Les Comédiens français pendant la Révolution et l’Empire/01

LES COMÉDIENS FRANÇAIS
PENDANT
LA RÉVOLUTION ET L'EMPIRE

PREMIÈRE PARTIE

Un État minuscule dans l’État, une convention au petit pied, des privilèges anéantis, la liberté proclamée contre la féodalité artistique, des rivalités ardentes, un schisme, des luttes d’opinion, la comédie partagée en deux camps comme la société et les Assemblées, Talma et ses amis abandonnant leur ordre à l’exemple de Mirabeau et de la noblesse libérale, des acteurs devenant représentans du peuple, généraux, interprètes inconsciens du drame merveilleux qui va se dérouler, des haines particulières qui s’enveloppent du drapeau des grands principes, une partie des comédiens français enfermés pendant des mois dans les cachots de la Terreur, sauvés de la façon la plus romanesque (mais l’invraisemblable seul se réalisait alors et il n’y avait de possible que l’impossible), les pièces du répertoire expurgées au gré du parterre et de la Commune de Paris, les théâtres faisant le rude apprentissage d’une indépendance décrétée plutôt que conquise, la faillite, la ruine pour plusieurs, une gêne extrême pour d’autres, les périls de la concurrence pour tous, la guerre, la peur, l’émigration ou la mort des riches se combinant pour paralyser le crédit, restreindre les dépenses de luxe aux années du mauvais papier et de la grande épouvante, réduire à la portion congrue ces chanoines du tripot comique habitués aux grasses prébendes de l’ancien régime, — l’histoire du monde théâtral présente un résumé assez exact de l’aventure extraordinaire que courut le peuple français depuis la réunion de la Constituante jusqu’au 18 Brumaire. Rien de plus naturel : n’est-il pas, ce monde théâtral, en perpétuel contact avec la foule qui l’applaudit ou le conspue ? Ne reçoit-il point ses frissons et ne lui envoie-t-il pas cette électricité spéciale qui jaillit d’une belle scène, d’un cri éloquent ? Nulle cloison étanche entre celui-ci et celui-là : joies et colères, enthousiasmes et indignations se puisent à la même source, la sécurité de l’un fait la prospérité de l’autre ; le spectateur croit n’acheter que du plaisir, il ne se doute pas qu’un de ses bravos a peut-être consacré un artiste, qu’en dispensant ainsi l’éloge, le blâme ou le silence, il crée, soutient, détruit des réputations. C’est une sensitive, ce monde théâtral : il reflète les impressions extérieures comme le thermomètre traduit la chaleur ou le froid, auteurs, journaux, public le pénètrent de toutes parts, le gouvernement même le marque de son empreinte, et il serait sans doute intéressant de rechercher les résultats de cette influence aux diverses époques de notre histoire : avec la monarchie de droit divin, un despotisme décent, tempéré par les privilèges et la douceur des mœurs, la tragédie classique, la comédie de caractère ; pendant la Révolution, l’anarchie intellectuelle, l’oubli des traditions, le naufrage du goût, et, au milieu de ce chaos, un art nouveau qui balbutie d’abord sa langue, recommence souvent d’anciens erremens tandis qu’il croit innover, s’affirme quelquefois avec succès ; sous l’Empire, un retour partiel à l’ancien régime, la comédie devenant un moyen de règne, prêchant le culte du souverain comme elle avait dû enseigner l’amour de la République, collaborant avec les prêtres, les gendarmes, les fonctionnaires de Napoléon ; puis l’invasion tumultueuse de la démocratie et la liberté pratique affirmée sur la scène, les dernières convulsions de préjugés séculaires contre les comédiens, l’opinion publique ne reconnaissant plus d’autre mesure de son estime que le talent et le caractère, l’abolition des vieilles règles et des conventions classiques, le drame prenant tout son essor, audacieux, tout-puissant, déchaîné par le génie de Victor Hugo, de Dumas, les innombrables manifestations de l’art théâtral assez semblables, dans leur confusion vigoureuse et leur désordre apparent, aux volontés du suffrage universel. Fontenelle n’aimait point la guerre, parce qu’elle gâte la conversation : pas plus que lui, le théâtre n’aime la guerre civile ou étrangère qui chasse le sourire, la beauté, le luxe et cette pierre philosophale de la fortune, la confiance : on retrouverait l’expression de nos grandes crises en consultant les recettes des principaux spectacles depuis cent ans. D’ailleurs, en dépit de certains anathèmes et des éloquentes déclamations de Jean-Jacques, c’est, de toutes les distractions, celle qui semble le mieux adaptée à notre nature, la plus capable de nous apporter la menue monnaie du bonheur ; la moins immorale aussi, puisqu’elle s’adresse aux plus nobles instincts de l’âme ; qu’une tragédie, un opéra peuvent inspirer des sentimens héroïques, et qu’il n’y a guère de pièce, si cynique qu’elle paraisse, dont on ne fasse sortir une leçon de prud’homie. L’univers n’est pas seulement une cuisine et un couvent ; se réjouir, oublier quelques instans son lourd fardeau est aussi nécessaire que manger et prier ; et si, dans sa marche courageuse vers une destinée inconnue, l’Immunité a su créer l’art, la science, la vertu, il faut lui savoir gré d’avoir semé, le long de son calvaire, quelques fleurs, quelques gouttelettes de rosée qui la rafraîchissent et lui permettent de reprendre des forces pour le combat du lendemain. Oublier ses défauts et ses maux pendant trois ou quatre heures, devenir ce personnage du passé ou du présent qui s’agite devant vous, rire de ses saillies, partager ses espérances, ses amours, se parer de ses qualités, parler sa langue, entendre une musique qui met à votre portée les visions sublimes, vous communique l’enthousiasme de toute une salle, de pareilles joies méritent sans doute qu’on témoigne quelque gratitude à qui les procure, et il appartient surtout au théâtre de nous les ménager. C’est pourquoi notre curiosité passionnée s’attachera toujours à une institution qui apporte un véritable bienfait au peuple aussi bien qu’aux raffinés de la civilisation ; c’est pourquoi il n’est peut-être pas inutile de résumer la vie des principaux acteurs de cette Comédie où Napoléon voyait la gloire de la nation, et, en esquissant leur physionomie, de rappeler quelques fragmens de notre histoire sociale pendant la Révolution et l’Empire.[1].


I

Dès le début de la Terreur, la peur, l’émigration, ont fermé la plupart de ces salons dont les hôtes se retrouvent à l’étranger, en prison, sur l’échafaud. C’est à peine s’il en reste quelques-uns d’ouverts, et je ne compte point parmi les survivans celui de mesdames de Sainte-Amaranthe, salon de demi-monde, mi-tripot, mi-boudoir, où l’on donne à causer, à jouer, à aimer peut-être aussi ; mais quelques salons bourgeois, épaves de civilisation et d’élégance, foyers d’enthousiasme, d’esprit, d’indépendance, où l’on se permet de railler Robespierre et Marat, la tyrannie des clubs, de la Commune de Paris : tels ceux de Mme Roland, de Julie Talma. Les politiques, les girondins surtout remplissent le premier, le second les admet aussi, mais ne leur fait pas la place d’honneur qu’occupent naturellement artistes, auteurs dramatiques, gens de lettres. Ces deux femmes ont plus d’un trait commun. Mme Roland reste honnête avant, après le mariage, de cette honnêteté indiscrète et tapageuse qui ne peut se tenir de révéler au vieux Roland un sentiment platonique pour Buzot, tandis que Julie, épouse passionnée, malheureuse et fidèle de Talma, doit, semble-t-il, sa fortune à l’amour. Mais toutes deux ont l’esprit brillant, étendu, quelquefois ironique et profond, le talent de développer avec éloquence leurs opinions par la parole ou dans leur correspondance, le sens de l’amitié, une âme généreuse qui s’éprend de la Révolution ou des promesses de la Révolution, cet esprit de parti qui donne les préjugés que comporte la haine des préjugés, un besoin de dévouement allant jusqu’à exposer sa vie pour sauver celle de ses ennemis. Ni l’une ni l’autre ne désespèrent de la République parce que l’on commet des fautes en son nom, et dans une lettre aux mânes de son fils aîné, Julie mêle aux regrets maternels l’impression de douleur amère que lui inspire la servitude impériale. Toutes deux enfin sont rebelles aux idées religieuses, avec cette nuance toutefois que Mme Roland s’en tient au déisme de Rousseau, tandis que l’incrédulité de Mme Talma éclate plus absolue, agressive, persiste dans l’épreuve la plus grave, la maladie de son dernier enfant, atteint de la poitrine, destiné comme les deux autres à une mort prématurée ; et, malgré ses anxiétés, son désespoir, elle ne cesse de regarder la religion comme une ennemie, de repousser ses consolations pour ce fils qui va succomber[2]. Mais si la folie de la croix lui manque, elle a pleinement la folie de la générosité. Non contente de solliciter sans relâche pour ceux qui l’invoquent, elle recueillit plusieurs girondins au 31 mai ; elle abritait un terroriste, l’acteur Fusil, depuis Prairial, elle donna l’hospitalité à un royaliste après les journées de Vendémiaire ; l’un à la cave, l’autre au grenier. Afin de les distraire un peu, elle les fit d’abord souper à tour de rôle avec quelques intimes ; puis se reprochant cette combinaison comme un excès de prudence, elle propose à Talma de les réunir ; le malheur les aura disposés à l’indulgence, à la pitié. Tout va bien d’abord, ils ne se connaissent point, se montrent polis, prévenans, mais au dessert, un mot suffit à détruire toute cette harmonie. « Il n’y a qu’un terroriste qui puisse penser cela, s’exclame le royaliste. — Il n’y a qu’un royaliste qui puisse parler comme cela, tonne Fusil. — C’est parler comme un misérable. — C’est penser comme un scélérat. — Si jamais nous avons le dessus ! — Si jamais nous prenons notre revanche ! » Il fallut les séparer et revenir à l’arrangement primitif. On ne risquait rien moins que sa vie à cacher ainsi des proscrits, mais la Révolution avait porté tous les sentimens au ciel ou jusqu’en enfer, et l’héroïsme devenait presque aussi banal que la mort. L’archéologue Millin avait imaginé un artifice digne d’un savant tel que lui : il gardait aussi son proscrit, le député Pallier, passait avec lui ses soirées à jouer ou à causer, et, dès qu’un coup de sonnette donnait l’alarme, Pallier se cachait dans une boîte à momie, où personne ne se fût avisé de l’aller chercher.

De telles femmes devaient présider les salons de la Législative et de la Convention, comme Mme de Staël semblait faite pour dominer ceux de la Constituante. Aussi le petit hôtel de la rue Chantereine, qui passera plus tard à Joséphine de Beauharnais et à Bonaparte, est-il fort animé : table ouverte à toute heure, cohue de parasites, amis de la première et de la dernière heure, fêtes perpétuelles, dépenses excessives, car Julie se montre prodigue, et Talma, qu’elle a épousé en 1791 (elle avait 37 ans), a le génie du gaspillage ; bien qu’il se pique d’inscrire toutes ses dépenses sur d’illisibles petits carnets, il ne soumet jamais ses caprices à la raison, et le goût des beaux costumes, des meubles antiques, la manie de la bâtisse (il mal di pietra), l’imprévoyance la plus fantaisiste, feront de lui pendant fort longtemps le comédien le plus endetté de France. D’ailleurs il ne professe pas pour le monde le même goût que sa femme, oublie les objets les plus chers s’ils sont absens, s’endort au milieu d’un joyeux souper ; il est souvent mélancolique, distrait au point de répondre à sa touchante Hédelmone, Mlle Desgarcins, qui s’étonne qu’il ne lui offre pas le bras pour descendre l’escalier de la Comédie : « Eh bien, prenez la rampe ! » Pour qu’il sorte de sa torpeur coutumière et se mêle à la conversation, il faut éveiller sa sensibilité, lui proposer une de ses questions favorites, et, tandis que Julie trône au salon, entourée d’un cercle de girondins et de lettrés, qui, pour lui plaire, s’empressent de prôner le talent de son mari, celui-ci va parfois retrouver sa vieille cuisinière qui lui donne de bons bouillons, l’installe sous le manteau de la cheminée ; et c’est là que Hamlet ou Néron étudie ses rôles, au loin et à l’abri de cette brillante invasion.

C’était cependant un fond de société fort aimable, et la conversation allait si grand train qu’on couchait souvent rue Chantereine ; l’élu allait dormir dans une chambre décorée à la grecque, dans le seul lit grec qui fût alors à Paris. Parmi les habitués de la maison, Arnault, Ducis, Marie-Joseph Chénier, Louis Allard, Riouffe, Souques ; après le 31 mai, les amis de Souques obtinrent qu’on le plaçât sous la surveillance d’un gendarme qui ne le quittait ni jour, ni nuit, l’escortant comme son ombre, chez le restaurateur, en promenade, au spectacle ; il l’appelait sa bonne, et venait avec elle rue Chantereine, le seul endroit où l’on osât le recevoir. Cette surveillance ne dispensait point le pauvre Souques de certaines corvées, et un jour que, mis en réquisition pour l’extraction du salpêtre, il traînait le camion dans la rue de la Verrerie, Arnault annonça plaisamment à Mme Talma qu’il avait mission de la complimenter de la part d’un cheval à qui il avait donné la main.

