Les Comédiens tragiques/Chapitre 08

Traduction par Philippe Neel.
NRF, Gallimard (p. 113-136).

VIII

Alvan resta seul. Il gardait une foi entière dans la soumission de la fantasque Clotilde et dans le courage dont il avait su l’animer. En ce qui concernait le côté purement matériel du conflit, seul à envisager désormais, il n’était guère besoin d’un plan de campagne. Qui put jamais retenir une femme résolue à l’action ? Maris et parents s’y sont en vain évertués : ils n’ont point, il est vrai, affaire à la même espèce de femme, mais c’est la même force primitive qui pousse la fille ou l’épouse rebelle à rompre en visière avec les conventions et à faire montre de magnifique déraison. Cela, naturellement, quand sa décision est prise, quand un tentateur sut l’aiguiller sur un but défini et l’exalter assez pour lui faire franchir d’un bond toutes les barrières. Alvan se flattait d’y avoir réussi. Il remerciait le ciel de devoir se mesurer avec des parents. L’apaisante consciente de sa pureté d’intentions imposait silence à sa violence naturelle, qui se fût autrement réjouie d’un refus, prétexte au réveil de ses fureurs. Il voulait, pour prendre femme, obéir à la loi des citoyens rangés : un refus mettrait à mal cette louable ambition, mais les parents en encourraient seuls la responsabilité. Pourquoi admettre l’idée du malheur ? Il lui revint à la mémoire une prophétie que, mi-plaisant, mi-sérieux, il faisait autrefois à ses amis : « Je ne passerai pas la quarantième année. » Ce souvenir lui traversa l’esprit sans l’assombrir. Voyez le téméraire prophète ! Il allait se marier ! Et sa brillante fiancée n’avait rien d’un squelette, d’une ombre pâle, ou d’un arbre rongé de lichen. La fiancée de cette quarantaine fatidique, ce n’était pas la Mort, amis, mais la vie. Le mouvement fit-il jamais avec l’immobilité plus saisissant contraste ? La chevelure de Clotilde suffisait à rendre un frémissement de vie aux ombres glacées, à illuminer de soleil les régions souterraines. Son seul souvenir jetait le désarroi dans le royaume des miasmes empoisonnés, et chassait l’image du doigt phosphorescent et immobile, du doigt en crochet qui nous lance éternellement cet appel : « Viens. »

Songer à sa fiancée printanière, en face des Alpes neigeuses qui faisaient devant ses yeux un jardin céleste au soleil couchant, cela parut à Alvan le suprême degré des joies humaines. Il s’étonna d’avoir pu différer si longtemps, — depuis leur première rencontre, — la conquête de Clotilde, et s’avisa que, comme elle, mais plus ardemment encore, il vivait uniquement dans la minute présente. Cette lutte incessante qu’est la politique l’avait distrait, sans doute, de tout autre souci. La politique, c’est la poussière des combats quand s’est abattue la belliqueuse ardeur ; l’amour, c’est la conquête qui suit la victoire. Alvan était, pour l’heure, un fiancé pour qui les Alpes roses déployaient une perspective d’infinies félicités. Son amour instinctif de la lutte, toujours flatté par le succès, contribuait à l’exalter : il y avait encore des obstacles à surmonter avant de pouvoir dire sienne sa fiancée. Il accueillait pourtant sans enthousiasme l’idée du combat ; il y a, chez les plus braves des guerriers, un courage qui ne prise guère la bataille, avant que n’éclatent le crépitement de la mousquetade et le fracas des canons.

Méthodiquement, à son accoutumée, il inscrivit les heures de trains, le nom de l’hôtel indiqué par Clotilde, l’adresse de son père ; il s’assura qu’il avait des cartes de visite, vérifia son attirail d’écrivain et compulsa ses notes prises dans le Code helvétique, car l’affaire allait se dérouler en Suisse, et il comptait autant sur ses arguments de légiste que sur son éloquence. Il réfréna sagement son désir de lancer un télégramme à Clotilde, et se trouva réduit à composer des vers, qu’il jugea lui-même assez ampoulés. Un poète né eût échoué en pareille occurrence, et lui n’était pas un poète, mais un orateur amoureux. Sauvage lié par sa science de la jurisprudence, il avait pour le moment l’ambition d’entrer dans les rangs des sages heureux. Un tel désir était, certes, fait pour les flatter. Pourquoi donc douter de la fortune ? Il n’en doutait pas.

La nuit passa ; le matin vint, puis l’heure du départ. Tard dans l’après-midi, Alvan descendit devant la maison qu’il appelait l’hôtel de Clotilde. On lui remit une lettre où, d’un coup d’œil, il vit qu’il était question de lutte commencée et de désespoir d’un premier échec. « Allons, c’est à mon tour », fit-il sans grande ardeur. Les mots de Juif, de démagogue, de baronne, étaient des flèches qu’il connaissait bien. Les parents de Clotilde, du moins, apprendraient que ce Juif, ce démagogue, ce champion d’une femme malheureuse était un gentilhomme qui saurait respecter leurs droits légaux et naturels, sans rien sacrifier des siens. En se faisant mieux connaître, il les contraindrait à changer de ton.

