Les Colons français et le comité Dupleix

Les Colons français et le comité Dupleix
Revue des Deux Mondes4e période, tome 135 (p. 696-707).
LES COLONS FRANÇAIS
ET LE COMITÉ DUPLEIX

M. Gabriel Bonvalot, le célèbre voyageur, a fondé récemment, sous le titre de Comité Dupleix, une société d’encouragement à la colonisation, dont le but, comme il est dit dans le premier article des statuts, est « d’attirer l’attention sur les colonies, de les faire mieux connaître, de préparer à la vie coloniale les Français susceptibles de devenir colons. » Il n’est pas nécessaire de réfléchir longtemps pour reconnaître l’utilité et l’opportunité de cette fondation, dont M. Bonvalot » fait sa grande affaire. Qu’il voyage ou qu’il s’occupe de faire voyager les autres, il se donne tout entier à ses entreprises ; il a découvert depuis longtemps que c’est le secret de tous les succès. Il est de la race des amoureux ; son idée est sa dame, et il arrêterait volontiers les paysans dans la rue pour les contraindre à confesser qu’il a placé ses affections en haut lieu. Sa grande idée est que, la France ayant acquis en peu de temps par sa diplomatie et par ses armes un vaste empire colonial, il y va de son honneur d’en tirer le meilleur parti possible, de démontrer au monde qu’elle ne s’entend pas seulement à acquérir, à posséder, qu’elle s’entend aussi à faire valoir son bien. L’accueil fait par le public à la nouvelle société a prouvé qu’elle répondait à un besoin réel. Elle a été créée il y a près de dix-huit mois ; on a employé la première année à s’organiser, à se procurer des cotisations, à établir des dossiers, à chercher et à trouver des correspondans dans toutes nos colonies. On est entré désormais dans la période active, et il n’est pas de jour où le secrétaire général du comité Dupleix, M. Arthur Maillet, ne reçoive dans ses bureaux de la rue de Choiseul de nombreuses lettres et de nombreuses visites de gens qui, se sentant le pied léger, ne demandent pas mieux que de s’expatrier, et qui lui disent : « Nous sommes disposés à passer les mers, à aller tenter fortune au Tonkin, à Madagascar ou plus près de nous, en Tunisie, en Algérie. Renseignez-nous, conseillez-nous. » On a dit qu’il était plus facile à la France d’avoir des colonies que des colons. Il est certain que le Français est aujourd’hui le plus sédentaire, le plus casanier des peuples. Il n’en était pas ainsi autrefois ; nous étions fort allans, nous aimions à courir le monde. Faut-il croire que notre race a perdu ses qualités natives, l’esprit d’aventure, l’audace ? Est-il un peuple cependant qui produise des explorateurs plus hardis, plus aventureux, plus entreprenans, plus résolus que les nôtres ? Ils pèchent quelquefois par un excès de témérité.

Au surplus, la France colonisante a une excellente carte dans son jeu : c’est la Française. Elle a plus que personne, quand il le faut, le courage des grands et des petits sacrifices, et aussi cette souplesse de l’âme qui s’accommode aux temps, se plie aux circonstances. Où trouvera-t-on des femmes plus disposées à s’intéresser à l’œuvre commune, et plus ingénieuses à tirer parti de tout ? Par un don de nature, cette merveilleuse ménagère proportionne ses besoins aux situations, répand quelque grâce sur les travaux ingrats, sur les choses tristes, sur les commencemens difficiles et maussades. M. Bonvalot aime à répéter que le bon ouvrier fait la bonne besogne. Les meilleures besognes sont faites par la Française, cette bonne ouvrière qui a le secret de faire beaucoup avec peu et quelque chose avec rien.

Un Anglais qui s’est enrichi en Australie, et qui a résumé les conclusions de son expérience coloniale dans son Guide de l’éleveur du mouton, petit livre plein de moelle et de suc, comme les Anglais en écrivent souvent, recommande aux jeunes colons de son pays qui viendront s’établir dans le Victoria, le Queensland ou la Nouvelle-Galles du Sud, de rester longtemps célibataires, de ne pas ajouter à leurs charges celle d’un ménage à sustenter. Il allègue que dans l’intérieur de l’Australie, les logemens sont en général mauvais, que les servantes sont rares, ont l’esprit obtus et les mains gourdes. Il exhorte « le jeune et généreux chevalier, qui vole sur son coursier à la rencontre des géans et des enchanteurs de la steppe, à remettre à plus tard son union avec la dame de ses rêves. » — « Qu’il attende que son château soit fini, ou tout simplement d’avoir les quelques chambres nécessaires aux commodités de sa nouvelle châtelaine, ainsi qu’à ses suivantes et à ses pages. Le bonheur et l’espérance, ajoute-t-il, se sont parfois contentés d’une humble demeure, mais je ne conseille à personne de tenter cette expérience[1]. »