Quelques mois avant le 31 mai, le 16 octobre 1792, celle-ci offre au général Dumouriez, le vainqueur de Valmy, une fête où Marat joue un rôle aussi désagréable qu’inattendu, comme si les réceptions elles-mêmes devaient se colorer de quelque teinte tragique, rappeler aux invités qu’ils s’amusent sur un volcan. La compagnie était fort brillante : presque tous les députés de la Gironde, les principaux artistes des théâtres de Paris, des hommes de lettres, des savans ; quand la fête qui battait son plein est soudain troublée par Marat, Marat qui, ayant appris que Dumouriez a puni deux bataillons de volontaires coupables d’indiscipline, a fulminé un discours aux Jacobins, demandé qu’on lui adjoignît deux commissaires pour reprocher au général d’abandonner son armée, courir les spectacles, « et se livrer à des orgies chez un acteur avec des nymphes de l’Opéra », Marat, « l’épouvantail des ennemis de la patrie », qui, escorté des citoyens Monteau, Bentabolle, Dubuisson et Proly, entre comme un furieux et apostrophe Dumouriez : « Citoyen, une députation des amis de la liberté s’est rendue au bureau de la guerre, pour y communiquer les dépêches qui te concernent. On s’est présenté chez toi, on ne t’a trouvé nulle part. Nous ne devions pas nous attendre à te rencontrer dans une semblable maison, au milieu d’un rainas de concubines et de contre-révolutionnaires. » — Talma s’avance et prend la parole : « Citoyen Marat, de quel droit viens-tu chez moi insulter nos femmes et nos sœurs ? — Ne puis-je, ajoute Dumouriez, me reposer des fatigues de la guerre au milieu des arts et de mes amis, sans les entendre outrager par des épithètes indécentes ? » — Cette maison est un foyer de contre-révolutionnaires ! » hurle Marat, et il sort en proférant mille menaces, tandis que l’on contient à peine le chevalier de Saint-Georges qui voulait châtier cette insolence, et que Dugazon s’évertue à rasséréner les esprits, circule avec une cassolette pleine de parfums pour purifier l’air sur le passage de l’énergumène. Puis ce grand mystificateur mima à ravir le combat d’Arlequin et du dindon, dans la tragédie de Samson jouée autrefois à Toulouse ; et de rire, lorsque le dindon, ennuyé des taquineries d’Arlequin, va chercher protection dans la loge de messieurs les capitouls, auxquels on chante aussitôt :


Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ?


Les romances de Garat, la flûte de Lefèvre, le piano de Mlle Candeille achevèrent de dissiper l’émotion de cette malencontreuse visite. Le lendemain on criait à travers les rues : « Grande conspiration découverte par le citoyen Marat, l’ami du peuple ! Grand rassemblement de girondins et de contre-révolutionnaires chez Talma ! »

Mlle Candeille, auteur de nombreux romans, de pièces de théâtre qui eurent quelque vogue, pianiste et harpiste excellente, comédienne agréable, bonne et spirituelle, mais un peu ridicule par son afféterie, son goût de la gloriole, avait un caractère romanesque qui la poussait à demander aux choses plus qu’elles ne peuvent rendre et par exemple au mariage un bonheur comme on n’en voit que dans les contes de fées. Elle semblait avoir pris cette devise : Des maris tant qu’on voudra, des amans jamais ! Elle se maria trois fois en effet, ce qui est le chiffre des femmes vraiment fortes, et d’aucuns affirment que la mobilité de ses sentimens dut la conduire à dépasser ce chiffre. On l’eût fort étonnée sans doute si, le soir où Marat l’interrompit de façon très incongrue, on lui eût prédit qu’elle ferait partie d’un cortège en l’honneur du tribun, avec les artistes des principaux théâtres de Paris. — Garat, ancien protégé de Marie-Antoinette et secrétaire du comte d’Artois, l’Orphée des salons et des concerts, professeur au Conservatoire, aussi célèbre par sa fatuité extravagante que par son talent, le type du muscadin et de l’incroyable sous le Directoire, dont la voix, une merveille d’étendue et de souplesse, abordait l’un après l’autre l’air : Sei Morelli, écrit pour basse, No quest anima, écrit pour ténor, un rondeau de Nasolini pour soprano, le duo d’Armide pour haute-contre, passant avec une prestigieuse aisance du pathétique au gai, du simple à la roulade ; — Garat, qui furieux d’être comparé à un rossignol, repartait brusquement : » Au diable ! apprenez, monsieur, que le rossignol chante faux ! » qui, arrêté pendant la Terreur parce qu’il n’avait pas de carte de sûreté, justifia de son identité par ses romances ; Garât qui, prétentieux jusqu’à la fin, constatait avec douleur que les Parisiens ne le remarquaient plus, lui qu’ils « auraient autrefois suivi jusqu’au bois de Boulogne ».

Les opinions de Julie, ses liaisons avec les girondins, l’âpre rancœur de l’antique déchéance religieuse, déchéance dont il avait supporté les effets pour son mariage, son éducation, sa lutte contre les aristocrates de la Comédie, tout poussait Talma vers la Révolution. Passion d’artiste, qui voyait se dérouler sous ses yeux une tragédie vivante, incomparable, y puisait des leçons, des moyens de produire l’émotion, puisqu’elle était un réservoir immense d’enthousiasme, de force et de victoire[3]. Son père, d’abord valet de chambre, puis homme de confiance chez un Anglais, avait fini par s’établir dentiste à Londres. Le jeune Talma, devenu presque Anglais par les manières et les idées, habitué à penser dans cette langue, fréquenta de bonne heure les théâtres de Londres, où son Ame naturellement exaltée se teinta fortement de sombre et de terrible, apprit à mêler la vérité shakspearienne à la vérité cornélienne. Pour le reste, il recevait une éducation assez bizarre, son père lui enseignait l’athéisme et le forçait à lire le livre de Dupuis sur l’Origine de tous les cultes[4]. Et sans doute il faut rabattre de certain récit d’après lequel le barreau aurait donné Talma au théâtre, grâce à la fréquentation de trois jeunes légistes, Bellart, Bonnet et Lépidor, qui, pour se former à l’art oratoire, s’exerçaient à lire des scènes de nos meilleurs tragiques ; car il avait déjà fait partie d’une troupe de comédiens amateurs qui jouaient dans les salons particuliers de Londres, et attiré l’attention du prince de Galles qui lui fit offrir de débuter à Drury-Lane. Des discussions de famille, un de ses panégyristes dit l’imprudence d’une princesse de sang royal, l’ayant amené à Paris avec sa mère, il suit des cours de chirurgie, d’anatomie, et, tout en exerçant la profession de dentiste, étudie avec passion les anciens, dessine leurs costumes, visite monumens, musées, bibliothèques ; plus tard il ira jusqu’à emprunter des casques, des objets d’art pour les étudier de plus près. L’école royale dramatique ayant été ajoutée à l’école de chant en juin 1786, Talma s’y fait inscrire un des premiers, suit les cours de Dugazon, Molé, Fleury, joue au Théâtre bourgeois de Doyen, rue Notre-Dame-de-Nazareth. Enfin il débute à la Comédie-Française, le 21 octobre 1787 : débuts très honorables assurément, car les critiques d’alors lui reconnaissent bon goût, maintien simple, mouvemens naturels, débit plein de chaleur, voix pénétrante dans le médium, un peu vibrante, partant tragique. Quant à la beauté des traits, Ducis, Mme de Staël, Chateaubriand, bien d’autres admirèrent cette figure étincelante de grâces athéniennes et de la terrible mélancolie anglaise ; mais les opinions des hommes sont si variables que cette même beauté a été contestée par Paul-Louis Courier, miss Berry et Macready ; miss Berry va jusqu’à lui reprocher de loucher. Boutades de gens d’esprit prévenus ou grincheux ! Talma, tous ses portraits en font foi, avait la figure la plus noble, dont il tirait de grands avantages. Quels efforts Lekain n’avait-il pas dû faire pour triompher de sa laideur naturelle au point de paraître beau à la scène ! Et voilà le triomphe de la persévérance ; un véritable artiste fait sa voix, fait sa beauté, comme un capitaine supplée au courage d’instinct par le courage de réflexion. Rachel, dans sa jeunesse, n’était pas jolie, elle devint belle à force de volonté et d’intelligence.

Cependant au Théâtre-Français, les chefs d’emploi s’éternisaient dans les premiers rôles et n’avaient garde de céder la place aux nouveaux venus. Talma, passionné, personnel, sentant bouillonner en lui un génie tumultueux, s’exaspérait de rester voué aux confidens, aux utilités, et son mécontentement affectait parfois les airs de la révolte : il s’était lié d’amitié avec le peintre David, rêvait, d’après ses conseils, de devenir peintre à son tour, de faire pour le théâtre ce que celui-ci réalisait dans ses tableaux, d’achever cette réforme du costume entreprise par Mmes Favart, Clairon, Saint-Huberty, Larive, Lekain. Au début de l’année 1789, jouant dans la tragédie de Brutus le rôle de Proculus, il descendit au foyer, vêtu en Romain : bras nus, chaussure antique cheveux sans poudre, toge romaine. Des huées accueillirent le jeune téméraire. Un acteur lui demande s’il a mis ses draps mouillés sur ses épaules : « Qu’il est laid, s’écrie Louise Contat, il a l’air de ces vieilles statues ! » Talma, pour toute réponse, déroule le croquis de David qui lui a servi de modèle, puis il entre en scène, et le public, d’abord étonné, lui fait une ovation.

Un tel succès n’était pas pour plaire aux comédiens. Briser le moule de la tradition, réussir contre des règles consacrées, c’était déjà bien grave ! Talma allait leur fournir de plus sérieux griefs, en les blessant dans leurs opinions, leur vanité, leurs intérêts. Nommé sociétaire le 1er avril 1789 pour jouer les troisièmes rôles, et chargé à ce titre de composer le compliment d’usage pour la réouverture du théâtre après Pâques, il a la malencontreuse idée de prier Joseph Chénier de l’écrire. Naturellement l’auteur écrit un discours politique contraire aux vœux des comédiens, ceux-ci le rejettent, et Talma refusant à son tour d’en présenter un autre, ils chargent Naudet de parler en leur nom. La harangue de ce dernier réussit à souhait, en dépit des partisans de Talma qui, du haut de la salle avant le lever du rideau, lancèrent quantité d’exemplaires du discours de Chénier. — C’était le début du schisme, et il faut reconnaître que Talma se montrait aux petits soins pour offenser ses adversaires : d’ailleurs, il comptait des amis dans le tripot comique, les avancés, l’escadre rouge, Dugazon, Mme Vestris, — de l’autre côté se pressaient en nombreuse phalange les noirs ou aristocrates, Naudet, Saint-Prix, Fleury, Dazincourt, Mmes Contat, Raucourt, Joly, Lange, etc., liés par les bienfaits de la cour, peu sympathiques aux idées nouvelles, raisonnant eux aussi comme des talons rouges, traitant la Révolution de feu de paille, le déficit de compte de blanchissage, fort à cheval sur leurs privilèges. On pelotait en attendant partie, on se plaisantait, on nommait Dugazon Aristomène, Molé Aristopie parce qu’il ne savait s’il serait noir ou blanc ; on se demandait : Es-tu Calonne, es-tu Necker ? et une de ces dames résumait ainsi l’opinion du beau sexe : « Mon Dieu, c’est bien vrai que la France est en révolution ; Mme Josse a mis sur l’étiquette de ses pots Rouge national au lieu de Rouge végétal. » L’affaire de Charles IX mit le feu aux poudres, Talma acheva d’y brûler ses vaisseaux.

