Les Comédiens tragiques/Chapitre 17

Traduction par Philippe Neel.
NRF, Gallimard (p. 224-231).

XVII

La baronne attendait, ce matin-là, Alvan qui avait annoncé sa venue et observait toujours une stricte exactitude. Elle se sentait, en ce qui concernait Clotilde, étrangère à tout sentiment égoïste ; la fureur de passion d’Alvan l’empêchait de formuler un de ces vœux que, libérés ou non de toute superstition, nous adressons au destin quand se trouvent en suspens des décisions qui nous touchent. Elle pressentait que Clotilde accorderait l’entrevue et ne manquerait pas de céder dès qu’elle se trouverait en présence de son maître ; et alors, adieu à la gloire d’Alvan ! Quant à l’autre alternative, elle songeait, en se souvenant de la frénésie que trahissaient chez Alvan paroles et regards, qu’il n’en pouvait résulter qu’une explosion de révolte et de fureurs infernales. Il était tout anges et démons. Les anges avaient eu longtemps le dessus, mais les démons n’étaient pas morts. Sa passion pour une fille médiocre vouait Alvan à leur troupe immonde. Contrariée, désespérée, elle ne se laisserait sans doute pas arrêter par les barrières légales. Une fertile cervelle de légiste est merveilleusement armée pour combattre la loi : il lirait, ergoterait, agirait, avec une ardente conviction, pour prendre le contre-pied du moindre texte. La baronne le voyait donner l’assaut à la maison des Rüdiger, enlever Clotilde de gré ou de force, haranguer la foule et emporter sa captive ; il la tenait d’une main ferme, comme il l’avait juré ; il défiait l’autorité ; il devenait un rebelle public ; il laissait éclater la pauvreté du désir qu’il avait, jusque-là, nourri en secret, comme la mère coupable du petit enfant a peur de laisser voir l’orgueil de sa tendresse. La baronne avait compris que son ami visait à se bien poser dans le monde, et à devenir un membre honoré de la société ; il n’entendait, évidemment, rien renier de ses principes, mais laissait sentir son inclination, et l’idée de cet homme en rébellion ouverte, pour s’être vu frustré d’une alliance avec les rigoureux gardiens de cette société, creusait d’un pli ironique la lèvre de la baronne.

Non, sûrement, il ne se laisserait pas battre sans frapper le monde au visage. Il pourrait avoir à en souffrir ; mais les Rüdiger en souffriraient aussi.

La baronne jugeait ces hobereaux fort stupides. Son expérience de la petite noblesse lui avait, dès l’abord, fait pressentir leur horreur d’un prétendant comme Alvan et deviner qu’ils le repousseraient de toutes leurs forces. Pourtant, le dernier succès d’Alvan semblait donner plus de poids à l’éventualité d’une soumission pacifique. Clotilde disposerait de sa main et serait reniée par sa famille. Pour légère, impertinente et superficielle qu’elle fût, elle devait avoir cependant quelque penchant pour Alvan ; il avait exercé sur elle une véritable fascination, qu’elle subirait de nouveau dès leur première rencontre. C’en est assez parfois pour inspirer un semblant de courage : Clotilde saurait peut-être prendre une décision et s’y tenir assez longtemps pour permettre à Alvan de préparer un enlèvement. Et les sorcières du Brocken le féliciteraient de sa conquête.

— Mieux vaudrait presque, songeait la baronne, que les circonstances le contrarient et déchaînent en lui l’élément démoniaque.

Le matin, le milieu du jour et l’après-midi passèrent.

Tard dans la soirée, la porte s’ouvrit grande devant le colonel de Tresten.

Le visage de la baronne refléta son interrogation :

— Eh bien ?

Tresten n’avait pas l’habitude de laisser lire sur ses traits le cours de ses pensées.

— Comment cela s’est-il passé ? interrogea-t-elle.

— Comme je l’avais prédit. Je crois avoir assez bien jaugé la donzelle.

— Elle refuse de le voir ?

— Bien entendu.

— Et Alvan ?

Le colonel haussa les épaules. Ce geste ne visait pas à taquiner une femme parfaitement calme, mais à exprimer la conséquence inévitable de ce refus : une explosion de l’Etna. La baronne en jugea comme lui.

— Où est-il, pour l’instant ? reprit-elle.

— À son hôtel.