Enfermé dans sa chambre, il relisait la lettre phrase à phrase, lorsqu’après sa réponse à un coup frappé, la porte s’ouvrit. Alvan bondit sur ses pieds et l’expression de son visage suffit à rassurer la timide visiteuse. C’était Clotilde qui se tenait, hésitante, sur le seuil de la porte.

Congédié, le valet s’esquiva de toute la vitesse de ses jambes serviles, et Alvan attira la jeune fille dans la pièce.

— Alvan, je suis venue…

Elle était comme un oiseau que l’on sent, dans la main, palpiter à en mourir.

Il se pencha sur elle :

— Qu’est-il arrivé ?

Tremblante, toute pâle et la gorge serrée, elle répondit :

— Mon père…

— C’est après l’envoi de ce mot, — il désignait la lettre, — que vous leur avez parlé à tous deux ?

— Il n’y a rien à faire.

— À tous deux : à votre père et à votre mère ?

— À tous deux. Ils ne veulent pas entendre prononcer votre nom ; ils refusent de m’écouter. Je le répète : il n’y a nulle chance, nul espoir de les fléchir. C’est la haine qui les pousse, la haine pour vous et pour moi qui songe à vous. Il n’y avait pas à balancer ; j’ai suivi ma lettre ; j’ai traversé les rues en courant, et c’est faute de souffle que vous me voyez pantelante, et non faute de courage. Le courage, Alvan, vous voyez que j’en ai ; j’ai fait tout ce que je pouvais faire.

Il l’enveloppa de ses bras, et comme un oiseau dans le nid, elle laissa tomber ses paupières.

Mais il ne disait rien ; elle redressa la tête, et devant l’anxiété de son regard, Alvan la serra plus étroitement sur sa poitrine.

— Voilà le foyer que j’aurais à vous offrir, si nous fuyions ensemble, fit-il avec une sorte de frisson, après un regard circulaire sur la chambre. Allons, dites-moi bien tout ce que vous avez à me dire.

— Je vous l’ai dit déjà, Alvan. Il n’y a rien à ajouter. Ils ne veulent rien entendre. Ils ont horreur de vous. Oh ! quel démon les anime !

— Ils ne me connaissent pas encore.

— Ils ne voudront jamais vous voir, jamais.

— Il le faut.

— Ils s’y refuseront. Leur fille, pour avoir osé dire qu’elle vous aime, ils l’exècrent. Emmenez-moi ; emmenez-moi bien loin !

— Fuir ? fuir au moment du combat ? Le rire sardonique d’Alvan disait son appétit de violence. Il faudra qu’ils apprennent de quel bois est fait un Alvan !

Clotilde gémit. Il se berçait d’illusions.

— Je les ai trouvés en train de célébrer les fiançailles de ma sœur Lotte avec un Autrichien, le comte Walburg. J’ai cru le moment propice pour parler à ma mère. Oh ! cette scène ! Ce qu’elle a dit, je ne m’en souviens pas ; c’était un sifflement qui sortait de sa bouche. Quant à mon père, votre seul nom l’a fait changer de visage et de voix. Ils m’ont traitée d’impure rien que pour le prononcer. Il faut que vous ayez des ennemis mortels. Je ne pouvais reconnaître mon père ni ma mère, tant la colère les défigurait. Mais vous le voyez, me voici. « Courage| » m’avez-vous dit : j’ai résolu d’être courageuse et de me montrer digne de vous. Mais je suis sûre qu’on est à ma poursuite. Mon père est puissant dans cette ville, et nous avons tout juste le temps de fuir.

Alvan prit brusquement un parti :

— Une amie ; une habitante de cette ville ; une personne à qui vous puissiez vous fier ; dites-moi son nom, vite ! Il la flattait de la main comme un maître de gymnastique redresse doucement les épaules d’une belle élève.

— Oui, vous avez fait preuve de courage. Ce que je vous demande maintenant, c’est d’obéir à mes ordres. Je ne vous veux pas fiancée fugitive, mais mariée au grand jour de l’autel. Et pour commencer, il faut sortir d’ici. Connaissez-vous une dame comme celle dont je vous parle ?

Clotilde essaya de protester et suggéra des plans. Elle était convaincue que la fuite seule pouvait prévenir des catastrophes ; elle sentait bien qu’elle avait, en venant se mettre entre les mains d’Alvan, fait appel à tout le courage dont elle était susceptible et qu’elle ne saurait plus que reculer à l’avenir. Déjà, elle ne trouvait plus paroles ni regards à opposer à la chaude et tendre volonté d’Alvan ; elle hésitait et s’avisa soudain de l’endroit où ils se trouvaient ensemble. Elle ne pouvait refuser, comma il le proposait, la protection d’une amie de son sexe ; tout à coup rougissante à l’idée de supplier un homme de l’enlever, elle frémit de toute sa féminine pudeur, malgré le désespoir féminin qui l’y poussait ; soudain consciente de la pauvreté de sa vêture, elle donna le nom d’une Mme Emerly qui demeurait près de l’hôtel. Et aussitôt, elle se sentit le cœur lourd comme une pierre.