La Saint-Barthélémy, un cardinal atroce, un roi faible, tantôt hypocrite et tantôt cruel, donnant l’ordre d’assassiner Coligny, de tuer ses sujets, cette tragédie que Palissot appelle la première tragédie nationale transportait la révolution au théâtre. Saint-Phal ayant refusé le rôle de Charles IX, Mme Suin, l’excellente mère noble, conseilla à Talma de le demander. « Vous êtes, dit-elle, destiné à faire les pièces que tant d’auteurs pensent écrire, vous avez les yeux, l’accent, le maintien de la fatalité. » Talma écouta Mme Suin, et, le 4 novembre 1789, il alla aux nues. Les oracles du balcon saluèrent un successeur de Baron et Lekain, admirèrent l’exactitude de son costume, sa pantomime éloquente ; les défauts du tragédien, ses cris trop répétés, quelque monotonie de déclamation, semblèrent noyés dans un flot de qualités puissantes. Il devint tout d’un coup l’acteur d’un peuple en révolution. Trente-trois représentations avaient rendu son nom célèbre, un monde prodigieux venait encore l’entendre, lorsque les évêques s’avisèrent un peu tard qu’un tel ouvrage pourrait ameuter les esprits contre la religion ; un ordre des gentilshommes de la chambre l’interrompit brusquement. Quant aux comédiens, ils savaient sans doute la beauté du rôle de Charles IX, mais ils ne devinèrent pas quel parti Talma en tirerait, surtout ils n’admettaient pas, eux qui avaient été martyrs des règlemens, que leur camarade sautât à pieds joints sur eux, et leur étonnement se compliquait sans doute de quelque mauvaise humeur, assez semblable à celle qui dut s’emparer des vieux divisionnaires blanchis sous le harnais en voyant des blancs-becs de vingt-six ans, Hoche, Bonaparte, remporter des victoires. Et, afin d’établir un contre poids, d’opposer une vieille gloire à cette jeune renommée, ils sollicitèrent la rentrée de La rive, l’ancien élève de Clairon, tragédien distingué, aussi populaire par ses défauts que par ses qualités, un des successeurs de Lekain. « Larive, observe Bégnier, était grand, beau, bien fait ; sa voix était puissante, d’une admirable souplesse et d’une remarquable étendue ; il avait le tort d’en abuser ; plus préoccupé de flatter l’oreille que de satisfaire l’esprit, il s’appliquait, au détriment de la pensée de l’auteur, à faire ressortir la sonorité des mots, plutôt qu’à en fixer le sens. Il avait le défaut de passer subitement, par une chute précipitée, d’une octave à une autre, sans autre motif que le plaisir de déployer la richesse de son organe ; il a pris soin de recommander ce procédé dans son Cours de déclamation : ce n’en est pas moins un charlatanisme blâmable, et, dans sa lutte avec Monvel, il n’eut pas à se féliciter d’y avoir eu recours… On en a la preuve dans ce dialogue qu’un plaisant écrivit au-dessous d’un de ses portraits :


Lekain, le grand Lekain a passé l’Achéron,
Mais il n’a pas laissé ses talons sur la rive ! »


Larive était tombé dans la dévotion et la Comédie en eût été pour ses frais d’éloquence, si Desessarts n’eût imaginé d’intéresser à sa cause l’abbé Goutte, député, ci-devant vicaire au Gros-Caillou, président de l’Assemblée nationale et grand ami du tragédien. Goutte avait l’esprit conciliant ; d’aucuns affirment qu’il allait consoler les mourans en uniforme de garde nationale, et leur porter le bon Dieu dans sa giberne. On n’eut pas de peine à lui persuader que la Constituante se devait à elle-même d’empêcher la décadence du théâtre national : il représenta à son ami qu’il ferait acte de bon citoyen en reparaissant sur la scène ; celui-ci fit une rentrée triomphale le 4 mai 1790 dans le rôle d’Œdipe, et l’abbé Goutte vint l’applaudir en grande loge. Mais Talma et ses partisans regardèrent cette manœuvre comme un défi, et résolurent de faire lever l’interdit de Charles IX. Mirabeau demande une représentation en l’honneur des fédérés provençaux, les comédiens se retranchent derrière la volonté du roi, et, le 21 juillet, à peine le rideau se levait-il pour Épiménide, Naudet, Talma et Mlle Lange étant en scène, on réclame de tous côtés Charles IX. Naudet répond qu’on ne peut jouer la pièce, Mme Vestris étant malade, Saint-Prix retenu par un érysipèle à la jambe ; le public ne se paie point de ces raisons, la tempête redouble, Talma soudain s’avance et prononce ces paroles au moins indiscrètes : « Messieurs, Mme Vestris est en effet incommodée, mais je puis vous répondre qu’elle jouera, et qu’elle vous donnera cette preuve de son zèle et de son patriotisme. Quant au rôle de Saint-Prix, on le lira. » Le tumulte s’apaise aussitôt, la pièce est jouée le lendemain, Charles IX applaudi à outrance par une salle très houleuse. Bailly, maire de Paris, occupant la loge du roi avec les principaux officiers de la Ville, toutes les avenues gardées par des détachemens de la garde à cheval.

Voilà le public satisfait, mais le tripot comique demeure en proie à la guerre civile. Duel de Naudet et Talma, lettre de ce dernier à Mirabeau pour se justifier de sa connivence trop réelle, réponse de Mirabeau qui le l’ait blanc comme neige, mémoires des comédiens et de Naudet, contre-mémoire de l’accusé, lettre de Joseph Chénier déclarant qu’il se voit contraint de porter des pistolets pour sa défense personnelle puisque Charles IX lui a fait des ennemis de tous les vils esclaves, lettre violente de Talma aux journaux contre les inciviques de la Comédie, dénonciation de Fleury qui propose et fait voter son exclusion. Aussitôt cet ostracisme connu, les patriotes s’assemblent, déclarent la guerre aux noirs, choisissent le 16 septembre comme jour de la lutte. Grand embarras des comédiens : une loi nouvelle les a placés sous le gouvernement de l’Hôtel de Ville qui leur enjoint de ne plus se séparer de Talma, et ils ont bonne envie de ne reconnaître que les gentilshommes de la chambre. La Comédie ne conserve-t-elle point, d’après ses règlemens, le droit d’expulser un membre en cas d’urgence ? De quoi se mêlent ces bourgeois, ces municipaux qui prétendent remplacer les ducs et pairs de Sa Majesté ? « Jamais, s’écriait Contat, je ne recevrai d’ordre d’un municipal qui est mon chandelier ou mon marchand d’étoffes ! » Donc on passe outre, et l’on s’apprête à aborder bravement l’ennemi. Au jour dit, chacun est à son poste, le rideau se lève, mille voix ébranlent la salle : « Talma ! Talma ! » Fleury tout de noir habillé s’avance et dit : « Messieurs, ma société, persuadée que M. Talma a trahi ses intérêts et compromis la sécurité publique, a décidé à l’unanimité qu’elle n’aurait plus aucun rapport avec lui jusqu’à ce que l’autorité on eût décidé. » Les partisans de Talma font rage dans la salle, Dugazon s’élance du manteau d’arlequin devant la rampe. « Messieurs, s’écrie-t-il, la Comédie va prendre contre moi la même délibération que contre M. Talma. J’accuse toute la Comédie. Il est faux que M. Talma ait trahi sa société et compromis la sécurité publique ; son crime est de vous avoir dit qu’on pouvait jouer Charles IX et voilà tout. » Le tumulte devient effroyable, le journaliste Suleau parodie le président de l’Assemblée nationale, agite une énorme sonnette, réclame le silence, donne, retire la parole ; invectives, défis s’échangent, les banquettes apprennent à voler, on escalade les loges, la scène, jusqu’à ce que la force armée arrive et dissipe la foule, qui, pour passer sa colère, descend jusqu’au Palais-Royal en poussant des vociférations.

Là-dessus duel de Dugazon et Fleury, mercuriale de Bailly qui conseille aux comédiens de régler leurs règlemens et leur intime de jouer avec Talma, délibération de la municipalité qu’on affiche par toute la ville, second refus des comédiens qui se sentent soutenus en haut lieu, nouvelle lutte dans la salle, fermeture du théâtre, et, en fin de compte, soumission des rebelles. Talma rentra victorieux, le 28 septembre, avec son rôle de Charles IX, Raucourt, Contat, puis Sainval donnèrent leur démission, mais celle-ci fut retirée au bout de deux mois.


II

À la guerre ouverte, bruyante succède la paix armée ou plutôt une guerre sournoise qui se traduit par des hostilités à peine déguisées, des procédés désobligeans. Les comédiens supportent Talma, mais ils lui font la vie dure, si bien qu’il ne remplira aucun rôle important jusqu’à la clôture de 1791. Alors éclate la rupture définitive ; le tragédien signifie son intention de quitter le théâtre du faubourg Saint-Germain, on le menace d’un procès, et, pour commencer, on opère une saisie-arrêt sur ses costumes qui avaient une grande valeur. Dugazon réussit à les sauver d’une manière fort originale. Tandis qu’avocats et huissiers des deux parties sont aux prises, il monte au théâtre, ordonne à huit figurans de le suivre, les entraîne au magasin des costumes : à sa voix ils s’habillent en licteurs et se rendent à la loge de Talma, là on place cuirasses, casques, armes, manteaux et toges du tragédien dans quatre grandes corbeilles, et lui-même, affublé du costume d’Achille, visière basse, bouclier, lance au poing, descend et passe gravement, escorté de ses gardes. Déjà il est loin, et l’on n’a pas encore deviné le mot de l’énigme, la foule suit en riant cette mascarade, et Dugazon arrive enfin au théâtre du Palais-Royal où il dépose ses dépouilles opimes. Le lendemain cette burlesque épopée faisait les délices du Paris badaud, le duc d’Orléans voulut en entendre le récit de Dugazon lui-même, et les comédiens, en gens d’esprit, n’osèrent pousser l’affaire.

La Comédie s’était installée en 1689 à l’ancien Jeu de Paume de l’Étoile, rue des Fossés Saint-Germain, mais cette salle laissant beaucoup à désirer, on décida d’en construire une autre, et les architectes du roi désignèrent un terrain situé dans le triangle formé par les rues de Condé, de Vaugirard et des Fossés-Monsieur-le-Prince, tout proche le palais du Luxembourg[5] : en attendant, les comédiens obtinrent de Sa Majesté la concession provisoire de la salle des machines aux Tuileries (pavillon de Marsan), 1770. L’inauguration du nouveau théâtre eut lieu en avril 1782, et la soirée fut tumultueuse, malgré la présence de la reine, de ses beaux-frères et belles-sœurs. La salle contenait 1 913 places, depuis une livre dix sols jusqu’à 6 livres, le parterre, autrefois debout, était assis, et l’on avait supprimé la claque. Bien entendu, les critiques allaient bon train : façade trop massive, distribution médiocre nuisant à l’acoustique, blancheur uniforme des ornemens donnant la sensation d’une carrière de sucre blanc, défauts de goût, par exemple les douzes signes du zodiaque placés autour d’un lustre qui représentait le soleil ; — et les mauvaises langues de prétendre que Mlle J…, M. de B…, occupaient des loges dominées par la Vierge, par le Capricorne. « Les sourds, remarque Métra, se plaignent qu’on n’y entend pas, les cacochymes qu’il y fait froid, les jolies femmes qu’on n’y voit goutte, les jeunes gens que le parquet est trop cher ; ce sont les seuls qui ont raison. »

C’est cette même salle que quitta en 1791 la fraction démocratique de la Comédie pour établir un second théâtre français réclamé par la grande majorité des gens de lettres : elle passa les ponts, et émigra rue Richelieu dans une vaste salle ouverte en 1790 sous le titre de Variétés amusantes, qui est la salle actuelle de la Comédie-Française ; ses directeurs Dorfeuille et Gaillard y donnaient des drames, des pièces à intrigues, quelques comédies ; ils avaient Monvel depuis un an, et accueillirent avec empressement les transfuges du faubourg Saint-Germain, Talma, Dugazon. Grandménil, Mme Vestris sœur de Dugazon, Mlles Desgarcins et Lange. L’ouverture se fit le 27 avril 1791, avec Henri VIII de Chénier, qui réussit fort bien, malgré la cabale de la troupe rivale. Palissot ne manqua point de crier à la persécution, de dévoiler les intrigues des rétrogrades, en même temps qu’il faisait l’éloge du nouveau théâtre qui ne devait son existence qu’à leurs injustices. Ceux-ci le traitèrent d’imposteur : les uns et les autres n’avaient pas tout à fait tort.

Mlle Desgarcins, une des amoureuses de Talma, avait débuté brillamment en 1788, à l’âge de 18 ans ; on admirait la mélodie de sa voix, une exquise expression de mélancolie dans son regard, la grâce touchante d’un talent qui possédait le secret des larmes : dans les rôles d’Hédelmone et de Saléma, elle ravissait les moins sensibles. Point belle, plutôt laide même, mais faite à miracle, elle se transfigurait à la scène, inspirant alors des passions qu’elle n’était que trop capable de ressentir. Elle eut une liaison assez longue avec un homme du monde, dilettante aimable, fort épris d’art et de théâtre, et l’aima d’une façon si tyrannique qu’il finit par se lasser de cet esclavage, feignit une absence, et ne répondit plus à ses récriminations. Un jour, elle vient frapper à sa porte, et, après une vive explication, tandis qu’il va chercher ses lettres, elle se frappe de trois coups de poignard ; M. Allard la soigna, et elle finit par guérir, mais cette preuve de tendresse, loin de toucher l’amant, lui avait inspiré une véritable aversion. Elle reparut dans le rôle de Saléma, et commit la maladresse d’adresser au public ces vers :


Ainsi donc mes funestes amours
Ont de la renommée occupé les discours !


On accueillit froidement l’allusion. Destinée aux grandes infortunes, Mlle Desgarcins, qui avait demandé un congé pour cause de santé, fut visitée à la campagne par des brigands qui l’enfermèrent avec ses femmes dans une cave, tandis qu’ils dévalisaient l’appartement. La commotion d’une telle épreuve, la crainte qu’on n’égorgeât sa fille devant elle, achevèrent de déranger sa tête : elle voyait sans cesse les brigands, se jetait à leurs pieds, les implorait ; enfin elle sombra dans les abîmes de la folie, et mourut en 1797.