— Seul ?

— Leczel est avec lui.

— Voilà qui sent la guerre.

Tresten eut un nouveau haussement d’épaules.

— C’était à prévoir pour quiconque s’est occupé de l’affaire. Cette fille-là se soucie de lui comme de sa dernière chemise. Elle s’est présentée à nous avec un calme parfait, comme à une leçon de danse ; elle a juré ne s’être jamais liée à lui par serment et s’est même moquée de lui, vous m’entendez ! À juger de son attitude à mon endroit, je ne doute pas qu’elle ne l’eût insulté, s’il se fût trouvé à ma place.

— Je ne sais pas. Elle peut faire, loin de lui, ce qu’elle n’oserait pas faire sous ses yeux, corrigea la baronne. Le sort en est jeté, alors ?

— Absolument.

— Va-t-il venir ce soir ?

— Je ne le crois pas.

— Elle a été vraiment insolente ?

— Pour une jeune fille dans sa situation, oui.

— Vous lui avez rapporté les paroles d’Alvan ?

— En partie.

— En quoi consistait son insolence ?

— Elle a parlé de sa vanité…

— Et puis… ?

— C’était plutôt sa manière d’être avec moi qui, des deux, représentais l’ami d’Alvan. Envers Störchel, elle a fait montre d’une politesse relative, et cette différence d’attitude devait être préméditée, car non seulement elle le regardait de façon à bien faire sentir la distinction, mais au moment où nous tournions les talons, c’est à lui qu’elle s’est adressée, avec une certaine vivacité, pour lui dire qu’elle lui écrirait à lui, et lui ferait tenir sa réponse par lettre. Je lui promets un beau bavardage de coquette.

— Cela paraîtrait monstrueux si rien pouvait étonner de cette fille-là ! fit la baronne. Quand doit-elle écrire ?

— Oh ! elle peut bien le faire : la lettre ne trouvera plus son destinataire, répondit Tresten en levant les sourcils d’un air significatif. Monsieur le légiste est parti. Un vrai boulet de canon ; reparti chez lui. Il m’a dit qu’il écrirait au général, qu’il renonçait à son rôle et entendait, pour sa part, en finir avec cette affaire.

— On ne s’est pas montré impoli pour le pauvre homme ?

— Mon Dieu, non. Mais représentez-vous un petit avocat paisible, bien ordonné et bien onctueux, — on vous a déjà parlé de lui, — dont le client s’enfle tout à coup, se transforme à ses yeux, en bête effroyable, combinaison de lion et d’éléphant, rugit, fait trembler les murs, piétine et vomit un torrent de paroles enflammées, ponctuées d’éclats de tonnerre. Vous entendez d’ici notre Alvan ; vous le voyez ! Il a perdu la tête et quelques poignées de cheveux. La fille ne vaut pas un cheveu ! Mais allez donc faire entendre raison à cet homme-là !

— Voilà comment il prend la chose, fit la baronne, d’un ton rêveur. Cela passera d’autant plus vite. Elle ne s’est jamais souciée le moindrement de lui. Et voilà où le bât le blesse ! Il a convoqué le monde entier pour lui présenter une péronnelle qui se rit de lui et le tourne en ridicule. Ce serait dur pour n’importe quel homme ! Quant à Alvan, songez un peu ! Pourquoi ne vient-il pas ici ? Il tempêterait toute la journée et toute la nuit contre moi, après quoi je finirais bien par le bercer et par l’endormir. Mais voyons : il n’a encore rien fait ?

C’était là le gros point dont la baronne sentait toute l’importance. Elle réitéra avec vivacité sa question :

— Il a été là-bas ? Non ? Il a écrit ?

Tresten fit un signe affirmatif.

— Pas à la fille, je suppose ? Au père ?

— Il a écrit au général.

— Vous auriez dû l’en empêcher.

— Dites à une sentinelle d’arrêter une charge de cavalerie. Vous ne l’avez pas vu. Il est dans un état de fureur blanche.

— Je vais aller le trouver.