Le vieil éleveur australien connaît bien les Anglaises, le prix qu’elles attachent et à leur confort et à leur gloire, le nombre infini de choses qu’elles se croient tenues de posséder pour avoir droit à la considération des autres et à leur propre respect. La Française est plus savante dans l’art de simplifier à la fois la vie et de l’embellir à peu de frais. Lorsque la nécessité le commande, elle saura, sans se mépriser, se passer de suivantes et de pages, et donner bon air aux murs d’une humble demeure. M. Hugues Le Roux nous raconte dans son charmant livre sur l’Algérie qu’invité au banquet où se réunissent chaque mois les membres du Syndicat agricole de Rouïba, il ne crut pouvoir mieux faire que de porter un toast « aux femmes qu’ils avaient laissées au logis, à ces Françaises qu’il avait vues en Afrique soutenant la maison de leur cœur, relevant le courage des hommes, faisant à ceux qu’elles chérissent une patrie dans la solitude[2]. » Oui, elles sont dans l’occasion d’admirables femmes d’émigrans, de colons. Quand la pauvreté sourit, on est tenté de croire qu’une Française a passé par là.

Mais si l’on peut avancer sans trop de présomption que la plupart du temps la Française est une meilleure ménagère que l’Anglaise, il faut convenir en toute humilité qu’en matière de colonies, l’Anglais est notre maître. Cela ne tient pas seulement aux qualités de sa race, à son bon sens ennemi des chimères, à son flegme, à sa persévérance tenace dans ses desseins, au plaisir qu’il éprouve à faire sa destinée et à répondre de lui-même, à l’intensité de son vouloir et de son travail. La race a moins d’influence sur le sort d’un peuple que les institutions qu’il s’est données, et les institutions comme les mœurs anglaises sont éminemment favorables à l’esprit de colonisation. Dans une société fondée sur des privilèges, tels que le droit d’aînesse, les cadets sont des sacrifiés, qui n’ont d’autre ressource que les fonctions publiques ou l’émigration ; ces sacrifiés ont une revanche à prendre, ils la prendront aux Indes, en Afrique ou ailleurs. C’est à ces aventureux cadets anglais des classes riches ou moyennes que s’adresse le vieil éleveur australien, pour leur révéler tous les secrets de l’élève du mouton. Il est sûr de s’en faire écouter quand il leur expose l’excellence et les avantages du métier de squatter, de fermier, de propriétaire ou de tenancier de parcours : « Si l’on n’a pas eu la bonne chance, leur dit-il, de naitre gentilhomme campagnard en Angleterre, on trouvera en Australie la position qui s’en rapproche le plus : la vie saine, des travaux en plein air, des occupations variées et d’agréables loisirs. » Une existence large et laborieuse, des opérations lucratives mêlées d’insuccès qu’on répare, assez de bonheur pour oublier parfois ses soucis, assez de soucis pour ne pas s’ennuyer de son bonheur, que faut-il de plus à un cadet pour n’avoir rien à envier à son aîné ?

Comme le remarque le traducteur français du Grazier’s guide, M. Ramin, le cadet anglais prévoit dès sa jeunesse qu’il ira un jour tenter fortune aux colonies ; il se prépare à la vie nouvelle qui l’attend au-delà des mers, il acquiert de bonne heure les connaissances et les sentimens qui font le vrai colon. Son aîné ne le laissera pas partir sans garnir sa poche de bank-notes ; il sera recommandé là-bas, soutenu par le crédit de sa famille. « Cet état de choses a existé chez nous autrefois, nous avons eu également nos cadets. Ceux de Gascogne et de Normandie émigraient dans nos colonies absolument comme les Anglais d’aujourd’hui. Notre société égalitaire et démocratique nous a placés, depuis la Révolution, dans des conditions différentes. Les enfans d’une même famille recevant une part égale dans la succession de leurs parens, il en résulte un morcellement indéfini de la propriété foncière, et comme chacun s’attache à son lopin, nous n’émigrons plus. » Que les cadets anglais ne soient plus réduits à la portion congrue, qu’ils aient part à l’héritage, si au nom de la sainte justice vous les mettez sur un pied d’égalité avec leurs aînés, ils seront moins tentés d’aller gouverner des troupeaux de 200 000 têtes ; ils s’occuperont plutôt de doubler leurs rentes par de bons placemens, de cultiver leur jardin et de chasser le renard. C’est grâce à une injustice bienfaisante que l’Australie est devenue en moins d’un siècle le plus grand pays de production de laine et de viande du monde entier, qu’elle possède plus de cent millions de moutons.