Mlle Lange avait abandonné aussi le vieux théâtre du faubourg Saint-Germain, mais elle ne tarda pas à se repentir de son infidélité, et, à partir de 1792, suivit la fortune de Fleury, Dazincourt, Contat. Elle joue avec succès les jeunes amoureuses et sur la scène et dans la vie privée ; tête charmante, grands yeux bruns, nez du modelé le plus pur, bouche humide qui appelle le baiser, dents admirables, cheveux châtains très longs, teint éclatant, pieds et mains d’une proportion exquise, taille gracieuse, un peu petite, tout d’elle plaît et captive, — et cette figure de vierge, la douceur de cette voix aussi suave que celle de la Gaussin, une intelligence déliée qui savait admirer l’esprit, un caractère doux, un peu moqueur, mais sans amertume, complétaient l’enchantement. « Dis, Lange, qu’as-tu fait de tes ailes ? » demandait plaisamment Demoustier. Arrêtée en 1793 avec les principaux artistes du théâtre de la Nation, elle obtint par le crédit de quelques amis la faveur de faire sa prison dans la maison de santé de Belhomme où elle vivait avec la meilleure compagnie, recevant toute la journée et donnant à dîner. Au moment de son arrestation, elle avait dans ses papiers certain recueil manuscrit de son ami Arnault, contenant des romances, des chansons, entre autres des couplets sur la promotion de Robespierre à la dignité de juge au tribunal de Versailles :


Monsieur le député d’Arras,
Versailles vous offre un refuge ;
De peur d’être jugé là-bas,
Ici constituez-vous juge.
Juger vaut mieux qu’être pendu,
Je le crois bien, mon bon apôtre ;
Mais différé n’est pas perdu,
Et l’un n’empêchera pas l’autre.


Ces vers fleuraient un joli parfum de guillotine pour l’auteur et la receleuse ; Arnault était dans les transes, mais pendant la levée des scellés, Lange escamota le manuscrit et le rendit, en riant du bon tour joué aux émissaires du Comité de Salut public. Après mainte excursion sur la carte de Tendre, et des aventures aussi nombreuses que celles de la, fiancée du roi de Garbe, elle épousa Michel-Jean Simons, associé de son père, propriétaire d’une grande fabrique de voitures à Bruxelles ; et comme M. Simons père accourait pour empêcher ce mariage, il tomba lui-même dans les filets de Mlle Caudeille, et ne s’opposa plus aux vœux de son fils : Dejoly, ancien ministre de la justice sous Louis XVI, François de Neufchâteau, membre du Directoire, Talleyrand, ministre des affaires étrangères, signèrent l’acte de mariage de Lange. Ce qui semblait une mésalliance devint un bonheur, car la ruine et la faillite ayant bientôt frappé la maison Simons, ces deux femmes tinrent la conduite la plus digne. Mme Simons-Lange vendit une partie de ses bijoux pour venir en aide à son mari, Mme Simons-Candeille abandonna son douaire, ses reprises, donna des leçons de littérature et de musique ; elle témoignait aussi un très noble dévouement au père qui resta à sa charge pendant vingt-sept ans. Quant à Lange, son aventure avec le peintre Girodet assombrit un instant cette brillante existence où le malheur semblait n’avoir pas de prise. Elle avait commandé son portrait à l’artiste : celui-ci se met à l’ouvrage avec enthousiasme, orne le cadre de camées qui célèbrent les perfections de l’original, et l’envoie au Salon. L’œuvre était admirable, la ressemblance médiocre, on le lui fit entendre avec trop peu de ménagemens. Girodet, que la haine de la critique et l’amour de la gloire rendaient fort irritable, redemande son tableau sous prétexte de le retoucher, remplace par des camées satiriques les madrigaux peints, expose Lange en Danaé allégorique sur laquelle pleuvaient des pièces de vile monnaie. Le portrait ne demeura pas longtemps au Salon, assez toutefois pour amuser les badauds et enchanter les ennemis de cette aimable femme.

« On annonce Achille, Horace, un héros quelconque qui vient de gagner une bataille en combattant presque seul contre des ennemis formidables, ou bien un prince si charmant que la plus grande princesse lui sacrifie sans regret son trône et sa vie ; et l’on voit arriver un petit homme fluet, sans force et sans organe. Que devient alors l’illusion ? Il est petit, mesquin, grêle, il a la voix fêlée ; il est d’une maigreur à faire pitié, c’est un amant à qui on a toujours envie de faire donner à manger. » Voilà l’impression première de Clairon, de Grimm sur un des acteurs qui ont le plus honoré la scène française. Et comment Jacques Boutet de Monvel suppléait-il à une telle indigence de dons naturels ? Comment parvint-il à remplacer Bellecour, Molé, aux yeux d’un public d’autant plus enclin à se venger sur le double de l’absence du chef d’emploi que, jusqu’en 1790, les comédiens, dans l’intérêt de leurs recettes, se gardaient bien de mettre les noms sur l’affiche ? Comment arrivait-il à tourner en applaudissemens les murmures du parterre ? C’est qu’il eut l’art de la sensibilité, une intelligence supérieure, le don de faire penser, d’éveiller l’émotion, et ce regard de flamme qui terrifia Régnier enfant, un jour qu’il contemplait Monvel vieilli, étique, presque réduit à l’état de spectre, auquel une servante faisait manger son potage, après lui avoir passé une serviette autour du cou. C’est qu’il s’imposait les études les plus pénibles pour démonter son visage, trouver dans son âme les effets, la magie du débit, une simplicité noble, se faire entendre à force de se faire écouter. Remédier à la faiblesse de la voix par l’accent et le soutien des sons, demeurer très sobre de gestes parce que leur multiplicité nuit au jeu de la physionomie, ménager l’emploi de ses forces et par là même en doubler la puissance, éviter « le haut braire », le ton démoniaque, parler la tragédie au lieu de la hurler ou de la chanter, voilà son secret. Loin d’appartenir à l’école du chant, de la déclamation à outrance qui subordonne le naturel, la vérité dramatique à la musique de la poésie, école qui compta parmi ses disciples les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, Champmeslé elle-même, Beaubourg, Duclos, Larive… il cherche avant tout la vérité de l’action, et, comme Molière, Baron, Locouvreur, Dumesnil, Talma, Rachel, veut d’abord qu’on parle, qu’on « dise » les vers, qu’on se tienne à égale distance de l’emphase et du ton bourgeois ou trivial, qu’on fasse revivre la pensée de l’auteur sans toutefois détruire la mélodie des mots dont il l’a revêtue, en cultivant l’harmonie, cette grâce, cette coloration de la parole qui perpétue la beauté écrite. Et ces préceptes, il les met en pratique avec un art consommé, sans qu’un long séjour en Suède, où le roi remploya en qualité de lecteur ordinaire, arrête un instant son élan vers la perfection. Jamais le public ne manqua de lui appliquer ce vers :


Où prenez-vous ce ton qui n’appartient qu’à vous ?


Et dans l’Abbé de l’Epée, de Bouilly, lorsqu’il disait : « Je serai peut-être un peu long, » toute la salle répondait : « Tant mieux ! » La manière dont il rendit le rôle d’Auguste fut une révélation pour Napoléon, qui sans doute ne voyait dans son jeu que ce qu’il voulait y voir :

« Il n’y a pas longtemps, dit-il à Mme de Rémusat, que je me suis expliqué le dénouement de Cinna. Je n’y voyais d’abord que le moyen de faire un cinquième acte pathétique, et encore, la clémence proprement dite est une si pauvre petite vertu, quand elle n’est pas appuyée sur la politique, que celle d’Auguste, devenu tout à coup un prince débonnaire, ne me paraissait pas digne de terminer cette belle tragédie. Mais, une fois, Monvel, en jouant devant moi, m’a dévoilé tout le mystère de cette grande conception ; il prononça le : Soyons amis, Cinna, d’un ton si habile et si rusé, que je compris que cette action n’était que la feinte d’un tyran, et j’ai approuvé comme calcul ce qui me semblait puéril comme sentiment. Il faut toujours dire ce vers de manière que, de tous ceux qui l’écoutent, il n’y ait que Cinna de trompé. »

Acteur et liseur du premier ordre, homme de lettres du troisième, Monvel donna au Théâtre-Français, à l’Opéra-Comique un certain nombre d’ouvrages où la chaleur du dialogue et l’habileté scénique dissimulent imparfaitement la médiocrité du style et la faiblesse de l’invention. Le public en général leur faisait bon accueil, et plus d’une fois sans doute, la musique de Dezède, de Dalayrac décida leur succès. Le jour où l’on représenta Blaise et Babet, il jouait de son côté le rôle du métromane dans la Métromanie, et rendit au naturel le monologue où M. de l’Empyrée peint les angoisses de l’auteur devant un parterre houleux :


Tantôt bruyant, tantôt dans un profond silence…


Au dénouement, lorsque la soubrette le désigne :


Tenez, voilà l’auteur que l’on vient de siffler…


un amateur qui sortait de l’Opéra-Comique s’écria fort à propos : « Non, non, qui vient de réussir. » Des applaudissemens prolongés saluèrent la nouvelle, et l’auteur fut embrassé par tous les acteurs. En 1777, la première représentation de l’Amant bourru avait été un triomphe, la reine avait applaudi, protégé Monvel, permis qu’il lui dédiât sa pièce. Vingt ans plus tard, un libraire la publiait, en avertissant que l’épître dédicatoire était supprimée. Comme tant de ses confrères, l’auteur est devenu grand partisan de la Révolution ; il a fait représenter au Théâtre-Italien le Chêne patriotique, au Théâtre-Français les Victimes cloîtrées, satire violente des moines et des couvens. Affilié à la section de la Montagne, il monte le 10 frimaire an II dans la chaire de l’église Saint-Roch transformée en tribune, et prononce une longue harangue écrite dans la langue de l’époque, où il voue à l’exécration des amans de la liberté le traître Lafayette, ce monstre à deux visages qui s’appelle l’infâme Bailly ; mais surtout l’altière Autrichienne, « cette femme enivrée de volupté, cette furie qui, la torche à la main, veut embraser sa nouvelle patrie, anéantir l’héritage de ses enfans, qui traîne à l’échafaud son époux, et se fraie à elle-même le chemin qui bientôt l’y conduit… » Du moins termine-t-il sa diatribe par une tirade dans te goût de la profession du Vicaire Savoyard, et n’a-t-il point, comme on l’en accuse, lancé le défi à Dieu, le mettant en demeure de prouver son existence en l’écrasant[6].

Voilà les effets de la peur sur un homme intelligent ; mais, depuis que le monde est monde, le talent n’a rien de commun avec le caractère ; et puis les bienfaits de la Révolution pour les comédiens, la mobilité naturelle à des gens qui dépouillent tous les jours quatre ou cinq heures leur personnalité, revêtent tous les costumes, tiennent tous les langages, passent sans cesse d’un pôle à l’autre du monde des sensations et des pensées, sont des circonstances atténuantes, surtout en un temps où des esprits très fermes vont plus loin qu’ils ne comptaient aller, où la grandeur, la soudaineté des événemens déroute les intelligences les plus pénétrantes. Talma avait pour collaborateur un certain Alexandre chargé d’exécuter ses idées pour la fabrication du mobilier dramatique dont la réforme lui semblait devoir marcher avec celle du costume. Très bonhomme au fond, un peu naïf même et plaisant dans ses balourdises, avec sa figure ahurie, ses gros yeux ronds et sa bouche entrouverte, Alexandre commença en 1793 à tenir le langage des énergumènes, mais, contraste singulier, il débitait leurs maximes d’un ton bénin, un peu comme l’écolier récite son catéchisme à M. le curé. Talma lui reprochant un jour cette attitude : « Que tu es bon ! répondit-il, est-ce que tu crois que je pense tout cela ? — Pourquoi donc le dire ? — Parce que ce terroriste nous écoutait. — De qui donc veux-tu parler ? — De qui ? De ce petit Bouchez (le dessinateur du théâtre de la République)… Si je parlais autrement, il me dénoncerait aux Jacobins et me ferait guillotiner. — Lui ! Je vous croyais amis. — Nous amis, allons donc ! — Vous vous tutoyez. — Qu’est-ce que cela prouve ? Est-ce que tous les gueux ne se tutoient pas aujourd’hui ? — Soit, mais vous vous appelez amis. — C’est vrai encore, mais je ne l’aime pas plus pour cela, ce vilain homme. Ah ! que je l’hais ! que je l’hais ! que je l’hais ! Mais le voilà qui revient, je vais recommencer. » — Et il recommença.

