Les Comédiens tragiques/Chapitre 12

Traduction par Philippe Neel.
NRF, Gallimard (p. 170-180).

XII

Elle courut au jardin, et s’assit, pour lire, à l’ombre du mur. Elle s’y trouvait seule et à l’air. Et aussitôt, les termes de sa propre lettre à la baronne surgirent à son esprit, avec une violence de bête agressive, comme une réponse discordante et ironique à ce qu’elle lisait. Deux fois elle s’arma de ce souvenir pour relire les lignes odieuses qui finirent par l’enserrer de leurs tentacules de pieuvre. Cette lettre la faisait frissonner comme une crevasse de glacier. Oh ! quelle réponse à sa prière respectueuse et fervente, à son innocente sollicitation d’affection maternelle et de bienveillante amitié !

Froidement, la baronne se disait en ville pour tâcher d’arranger une affaire qui semblait entrer dans une fâcheuse et infranchissable impasse. Elle faisait allusion à sa solide amitié pour Alvan, mais songeait surtout à l’intérêt de Clotilde, en l’engageant à rompre de la façon la plus discrète possible, tous rapports avec le Dr Alvan. Ce but ne pouvait être atteint que par l’intervention de la baronne, et c’est son amitié pour Alvan qui l’avait poussée à se charger de cette déplaisante mission. Elle priait donc Clotilde de venir la voir le lendemain, entre telle et telle heure de l’après-midi, et promettait de s’abstenir de toute scène d’allure tragique.

Rien de plus.

Dans sa lettre, Clotilde avait fait un véritable effort pour écrire, et partant pour penser, en un admirable style d’innocence ingénue. Aussi la vilenie d’une réponse qui rejetait brutalement tout masque de désintéressement, lui apparaissait-elle comme la marque d’un cynisme abominable de la part d’une vieille dévergondée, autant que comme l’insolent refus du prétexte de décence offert à la vile créature par une jeune fille à l’âme de pâquerette.

Elle griffonna une seule ligne pour accuser réception de la lettre et signa de ses initiales.

— Odieuse femme ! dit-elle à son père, inclinant, à ce moment, à se ranger à son avis sur la baronne et sur Alvan. Elle rougissait d’avoir mis son espoir en cette femme et étouffait son désappointement sous une indignation véhémente, qui déformait, par contre-coup, l’image d’Alvan lui-même. N’avait-il pas remis, avec toute liberté d’action, l’affaire entre les mains de la plus exécrable des femmes ? Lui et elle ! À force de cajoleries et d’antiques artifices, la détestable vieille l’avait repris. Elle le tenait ferme à nouveau, en dépit — ou qui sait — peut-être à cause de ses viles habitudes. Elle fumait des cigares de soldat ; elle vivait tout le jour dans un nuage de tabac ; c’était chose notoire, et Clotilde n’avait pas eu besoin, pour être renseignée, des racontars paternels. Au moins voyait-elle, maintenant, quel ignoble torchon représentait cet étendard de l’indépendance féminine, cet inféminin en jupons, plus grossier qu’aucun mâle. Il fallait qu’Alvan préférât l’arbre rongé de lichen à la fleur ensoleillée, pour qu’aucune lettre de lui ne fût arrivée. Ces pensées de colère, et rien que de colère, qui agitaient Clotilde, éclairaient tous les recoins de son imagination, comme une torche allumée projette sa lumière, sinon ses étincelles, sur tous les objets d’alentour. La vieille décrépite à mâchoire carrée, elle en éprouvait un dédain trop écrasant pour sentir sa jalousie furieuse, mais de douloureuses visions d’Alvan lui infligèrent des morsures si cruelles qu’elle chercha un refuge dans leur mépris à tous les deux. La vieille sorcière l’avait repris et le tenait bon. Qu’elle le gardât donc ! Regrette-t-on un homme capable d’un choix pareil ?

Le général ne laissa pas échapper l’occasion d’insister sur l’opinion du monde. Il fit de force avaler la calomnie à sa fille et la contraignit à se ranger, de dégoût et contre son propre gré, aux côtés de sa famille.