Un autre caractère de la société anglaise est que la considération y est plus que partout ailleurs inséparable de la richesse. L’Anglais qui doit renoncer à avoir tel nombre de domestiques, tel train de maison, se sent méprisable et méprisé, et le voilà prêt à courir aux Indes pour y recouvrer, en s’enrichissant, le droit de s’estimer lui-même. Assurément le Français ne fait pas fi de l’argent ; il est capable de se donner beaucoup de mal pour s’assurer la possession des héritages que lui promettent l’équité des lois et la bienveillance des morts. Mais il s’accommode facilement d’une vie tranquille et médiocre. A-t-il de l’ambition, veut-il donner quelque gloire à son existence, il s’arrange pour être fonctionnaire du gouvernement. Comme il est dans la nature des démocraties centralisées de multiplier à l’infini les emplois publics, il sera bien maladroit s’il ne réussit pas à recueillir, dans ses mains tendues et frémissantes, un peu de cette manne, et partant à devenir quelque chose et quelqu’un. « Si nous n’avons plus de cadets comme ceux qui sont allés au Canada, à la Louisiane, à l’île Bourbon ou ailleurs, dit M. Ramin, nos provinces sont actuellement encombrées de jeunes gens qui mènent une vie étroite avec leurs petits revenus, et dépensent leur activité à mendier des emplois. » Personne ne songea rétablir, dans l’intérêt des colonies, le droit d’aînesse ; toute la France prendrait parti pour les cadets. Mais si M. Bonvalot parvenait à convaincre certains Français que l’homme qui transforme une friche en terre de rapport, ou qui réussit par des soins persévérans à améliorer la viande et la laine d’un troupeau de moutons, s’honore plus que celui qui fait antichambre chez un ministre ou chez un député pour obtenir de son obligeance ou de sa lassitude le droit d’émarger au budget, il nous rendrait un précieux service. L’Anglais prend facilement son parti des injustices qui servent à quelque chose. L’expérience lui a appris qu’il est des abus utiles ; il ne les réformera que le jour où ils deviendront dangereux et malfaisans. Justes ou injustes, les meilleures institutions sont à ses yeux celles qui lui paraissent les plus propres à stimuler toutes les activités humaines, celles qui faisant produire à l’homme tout ce qu’il peut donner, augmentent le rendement du grand troupeau. Il ne dira jamais : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! » Le vrai colon n’est pas le déshérité, vaincu par le malheur, que font sortir de son bouge la misère noire et la folle espérance de quelque butin miraculeux, mais l’homme sain et fort, qui, disposant de quelques ressources qu’il se flatte de décupler par son travail, a le goût et la faculté d’entreprendre. Les Anglais savent que les capitaux et les capitalistes sont le nerf des colonies, et ils ne négligent rien pour les attirer.

L’auteur du Guide de l’éleveur nous apprend qu’en 1861 la législature de la province de Sydney a introduit un mode d’acquérir la terre connu sous le nom d’acquisition conditionnelle ou au choix, qui permet d’acheter dans des conditions très favorables. Le postulant est autorisé à choisir lui-même son terrain ; on met à sa disposition 40 acres au moins, 640 au plus. Il a jeté son dévolu sur les terres qui lui semblaient les plus riches ; peut-être a-t-il trouvé quelque coin inoccupé sur les bords d’une rivière navigable. Assuré de posséder un royaume à son goût et à sa mesure, il se rend au village le plus voisin et présente sa demande officielle au commissaire du gouvernement. Il paiera sur-le-champ la somme de 5 shellings par acre, c’est-à-dire le quart du prix fixé ; il liquidera à sa convenance les 15 autres shellings, en payant les intérêts à raison de 5 pour 100 par an ; il a vingt ans pour s’acquitter. Le géomètre de l’État a tracé les limites de la nouvelle ferme, le colon est devenu propriétaire. Mais on n’entend pas qu’il soit un propriétaire fictif. Deux obligations lui sont imposées : il est tenu de résider sur son terrain et d’y faire des améliorations de la valeur d’une livre par acre. En revanche, on lui concède un important privilège : il a le droit de libre parcours sur les pâturages qui avoisinent sa ferme, dans une étendue trois fois grande comme cette ferme. Il peut la clore et la tenir pour sienne. Au droit de pâture s’ajoute le droit de préemption ; a-t-il acheté du premier coup un lot complet de 640 acres, libre à lui d’en posséder 1 920. C’est ainsi qu’on stimule son ambition et son zèle ; on exige qu’il améliore, on l’invite à s’arrondir. Au-dessus de seize ans, chacun de ses enfans a part à son privilège.

