soins et les joies de la convalescence, ne lui parlant que de promenades, de soleil, de nourriture, de bien-être, lui lisant des journaux, des livres, écartant à dessein de la pensée de Philippe tout ce qui pouvait l’émouvoir péniblement, afin d’éviter une de ces rechutes comme celles dont Jean lui avait si souvent apporté l’alarmante nouvelle.

Quant à Joachim, ses échecs successifs vis-à-vis sa femme le ramenèrent à Mme d’Archeranges, qu’il n’avait pas revue depuis longtemps. Elle le reçut sèchement ; il s’en plaignit et s’emporta. Alors elle lui déclara que, fatiguée des caprices, des incertitudes, des brutalités dont il l’abreuvait, elle rompait avec lui. Il répondit qu’elle n’aurait d’autre volonté que la sienne, qu’il ne rompait pas, qu’il la maltraiterait si bon lui semblait. Il parla comme un fou. Elle s’écria qu’elle aurait un défenseur qui saurait bien la faire respecter et veiller à ce qu’on ne forçât pas sa porte ; qu’il avait bien assez de tourmenter sa femme, qu’elle reconnaissait maintenant que Françoise avait bien fait, et que quand les gens étaient comme lui, toujours ivres ou fous, on s’en débarrassait.

— Je connais l’archange que vous placez à la porte de votre paradis, dit-il en partant, le cou tendu en avant comme un taureau qui va combattre.

Il se croisa avec le marquis qui venait chez Rose.

— Je vous défends de voir Mme  d’Archeranges, lui cria-t-il.

— Vous êtes ivre ou fou, répliqua hautainement le marquis comme Rose.

Trois jours après, Paris retentissait du bruit d’un nouvel exploit de Joachim. Il avait très grièvement blessé le marquis dans un duel acharné où lui-même avait été atteint, mais légèrement.

Les changements se succédèrent coup sur coup. Le capitaine de vaisseau d’Archeranges, rappelé en France, arriva sur ces entrefaites, et, nommé à un poste dans un des grands ports, emmena, malgré elle, sa femme en province.

Alors séparé, comme par le tranchant d’une hache qui coupe une amarre, de tout le monde à qui se rattachaient ses habitudes, Joachim s’agita un moment avec fureur dans le vide. Les gens qu’il haïssait, même, manquaient à sa main et se trouvaient emportés loin de lui. Rose disparue, sa femme introuvable, la baronne, le vicomte Ballot inaccessibles, et de partout ailleurs, lui, se proscrivant volontairement, il ne savait où porter le feu qui le rongeait.

Ayant rencontré le jeune banquier avec lequel il avait dîné lors de son retour de N… et ayant passé une soirée avec lui dans le monde des filles, il s’y jeta à corps perdu, se disant que, puisque tout était vain ou contraire, il devait arracher de son cerveau tant de troublantes préoccupations et se rassasier de plaisirs ; et que toute cette racaille, contre qui il avait usé ses forces jusque-là, était une risible matière à retenir un homme comme lui.

Comme il était sur le penchant de ces dispositions, un heurt inattendu l’y fit glisser plus vite. Un jeune aspirant de marine entra un matin chez lui avec deux autres messieurs.

— Vous me reconnaissez ? demanda l’officier.

Charles de Bertiny avait un peu de barbe et de légères moustaches, de sorte que Joachim avait hésité un moment à mettre le nom sur cette figure.

— Oui, monsieur Charles ! répondit-il en fronçant le sourcil.

Il devinait ce que voulait le jeune homme.

— Vous m’aviez refusé une réparation, reprit Charles, il y a déjà plusieurs mois, après m’avoir outragé…

— Encore un duel ! s’écria Joachim du ton de quelqu’un qui trouve la réclamation exorbitante. Je me suis assez battu ! Bonjour !

Et pour punir Charles en même temps, il profita de la présence des deux amis du jeune marin :

— Vous venez, reprit-il, pour votre sœur, mais je ne la connais plus, moi, je ne sais où elle est, nous ne nous voyons plus, c’est au marquis de Meximiers qu’il faut vous adresser maintenant !

Il prit les deux messieurs à témoin :

— Est-ce qu’on a des comptes à régler pour toutes ses anciennes maîtresses ?

Charles était blême ! Il s’écria : Vous m’outragez davantage encore, je vous forcerai à vous battre.