Puis le feu de cette frénésie fit soudain place, chez Clotilde, à une froideur glaciale. Elle ne ressentait plus ni palpitations ni colères. Le désir lui semblait aussi vain que la vie. Elle put entendre dire, sans frémissement, qu’Alvan était dans la ville, et ne se demanda pas si la nouvelle était exacte. Il ne lui avait pas écrit et l’avait livrée à la baronne. Elle ne s’étonnait même pas de cette absence de lettre et redoutait d’y attacher son esprit ; une lettre interceptée par son père, c’était une des épreuves de son châtiment ; si Alvan n’avait pas écrit, il n’y avait plus rien à espérer. Au surplus, la récente humiliation qu’elle avait subie condamnait Alvan ; elle lui en voulait de n’avoir pas su se montrer géant, aigle ou séraphin, ni assumer l’une des formes prodigieuses qu’il lui avait fait entrevoir. Après une telle désillusion, elle avait, pour chasser de son esprit le glorieux amant de son rêve, un peu du dédain courroucé dont elle accablait la femme qui l’avait blessée. Il cessait d’être un Alvan lumineux pour se noyer dans les ténèbres, et elle ne voyait plus guère en lui qu’un obstacle à la paix de sa vie. Sans lui, elle n’eût jamais songé à haïr ses parents ; elle eût goûté les douces soirées familiales, entre le chant de Marko et le crochet de ses sœurs, près de la jeune fiancée dont le sort, maintenant, lui semblait enviable ; sans lui, elle eût vu tout l’avenir devant elle, au lieu de se trouver en face d’une sombre porte de fer. Sans lui, elle n’eût certainement jamais reçu cette lettre de la baronne !

Le lendemain du retour supposé d’Alvan, le général, à qui l’on ne peut dénier des talents de tacticien, vint informer sa fille qu’Alvan lui faisait réclamer ses lettres et ses présents. Cette demande ne s’accordait guère avec le souvenir que gardait d’Alvan son cœur endolori, mais il suffit au général de suggérer que la baronne n’était sans doute pas étrangère à ce geste et qu’un refus pourrait pousser l’odieuse femme à de nouvelles insolences, pour rendre la menace efficace. Clotilde réunit les lettres, rassembla les présents, disposa avec soin livres, brochures, babioles, pièces de monnaie porte-bonheur, jusqu’à une boucle de cheveux noirs et une enveloppe jaunie, portant les cachets de la poste et adressée, de la main d’Alvan, à Clotilde de Rüdiger. Elle fit un paquet du tout, et moitié comme un rappel, moitié par superstition dernière des amants éplorés à l’heure de la rupture — ou de l’un d’eux au moins, — elle inscrivit à l’intérieur, non pas son nom de Clotilde, mais le terme le plus tendre dont il l’eût désignée, avec l’espoir que l’émotion de ce mot « enfant » lui dît, s’il pouvait y prendre intérêt, qu’elle avait agi par contrainte et lui restait fidèle. Les âmes faibles tiennent fort à avoir le sentiment pour elles, et puisent dans cette idée un vrai réconfort.

Le temps passa, les jours coulèrent ; le tendre souvenir restait sans effet. Ce fut le dernier effort de Clotilde. Elle compara ses souffrances à l’insensibilité d’Alvan. C’était de quoi les séparer à jamais.

On la mit bientôt en demeure d’écrire à Alvan une lettre qui signifiât la rupture et lui notifiât son engagement avec le prince Marko. Elle devrait confier elle-même cette lettre à un tiers, étranger aux deux partis, qui lui remettrait en échange une lettre d’Alvan. Elle affirmerait à cet émissaire qu’elle agissait en toute liberté, mais jurerait préalablement à son père de passer, sans la lire, la lettre à Marko, son fiancé. Le général, comme les autres membres de la famille, tenait l’engagement avec le prince pour chose convenue, et Clotilde était frappée comme d’une fatalité par cette unanime illusion. Son père affirmait qu’Alvan s’acharnait contre lui et cherchait à compromettre gravement sa situation ; attaque sans autre justification que la vanité blessée d’un impudent qui travaillait à ruiner la famille, et se disant engagé d’honneur envers Clotilde, doutait qu’elle pût agir en toute liberté. Il suffirait donc, pour en finir avec cette affaire, de lui rendre sa parole, et Clotilde affirmerait qu’elle n’avait cédé à aucune contrainte, et s’était, de son plein gré, fiancée à un autre. Certaine vieille femme attendait avec anxiété cette officielle libération d’Alvan.

Le général qui savait, pour une cure semblable, doser en justes proportions cajoleries et menaces, supplia Clotilde de céder, en lui broyant tour à tour et lui caressant les mains, pour donner du poids à ses affectueuses instances.