L’éleveur australien nous le dit, ces statuts ont été édictés dans l’intérêt du colon sérieux, des cadets qui ont du foin dans leurs bottes, et aussi pour amorcer les gentilshommes déchus : « Les membres de notre aristocratie coloniale ne trouvent pas indigne de leurs loisirs de gérer une propriété de 5 000 ou de 10 000 acres. Les diverses législations des colonies commencent à favoriser ces immenses occupations de terrain, et un jour viendra où les acheteurs conditionnels ne seront plus recrutés que dans les hautes classes et deviendront de grands seigneurs féodaux. » — C’est une criante injustice, diront les petits. — Oui, mais c’est grâce à cette injustice que l’Australie étonne le monde par sa prodigieuse prospérité. Encore un coup ce ne sont pas les principes qui enrichissent les colonies et multiplient les moutons.

La meilleure des sociétés est pour l’Anglais celle qui produit le plus, pour le Français celle qui lui parait le plus conforme à un certain idéal de justice abstraite. Immuablement fidèles à nos maximes d’État, nous voudrions que nos possessions lointaines servissent de refuge à ceux qui n’ont rien et leur procurassent la joie d’avoir quelque chose. Rien ne serait plus désirable, mais, hélas ! il faut compter avec les dures réalités. Que sert de posséder un champ si on n’a pas les moyens de le cultiver ? On ne fait rien sans l’outil, et pour avoir l’outil, il faut avoir l’argent. Notre administration coloniale a dû se faire une loi de ne distribuer ses concessions gratuites qu’aux émigrans qui possèdent le capital de premier établissement ; mais il lui est souvent fort difficile de contrôler leurs déclarations et les certificats de complaisance que leur ont octroyés les maires de leurs communes. Il faudrait 15 000 francs, on en a peut-être 3 000. Que faire ? On loue son terrain à l’Arabe, qui le cultivera à sa manière, c’est-à-dire fort mal, et ne paiera qu’un maigre fermage. Un jour peut-être ce propriétaire à titre gratuit sera heureux de repasser son champ à quelque capitaliste, acquéreur à titre onéreux, et c’est le nouvel occupant qui fera pousser des épis d’or sur cette terre improductive, rebelle à quiconque ne lui fait pas d’avances.

Pour se mettre en règle avec sa conscience et avec sa chimère d’égalité, l’administration s’applique, s’industrie à distribuer aux concessionnaires des lots équivalens, d’une étendue exactement égale. Mais peut-elle faire que toutes les terres soient également fertiles, également commodes à exploiter, que les unes ne soient pas plus rapprochées, les autres plus éloignées du village où le colon réside ? Pour sauver ces inconvéniens autant qu’il est possible, elle a divisé ses territoires de concession en zones circulaires dont chaque village est le centre, et attribué à chaque colon un lot identique dans chacune de ces zones : « Ce système, plus géométrique qu’agricole, nous dit M. Le Houx, a des résultats désolans. Le concessionnaire se trouve possesseur de quatre ou cinq parcelles éparses dans un périmètre d’une étendue totale de 2 000 ou 3 000 hectares. Quelques-unes de ces parcelles, généralement les plus importantes, sont situées à 6, à 8, parfois à 10 kilomètres du centre, sans chemin carrossable pour les desservir ; de là les pertes de temps terriblement coûteuses, les difficultés de la culture décuplées, le défaut absolu de surveillance, l’impossibilité de l’exploitation personnelle. » L’administration a sauvé son âme, elle a respecté les principes ; c’est la colonie et les colons qui en pâtissent.