— C’est pour vous ! s’écria Alvan, partagé entre la douleur de sa perte et la joie glorieuse de sa générosité. C’est en vue du triomphe final qu’il renonçait à elle.

— Ma femme ne peut pas être enlevée par un voleur de nuit. N’êtes-vous pas ma femme, ma fiancée aux cheveux d’or ? Vous pouvez vous parer de ce titre, comme si nos serments avaient été échangés. Pourtant je renonce à vous jusqu’à ce que nous puissions les échanger en public. Il ne sera pas dit de la femme d’Alvan, à l’heure de sa gloire, qu’elle est venue au mariage par la porte dérobée.

Cette orgueilleuse confiance dans l’avenir galvanisa Clotilde. Elle était pourtant assez calmée par son découragement pour saisir l’origine d’une telle superbe, mais elle n’admirait pas moins qu’Alvan sût, aussi bien, faire de soi le centre du monde. Elle retrouva un peu de son enthousiasme et admit qu’Alvan prenait peut-être le parti le plus sage. En tout état de cause, ils étaient unis à jamais. L’entrée de Clotilde à l’hôtel et sa présence dans la chambre constituaient bien des faits irrévocables. En attendant la voiture commandée par Alvan, elle se sentait à demi mariée. Aucune confusion ne la faisait rougir. Son courage la soutenait : les flammes ne brûlent pas qui se place au milieu de leur cercle, et cette chambre, contemplée du dehors, était bien le centre de l’incendie. Elle réprima son désir de se jeter au cou d’Alvan et de le remercier de sa générosité chevaleresque, pour ne pas porter atteinte à cette générosité même. Elle n’était, d’ailleurs, nullement gênée, et pour achever de la mettre à l’aise, Alvan fit appel à toute sa gaîté, à toute son affabilité naturelle. Aussi, au sortir de la pièce, se sentait-elle, malgré ses tristes pressentiments, plus que jamais attachée à lui.

Elle vit, à la porte de l’hôtel, une domestique de ses parents gravir le perron. C’était une femme d’un certain âge qui conta, à grand renfort de protestations de dévouement, que le général lançait toute la ville aux trousses de sa fille.

Clotilde lui dit où elle allait et se trouva, une demi-heure plus tard, dans le salon de Mme Emerly à qui elle venait de présenter Alvan. Elle conta son histoire et fit part de la tyrannie paternelle à son hôtesse qui lui témoigna sa sympathie et lui offrit asile.

Toute l’Allemagne connaissait Alvan. On le savait aussi libre en morale que révolutionnaire en politique, mais son grand air, son noble visage, sa parole éloquente et plus encore la preuve de respect qu’il donnait à sa fiancée et de déférence à sa famille, lui conquirent les bonnes grâces de la dame. Elle promit de faire tout son possible pour les amants. Ils se trouvaient, au surplus, dans une de ces situations romanesques auxquelles bien peu de femmes savent résister.

Mme Emerly n’eut pas longtemps à attendre pour donner la preuve de sa sincérité.

Un regard distrait sur la rue lui montra la mère et la sœur de Clotilde qui se dirigeaient vers sa demeure. Que faire ? S’agissait-il d’une visite fortuite ? Elle avertit Clotilde, qui poussa un cri d’angoisse, cependant qu’Alvan exultait :

— C’est le ciel qui les envoie. Laissez-moi voir votre mère et lui parler. Il ne pouvait rien arriver de mieux.

Mme Emerly hocha la tête d’un air de doute, consulta Clotilde du regard, puis :

— Je crois plus prudent, opina-t-elle, d’affirmer, si on me le demande, que vous n’êtes point ici, et que j’ignore où vous vous trouvez.

— Oui, oui, supplia Clotilde ; faites cela.

Elle se tournait à demi vers Alvan, suspendue à ses lèvres et toute raidie d’angoisse.

— Non ! trancha l’homme, blessé dans son orgueil et dans sa vanité. Du jeu franc ; pas de subterfuges. Commencer par un misérable mensonge ? Non, Madame, je ne voudrais pas vous imposer, en notre faveur, le poids d’un mensonge mondain. Ce serait, d’ailleurs, de mauvaise politique. Oui, pis qu’un crime, une faute, comme disait l’honnête cynique. Nous allons descendre au-devant de Mme de Rüdiger et nous lui présenterons l’homme qui aspire à la main de sa fille.

Clotilde chancelait d’angoisse et son amie était fort troublée. Mieux qu’Alvan, elles savaient toutes deux ce que leur réservait cette entrevue. Mais fort de sa confiance en lui-même, l’homme leur imposa sa volonté.

Alvan et Clotilde nouèrent leurs mains pour descendre au salon de Mme Emerly. La jeune fille articula avec effort :

— Ne m’abandonnez pas !

— Ai-je l’air de vous abandonner ? L’accent profond de la question dictait la réponse.

— Oh ! Alvan… reprit-elle. Elle allait ajouter : « Prenez garde », mais sans lui en laisser le temps, il lui baisa les doigts, avec un : « Fiez-vous à moi », qui contraignit Clotilde à noyer ses frissons dans une confiance aveugle et un total abandon.