Clotilde alla trouver Marko : elle consentait à lui remettre sans l’ouvrir la lettre d’Alvan (qu’au surplus elle disait n’avoir aucune envie de lire), s’il s’engageait à la lui rendre dans un laps de temps donné. Il y avait une sorte de plaisir interdit, acide et doux à la fois comme une agréable dissonance, dans l’idée de cet amoureux, gardien d’un dépôt brûlant, jusqu’au jour où la curiosité de ce que l’autre pouvait avoir à dire le lui ferait réclamer. Pour l’instant, elle n’en avait cure ; à demi-morte et uniquement soucieuse de contenter ses parents, elle avait pour but unique de ne pas entrer en conflit avec la baronne. Marko promit tout ce qu’elle voulait et ajouta :

— Laissons seulement passer l’orage pour nous trouver plus libres, et c’est moi alors, dès que nous nous appartiendrons à nous-mêmes, qui vous mènerai vers Alvan et m’en remettrai à votre choix. Votre bonheur, ma bien-aimée, est mon unique désir. Mais pour l’instant, soumettez-vous.

Il parlait d’une voix douce, avec un regard de tendresse, et l’indolente Clotilde se prenait à croire qu’elle pourrait l’aimer ; si un autre ne l’eût troublée, elle eût pu l’aimer et lui être fidèle ; ce qu’il y avait de naturel au fond de son cœur penchait vers le frêle jeune homme.

Elle comparait en secret l’amour et l’existence des deux hommes. Dans la vie du prince, il n’y avait pas d’affreuse baronne.

Elle écrivit donc la lettre convenue, et dans les termes qui annonçaient son engagement au prince Marko, elle eut l’impression de dire, et de dire avec évidence :

— La baronne est maintenant débarrassée d’une rivale et va pouvoir vous prendre.

Si nette était cette conviction qu’il lui semblait n’avoir rien dit d’autre.

Dans le cœur, les séparations s’accomplissent à petits coups, et chez le poltron, chaque secousse, par le geste qu’elle détermine, provoque, pour un temps, une séparation absolue. La lettre une fois rédigée, ce n’est plus à Alvan que Clotilde pensa avec tendresse, mais au prince qui avait toujours aimé une jeune femme et ne s’était jamais empêtré d’une vieille. L’achèvement de sa lettre et le sentiment d’avoir fait le pas décisif la rendaient de pierre à l’endroit d’Alvan.

Quand se présenta le colonel de Tresten, dont le nom qu’elle connaissait n’éveilla en elle aucun souvenir, elle lui remit sa lettre avec un calme non joué, reçut de ses mains celle d’Alvan en échange, quitta la pièce comme pour la lire, et après l’avoir remise sans l’ouvrir à Marko, reparut tranquillement devant le colonel pour affirmer que ce qu’elle avait écrit était définitif.

Le colonel salua avec raideur.

Clotilde eut peine à se retenir d’ajouter :

— Je cesse d’être la rivale de cette affreuse sorcière.

Faute de pouvoir allonger ce formidable coup de griffe, elle prit une attitude de résignation douce, songeant aux éloges que son père prodiguerait à sa noble fille, aux baisers maternels, aux caresses de ses sœurs, aux grands yeux sombres de Marko et à la paix du foyer domestique. Tel devait être son bonheur, désormais. Pourtant Alvan avait encore le temps, encore la faculté de paraître et de trancher le nœud gordien. Cette pensée, lentement conçue, monta un instant à son cerveau comme un reste de fièvre, mais n’accéléra pas son pouls. Ses décisions avaient été motivées par des racontars auxquels, dans son for intérieur, elle ne croyait pas trop, et auxquels elle ne donnait pas asile dans son cœur, tout en cédant à l’aiguillon de ses craintes et de ses colères. Elle en connaissait la futilité et ne les invoquerait pas moins pour excuser sa conduite, à l’heure décisive où Alvan surviendrait pour s’entendre accabler de reproches. Elle gardait confiance dans cette venue tardive. Alvan, c’était un orage déchaîné autour d’une demeure paisible et livrée à la plus douce monotonie. La hardiesse naturelle de Clotilde lui faisait détester la monotonie, mais sa couardise l’inclinait à toutes les bassesses pour conserver la paix. Après les fustigations qu’elle venait d’endurer, la tranquillité lui paraissait infiniment désirable, mais la monotonie ressemblait fort à un enterrement. Sous le dur et soldatesque regard de Tresten, elle eût voulu, d’un grand cri appeler Alvan, bien qu’elle sût que la scène soulevée par son arrivée ferait fléchir et trembler ses genoux. Elle n’en eût pas moins été à lui : sa présence et la puissance supérieure impliquée par cette venue l’eussent soulevée jusqu’à lui. Le côté de sa nature qui adorait les tempêtes n’avait besoin que d’une impérieuse présence pour imposer silence au parti de la sécurité. Le colonel de Tresten n’était pas disposé, malheureusement, à remplir ce rôle au bénéfice d’une fille qui s’était jouée de son ami et avait insulté la femme qu’il admirait. Il se tenait figé comme la statue de la stricte politesse militaire. La sécheresse et les termes de l’accusé de réception de la lettre de la baronne étaient à ses yeux une insulte préméditée à une femme dont il s’était fait le champion. Il quitta la pièce sans que Clotilde l’eût entendu s’éloigner.