— Vous aurez tort. Laissez-le digérer le poison. Le pauvre Nuciotti, après qu’il venait de laisser ses hommes s’engager dans un traquenard — encore une histoire de femme ! — je me souviens qu’une de ses sœurs vint le voir. Elle le calma ; le chef avait fermé les yeux. Et le surlendemain, mon Nuciotti se faisait sauter la cervelle. Il serait encore de ce monde si on l’avait laissé en paix. Fureurs et imprécations sont un soulagement naturel pour certains hommes, comme les larmes pour les femmes. Il a écrit au père une lettre inimaginable où il envoie la donzelle au diable avec le nom qu’elle mérite, et provoque le général.

— Et cette lettre est partie ?

— Rüdiger l’a maintenant.

La baronne ouvrit de grands yeux sur Tresten, et, se frappant les genoux :

— Alvan, lui ? Mais le général est un vieillard podagre, hors cadre. Une rencontre avec lui est impossible. Il vous a fait des excuses pour l’insolence de sa fille envers moi. Il ne va pas se battre, soyez-en sûr.

— C’est fort possible, fit Tresten.

— Quant à la jeune personne, Alvan a tous droits à l’insulter et à faire connaître partout son infamie. Quelle raison, au surplus, peut-on attendre d’un homme affolé ? En pareille occurrence, on ne considère pas les menues infractions à l’étiquette. Avec le nom qu’elle mérite, dites-vous ? Il lui a jeté à la face le mot caractéristique ? il lui a dit ce qu’elle était ?

La baronne aurait entendu le mot sans sourciller ; elle ignorait la terreur féminine de l’épithète infamante adressée à son sexe. Mais le colonel, qui savait la distance du salon au corps de garde, se contenta de dire qu’Alvan avait lancé contre la jeune fille un mot flétrissant comme une encre de seiche. Et il ajouta :

— C’est un bain très noir pour elle, et ils feront bien de garder la chose pour eux. Imputation regrettable, à coup sûr, mais probablement fondée. D’ailleurs, il est hors de lui ; il y aurait danger à vouloir le retenir ; il contraindrait à se battre son meilleur ami. Leczel est près de lui et lui lâche la bride. Maintenant, il faut que j’aille le retrouver, car il pourrait avoir besoin de moi.

La baronne ne croyait pas la chose probable ; elle espérait que le rideau allait tomber sur cette explosion d’Alvan.

Mais Tresten lui fit part de ses appréhensions. Il connaissait la teneur de la lettre et savait qu’une copie intégrale, sans la moindre expurgation de syllabes infamantes, en avait été adressée au prince Marko. Il fallait patienter quelques heures. La baronne se laissa arracher une promesse de calme. Il lui semblait que puisqu’Alvan avait rompu avec l’odieuse fille, le pis était passé.

Il en avait fini avec cette fille ; c’était la seule chose qui comptait. Le nuage qui avait obscurci son ciel se dissipait et il allait redevenir l’homme qu’elle admirait et dont elle attendait tant. Le degré d’abaissement de son héros, elle en trouvait la mesure dans l’éphémère mépris dont elle n’avait pas eu conscience quand elle le voyait se débattre dans les rets de son amour, et qu’elle sentait maintenant s’émousser devant le paroxysme de sa démence. On pouvait ne point trop déplorer, au nom de son résultat, sinon dans ses manifestations, un scandaleux accès de folie qui promettait de dénouer une passion fatale. Des femmes, songeait l’amie au grand cœur, il en trouverait cinquante, cent, des centaines, quand il voudrait se marier. Quant à celle qui avait aspiré à être sa compagne, ses prétentions étaient brisées par l’épithète méritée qu’on venait de lui asséner. Le mot, que la baronne devinait, était bien le gouffre infranchissable, l’incurable blessure. Il donnait, du même coup, son vrai nom à la fille, et une certitude du retour d’Alvan à la raison. Car il avait atteint au sommet de la folie : il avait jeté l’anathème contre son amour, trahi avec éclat la frénésie et la colère furieuse déchaînées dans les recoins les plus sensibles de son être par l’attitude méprisante de Clotilde. L’homme qui a lâché de telles paroles n’a plus qu’à recouvrer sa raison où à mourir. Ainsi raisonnait la baronne. Elle n’éprouvait pas une excessive curiosité de savoir comment les Rüdiger avaient pris l’insulte qu’ils s’étaient attirée et se résignait à attendre, pour revoir Alvan, qu’il se fût calmé. Elle comprenait que sa vanité, saignée à blanc, ne saurait point user de politesse envers le chirurgien, avant le troisième ou quatrième pansement.