— Connaissez-moi donc mieux ! tel était le cri d’alarme qu’elle eût voulu lancer, tant qu’il était temps encore de fuir la maison et de passer, sans la franchir, devant la porte fatale. Pour sincère que fût sa passion, elle savait la fragilité du vase qui la contenait, mais retrouvait en elle un vestige de son exaltation (vite muée en désespoir) qui lui laissait l’illusion de se confondre avec l’homme qu’elle admirait, dans son orgueil superbe et triomphant.

Un tel état de confiance aveugle et de total abandon risque de dégrader la volonté et de faire de l’esprit qu’il avilit une récompense médiocre pour le vainqueur. Abdiquer sa personnalité pour chercher peureusement auprès d’un autre un abri contre les tempêtes, c’est, en fait, manquer à sa foi en cet autre et se vouer au génie de la Force, sous quelque forme et dans quelque sens qu’il se manifeste. Fermer les yeux devant le danger, c’est se donner en proie et renoncer à son libre arbitre.

Voyez-la s’avancer. Si son héros est abattu, si elle doit souffrir de sa défaite et de la confiance qu’elle avait mise en lui, son aveuglement lui fera l’effet d’une vertu sublime et elle n’y reconnaîtra point la déplorable faiblesse qui demandait protection à un vain déploiement de force surhumaine. Le surhumain, elle considérera, tant que dureront ses épreuves, qu’en y prétendant, il a trompé sa légitime attente : surhumain, il ne l’était qu’en Juiverie, ce démocrate qu’elle avait songé à épouser. Pour se mettre en paix avec leur conscience, les pusillanimes cherchent à se consoler, faute de pouvoir se justifier. L’amour qu’elle lui portait, par cela même qu’il répondait à la superbe d’Alvan, était lié au succès. Clotilde était prête à fuir avec lui et à l’aimer fidèlement, mais elle pouvait estimer, non sans raison (bien qu’à vrai dire, la froide raison ne fût peut-être pas de mise en l’espèce), que refuser la fuite pour affronter la lutte, c’était faire de leur amour l’enjeu du succès. Soulever la tempête et courroucer la destinée, c’était la livrer aux furies, et la raison, la plus froide raison, toujours chère, aux heures d’épreuve, aux cœurs lâches, lui souffle qu’en jetant les dés du joueur, il obéissait plus à son outrecuidante foi en sa chance qu’à son amour de l’enjeu. La froide raison des poltrons a de singulières perspicacités et sait découvrir le nœud de la vérité. Si clair est son coup d’œil que, si ce nœud résumait tout l’homme, il suffirait, en face d’une crise, de nous transformer en poltrons pour déchiffrer du premier coup un cœur, et pour stupéfier le Sphinx de la vie par une épigramme qui livrerait le secret de sa plus mystérieuse créature. Mais la nature d’Alvan présentait des replis que ne pouvait pénétrer la perspicacité la plus claire d’une fille timorée, comme le monde a des mystères à quoi ne peuvent atteindre les plus aiguës des épigrammes.

— Courage ! dit-il, et Clotilde, toute tremblante, répondit :

— Soyez prudent.

Ils étaient maintenant en présence de la mère et de la sœur de Clotilde. À la fenêtre, la sœur, insignifiante créature, baissait la tête. La mère, debout au milieu du salon, fronçait les sourcils d’un air agressif et son regard se chargeait d’éclairs. Elle regarda le couple en face, puis :

— Que cet homme s’en aille ! Je ne souffrirai pas qu’il m’approche ! cria-t-elle.

Alvan s’avança :

— Dites-moi, Madame, au nom du ciel, ce que vous avez contre moi ?

Elle lui tourna violemment le dos :

— Allez-vous-en. Mon mari saura traiter un homme de votre espèce. Hors de ma vue, vous dis-je !

La brutalité de cet accueil galvanisa Clotilde. Elle alla vers Alvan, posa la main sur son bras et, se sentant, pour un instant, presque son égale, dit :

Allons-nous-en ; venez ; je ne souffrirai pas qu’on vous parle de la sorte. Personne ne vous traitera ainsi en ma présence.

Elle s’attendait à le voir, après un tel exorde, renoncer à une impossible tentative. Mais Alvan se contenta de presser la main de la jeune fille et déclara à Mme de Rüdiger qu’aucune parole sortie de sa bouche ne pouvait l’irriter.

— Rien ne me fera oublier que vous êtes la mère de Clotilde. La mère de la femme que j’aime peut me dire tout ce qu’elle voudra. Je supporterai tout.

— Un homme souillé de toutes les iniquités que le monde abhorre ! Le voir tenir ma fille par la main ! C’est trop abominable ! Et parce qu’il n’y a personne ici pour le châtier, il ose s’adresser à moi et me parler de sa sale passion pour ma fille. Je le répète : tout ce que vous avez à faire, c’est de vous en aller. Mes oreilles sont fermées. Libre à vous de m’exaspérer, de m’insulter ; vous ne me ferez pas bouger d’un pouce. Hors d’ici ! Elle frappa du pied ; toute sa personne crachait le mépris.