— Eh ! dit Joachim en homme résolu à repousser une prétention extravagante, comment cela ? vous me souffletterez ? Mais je vous jetterai par la fenêtre. Ou je ferai mieux, je vous citerai devant les tribunaux ! Laissez-moi donc tranquille avec votre grand sabre. Si vous persistez à rester ici j’enverrai chercher la police ! Ainsi voilà tout ce que vous aurez de moi, un procès où votre sœur figurera assez agréablement.

— Lâche coquin ! dit Charles, je vous cravacherai.

Joachim haussa les épaules et répondit : Souvenez-vous que vous n’avez pas été le plus fort avec moi.

Un des amis de Charles dit à celui-ci : Laissons-le ! nous trouverons un moyen de le faire changer d’avis.

Joachim regarda celui-là d’un air défiant et ironique à la fois.

Ils se retirèrent.

Dans la même semaine, M. du Quesnoy étant dans un café au milieu de la bande de tout jeunes gens et de lorettes avec laquelle il passait tout son temps, Charles et les deux mêmes messieurs vinrent à lui, et Charles lui donna un coup de cravache devant cent personnes, en jetant sa carte sur la table.

Il y eut un grand tumulte, mais Joachim se leva et s’écria pathétiquement :

— Tout le monde sait que j’ai déjà versé deux fois le sang, je me refuse à égorger un enfant ! Qu’il dise d’ailleurs publiquement son âge et quel est le motif de son attaque !

Le maître du café exigea que les agresseurs sortissent. Le lendemain, Charles de Bertiny était cité en police correctionnelle pour coups, blessures et outrages.

Il n’y avait rien à faire contre M. du Quesnoy. Charles fit une visite à Allart, puis à Mme  du Quesnoy, sans leur parler de sa nouvelle querelle. Françoise le revit avec émotion et plaisir. Charles retourna à Brest, où son navire prenait la mer, car M. du Quesnoy s’était désisté.

Joachim dévora rapidement l’argent que lui avait procuré la vente de son mobilier. Il était devenu tout à fait un bon enfant et se moquait de sa femme avec ces demoiselles.

Le jeu et des emprunts, petit jeu, petits emprunts, le soutinrent encore quelque temps. Puis, les créanciers criards surgirent. Sa sœur lui trouva un millier de francs.

Ne sachant où donner de la tête, la baronne ayant refusé de le recevoir, M. Blanchart lui faisant savoir que Françoise réclamait une part des rentes et fermages échus en septembre, part que M. du Quesnoy avait mangée depuis longtemps, Joachim aux abois songea à se réconcilier avec sa femme ; il jouirait par là d’une vingtaine de mille livres de rentes. Après avoir dédaigné la médiocrité, il commençait à la trouver désirable en comparaison de la situation où il était ; on le menaçait de saisies et de Clichy.

Il supplia sa sœur d’être son intermédiaire, car il ne pensait pas être bien accueilli lui-même, et de promettre en son nom tout ce que l’on exigerait. En s’adressant à Mlle  Guay, Laure arriverait à Françoise.

Allart était entièrement rétabli, mais se défiant toujours de M. du Quesnoy, il ne voyait jamais Françoise qu’accompagnée de Charlotte. Mme  du Quesnoy voulait se séparer de son mari. Allart lui conseilla de se résigner. Lui-même pensait à un enlèvement. Il ne savait ce qui le retenait.

Mlle  Guay craignait d’abord un piège sous l’ambassade dont se disait chargée la vicomtesse par son frère. À la fin, elle consentit à la conduire à Mme  du Quesnoy.

Quoi que pût dire Laure en faveur de Joachim, Françoise se refusa absolument à en entendre parler.

Joachim fit une scène violente à la vicomtesse : Qu’on me tire de l’impasse où je suis ! s’écria-t-il, ou bien je vous entraîne tous avec moi dans un coup de désespoir.

Le vicomte, averti par Laure, s’entendit avec la baronne. Le consulat des côtes d’Afrique était toujours disponible. M. Ballot traita durement Joachim, qui faisait la grimace à cette perspective, et, pour le décider, sacrifia dix mille francs qu’on remettrait à M. du Quesnoy aussitôt arrivé, et avec lesquels il donna à celui-ci l’espoir de s’enrichir par le commerce.

Au bout d’un an, on reçut la nouvelle de la mort de Joachim. Il laissait environ cent mille francs que Françoise fit donner aux enfants de Laure. Il avait été ou tué par ses continuels excès, ou peut-être empoisonné, car il avait mécontenté beaucoup les naturels et on le soupçonnait de s’être livré à la traite des nègres. Du reste, il avait géré le consulat avec habileté.

Après les délais de veuvage strictement nécessaires, Françoise épousa Allart et vécut avec lui loin du monde.



FIN