M. Bonvalot et le Comité Dupleix ne se chargent pas de fournir un capital de premier établissement à quiconque a des velléités d’émigrer et le désir de n’en être pas réduit à mendier une concession gratuite. Que les hommes mécontens de leur sort, qui veulent passer les mers, ne s’y trompent point, ce n’est pas de l’argent qu’ils doivent aller chercher rue Choiseul. M. Maillet vit entrer un matin dans ses bureaux un quadragénaire qui avait conçu le projet d’aller s’établir en Nouvelle-Calédonie avec sa femme et ses quatre enfans, et de s’y livrer à une exploitation de café. Il était intelligent, il avait fait son plan, ses calculs, et ses chiffres étaient exacts ; il estimait qu’un capital de 100 000 francs lui suffirait pour réaliser de gros bénéfices, et il comptait sur le Comité Dupleix pour le lui procurer. M. Maillet lui expliqua longuement que le Comité Dupleix n’était pas un bailleur de fonds, que les capitalistes seraient plus disposés à en avancer à l’émigrant quand ils croiraient fermement à l’avenir de certaines colonies françaises, qu’elles jouiraient du crédit financier le jour où elles auraient acquis le crédit moral, que c’était pour travailler à cet heureux changement que le Comité Dupleix avait été créé : « Il nous écoutait patiemment, mais il eût pu nous répondre comme l’homme de la fable ; Le moindre ducaton ferait mieux mon affaire. »

Par des conférences, par des publications diverses, par de petits journaux et de petites revues, par des almanachs, des abécédaires, par l’imagerie à bon marché, le Comité Dupleix se propose de répandre en France cette idée très simple, et qui pourra sembler hardie, que pour un jeune homme sain de corps et d’esprit, possédant quelques ressources et certaines connaissances techniques, la colonisation est une carrière, et qu’il se rendra plus utile à son pays et à lui-même en se préparant à ce métier qu’en sollicitant des places ou en dégustant d’avance des héritages peut-être chimériques. « Il faut s’adresser aux jeunes gens, dit M. Bonvalot, même aux jeunes filles, de sorte que l’idée coloniale pénètre dans la famille par les enfans. Les Américains consacrent depuis un temps immémorial presque le dixième de leurs publications à la vie du Far West, sur lequel se dirigent les entreprenans. Et il arrive que le roman du petit Américain est le Far West. Le roman du petit Français susceptible de quitter la mère patrie sera : les colonies. On peut obtenir ce résultat que de jeunes Français disent : « Je serai colon », comme d’autres disent : « Je serai médecin, je serai soldat. » Les voilà persuadés, convertis ; qui leur fournira le capital nécessaire ? Leur famille ; elle n’hésitera pas à leur constituer une dot le jour où elle sera convaincue que les colonies ne sont pas un dépotoir, un mauvais lieu, que les émigrans ne sont pas tous des aventuriers, des gens suspects ou tarés, que les bons ouvriers font là-bas de bonne besogne. Ce jeune colon, doté par sa famille et préparé de loin à sa nouvelle vie, ne peut manquer de réussir. Il paiera sa dette à l’humanité en fournissant de l’ouvrage aux émigrans sans capital. Le parfait égoïsme est la plus vaine des utopies ; quoiqu’il en ait, bon gré mal gré, il fait toujours des heureux.

Ce n’est pas seulement l’argent qui manque souvent aux émigrans ; ils ont besoin d’informations sûres et précises, de bons conseils, et ils ne savent pas toujours où les trouver. Les colons grecs ne s’embarquaient jamais sans avoir consulté la Pythie et Apollon, dieu de la lumière. Les prêtres attachés au service du sanctuaire de Delphes étaient gens avisés, ils profitaient des relations qu’ils entretenaient avec les peu-pies étrangers, des intelligences qu’ils avaient partout, pour se procurer des renseignemens utiles, dont ils faisaient part aux émigrans. On ne trouvera pas de Pythie au n° 16 de la rue Choiseul ; mais les fondateurs du Comité Dupleix ont pris leurs mesures pour que, comme l’oracle de Delphes, il fût un bureau de renseignemens et de statistique coloniale. Il demandera des informations précises et pratiques à ceux qui ont vu, et surtout qui ont fait ou essayé quelque chose, mis La main à la pâte. Il s’adressera aux résidens, aux administrateurs, aux missionnaires, aux militaires, aux marins, aux explorateurs. Il aura des correspondans dans les colonies françaises et étrangères ; il confiera des missions d’étude à des voyageurs triés sur le volet : « Nous nous efforcerons aussi, ajoute-t-on, de mettre en rapport les hommes à idées avec ceux qui sont aptes à réaliser ces idées ou à les soutenir de leurs capitaux. Tel est le programme d’une œuvre d’intérêt national, à laquelle s’associeront sans doute les Français qui regrettent que les forces perdues dans la métropole ne soient pas utilisées pour la prospérité de nos colonies. »