Alvan s’inclina, et avec un sang-froid parfait :

— Je vais de ce pas trouver le père de Clotilde ; avec un homme raisonnable, j’espère arriver à m’entendre vite.

— Entrez dans sa maison, et il vous fera jeter à la porte par ses valets.

— Croyez-vous ? Je ne suis pas de ces hommes qu’on chasse, fit Alvan avec un sourire. Mais je profiterai de votre avertissement, Madame, et dans l’intérêt général, j’éviterai au père de Clotilde la tentation d’un geste pareil. Il ne sait pas encore à qui il a affaire. Je lui écrirai.

— On renverra vos lettres sans les ouvrir.

— Il est évident, Madame, que ma patience même a des bornes.

— La mienne est à bout, Monsieur.

— Vous nous réduisez à ne compter que sur nous-mêmes et ne nous laissez pas d’autre alternative.

— Vous ne m’avez pas attendue pour agir. Vous avez déjà brisé la réputation de ma fille en lui persuadant de quitter la maison paternelle sans esprit de retour. Oh ! on vous connaît ! on connaît vos procédés à l’égard des femmes comme des hommes. Nous vous connaissons, et il ne nous reste, Dieu merci, pas grand chose à apprendre sur votre compte, voleur que vous êtes !

— Voleur ! La voix d’Alvan relevait le mot en un vibrant écho. L’orgueil blessé se révoltait et l’homme se faisait si menaçant que Mme de Rüdiger eut conscience d’avoir touché à une blessure toujours saignante. Il était si terrible à voir qu’elle atténua la portée de son accusation :

— Vous m’avez volé mon enfant ! précisa-t-elle.

Clotilde, éperdue et déchaînée, redressa la tête :

— Mensonge ! Il ne m’a pas volée. C’est de mon plein gré, et pour échapper à votre dureté, mère, — penser que je vous appelle mère ! — pour fuir les malédictions et les menaces de mon père que je suis allée à lui. Oui, c’est près de lui que j’ai cherché refuge, dès que j’ai compris que je lui appartenais plus qu’à vous. Et jamais je ne vous reviendrai. Vous avez tué ma tendresse de fille ; j’appartiens à cet homme que vous insultez parce que je l’aime uniquement et à jamais, parce que je serai la compagne de sa vie, quoi qu’elle nous apporte, parce que je serai sa femme. Foulez-le aux pieds : c’est moi que vous piétinerez. Faites méchant visage à votre fille qui, entre tous les hommes, a choisi celui-là pour l’adorer et le suivre de par le monde. Je le suivrai. Je suis à lui. Je mets ma gloire en lui.

Le regard qu’elle fixait sur Alvan semblait dire : « Eh bien ! suis-je digne de vous maintenant ? Et le moment n’est-il pas venu de fuir ensemble ? »

Elle fut déçue, et rien dans les yeux d’Alvan ne répondit à son attente. Ce fut comme si sa beauté, mirée dans une glace, n’avait rencontré qu’un reflet brumeux de métal. Très calme et souriant, Alvan reportait les yeux de Clotilde à sa mère.

— Vous m’accusez, Madame, d’avoir volé votre fille. Vous allez reconnaître que vous me faites tort. Clotilde, ma Clotilde ! puis-je entièrement compter sur vous ? Y a-t-il un sacrifice qui, si je vous en prie, puisse vous paraître trop dur ? Êtes-vous prête, sur un signe de moi, à aller où je vous le dirai, à faire ce que je vous demanderai ?

Le calme d’Alvan, l’énigme de ses paroles la glacèrent d’angoisse. Elle n’en répondit pas moins :

— Vous pouvez compter sur moi, mais, aussitôt révoltée de sa propre soumission, honteuse de se montrer trop asservie devant sa mère et, plus affreusement apeurée encore du rôle joué par Alvan, elle s’écria :

— Oui, j’obéirai ; je ferai tout ce que vous voudrez. Je suis à vous. Ordonnez-moi ce qui vous plaira, n’importe quoi, sauf de retourner chez ceux que j’appelais jusqu’ici mes parents ! Ah ! non, pas cela !

— C’est cela pourtant que je veux vous prier de faire, répondit Alvan dont le calme sourire s’accentua et se fit plus étrange, plus artificiel, plus indéchiffrable. Ce sacrifice suprême auquel vous pouvez vous plier en mon nom, êtes-vous prête à l’accomplir ? Dites !

Elle s’efforça de lire à travers le masque d’Alvan, mais ses yeux implorants ne purent le percer.

— Si vous avez le cœur de me le demander, si tel est réellement votre désir, soit ! acquiesça-t-elle. Mais songez à ce que vous faites. Oh ! Alvan, ne me renvoyez pas chez eux. Réfléchissez !

Il continuait à sourire d’intolérable façon. Il était décidé à gagner, à recevoir, et non à prendre, une épouse nantie de la bénédiction paternelle, une fille sans tache, un des brillants vases d’argent du monde.