La peur ! Elle hanta aussi l’âme de Talma, lorsque, les girondins proscrits, leur amitié devint un titre d’ostracisme, et qu’il se trouva directement en butte à l’inimitié jalouse de Robespierre. Pendant la Terreur, il priait ses amis de venir coucher chez lui, dans la fameuse chambre grecque, et de cette époque date peut-être cette tendance à la mélancolie qui le mettait sans cesse en face de la mort, qui lui montrait ses auditeurs prêts à descendre au cercueil pour l’éternité. Mais sa nature distraite, mobile, inconsistante reprenait le dessus ; il cherchait à oublier, saisissait avec avidité toutes les bonnes fortunes que lui ménageait son talent, et n’écouta jamais son ami Ducis qui le suppliait de donner une base solide à son bonheur par sa raison et sa conduite. Au milieu de ses nombreuses passades, il avait conçu une passion fort vive pour une jeune actrice du théâtre de la République, Mme Petit-Vanhove, aux charmes de laquelle Robespierre se serait, lui aussi, laissé prendre[7]. Un jour le tribun fit venir le tailleur du tragédien pour lui commander un habit ; croyant plaire à son client et se faire valoir, celui-ci lui propose un costume à la Talma : c’était une redingote courte à la polonaise, avec gilet en schall, pantalon juste, col découvert, chapeau relevé d’une plume. Mais, au nom de Talma, les traits de Robespierre se crispent, et de sa voix la plus haineuse il répète à plusieurs reprises : « Talma ! Talma ! — Je ne dis pas cela, citoyen ! » gémit le pauvre tailleur qui, tout éperdu, prend ses jambes à son cou et vient en toute hâte conter l’aventure à l’acteur. Mme Petit-Vanhove, avertie à son tour, supplia celui-ci de suspendre ses visites, feignit de fréquentes indispositions, chercha des protecteurs parmi les adversaires de Robespierre. Un soir qu’elle dînait chez un ami avec Tallien et Danton, Tallien lui dit au dessert : « Sais-tu, jolie citoyenne, qu’il y a contre toi une dénonciation au Comité de Salut public ? — Ah ! citoyen, que me dis-tu ! — Rien de plus vrai ! Mais tu dois le savoir, le scélérat Robespierre est amoureux de toi. — Je l’ignorais, citoyen ; mais s’il on était ainsi, j’implorerais votre assistance pour me soustraire à cet affreux malheur. — Vraiment ! penses-tu ce que tu dis ? — Eh ! mais, sans doute, dit Danton de sa voix de tonnerre ; cette jolie femme ne peut vouloir de ce reptile, de ce rebut de la nature ! Pauvre petite, elle en est toute rouge. Ne vous effrayez pas, ajouta-t-il, vous n’avez plus rien à craindre, ma toute charmante, nous sommes maintenant vos amis. Si l’on vous tourmentait, moi je vous prendrais sous ma protection, alors venez trouver Danton. » Pendant ce dîner, un incident surgit, que Mme Petit-Vanhove se rappela ensuite comme une prophétie. On servit un gros poisson dont la tête tomba tout juste sur l’assiette de Danton. « Voilà un mauvais présage, remarqua Tallien. — Eh ! non, reprit Danton, tu vois bien que cette tête tombe devant moi. »

Mme Petit-Vanhove, fille du père Vanhove, l’excellent père noble, débuta réellement en 1785, à l’âge de 14 ans, dans la comédie, la tragédie, le drame, et, malgré la jalousie de Louise Contât, jalouse de la préférence que le public lui accordait sur sa sœur, fut reçue sociétaire avant la fin de ses débuts. Sensibilité profonde, grâce, mesure et tact, science des demi-teintes et pureté du dessin, voix harmonieuse et touchante, art de parler et marcher sur la scène comme dans un salon de bonne compagnie, ses contemporains lui accordent des dons très rares, et Legouvé n’est que l’écho de la voix universelle lorsqu’il trace ce vers au bas de son portrait :


Chacun de ses accens est un soupir de l’âme.


Conduite à Sainte-Pélagie le 3 septembre 1793, elle refuse de quitter son père et n’obtient sa liberté qu’à la condition d’entrer au théâtre de la République. Elle n’avait cessé de plaire, et, en 1789, dans le rôle de Monime, elle remporta un triomphe, mais c’est quelques années plus tard qu’elle donne sa mesure. Elle se reprochait de s’attarder sur les traces des autres, d’imiter ses chefs d’emploi, de n’être pas elle-même ; un jour, Louise Contât, réconciliée, lui fait, selon sa propre expression, voir des étoiles en plein midi, le voile se déchire, le nuage qui la séparait de son talent s’évanouit, elle comprend qu’il n’y a pas de mauvais rôles au théâtre, qu’on trouve toujours l’emploi de son âme et de son intelligence. Bouilly lui ayant confié le rôle du sourd-muet dans l’Abbé de l’Épée, elle s’y prépare pendant six mois, fréquente les sourds-muets, recherche l’amitié de Massieu, s’identifie si bien avec son personnage qu’une machine étant tombée du cintre derrière le théâtre, toute la salle levée spontanément, les autres acteurs ayant quitté la scène, elle demeure immobile à sa place, près d’une table, observant une mappemonde, absolument étrangère à l’accident ; le public battit des mains à quatre reprises, et beaucoup de personnes vinrent la féliciter d’une telle présence d’esprit. Un autre jour, au second acte de la même pièce, au moment où le jeune Solar reconnaît la maison paternelle, Monvel oubliant un de ses effets, elle imagine, pour lui laisser le temps de se reprendre, de presser de ses mains les murailles, ses yeux se remplissent de vraies larmes, Monvel la regarde, s’attendrit lui-même au point de ne pouvoir plus parler, et le parterre, s’apercevant de leur émotion, la partage, éclate en applaudissemens prolongés. Ces larmes éloquentes, ces improvisations de l’âme, très peu de comédiens en ont le secret, parce que la nature n’a fourni qu’à un petit nombre le foyer précieux d’où partent ces éclairs de génie dramatique.

Julie Talma avait su par un indiscret que son mari ne l’aimait plus, et la jalousie, lorsqu’elle n’est pas une délicate défiance de soi-même, mais une forme de la passion ou de l’amour-propre, ne rend guère diplomate ; les reproches, les scènes, loin de ramener l’infidèle, l’éloignèrent, il ne se contraignit plus, et alla habiter rue de la Loi. Des 40 000 livres de rentes que Julie lui avait apportées en dot, il lui en restait 6 000 à peine ; elle lui renvoya ses costumes, ses casques, ses armures, et s’installa rue Matignon chez Mme de Condorcet. Séparés de fait depuis 1795, ils divorcèrent officiellement le 6 février 1801, et Julie annonça la nouvelle en ces termes à Louise Fusil :

« Nous avons été à la municipalité dans la même voiture, nous avons causé, pendant tout le trajet, de choses indifférentes, comme des gens qui iraient à la campagne, mon mari m’a donné la main pour descendre, nous nous sommes assis l’un à côté de l’autre, et nous avons signé comme si c’eût été un contrat ordinaire que nous eussions à passer. En nous quittant, il m’a accompagnée jusqu’à ma voiture. « J’espère, lui ai-je dit, que vous ne me priverez pas tout à fait de votre présence, cela serait trop cruel ; vous reviendrez me voir quelquefois, n’est-ce pas ? — Certainement, a-t-il répondu d’un air embarrassé, toujours avec un grand plaisir. »

Talma tint parole, il venait souvent la voir ; et sa présence adoucissait ses peines, car elle aimait et regrettait l’ingrat.

Cependant il poursuivait de ses supplications Mme Petit-Vanhove ; elle-même avait divorcé en 1794, mais, soit générosité, soit toute autre cause, elle ne permettait pas qu’il brisât les derniers liens avec Julie. Un accident trancha la difficulté, amena ce que la passion de Talma, l’affection de la jeune actrice, n’avaient pu décider. Comme elle jouait un rôle d’héroïne dans une pièce de Collot d’Herbois, l’acteur qui l’enlevait au moment suprême fit un faux pas et tomba si rudement dans la coulisse, qu’une grosse épingle entra fort avant dans la poitrine de celle qu’il écrasait de son corps. Médecins, chirurgiens s’empressent, prononcent que la plaie ne saigne pas assez. « Il faut la sucer, dit l’un d’eux, c’est le seul moyen d’écarter le danger. Talma, vous n’y répugnerez point, je pense ? Il faut la sauver. » Talma rougissant obéit, et, le 16 juin 1802, le premier tragédien français conduisait devant l’officier de l’état civil une des meilleures actrices de la Comédie.


III

Les deux théâtres français poursuivaient leur carrière avec des fortunes diverses. Le théâtre de la République (ci-devant théâtre de la rue Richelieu) l’emporte pour la tragédie, l’exactitude des costumes, du mobilier dramatique ; le théâtre de la Nation (ci-devant théâtre du faubourg Saint-Germain) conserve une supériorité éclatante dans la comédie. Telle autrefois la rivalité du cothurne entre l’Hôtel de Bourgogne et la troupe de Molière. Celui-ci tient pour les anciennes idées, l’autre donne Brutus, la Mort de César, Guillaume Tell, Caïus Gracchus, le Despotisme renversé, et le spectacle ne se termine guère sans qu’un spectateur entonne une chanson patriotique que répète en refrain le public. Cependant il faut faire quelques concessions, se mettre à la mode, et les artistes du théâtre de la Nation prennent part, le 11 juillet 1791, à la translation des cendres de Voltaire au Panthéon : façade du théâtre décorée de guirlandes de fleurs naturelles, riches draperies cachant les entrées, trente-deux cartels sur les colonnes, au frontispice cette inscription : « Il fit Irène à 83 ans ! » Au passage du cortège, la draperie s’ouvre, et sa statue apparaît, éclatante de lumière, la tête ceinte d’une couronne civique. Tandis qu’acteurs et auteurs défilent, précédés d’une bannière où on lit ces mots : « Famille de Voltaire », d’autres s’avancent qui représentent ses ouvrages, et déposent leur offrande ; Brutus apporte un faisceau de lauriers, Orosmane les parfums de l’Arabie, Nanine un bouquet de roses…

Le 26 septembre, trois mois après Varennes, la reine, ses enfans et Mme Élisabeth assistent à une représentation de la Gouvernante de La Chaussée, et sont accueillis avec enthousiasme. Marie-Antoinette avait fait dire à Louise Contat qu’elle désirait l’entendre dans le rôle de la Gouvernante qui n’était pas de son emploi ; elle apprit cinq cents vers en 24 heures et écrivit au messager de la reine : « J’ignorais où était le siège de la mémoire, je sais à présent qu’il est dans le cœur. »

Après le 10 août, les recettes deviennent à peu près nulles : en vingt jours, chaque théâtre donne quatre ou cinq représentations au profit des veuves et enfans de nos frères morts pendant cette journée. Désormais il faut, malgré qu’on en ait, suivre le torrent, hurler avec les loups ; acteurs et auteurs, tragédies, opéras, comédies, vaudevilles se républicanisent sur toute la ligne ; point de héros ni d’héroïnes sans la cocarde ou le ruban aux couleurs nationales ; des rebouteurs plus ou moins ignares refont des scènes entières de la Mort de César et de Tartuffe, expurgent le Misanthrope : Racine, Corneille sont à peu près sacrifiés ; toutefois on joue Phèdre parfois, mais avec des corrections de ce genre :

Détestables flatteurs, présent le plus funeste
Que puisse faire, hélas, la colère céleste.

Dans le Misanthrope, la chanson d’Alceste subit cette variante :

Si l’on voulait me donner…
Je dirais, d’amour ravi

Plus de ducs, de marquis, de comtesses, plus de monsieur ni de madame, on dit : citoyen, citoyenne, et, au lieu de commandement du roi : décret ; tant pis si la mesure ou la rime clochent. Échec au roi devient Échec au tyran ! Valet, mère noble, ces mots puent trop leur aristocratie ; on dira : homme de confiance, mère républicaine. À une représentation de Cinna, un quidam cria : A bas l’auteur ! Sans doute faisait-il partie de la famille de ceux qui, assure-t-on, arrêtèrent un littérateur coupable d’entretenir des correspondances contre-révolutionnaires avec Fénelon, Bossuet, Pascal et tutti quanti. La scène devient une sorte d’école politique où l’on enseigne au public la haine des rois, de la noblesse ou du clergé, selon la persécution du moment, et l’on peut juger souvent par les pièces nouvelles quels sacrifices se préparent[8]. Tantôt le théâtre suit, tantôt il prépare la loi, le coup d’État populaire, en accoutumant les esprits à les accepter. « Les théâtres, conclut Barère à propos de l’arrestation des comédiens, sont les écoles primaires des hommes éclairés et un supplément à l’éducation publique. » Un membre des Jacobins demande qu’on institue dans toutes les grandes communes de la République des spectacles à l’instar des Grecs ; un représentant du peuple veut que la profession d’acteur soit un sacerdoce de morale, et, le 16 messidor, an II, Lecarpentier autorise la municipalité de Coutances à installer dans le temple de l’être suprême un théâtre où les patriotes des deux sexes joueront des pièces destinées à propager la vertu républicaine. Voltaire avait mis la philosophie sur la scène, on y met la politique : nouveau motif pour les comédiens français de chercher à satisfaire les puissans, à retenir le public qui perd le goût des vrais chefs-d’œuvre, réclame une nourriture plus rude et retourne à l’instinct. Ils joueront les Victimes cloîtrées, les pièces nouvelles montreront des rois, des nobles, des prêtres, des nonnes, et chaque acteur devra avoir dans sa garde-robe : chasuble, surplis, surtout et cordon de Saint-François. Mais des ouvrages comme le Philinte de Molière, le Vieux Célibataire ne faisaient pas d’argent, la banqueroute menaçait l’Opéra, les Italiens, et, ne sachant où donner de la tête, le théâtre de la Nation s’associa à la Comédie-Italienne ; on annonça Athalie avec les chœurs de Gossec, le tout agrémenté d’un certain Couronnement de Joas où les comédiens français donnaient la main à des comédiens italiens, Molé à Clairval, Dazincourt à Trial, espèce de lanterne magique où se succédaient des scènes de Zémire et Azor, du Séducteur, la procession du Malade imaginaire se déroulant aussi dans le temple du Seigneur, à la grande joie du parterre enchanté de cette mascarade.