C’est fort bien, et assurément c’est faire une bonne œuvre que d’éclairer, encourager ceux qui ont la vocation ; mais il n’importe pas moins de décourager ceux qui ne l’ont pas et croient l’avoir, et personne n’en est plus convaincu que le secrétaire général du Comité Dupleix. L’oracle de Delphes a dit à un homme qui ne songeait pas à coloniser : « Connais-toi toi-même. » Ce sont surtout les émigrans qui sont tenus de se connaître, car les fausses vocations sont le fléau des colonies, dont les mauvais colons compromettent « le crédit moral » par leurs inévitables malheurs. Il en est dans le nombre de fort honnêtes qui ont toutes les bonnes intentions ; mais il leur manque cette constance dans le vouloir que ne rebutent ni les premiers échecs ni les rigueurs d’un long apprentissage. On raconte qu’un sergent bien noté, libéré du service, à qui l’on avait confié une somme « pour faire des moutons » sur les hauts plateaux algériens, n’a pas réussi du premier coup, que désespérant du succès, il lâcha pied, abandonna la partie : « Lorsque ces pigeons voyageurs reviennent après avoir laissé leurs dernières plumes aux ronces de la colonie vers laquelle ils avaient dirigé leur vol à tout hasard, sur la foi d’une conversation d’après souper, ils affirment qu’il n’y a rien à faire là-bas. » Cela se dit, cela se répète. Mieux vaudrait dire qu’il ne suffit pas de vouloir épouser la terre, qu’il faut l’obliger à consentir au mariage et vaincre ses refus en lui prouvant qu’elle a trouvé son maître : elle aime les forts, elle n’obéit qu’aux mâles.

Le Comité Dupleix fait froide mine et aux émigrans qui n’ont ni l’outil ni l’aptitude, et à ceux de ses cliens qui ne songent à aller aux colonies que pour y devenir fonctionnaires. Beaucoup de gens sont disposés à croire qu’elles ont été inventées pour procurer des places à ceux qui n’en ont pas en France, et que le premier devoir de l’administration est de créer partout des sinécures à la seule fin de leur être agréable. On assure que dans tel village algérien, il y a plus de fonctionnaires que de colons. Grâce à Dieu et au régime du protectorat, cette misère fut épargnée à la Tunisie. Mais il a fallu à notre premier ministre résident, M. Cambon, une fermeté de caractère peu commune pour résister aux obsessions, aux exigences impérieuses des solliciteurs qui arrivaient de France munis de la recommandation d’un député ou d’un journaliste. « À quoi servent donc les colonies ? » s’écriaient, comme il me l’a dit lui-même, ces quémandeurs rebutés et aussi étonnés que furieux. »

M. Arthur Maillet a fait son compte : il estime que huit fois sur dix ses visiteurs sont des ambitieux déçus qui ont eu de grands déboires, ou des décavés « qui pensent à se refaire et mettent leurs derniers louis sur la table dans l’espoir d’abattre enfin neuf », ou bien encore des fils de famille qui ont fait des folies et dont leur père cherche à se débarrasser. Faut-il les éconduire tutti quanti ? C’est une question, et il y a peut-être des distinctions à faire. À la vérité, le vieil éleveur australien, dont les avis sont bons à prendre, regarde une stricte économie comme la première vertu du jeune colon ; il l’engage à vivre simplement et même chichement pendant les premières années, à ne pas dépenser inutilement un seul shelling ; il l’exhorte à se convaincre que comme on fait son lit on se couche, à ne jamais perdre de vue la balance de son crédit, à manger ses vieilles brebis plutôt que d’acheter du bœuf ; il lui représente que, s’il est négligent et dépensier, sa caisse se videra comme par enchantement ; il le supplie de ne pas chercher à se faire une réputation de générosité en matière d’argent ; il le conjure d’aimer mieux passer « pour un avare et un pingre que pour un étourdi, pour un pauvre que pour un sot. » Il lui promet qu’à ces conditions, après quelques années d’efforts et de pénible attente, l’aisance lui viendra, et avec elle l’indépendance pour le reste de ses jours.

Le vieil éleveur parle d’or ; mais il est bon de considérer que s’il est des pécheurs impénitens, incorrigibles, dont on peut dire « que la chair se ressent toujours de ce qui était né avec les os, et qu’ils étaient nés pour se détruire eux-mêmes, » il en est d’autres qui se ravisent, qui s’amendent. Un nouveau milieu, de nouveaux visages, des curiosités qui s’éveillent, des choses qu’on n’avait jamais vues, et dont le mystère attire, des étonnemens, des habitudes changées suffisent quelquefois pour changer les âmes. On trouverait facilement en Tunisie et ailleurs des jeunes gens qui s’étaient beaucoup amusés et qui se sont mis à beaucoup travailler et à compter. J’engage le Comité Dupleix à ne pas éconduire tous les enfans prodigues.