— C’est pour moi, songez-y, pour me servir que vous ferez cela, répondit-il. Et maintenant, Madame, je vous rends votre fille. Vous le voyez, elle m’appartient bien ; elle m’obéit ; et c’est moi qui, pour un temps très bref, vous la rends. C’est parce que je l’en prie, ne l’oubliez pas, qu’elle retourne chez vous. Sur ce, Madame, j’ai l’honneur… Et il s’inclina profondément.

Puis, se tournant vers Clotilde, il la prit dans ses bras :

— Ce que vous faites, pour vous plier à mon désir, je ne l’oublierai jamais, mon amour. Et jamais je ne pourrai vous remercier assez. Je sais combien vous coûte une pareille soumission. Mais voici venue la fin de vos épreuves. Le reste me regarde. De tout votre cœur comptez sur moi. Obtempérez à leurs ordres, mais ne vous laissez pas opprimer. Soyez sûre que je saurai comment on vous traite et qu’au moindre acte d’injustice j’accourrai pour vous reprendre. Sentez cela et ne soyez pas malheureuse. On ne nous tiendra pas longtemps séparés. Soumettez-vous un instant à la volonté de vos parents : c’est la mienne, en définitive, qui sera la plus forte. Persuadez-vous que moi, votre fiancé, je ne puis échouer dans un de mes desseins, parce que je n’hésite jamais. Tenez-moi pour l’unique étoile de votre monde et gardez les yeux fixés sur moi. À bientôt. Patience ! Soyez fidèle, et nous ne ferons qu’un !

Il baisa des lèvres froides, pressa une main inerte. Le sublime affreusement vide de cette générosité apparut clairement à Clotilde, sous le regard méprisant de sa mère.

Alvan ouvrit les bras sans la quitter des yeux et elle resta debout, à demi morte, au milieu de la pièce. Elle comprenait pourtant qu’il venait de faire montre d’une suprême maîtrise et de donner une leçon à ses aristocrates de parents en leur montrant qu’il savait, au besoin, se plier à leurs us et coutumes, et ce sentiment dissipa un instant en elle l’impression de son inaptitude à être ainsi laissée seule. Alvan était grisé par la contrainte qu’il venait de s’imposer par largeur d’esprit, par condescendance aux nécessités et aux conventions familiales. Il ne songeait qu’à son exploit et qu’à ses répercussions probables : il venait d’effacer sa réputation fâcheuse parmi ces gens dont il allait prendre la fille pour en faire sa femme, et la magnanimité de son geste, — dont son ultime salut à l’épaule de Mme de Rüdiger faisait ressortir l’ampleur — lui laissait supposer que le plus fort était fait. Dorénavant, il n’aurait plus affaire à de sottes femmes ; c’est en face du père de Clotilde qu’il se trouverait. Les femmes avaient le privilège d’opposer leur déraison au feu divin ; avec les hommes, rien de pareil à craindre : ils s’affronteraient sur un terrain où cet éternel lutteur n’avait jamais connu la défaite.

Inerte, les yeux fixes, pétrifiée par une stupeur qui lui interdisait toute pensée, Clotilde regardait Alvan distribuer, avec un formalisme rigoureux, des saluts étudiés à Mme et à Mlle de Rüdiger, et à la maîtresse du logis. Il partait ; il s’en allait vraiment et l’abandonnait. Elle tendit imperceptiblement les mains vers lui et son attitude disait qu’elle mettait toute sa force dans ce geste. Elle le vit sourire d’un incompréhensible sourire, celui du vainqueur qui abandonnerait à l’ennemi un champ de bataille. Elle n’obtint rien de lui que cet impassible sourire et attribua à cette froideur le fléchissement de sa pauvre énergie.

— Tu t’offrais à fuir avec lui comme il te l’avait proposé, se dit-elle. Il pouvait disposer de toi, et il t’a repoussée !

Chose incroyable et pourtant trop évidente : il était parti ! la pièce était vide, sombre et silencieuse comme une prison.

— Il ne veut pas de toi ; c’est pour te renier plus facilement qu’il te livre à eux.

Ces mots, elle les prononça à mi-voix, dans un gémissement, avec un regard sur sa mère que son triomphe faisait haleter et laissait inexorable, sur sa sœur qui baissait la tête, sur Mme Emerly, debout près de la fenêtre.

Instinctive et rapide comme le vol du lynx des cavernes vers la lumière, sa lâcheté lui souffla qu’elle était abandonnée et qu’une pleine soumission lui vaudrait seule la paix.