Presque supprimée en fait depuis 1789, à peu près abolie en droit par le décret du 13 janvier 1791, la censure est rétablie par le décret du 2 août 1793 qui ordonne la fermeture des théâtres et l’arrestation des directeurs coupables de jouer des pièces inciviques ; puis le Conseil général de la Commune leur fait la loi, et enfin, le 21 mai 1794, la Convention ressaisit la censure qu’elle attribue à son comité d’instruction publique. Celui-ci prend fort au sérieux ses pouvoirs, morigène directeurs, auteurs, contient le zèle des ultra-révolutionnaires, et, par exemple, interdit le Tombeau des imposteurs qui, au gré de Robespierre, dépasse la mesure, car les Hébertistes ne lui plaisent pas plus à la scène qu’à la Convention. Observateurs de l’esprit public, police de la Commune, sociétés populaires, sections, viennent en aide aux comités, dénoncent dans la presse et au club des Jacobins le Fénelon de Chénier, le Modéré de Dugazon, s’attribuent le droit de rappeler à l’ordre, de mettre au pas les infortunés directeurs : jusqu’aux auteurs refusés qui en appellent de leur tyrannie aux braves sans-culottes, parfois on pleine représentation. Et voici venir une série de mesures significatives : décret du 2 août 1793 qui prescrit de représenter trois fois par décade des tragédies républicaines, telles que Brutus, Guillaume Tell, Caïus Gracchus ; — décret du 2 août qui autorise les conseils à diriger les spectacles, car il n’est personne, opinait Delacroix, qui, en sortant d’une représentation de Brutus ou de la Mort de César, ne soit disposé à poignarder le scélérat qui tenterait d’asservir son pays ; — le 20 ventôse (10 mars 1794), arrêté du Comité de Salut public qui prescrit la réouverture du théâtre ci-devant Français fermé depuis plus de six mois, la mise en réquisition des artistes des autres scènes pour y donner tour à tour, trois fois par décade, des spectacles gratuits, de par et pour le peuple : nul n’y sera admis s’il n’a une marque particulière accordée aux seuls patriotes ; et, ces spectacles civiques, on les inaugurera dans chaque commune dotée de théâtres, le ministre de l’intérieur disposant pour cela d’un crédit de cent mille livres ; — arrêté de messidor nommant, pour les salles de l’Opéra et de l’ancien Théâtre-Français, un agent national chargé de surveiller recettes, paiement, administration, service, conduite publique, morale et politique des artistes. Et les citoyens des tripots lyriques et comiques n’auront qu’à bien se tenir ; car je lis dans un carnet de Payen : « Où donc a dîné Chéron le 18 ? Il joue abominablement. Pourquoi Vestris, Gardel, Adrien, Lays, premiers acteurs pour la sans-culottide, se trouvent-ils malades en même temps ? »

Avoir perdu les bienfaits de la cour, végéter piteusement, embourser les sarcasmes et les injures des tape-durs, se soumettre à leurs caprices, voir les perruques, les rubans, les canons et la poudre proscrits comme liberticides, quelle disgrâce pour un petit-maître comme Fleury, pour cette patricienne de Contat ! Contempler les costumes de cette canaille : larges pantalons, vestes courtes et en haillons, l’affreux casque de fourrure de renard aussi usé que le dessus d’une vieille malle, le tout complété par un gros bâton noueux appelé constitution, des sabots ou des pieds nus et les femelles plus féroces encore, ces tricoteuses, ces furies de la guillotine, fi l’horreur ! Et ce public, il fallut le supporter pendant des mois, sans attendre grand réconfort des modérés. Lorsque ceux-ci faisaient mine de lever la tête, la Commune et la Convention s’empressaient d’y mettre bon ordre : on le vit bien lorsque Laya osa donner l’Ami des lois (2 janvier 93).

C’était une pièce toute politique, assez plate au fond, puisqu’elle ne put se maintenir lorsque les circonstances qui l’avaient inspirée disparurent, mais honnête, satirisant avec courage les faux monnayeurs de patriotisme, les profiteurs de révolutions, les crimes de la licence et de l’anarchie, et, parce qu’elle plaidait pour la liberté contre les sectaires, traduisant l’opinion du plus grand nombre : l’œuvre d’un républicain centre gauche, comme on dirait aujourd’hui. Chacun reconnut Marat dans Duricrane, Robespierre dans Nomophage, la pièce faisait chaque soir le maximum de recettes, Laya devenait le représentant de la conscience nationale, et les spectateurs soulignaient de bravos enthousiastes des tirades comme celle-ci :


Ce sont tous ces jongleurs, patriotes de places,
D’un faste de civisme entourant leurs grimaces.
Prêcheurs d’égalité, prêtres d’ambition ;
Ces faux adorateurs, dont la dévotion
N’est qu’un dehors plâtré, n’est qu’une hypocrisie.
Ces bons et francs croyans, dont l’âme apostasie,
Qui, pour faire haïr le plus beau don des deux,
Nous font la liberté sanguinaire comme eux.
Mais non, la liberté, chez eux méconnaissable,
A fondé dans nos cœurs son trône impérissable.
Que tous ces charlatans, populaires larrons,
Et de patriotisme insolens fanfarons.
Purgent de leur aspect cette terre affranchie !
Guerre, guerre éternelle aux faiseurs d’anarchie !
Royalistes tyrans, tyrans républicains,
Tombez devant les lois, voilà vos souverains !
Honteux d’avoir été, plus honteux encor d’être,
Brigands, l’ombre a passé, songez à disparaître !


Tandis que Chaumette et Santerre dénoncent la pièce à la Commune et aux Jacobins, Laya cherche à détourner l’orage en l’offrant à la Convention, qui, après un débat assez vif, la renvoie au comité d’instruction publique. Sur ces entrefaites, le Conseil général de la Commune suspend les représentations, une foule énorme accourt au théâtre de la Nation, et, lorsque Fleury donne connaissance de l’arrêté, répond avec ensemble : « C’est une tyrannie ! L’Ami des lois ! » Quelques jacobins qui veulent protester sont couverts de huées, houspillés, chassés, Santerre accueilli aux cris de : « A bas le général Mousseux ! » Quelqu’un ayant annoncé que la salle est entourée, qu’on va en faire le siège : « Nous sommes sur les nôtres ! riposte un loustic. — Mais on amène du canon, déjà deux pièces sont braquées. — Nous n’en voulons qu’une, répètent d’autres voix. La pièce ou la mort ! » Chambon, maire de Paris, se présente, exhorte les citoyens au calme, propose d’aller prendre les ordres du Conseil général de la Commune. « Non, non, c’est une caverne, pas là, allez à la Convention ! » Pressé de toutes parts, Chambon se décide à écrire une lettre pour celle-ci, et Lava, escorté du peuple, se rend à la Convention, dénonce la Commune, rapporte, grâce aux girondins, un décret motivé sur ce qu’aucune loi n’autorise les corps municipaux à violer la liberté des théâtres.

Cet échec ne décourage nullement la Commune, qui riposte en déclarant que les théâtres seront fermés le 14 janvier. Consultée de nouveau, la Convention s’en rapporte au conseil exécutif (le ministère) qui permet aux théâtres de jouer, mais enjoint d’éviter la représentation « de pièces, qui jusqu’à ce jour ont occasionné quelques troubles et qui pourraient les renouveler dans le moment présent ». (On était au plus fort du procès de Louis XVI.) Le 16 janvier, Pétion attaque l’arrêté ministériel qui, remarque-t-il, va contre le décret de la Convention, Guadet défend l’Ami des lois, Dubois-Crancé déclare que les principes en sont bons, mais que le but de l’auteur est perfide. Quant à Danton, qui n’aime guère les Girondins, et peut-être moins encore Robespierre, « un bougre incapable de faire cuire un œuf, » il tente une diversion, s’écrie de sa voix tonnante : « Il s’agit de la liberté ! Il s’agit de la liberté que vous devez donner aux nations ; il s’agit de faire tomber sous la hache des lois la tête d’un tyran, et non de misérables comédiens ! » Enfin Pétion l’emporte, et malgré quelques nouveaux incidens, l’Ami des lois ? est joué jusqu’au 4 février ; mais alors Dazincourt, au nom de ses camarades, supplia le parterre « de ne pas exiger qu’on représentât plus longtemps un ouvrage dont les suites pourraient leur devenir funestes[9]. »

En effet, le club des Jacobins et la Commune d’avance avaient marqué leur proie, n’attendaient plus qu’un prétexte pour se venger ; six mois après, Paméla le leur fournit ; et cette fois la Comédie ne pouvait plus compter sur les girondins, la Montagne dominait la Convention. Si la pièce de François de Neufchâteau n’avait point le caractère d’une satire, les événemens, le public, les acteurs le lui donnèrent ; ceux-ci cependant, jouaient sagement, sans effacer l’auteur pour se mettre à sa place, sans chercher d’applaudissemens à côté. Mais les jacobins ayant crié haro contre cette comédie qui, d’après eux, tendait à faire regretter les privilèges de la noblesse, un ordre du Comité de Salut public suspendit les représentations (29 août). On conseilla à l’auteur de supprimer certains passages, il obéit, fit Paméla roturière (elle était d’abord noble), et le Comité ayant accordé sa signature, la pièce fut annoncée pour le 2 septembre ; la Comédie avait reçu l’ordre de faire mettre au bas de son affiche : « Conformément aux ordres de la municipalité, le public est prévenu que l’on entre sans armes, bâtons, épées, et sans aucune espèces d’armes offensives. » Et ceci sonnait comme un billet de faire part aux tapageurs qui traduisirent : Il y aura, il faut qu’il y ait du scandale. Cependant ils disparaissaient au milieu d’une brillante assemblée. Mlle Lange, plus que jamais appétissante à aimer, jouait Paméla avec infiniment de grâce, Fleury dans le rôle de milord Bonfils faisait merveille ; mais au quatrième acte, lorsque arriva la scène de Molé Andrews, et cet éloge de la tolérance religieuse :


L’erreur avait fondé la puissance du prêtre ;
Mais sur l’homme crédule un empire usurpé
Doit cesser aussitôt que l’homme est détrompé…
Chacun prie à son gré, les amis, les parens
Suivent sans disputer des cultes différens
Eh ! qu’importe qu’on soit protestant ou papiste ?
Ce n’est pas dans les mots que la vertu consiste.
Pour la morale au fond votre culte est le mien.
Cette morale est tout et le dogme n’est rien.
Ah ! les persécuteurs sont les seuls condamnables,
Et les plus tolérans sont les plus raisonnables.
Tous les honnêtes gens sont d’accord là-dessus…


Un spectateur du balcon se lève, et s’adressant à Fleury : « C’est insupportable, vous répétez des vers qu’on a retranchés et qui sont défendus. — Non, riposte Fleury, je joue mon rôle comme il a été approuvé par le Comité de Salut public, » puis saluant les spectateurs : « Faut-il continuer, messieurs ? Faut-il faire cesser le spectacle ? — La pièce ! la pièce ! dehors l’interrupteur ! s’écrient mille personnes. — Vous voulez donner raison aux modérés ! vocifère celui-ci. La pièce est contre-révolutionnaire ! » Le public s’indigne, va lui faire un mauvais parti, il s’éclipse, va droit aux Jacobins, dénonce le théâtre de la Nation, ce repaire d’aristocrates, tandis que la représentation de Paméla [10] se poursuit triomphalement, et qu’entre deux actes Fleury tire cet horoscope à Dazincourt : « C’est aujourd’hui notre 10 août. »

Non pas aujourd’hui, mais le lendemain 3 septembre, Barère demanda à la Convention de confirmer un arrêté du Comité de Salut public ordonnant la fermeture du théâtre, l’arrestation de François de Neufchateau et des acteurs, soupçonnés d’entretenir des correspondances avec les émigrés, coupables d’incivisme notoire, jouant une pièce entachée de modérantisme, où l’on entendait l’éloge du gouvernement anglais que venaient applaudir « la noblesse, les aristocrates, les modérés, les Feuillans ». L’Assemblée s’empressa d’approuver le rapport de l’Anacréon de la guillotine qui fut mis à exécution dans la nuit du 3 au 4 septembre : Sainte-Pélagie pour les citoyennes Petit-Vanhove, Lange, Fleury, La Chassaigne, Mézeray, Devienne, Suin, Joly et Raucourt ; les Anglaises pour Louise et Emilie Contat ; les Madelonnettes, plus tard Picpus pour Dazincourt, Fleury, Saint-Phal, Bellemont, Vanhove, Saint-Prix, Dunaut, Champville, La Rochelle, etc. Le gros Desessarts, en congé aux eaux de Barèges[11], eut une attaque en apprenant la nouvelle et mourut peu de jours après ; La rive arrêté pour avoir reçu Bailly et l’état-major de La Fayette, le jour de la manifestation du Champ-de-Mars, fut relâché, repris et interné à Sainte-Pélagie ; seul, Mole resta libre, grâce à son civisme ; il entra au théâtre National de la rue de la Loi, dit théâtre des Neuf-millions, construit à l’angle de la rue de Louvois par l’architecte Louis, ouvert quinze jours auparavant par Mlle Montansier, théâtre cosmopolite où se coudoyaient les genres les plus opposés : tragédie, comédie, opéra, danse, grande pantomime, sans oublier les chevaux de Franconi qui font merveille dans la Constitution à Constantinople.