Il est tenu de démêler l’ivraie d’avec le froment, d’être doux aux repentis, indulgent pour les fous qui promettent d’être sages ; mais il ne saurait trop combattre les illusions dangereuses ; les émigrans sont sujets à s’en faire. « Je connais, dit M. Hugues Le Roux, deux lithographies en pendant, tombées aux revers des quais, répandues sur des murailles de cabarets et d’auberges, qui ont préparé des moissons de désespoir. Cela s’appelle le Départ et le Retour de l’émigrant. Dans le premier cadre, le couple apparaît hâve, dans un wagon de troisième, avec un petit bagage qui tient dans des mouchoirs noués. Dans le second, il revient en wagon de première classe, cossu, gras à lard, un cigare à la bouche, des chaînes d’or ballottent autour du cou, sur le gilet. » Eh ! bon Dieu oui, cela se voit, mais cela n’arrive pas toujours, et en tout cas, il est prudent de se dire qu’en mettant tout au mieux, cela n’arrivera ni demain ni après-demain. Aux colonies, les commencemens sont difficiles, sévères, ardus ; il ne faut y aller que lorsqu’on a l’amour des difficultés et du plaisir à se battre avec elles.

Une illusion que se font volontiers les émigrans français, nous dit M. Maillet, c’est de se figurer qu’une fois hors de France ils deviennent aptes à toute besogne. « Un homme de cinquante ans, qui est parfaitement incapable de distinguer une tige de seigle d’une tige de blé, s’imagine de la meilleure foi du monde qu’il peut faire de l’agriculture aux colonies. Notez que, si l’on offrait à ce même homme l’exploitation d’une ferme en France, il serait persuadé qu’on se moque de lui. »

Un jour le secrétaire du Comité Dupleix voit entrer dans ses bureaux deux frères et la femme de l’un d’eux. L’ainé avait vingt-cinq ans environ, et l’idée leur était venue d’aller en Algérie. « Connaissez-vous l’Algérie ? — Non, monsieur, mais nous avons entendu dire que c’était un bon pays. — Quel métier faites-vous ? — Je suis courtier en articles de modes ; ma femme est modiste ; mon frère est employé dans une parfumerie. — Sans doute vous désirez trouver là-bas des emplois semblables ? — Je voudrais bien que ma femme s’établît, mais mon frère et moi nous voudrions faire de la culture, de l’élevage. — Avez-vous déjà cultivé ? — Non, monsieur ; nous sommes Parisiens, et nous n’avons jamais quitté Paris. » Il ajouta qu’il entendait obtenir une concession près d’Alger, pour ne pas s’éloigner de sa femme. Elle fit un signe d’approbation, et comme la langue lui démangeait depuis longtemps : « Quant à moi, dit-elle, je désire savoir si je pourrais m’établir modiste à Alger, combien cela me coûterait, et si j’ai chance de réussir. »

M. Maillet n’eut pas la peine de lui répondre ; elle ne lui permit pas de placer un mot. S’adressant aux deux frères, qui avaient été réformés pour insuffisance de taille et faiblesse de constitution : — « Puisque vous n’êtes pas cultivateurs, leur demanda-t-il, comment vous y prendrez-vous pour cultiver ? — On nous a dit qu’il y avait des livres qui donnaient tous les renseignemens désirables, et puis qu’on faisait travailler les Arabes. — Avez-vous des capitaux ? — Non, dirent-ils en se rengorgeant ; vous comprenez bien que, si nous avions de quoi, nous ne quitterions pas Paris. » M. Maillet leur donna des explications décourageantes, qui les étonnèrent beaucoup ; leur figure s’allongeait par degrés ; ces trois grands enfans avaient l’air fort déconfit. La jeune femme surtout, qui s’était promis de vendre des chapeaux dans la journée, et le soir d’aller retrouver son mari dans une jolie maison de campagne aux portes d’Alger, ne pouvait pardonner au secrétaire général d’avoir dissipé le joli rêve qu’elle avait longtemps bercé dans sa cervelle de Parisienne. « On nous avait fait croire, dit-elle, d’un ton boudeur et presque impertinent, que votre société encourageait ceux qui veulent coloniser ; je vois bien que ce n’est pas vrai. »