Sur quoi elle s’avisa soudain que ce Tresten était ami intime d’Alvan. Comment donc pouvait-on le qualifier de neutre ? Et le général parlait de lui comme d’un homme qui, malgré un profond et incompréhensible respect pour la baronne, comprenait et avouait l’absolue impossibilité de l’union contemplée par Alvan. Il avait reconnu, au surplus, que son ami, tout extravagant et excentrique qu’il fût, commençait à se convaincre qu’une famille comme celle de Clotilde ne pourrait jamais l’agréer ; âge, naissance, race, mœurs, rôle politique, égarements anciens et réputation morale s’opposaient à une telle prétention. Cette fausseté fit frémir Clotilde. Tresten et le professeur étaient deux beaux exemples de perfidie. Son respect pour la baronne prêtait aux yeux bleus glacés du colonel le froid de l’odieuse lettre. Et Alvan célébrait sa valeur, faisait de lui le plus brave des soldats qui eussent voué leur épée au culte de la liberté ! Pur hasard, pensait Clotilde : ce Tresten était, avant tout, un homme sanguinaire, et si jamais homme eut le mot de bourreau inscrit au front, c’était lui ! Et naturellement un admirateur de la baronne devait haïr Clotilde. Pas plus que le professeur, pas plus qu’Alvan lui-même, il ne savait voir en elle une victime de la contrainte : ils fermaient yeux et oreilles à ses appels. D’elle on ne voyait qu’un corps inanimé, entre les mains des tortionnaires qui le déchiraient sur la roue. Elle était bien pourtant sortie un instant de son apathie pour fixer sur Tresten un regard chargé de signification : elle n’avait pu prolonger qu’une seconde, sous la stricte surveillance paternelle, cet appel aux yeux atroces, aux yeux bleus et froids de boucher. Tresten aurait dû comprendre ce regard furtif. Qu’importaient paroles et gestes ? Ce regard, c’était la vérité révélée, c’était son âme. Il implorait la vie comme un petit enfant et ne rencontrait, en retour, qu’un visage de pierre. Rien d’étonnant, après tout ; cet homme adorait la baronne ! La haine de Clotilde pour Tresten submergea l’image d’Alvan qui traitait un tel homme d’ami et faisait appel à son amitié. Un tel aveuglement, une telle faiblesse, une telle folie montraient la vanité des prétentions d’Alvan et avaient de quoi inspirer à Clotilde un certain degré de mépris. Elle aurait, jusque-là, tenu pour sacrilège de penser à lui avec froideur mais maintenant, elle ne craignait plus de dire : l’ami de Tresten ne peut être l’homme que je croyais. Sa liberté d’esprit, sa claire perception des défectuosités du caractère d’Alvan, elle les attribua à sa glaciale entrevue avec l’antipathique colonel. Elle s’avoua que son animosité lui aurait fait mépriser et repousser le plaidoyer de Tresten en faveur d’Alvan s’il se fût risqué à le présenter. Idée d’ailleurs parfaitement invraisemblable ! Clotilde pouvait sans périls s’abandonner à sa malice et s’adonner à la joie de blesser tout être, — fût-ce son amant — qui se trouvât en rapports avec ce Tresten.

La lettre de la baronne et la visite de son admirateur avaient empoisonné le sang de Clotilde. Elle ne commandait plus à ses pensées ; nulle envie n’inspirait de direction à ses désirs ou à son imagination ; seule vivait en elle la soif de chaleur, la soif de caresses prodiguées par les siens, jusqu’au jour où, sans un regard en arrière, elle leur dirait adieu, un adieu solennel comme un adieu sur une tombe, et sans plus de regret que l’adieu automnal de l’hirondelle à son nid sous les combles. Ils sauraient alors quelle part de responsabilité ils encouraient pour la suite de son histoire. Il y aurait une suite, elle en était sûre, ne fût-ce que pour les punir d’avoir, à force de cruauté, contraint sa faiblesse à acheter la paix à tout prix, de l’avoir conduite à simuler le contentement, pour apaiser la brûlure de sa plaie et leur colère.