Ce qui se passait dans les prisons de la Terreur, je l’ai dit ici même d’une manière générale[12], et quelques traits sur les comédiens compléteront ce tableau. Fleury, ou plutôt Laffite, son teinturier littéraire, raconte fort plaisamment comment lui, grand seigneur de la tête aux pieds, dut apprendre à se servir, et crut avoir accompli un acte d’héroïsme en mouchant une chandelle avec ses doigts ; les facéties de Champville, le fils de prison de M. de Boulainvilliers, qui s’arrangeait toujours pour être de corvée avec lui, mettant un art infini à escamoter son travail et éviter un remerciement ; le sang-froid de ce même Champville apprenant qu’on va les appeler devant le tribunal révolutionnaire, et sa réponse à M. Angrand d’Alleray, ancien lieutenant criminel : « Je suis courageux, moi, par contagion. » Et savez-vous pourquoi aucun d’eux ne comparut devant Fouquier-Tinville ? Rien de plus simple, c’est que celui-ci craignait la petite vérole qui sévissait aux Madelonnettes ; explication comique qui rappelle les commentaires des émigrés sur la Révolution et se rattache à cet ordre fantaisiste où les petites causes jouent l’office des grandes ; car le mot de Pascal sur le nez de Cléopâtre et la maladie de Cromwell a engendré toute une postérité, qui fait la caricature de l’histoire et de la philosophie. D’ailleurs, pour combattre l’impureté de l’atmosphère et conjurer la maladie, le docteur Dupontet avait imaginé plusieurs stratagèmes : ouverture des portes et fenêtres à une heure prescrite, vinaigre versé à flots sur des pelles rougies, promenade militaire hygiénique avec marches, contremarches, évolutions sous les ordres du général Lanoue et de Saint-Prix[13]. Et les originaux de toute sorte surgissent pendant ce séjour de dix mois : cet excellent M. de Crosne, successeur de Lenoir, assez semblable dans l’infatuation de sa dignité à cet ancien officier général qui, ayant reçu le cordon, ne le quitta plus couchait avec, et même dans le bain le gardait en sautoir à l’aide d’une enveloppe de toile cirée, mais si calme dans l’infortune, et partant pour le tribunal révolutionnaire du même air qu’il avait en se rendant chez le roi ; — l’abbé de *** qui, des trois moyens de parvenir à l’épiscopat, les femmes, les jésuites, la vertu, avait préféré le premier comme plus court, et savait donner à ses galantes aventures un ragoût canonique. Puis vient le chapitre des démarches pour adoucir le sort des prisonniers ou les délivrer : la petite Fleury qui arbore ses plus jolies toilettes quand elle vient voir son père, et apporte au fils du concierge des bonbons exquis, pierrots de carton coiffés du bonnet rouge, car le cercle dantesque se resserre, la Commune ordonnera bientôt une séquestration complète, et les permis de visites deviennent difficiles à obtenir ; lady Mantz et la comtesse de ***, anciennes amies de Fleury, M. Trouvé, « un de ces hommes qui auraient réconcilié Alceste avec l’humanité », s’ingéniant en sa faveur. Sa sœur, Mme Sainville, va trouver Collot d’Herbois[14] à qui elle avait rendu jadis un service majeur, il lui répond cruellement : « Les temps sont bien changés, maintenant tu viens me supplier, mais n’espère rien ; ton frère est un aristocrate, il la dansera comme les autres ! » Lady Mantz propose à Fleury de le sauver, mais il refuse de déserter. Peut-être ! S’il refuse le salut que lui offre une femme, il l’accepte d’autre part et quitte sa prison avant le 9 thermidor : M. Armand Lods a récemment découvert son ordre d’élargissement ; il est du 9 prairial an II (28 mai 1794). Et l’on n’avait pas besoin de cette preuve nouvelle pour affirmer que ses très amusans mémoires sont en plus d’une partie romancés[15].

Cependant le danger se rapprochait : la commission avait divisé les prisonniers en trois classes, marqué à l’encre rouge une lettre sur chaque dossier : G la mort, D la déportation, R l’acquittement. Six dossiers portaient le G fatidique, ceux de Dazincourt, Fleury, Louise Contat, Emilie Contat, Raucourt, Lange. Un post-scriptum laconique de Collot d’Herbois à l’accusateur public devait accélérer la mise en jugement : « Le Comité t’envoie, citoyen, les pièces concernant les ci-devant comédiens français. Tu sais, ainsi que tous les patriotes, combien ces gens-là sont contre-révolutionnaires ; tu les mettras en jugement le 13 messidor. À l’égard des autres, il y en a quelques-uns parmi eux qui ne méritent que la déportation ; au surplus nous verrons ce qu’il en faudra faire après que ceux-ci auront été jugés. »

C’est alors qu’intervint Charles-Hippolyte Delpeuch de Labussière[16] ; ce fantaisiste, cet inclassé dont la vie forme un roman tantôt gai, tantôt pathétique, qui mystifie la Révolution, le Comité de Salut public, rit de tout alors que personne n’avait envie de rire, emploie des moyens de comédie pour arracher à la mort tant de prisonniers et rencontre une petite reconnaissance pour de si grands services, cet homme étonne à une époque où l’extraordinaire même faisait le fond de notre histoire. Fils d’un pauvre chevalier de Saint-Louis, d’abord cadet du régiment de Savoie-Carignan, puis comédien au théâtre Mareux, petit spectacle bourgeois où s’assemble la meilleure compagnie, où il joue avec succès les niais et les bas-comiques, disant : « C’en est ! » avec un accent inimitable, il demeure toujours en dehors des cadres et des conventions, romanesque avec humour, n’obéissant qu’à lui-même, aimé de tous, porté par son génie propre aux farces, aux plaisanteries sur les personnes et les choses : une façon de jouer la comédie en dehors du théâtre ou de la faire sans l’écrire. Seulement il y met la marque de son caractère, amoureux d’imprévu et d’impossible, charmé de se colleter avec la destinée, de risquer sa vie pour un bon mot, Scapin doublé de don Quichotte, gai, pétulant comme un oiseau au printemps ; et les écarts de l’esprit ne sont jamais chez lui les fautes du cœur. Dès l’enfance il se révèle incorrigible, espiègle, insensible à la crainte, aux coups que l’on distribue si libéralement alors, faisant enlever parens, domestiques, curé, professeurs ; il continue de plus belle au régiment, humilie certain major qui l’a pris à tic, et se rend célèbre par l’aventure d’un âne mis en faction. La Révolution donne un nouvel essor à sa gaieté, renouvelle un talent qui, sans cela, eût fini par verser dans la monotonie, lui souffle toute son originalité ; associé à quelques bons drilles de son espèce, il s’improvise motionnaire, alarmiste, court de district en district, colporte au Palais-Royal les nouvelles les plus effrayantes, contrefait l’éloquence des orateurs de club, caricature les inventeurs de complots ridicules, fait de la satire politique en action ; et sa bonne étoile, ses amis, son sang-froid, son agilité, le sauvent à point nommé des périls où l’entraîne sa folle audace ; d’ailleurs il était aimé au théâtre Mareux, bien que le public eût changé à mesure qu’on avançait dans la dévolution ; ce Jocrisse enchantait ses auditeurs, un menuisier répondit pour lui à la Section des Droits de l’homme, déclara qu’il n’était ni istocrate, ni fier, surtout quand il jouait Ricco avec son habit-uniforme et ses épaulettes de coronel.

Cependant Labussière avait gaspillé son pécule et perdu les pensions qu’il tenait des bontés de Mme de Lamballe : ne sachant où donner de la tête, un de ses amis lui proposa et, bien malgré lui, il accepta une place auprès du Comité de Salut public. D’abord commis expéditionnaire au bureau des détenus (division de la Correspondance), il passe comme secrétaire enregistreur au bureau des pièces accusatives, où on lui confie les registres des détenus, où l’horreur de cette besogne l’étreignit d’abord au point qu’il voulait donner sa démission. On lui fit comprendre qu’il compromettrait ses protecteurs, que dans sa division figuraient des hommes modérés, humains, que peut-être pourrait-il donner à des prisonniers le temps de faire agir en retardant la remise des pièces à la commission populaire. Quel trait de lumière ! tourner ses dons de saillie en intrépidité spirituelle, en abnégation, en diplomatie, entamer contre Collot d’Herbois un duel de ruse ! Labussière tentera l’aventure, et dans l’espace de trois mois et demi, il arrachera au tribunal révolutionnaire ; beaucoup de détenus. Par un hasard providentiel, son service l’a placé à l’endroit décisif, à l’entrepôt général des pièces qu’il a mission d’analyser, où les autorités font passer les états raisonnés des suspects et les notes individuelles, où prisonniers, défenseurs adressent les pièces justificatives. Chargé du registre mortuaire, il agit d’abord avec prudence, étudie la marche de la commission, s’aperçoit qu’elle procède avec peu d’ordre : il soustrait quelques pièces importantes, et, voyant qu’on ne remarque rien, il opère sur une grande échelle : sauver surtout les pères et les mères de famille, ceux qui n’ont contre eux que leurs noms ou leurs fortunes, voilà son plan. Mais comment faire disparaître les dossiers ? Les brûler ! La flamme, les cendres éveilleront le soupçon. Les emporter ! Et les sentinelles ? Les noyer alors ? Oui, mais combien difficile l’opération ! Cependant il trouvera le moyen[17]. Les pièces de ses protégés, il les met à part dans son tiroir fermé à clef, et, tous les trois ou quatre jours, il se rend vers une heure du matin au Comité de Salut public, passe, grâce à sa carte d’employé, entre sans lumière, sans bruit, retire du tiroir les pièces, les fait baigner et réduire en pâte dans un seau d’eau servant à rafraîchir le vin des déjeuners, — puis il en forme plusieurs pelotes qu’il cache dans ses poches, va aux bains Vigier, les trempe de nouveau dans sa baignoire, et, une fois partagées en boulettes, les lance au fleuve par la fenêtre de sa cabine. Les noyades de Carrier avaient pour contrepoids les noyades de Labussière.

Le tour des ci-devant comédiens arriva : le Comité de Salut public avait arrêté leur perte à brève échéance ; dans la nuit du 9 au 10 messidor (29 juin), Labussière escamote leurs dossiers, mais peu s’en faut qu’il ne soit découvert par plusieurs membres du Comité qui ont choisi son bureau pour tenir un conciliabule ; tapi dans un coffre à bois, sur le point d’être asphyxié, il saisit quelques lambeaux d’une conversation significative sur la nécessité d’accélérer plus ou moins la vengeance nationale. Enfin les voilà partis, il peut s’évader et parvient aux bains Vigier, non sans avoir fait d’autres rencontres qui renouvellent ses angoisses.

Après le 9 thermidor, Labussière devient secrétaire intime de Legendre, membre du Comité général, de Legendre converti à la pitié, au remords ; véritable monomane du dévouement, il court les maisons d’arrêt, signale les infortunes imméritées, obtient de son patron que les portes des prisons s’ouvrent pour des milliers de malheureux. Il reparaît au théâtre Mareux où on l’acclame, est arrêté après le 13 vendémiaire, figure un instant dans la troupe de l’Odéon, puis en 1802 on expose son portrait au Salon du Louvre, et le 15 avril 1803, les comédiens français donnent au théâtre de la Porte-Saint-Martin, à son bénéfice, une représentation qui produit la somme de 14 000 francs. On jouait Hamlet et les Deux Pages. Mme Bonaparte, une des sauvées de Labussière, envoya 100 pistoles pour sa loge. Ducis renonça à ses droits d’auteur et refusa même un billet d’entrée gratuite, Cottreau et Thierry[18], fermiers de la taxe des indigens, abandonnèrent leur dixième et écrivirent : « Nous voyons avec plaisir que MM. Les acteurs acquittent la dette de reconnaissance que la plupart d’entre eux vous doivent pour les avoir compris dans le grand nombre de personnes que vous avez soustraites à la hache révolutionnaire. » Puis l’oubli, la malveillance, peut-être aussi cette excentricité indomptable qui empêche de tels hommes de se plier au joug, car autant ils se montrent sublimes dans la tempête, autant ils s’accommodent mal d’ordre, de discipline, de hiérarchie, et découragent parfois la reconnaissance. Incapable d’économie, Labussière eut bientôt dissipé ses 14 000 francs, et, malgré quelques secours secrets que lui fit passer l’impératrice Joséphine, il tomba dans la misère, finit par mourir fou, dans une maison de santé.