Et voici son raisonnement : si Alvan l’avait prise, elle n’eût été coupable, en fuyant avec lui, que d’un de ces coups de tête qui sont tout à la gloire de l’amour quand le mariage les sanctionne. En la repoussant, en l’abandonnant, il faisait d’elle non plus seulement une fille folle, mais une réprouvée. Son départ subit n’était pas plus naturel que le rôle qu’il avait assumé. Mais il ne l’en avait pas moins assumé, et il laissait du même coup Clotilde à la merci de ceux qui pouvaient la relever. Son humiliation et sa terreur l’empêchaient de voir plus loin que l’heure présente, et de ce cercle rétréci, elle jugeait Alvan à la mesure de sa pitié pour elle-même et l’accusait, au nom de sa propre couardise, d’avoir agi sans discernement. Ballottée par les flots d’un naufrage moral, elle voyait, dans la folle témérité de cet homme à braver une puissance supérieure à la sienne, une égoïste cruauté à l’égard de la femme qui avait, pour l’amour de lui, renoncé à tout, et s’était, en son nom, lancée dans l’abîme des tempêtes. Elle se sentait si seule, pour flotter ou pour sombrer ! Alvan était parti. L’homme qui épanchait sa fureur dans la pièce, qui proférait des menaces contre son « infâme amant, ce sale Juif, ce voleur fieffé, ce gredin, ce gibier de potence », qui lançait des injures affreuses et impossibles à transcrire, c’était son père. Comment il était arrivé, elle n’en savait rien. C’est à lui qu’Alvan la livrait.

Les insultes qui pleuvent sur un amant n’ont en général d’autre effet que de rehausser ses mérites aux yeux de la femme qui l’aime. Mais si l’amante a le cœur faible et doit subir la honte par la faute de l’homme qui lui paraît cruel, elle perd parfois la notion des choses et courbe la tête comme une fleur brisée. Son premier reproche : « Si vous aviez été plus prudent, ceci ne serait pas », cède bientôt la place à cette réflexion muette : « S’il avait été plus fidèle ! » Cette accusation n’implique pas nécessairement la croyance à la déloyauté, mais le seul fait de la formuler indique un relâchement des liens de la tendresse. Relâchés ne veut pas dire brisés ; mais ce relâchement permettra un jour de les couper avec un moindre effort et une moindre peine.

Alvan l’avait laissée exposée à la tempête dans une frêle embarcation, et sans se rendre certainement bien compte des assauts furieux qu’elle allait subir. Si Clotilde eût été à même de réfléchir, elle lui eût rendu justice, mais contrainte par lui à une confiance aveugle, elle ouvrait soudain les yeux sur une force adverse et armée de moyens matériels. Elle qui s’était vue jusque-là favorisée d’une indépendance extraordinaire, elle fut soudain traitée en enfant rebelle et littéralement traînée dans les rues par son père, qui l’avait saisie aux cheveux — les cheveux d’or chers à Alvan — et la tenait sous la menace d’un couteau de chasse dont il s’était armé, en apprenant que sa fille venait de s’enfuir chez le Juif. Il semblait indifférent au scandale ; son mépris de l’opinion se teintait peut-être même d’une sorte de délectation morose. Il se réjouissait de démontrer qu’autant que la pleine connaissance du caractère féminin, deux ou trois axiomes aident à bien mener les femmes, — mieux peut-être même parce que d’application plus facile, — et que l’on ramène à sa place une fugitive à coups de fouet au lieu de perdre son temps à la poursuivre, elle qui aime tant courir. La police monta la garde autour de la maison, sur l’instigation du général qui vitupérait contre la folle hardiesse et le banditisme du Juif et prédisait de sa part des entreprises désespérées. Il enferma sa fille et déclara son intention de la traiter, à l’avenir, avec un total despotisme, seul remède pour la guérir, telle qu’il la connaissait. Qu’il la connût ou non, il connaissait la vertu de sa médication. Il savait que les osiers sont faits pour plier. À grand bruit de marteau, il cloua de sa main les volets de la chambre où il la tenait prisonnière, puis s’en alla hurler par la maison que quiconque essaierait de communiquer avec elle serait tué comme un chien. Toutes manifestations d’une force plus convaincante que celle d’un orateur.

Clotilde restait donc sans amis, insultée, dégradée, plongée en pleine nuit au milieu du jour, abandonnée par son amant. Elle se laissa choir sur le plancher, et un peu affolée par les rudes coups du sort, songea que l’heure de la réalité était venue. Le monstre la tenait. Elle était isolée ; on lui portait ses repas comme à une prisonnière. Elle n’avait pour la soutenir que son obstination naturelle et persistait encore à s’y cramponner, quand la lassitude commençait à lui en faire sentir déjà l’inanité. Chaque fois que son père venait voir si elle était brisée, elle répondait : « J’épouserai Alvan » et mettait dans ces paroles l’énergie des faibles qui trouvent une assurance dans le son de leur propre voix. Le général écoutait et annonçait sa prochaine visite. Cette lutte entre la contrainte et l’endurance se poursuivit quelque quarante heures. Puis, épuisée, Clotilde se prit à songer : « Il est étrange que mon père soit si furieusement exaspéré contre cet homme. Aurait-il, pour cela, des raisons que j’ignore ? » L’inhabituelle dureté de son père imposa ce doute à sa faiblesse, toute prête déjà à baiser la main qui la frappait. Et bientôt, elle en vint à songer aux raisons connues d’elle. Involontairement, elle adopta le point de vue de ses parents et reconnut que les apparences étaient sinistres : c’est à la réputation d’Alvan autant qu’à sa décision fatale qu’elle devait les rigueurs de son traitement. Sa misère était le fait des erreurs de jugement et de conduite de son amant.