Une autre illusion de l’émigrant est de croire trop facilement aux succès rapides, aux bonheurs subits. Ayant pris l’héroïque résolution de quitter pour quelque temps cette terre de France où il fait bon vivre, il ne doute pas que la fortune ne lui tienne compte de son sacrifice et ne récompense sans retard sa vertu. Elle lui fera découvrir quelque part un trésor à fleur de terre ; il n’aura que la peine de se baisser, de remplir ses mains et ses poches, et après un court exil, il retournera chez lui pour y jouir de son opulence et de son importance commodément et promptement acquises. Il se représente les colonies comme cet Eldorado où Candide rencontra des enfans jouant au palet avec des émeraudes, des diamans et des rubis, dont ils faisaient si peu de cas qu’en rentrant chez eux ils les laissaient sur le chemin, les abandonnaient à qui voulait les prendre. Le Comité Dupleix fera bien de décourager les émigrans qui croient à d’autres miracles que ceux que peut accomplir une robuste volonté. Mais il devra décourager aussi les infirmes, les hypocondres, qui en mettant au jeu désespèrent d’avance de la partie et regardent leur argent comme perdu. Le vrai colon n’est ni optimiste ni pessimiste. Il s’attend à pâtir ; il aura de mauvais jours à passer, et il s’arme de philosophie. Il espère qu’après avoir semé et arrosé son champ de ses sueurs, il touchera le prix de ses peines, que le temps de la moisson viendra. Il sait :


Que la fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.

Il sait aussi que toute entreprise est une guerre, que toute guerre a ses hasards ; mais il a juré de gagner sa bataille.

En un mot, le vrai colon doit avoir le goût d’agir et de vouloir. Par malheur, le temps présent est peu favorable à l’action. Ces messieurs du Comité Dupleix prétendent que nous souffrons d’une anémie de la volonté. Ils citent avec une juste horreur ce déplorable aphorisme échappé à l’un de nos grands penseurs : « Les qualités des hommes d’action les plus admirés ne sont au fond qu’un certain genre de médiocrité. » Ils se plaignent que nos littérateurs se divisent en trois classes : les sceptiques, les mystiques et les pornographes, et il faut convenir que ni la pornographie, ni le mysticisme ni le doute ne font prospérer les colonies. L’homme d’action est peu fêté par le roman contemporain ; il ne met guère en scène que des voluptueux, racontant à l’univers leurs désirs d’un jour, leurs ivresses d’une nuit, et les mélancolies de leur satiété. Ces gens-là feraient de tristes colons. On peut être certain qu’Anglais, Hollandais ou Espagnols, Provençaux, Gascons ou Normands, tous les planteurs, tous les éleveurs qui ont réussi avaient du caractère ; c’est un article de première nécessité. Dans son île déserte et avant de connaître Vendredi, Robinson, faute de mieux, s’amusait à converser avec son perroquet, qui lui disait souvent : « Robin, pauvre Robin, qu’es-tu venu faire ici ? » Il pouvait lui répondre : « Je suis venu montrer tout ce que peut faire un homme qui sait vouloir. »

Je veux donner un conseil à M. Bonvalot et lui recommander, dans l’intérêt de la colonisation, un moyen de propagande plus efficace encore que ceux dont il s’est avisé, que les abécédaires, que l’imagerie à bon marché. Qu’il tâche de découvrir, en le cherchant bien, un jeune romancier las des voies battues et capable d’écrire dans une langue simple et populaire un livre aussi sain, aussi viril, aussi puissant, aussi attachant que Robinson Crusoé, dans lequel il glorifierait d’autres exploits que des entreprises galantes, d’autres aventures que celles de la chair et des sens, d’autres héros que ceux qui font de la volupté un art savant ! M. Bonvalot réussira-t-il à mettre la main sur ce jeune homme précieux, auquel il communiquerait sa flamme, et qui aurait assez de talent pour intéresser les villes et les campagnes à tout ce qui peut se passer dans l’âme d’un colon, à ses tribulations, à ses déconvenues et à ses joies, à ses défaites et à ses laborieuses victoires, à ses abattemens de cœur et à ses fiertés ? J’en parle à mon aise, mais je crains que mon jeune homme ne soit difficile à trouver ; ce n’est pas de ce côté que le vent souffle.


G. VALBERT.

  1. Guide de l’éleveur, traduit de l’anglais et annoté par Alphonse Ramin, avec une préface par G. Bonvalot ; Paris, 1893, Augustin Challamel, éditeur.
  2. Je deviens colon ; mœurs algériennes, par Hugues Le Roux ; Paris, 1895, Calmann Lévy.