Onze cent cinquante trois personnes arrachées au tribunal révolutionnaire avant le 9 thermidor, plus de 9 000 mises en liberté après la chute de Robespierre, telle serait l’œuvre de cet homme singulier. Pour l’honneur de l’humanité, et aussi par respect pour la vérité, il faut admettre que ces chiffres sont infiniment exagérés. Au bureau des détenus. Labussière opère sous les yeux bienveillans de ses collègues, et plus tard Legendre signe sans les lire les listes qu’il lui présente, il est le tout-puissant collaborateur, et avec lui un courant irrésistible de clémence, le cri de la justice si longtemps mise en sommeil. De ces 9 000 personnes, la plupart eussent été délivrées tôt ou tard, et, parmi elles, bien peu sans doute avaient entendu parler de celui qui les servait à leur insu. En tout cas, il semble bien que Labussière fasse partie de cette bande héroïque, conspirateurs armés pour la défense des libertés de leur pays, chevaliers errans, missionnaires du droit, apôtres de l’honneur, race de poètes et d’hommes d’action, qui va du héros de Cervantes à d’Artagnan, d’Eviradnus à La Fayette, et représente plus spécialement dans l’histoire l’imagination, le désintéressement. Juger la fin du XVIIIe siècle avec les sentimens de bons bourgeois habitués aux douceurs d’une vie tranquille, oublier que ces années étonnantes virent éclore les romans les plus fabuleux parmi les vainqueurs comme parmi les vaincus, qu’une foule d’hommes reculèrent les limites des vertus humaines, c’est proprement méconnaître, et la loi de l’histoire, et des vérités lumineuses à force d’évidence.


Contre le genre humain et devant la nature,
De l’équité suprême ils tentaient l’aventure.


Et c’est pourquoi, réduite à de justes proportions, l’aventure du comédien du théâtre Mareux, de l’employé subalterne du Comité de Salut public, du secrétaire de Legendre, ne devrait sembler impossible qu’à ceux qui n’ont point devant la pensée le roman éternel, le roman vrai de l’humanité.


VICTOR DU BLED.

  1. Charles Maurice, Épaves, 1 vol. — Histoire anecdotique du Théâtre et de la Littérature, 2 vol. — La Revue des Comédiens, 2 vol. in-12, 1808, par Fabien Pillet et Grimod de la Reynière. — Paul Ginisty, Choses et Gens de théâtre. — Jules Janin, Histoire de la Littérature dramatique, 6 vol. — Eugène Laugier, Documens historiques sur la Comédie-Française, 1 vol. — Th. Muret, l’Histoire par le théâtre, 3 vol. — Henri Welschinger, la Censure sous le premier Empire. Le roman de Dumouriez. Le théâtre pendant la Révolution, 3 vol. — Les Anecdotes dramatiques, 3 vol. — Le Vacher de Charnois, les Costumes des grands Théâtres de Paris, 5 vol. — Benjamin Constant, Mélanges de Littérature, t. Ier, 1829), lettre sur Julie. — L’Opinion du parterre. — Le Mémorial dramatique. — Le Journal de l’Empire. — Barrère, Mémoires des Comédiens. — Brazier, Histoire des petits théâtres de Paris. — Frédéric Faber, Histoire du Théâtre-Français en Belgique, 5 vol. — Geoffroy, Cours de littérature dramatique, 6 vol. — Hippolyte Auger, Physiologie du théâtre, 3 vol. — Restif de la Bretonne, les Contemporaines. — Mémoires de. Fleury, de Mlle Flore, de Mme de Rémusat, de Baussel, de Constant, de Tilly, de Dumouriez. — Arnault, Souvenirs d’un sexagénaire, 4 vol. — Alfred Copin, Talma et la Révolution, Talma et l’Empire, 2 vol.
  2. Cette même femme, dont la logique était précise et serrée lorsqu’elle parlait sur les grands sujets qui intéressent les droits et la dignité de l’espèce humaine, avait la gaieté la plus piquante, la plaisanterie la plus légère : elle ne disait pas souvent des mots isolés qu’on pût retenir et citer, et c’était encore là, selon moi, l’un de ses charmes. Les mots de ce genre, frappans en eux-mêmes, ont l’inconvénient de tuer la conversation ; ce sont, pour ainsi dire, des coups de fusil qu’on tire sur les idées des autres et qui les abattent…Telle n’était pas la manière de Julie. Elle faisait valoir les autres autant qu’elle-même ; n’était pour eux, autant que pour elle, qu’elle discutait ou plaisantait. Ses expressions n’étaient jamais recherchées ; elle saisissait, admirablement le véritable point de toutes les questions, sérieuses ou frivoles. Elle disait toujours ce qu’il fallait dire, et l’on s’apercevait avec elle que la justesse des idées est aussi nécessaire à la plaisanterie qu’elle peut l’être à la raison. » (Benjamin Constant, Mélanges de littérature.) Deux heures avant sa mort, elle soutenait avec ses amis la conversation la plus élevée sur le despotisme et ses tristes effets,
  3. Legouvé. Soixante ans de souvenirs. — Souvenirs de Louise Fusil. — Mme Talma, Études sur l’art théâtral. — Correspondance de Grimm. — L. Laugier, Notice sur Talma. — Pierre Hédouin, Talma, Anecdotes et particularités. — Régnier, Souvenirs et études de théâtre. — Alfred Copin, Talma et la Révolution, Talma et l’Empire, 2 vol. — Regnault Warin, Mémoires sur Talma. — Geoffroy, Cours de littérature dramatique. — Lettres de Madame de Rémusat, 2 vol. — Audibert, Louis XI, de Retz et Talma. Indiscrétions et Confidences, — Mémoires de Samson, de Fleury. — Brifaut, t. 1er. — Charles Maurice, Histoire anecdotique. — Arnault, Souvenirs d’un sexagénaire. — Bonilly, Mes Récapitulations.
  4. Il dit un jour à Alexandre Guiraud : « Je suis fâché de ne pas croire ; mais en vérité, ce n’est pas trop ma faute. J’ai eu pour père l’athée le plus décidé de tout le XVIIIe siècle. Il me fouettait quand je m’agenouillais pour réciter la prière que ma bonne m’avait enseignée. Il me retira du collège parce qu’on m’y faisait prier Dieu : il avait fait copier en grosses lettres les maximes les plus impies du système social du baron d’Holbach, et en avait tapissé la chambre que j’habitais. C’est de là que je suis passé au théâtre, où la Révolution, avec tous ses principes, m’a trouvé et laissé. »
  5. Monval et Porel, Histoire de L’Odéon. — Métra, Correspondance secrète. — Nép. Lemercier, Du second théâtre français, 1818. — Plus tard, en 1796, ce théâtre prendra le nom d’Odéon : lieu où l’on chante, où l’on déclame en chantant ; le nom ne convenait guère, car on y déclamera bien plus qu’on ne chantera, mais la mode était aux noms tirés de l’antiquité. Il y avait des Odéons à Athènes, Corinthe, Éphèse, Laodicée, Rome. (Les Voyageurs à Paris, par La Mésangère, t. III, p. 185, année 1797.)
  6. Henri Welschinger, Histoire du théâtre pendant la Révolution. — Régnier, Souvenirs et études de théâtre. — Arnault, Souvenirs d’un sexagénaire.
  7. Mme Talma, Études sur l’Art théâtral, p. 293 et s. — Arnault, Louise Fusil, etc. Hamel, Histoire de Robespierre. — Parfois on jouait chez Talma au tribunal révolutionnaire ; afin de s’exercer à cette mise en scène, Bonhomme, un grand terre-neuve, faisait le président : Marchenna était chargé de lui dicter ses décisions et lui pinçait l’oreille ou la queue pour qu’il aboyât, ce qui signifiait : Guillotiné.
  8. Un séjour en France, de 1792 à 1795, publié par M. Taine, 1 vol. — Hallays-Dabot, Histoire de la censure théâtrale. — Amaury Duval, Observations sur les théâtres. — Muret, L’Histoire par le théâtre. — Schmidt, Tableaux de la Révolution. — Étienne et Martainville, Histoire du théâtre français pendant la Révolution. — Henri Welschinger, Le Comité de Salut Public et la Comédie-Française, à la suite du Roman de Dumouriez, p. 180 et suiv.
  9. Henri Welschinger, Étienne et Martainville, Arnault, Fleury, ouvrages déjà cités. — E. Jauffret, Le théâtre révolutionnaire, 1788-1799. — Detcheverry, Histoire du théâtre de Bordeaux. — Six mois après, Laya, mis hors la loi, dut se cacher et fut sauvé par le 9 Thermidor. Danton, qui l’avait connu, se présenta chez sa femme et lui dit : « Citoyenne, si ton mari n’a pas d’asile, qu’il en accepte un chez moi, on ne viendra pas l’y chercher. » Le trait fait honneur à cet homme capable d’exécuter tour à tour des choses grandes et atroces.
  10. Sa coquette coiffure mit à la mode les chapeaux dits à la Paméla. — Paméla, comédie en cinq actes et en vers, tirée de la Paméla nubile de Goldoni, imitée elle-même du roman de Richardson, de Boissy et La Chaussée. Au sujet de la Paméla de La Chaussée qui n’eut qu’une représentation, quelqu’un demanda à la porte du théâtre : « Comment va Paméla ? » Un mauvais plaisant répondit : « Elle pâme, hélas ! »
  11. Voyez la Revue du 1er février 1890.
  12. Voyez la Revue du 1er février 1890.
  13. N’est-il pas admirable, ce dialogue entre M. de Malesherbes et Champville, lorsque, le premier s’étant félicité d’avoir fait sa connaissance, et celui-ci exprimant le regret qu’elle n’eût pas lieu ailleurs, l’ancien ministre reprit du ton le plus simplement simple : « Félicitons-nous tous deux sans arrière-pensée, car peut-être dans le monde la différence de nos occupations ne nous eût pas permis de nous rejoindre. »
  14. M. Victor Fournel a entrepris une série sur les comédiens révolutionnaires et il a déjà publié deux monographies très complètes sur Collot d’Herbois et Fabre d’Églantine.
  15. M. Laffitte a travaillé sur les notes et documens de Fleury, préparés par Alphonse de Beauchamp.
  16. Né en 1768, mort en 1808. — Charles ou Mémoires historiques de Labussière, rédigés par Liénart, jurisconsulte, 4 vol., 1804. — Mémoires de Fleury. — Arthur Pougin, Le Temps, 15, 17 janvier 1891. — Le Figaro du 13 au 20 avril 1890 : lettres de MM. Truffier et Sardou. — Revue d’art dramatique, 1791 : articles de MM. Armand Lods, Wallon et Henri Welschinger sur Labussière. — Journal des Débats du 5 messidor an X. — Étienne et Martainville. — Journal de Paris du 14 avril 1803.
  17. M. Wallon, très incrédule, comme MM. Aulard et Armand Lods, observe que, si Labussière a sauvé 1 153 personnes, la plupart inconnues, cela aurait pu être aux dépens de nombre égal de personnes non moins inconnues ; le tribunal ne chômait nullement ; il lui fallait sa pâture quotidienne. Quant à M. Henri Welschinger, il croit apocryphes les lettres de Collot d’Herbois, de Fouquier-Tinville, mais pense que les journaux et écrivains de l’époque n’ont fait que reproduire une aventure attestée par beaucoup de contemporains, exagérée, amplifiée sans doute, exacte au fond.
  18. Dans sa lettre de remerciement, Labussière proclama la complicité tacite des employés de sa division : « Ils fermaient officieusement les yeux sur mes larcins, et s’associaient par leur silence à la gloire et au danger de mes entreprises… Mon extérieur négligé et mon ton de franchise et de plaisanterie me donnaient à leurs yeux (des Jacobins) un air de simplicité qui me rendait sans importance. Je parvins à sauver successivement… 1 153 prisonniers, la plupart très connus ; j’en remis la liste après le 9 thermidor à Legendre, qui me prit pour son secrétaire… J’ai eu la satisfaction de voir à l’assemblée du théâtre de la Porte-Saint-Martin une partie de ceux à qui j’ai eu le bonheur d’être utile. » Onze cent cinquante-trois personnes, c’est trop sans doute, beaucoup trop ; ce qui est certain, c’est que M. Fabien Pillet, chef de service de Labussière, affirme la soustraction des dossiers, c’est que M. Victorien Sardou a souvent causé avec son fils, et ce dernier avait cent fois entendu son père évaluer à deux cent cinquante environ le chiffre des détenus sauvés de cette manière si romanesque.