Peut-être, cependant, Alvan travaillait-il à sa libération, était-il près de l’arracher à sa prison. Elle prit à nouveau, contre ses bourreaux, le parti de l’homme qu’elle aimait et griffonna de son mieux, en s’aidant des lueurs filtrées par les fentes des volets, un mot qui le suppliait d’accourir. Elle mit tout son cœur dans cette rédaction. Un autre billet à son amie anglaise protestait de son amour pour Alvan, mais avec moins d’abandon et avec une froide résignation à sa perte. Tout était si sombre autour d’elle !

Sur ces entrefaites, elle entendit gratter à la porte. La femme de chambre en qui elle avait confiance apportait des nouvelles d’Alvan ; maîtresse et servante agenouillées contre la porte communiquèrent à travers le panneau. L’espoir palpita dans le cœur de Clotilde, cependant que les murmures s’échangeaient :

— Où est-il ?

— Parti.

— Mais où ?

— Il a quitté la ville.

Clotilde glissa sous la porte la missive destinée à son amie, mais garda celle qu’elle avait écrite pour Alvan. Blessée au vif par sa désertion, elle se donna pour raison qu’il ne servait à rien d’expédier une lettre à un homme sans adresse. Elle ne se demanda pas si son informatrice était de bonne foi : elle avait besoin de désespoir comme les épuisés ont besoin de repos.

Elle pleura toute la nuit : ce fut une de ces nuits où le torrent des larmes balaye en nous tout ce qui n’est pas diamant, à supposer que notre carcasse comporte une parcelle adamantine. Si elle pleurait avec une aussi délirante constance, c’est qu’elle sentait la nécessité de noyer cette pitié pour sa propre personne qui avait été l’aliment de son douloureux amour. Ceux qui ont du cœur pour la lutte ne pleurent pas de la sorte. Au matin, elle n’était plus qu’un fossé desséché de larmes : elle ne s’apitoyait plus sur son propre compte et se croyait indifférente ; en d’autres termes, elle ne se sentait plus de forces pour la lutte ; la réalité était trop forte !

Ses sœurs vinrent la supplier de céder : épousant Alvan, à quel avenir allait-elle condamner les belles-sœurs d’un homme pareil ? Lotte devrait renoncer au mariage avec le comte Walburg ; l’infamie du nom d’Alvan ferait de leur maison un lazaret et d’elles-mêmes des réprouvées.

Elle subit ensuite l’assaut d’un frère favori, dont la sympathie déchaîna à nouveau le flot de ses larmes, et qui l’accabla d’arguments irréfutables. Comment le beau-frère d’un infâme démocrate Juif pourrait-il garder la tête haute dans son régiment ? Il serait contraint de renoncer au service ou de se battre tous les jours avec ses camarades qui, à tort ou à raison, abhorraient tous Alvan. L’alliance de cet homme leur serait fatale et compromettrait surtout la carrière militaire et diplomatique de leur père, dont la vie serait brisée.

À défaut de répliques, Clotilde trouva des larmes nouvelles, larmes de pitié maintenant pour sa famille autant que pour son amant lointain. Elle se sentait déjà séparée de lui, avec un cœur sec et vide, comme ceux que déserta toute pitié pour eux-mêmes. Impuissante désormais à s’apitoyer sur son propre compte, malgré une secrète et persistante inclination, elle éprouvait un languissant désir de bien-être matériel. Après son rude châtiment, elle souhaitait les caresses des siens. Elle avait soif de marques d’affection qu’elle savait pourtant intéressées, mais qui apportaient à sa triste expérience un parfum de la vie d’autrefois. Alvan était parti. La pauvreté d’imagination de Clotilde lui représentait ce départ comme un définitif abandon et comme le glas de leur amour. Il était parti ; il avait commis une faute irréparable ; il avait fui la lutte provoquée par sa folle présomption et qu’il jugeait trop redoutable ; il n’était mi l’amant qu’il se croyait, ni le maître des hommes qu’elle avait cru.

Dans son découragement profond, Clotilde ne put supporter la vue d’un des portraits d’Alvan ou d’un souvenir quelconque qui le lui rappelât. Celui qui eût dû être près d’elle était parti et ne pouvait la défendre contre les assauts terribles qui la laissaient presque sans vie. Elle se sentait abandonnée, et faute d’imagination, crut qu’il ne lui restait plus rien à faire qu’à retomber sur les siens. Elle fit sa soumission à sa mère. Dans la lutte suprême contre une faiblesse qui parlait tour à tour au nom de son amour ou de sa lâcheté, elle interpréta ainsi sa défaite : « Il peut venir ; s’il vient, en effet, je serai à lui ; sinon, c’est aux miens que je me dois. »

Il lui avait appris à compter aveuglément sur lui, et elle lui obéissait passivement jusqu’à se libérer de lui. C’est la même confiance qui pousse le croyant à promettre au saint sa foi s’il veut seulement se manifester. Clotilde, en tout cas, se soumit. D’où grande joie dans la famille, dont elle goûta les caresses.