Les Colonies françaises et le budget

Les Colonies françaises et le budget
Revue des Deux Mondes3e période, tome 20 (p. 607-634).
LES
COLONIES FRANÇAISES
ET LE BUDGET

Dans un rapport à la chambre sur le budget de 1876, l’amiral Pothuau exposait que, déduction faite de la dotation du service colonial, montant à 42 millions de francs, le budget de la marine se trouvait réduit à la somme de 123 millions, — « chiffre insuffisant surtout à cause du taux élevé des dépenses relatives au matériel naval. » La discussion qui suivit fit ressortir les sacrifices qui avaient été imposés à la marine depuis la guerre de 1870. Un membre de l’assemblée en porta le calcul à la tribune. Les magasins de la marine ont été vidés au profit de la guerre, disait-il : elle a perdu de ce chef 30 millions qui ne lui ont pas été remboursés; les constructions navales ont été arrêtées, et de ce fait elle a été obligée de subir une annulation de crédits de 80 millions. Enfin, la paix faite, l’assemblée a cru nécessaire de réduire le budget de la marine, et les diminutions, pendant les années 1872 et 1873, se sont élevées à 33 millions. Somme toute, le service de la marine a vu, depuis 1869, l’ensemble de sa dotation réduit d’au moins 180 millions. Il en est résulté une diminution du nombre des officiers, dont les cadres ont été restreints d’office par des retraites forcées, l’interruption des constructions navales à une époque de transformation de toutes les marines et de création de flottes nouvelles, l’inactivité à terre d’un grand nombre de jeunes officiers. L’amiral, dans son rapport, disait à ce sujet : « Si les officiers naviguent peu, surtout lorsqu’ils sont jeunes, ils perdent le goût de leur métier. » En outre, l’artillerie a été fort délaissée. Or sa mission consiste non-seulement dans l’armement de notre flotte, mais des forts de mer dans les arsenaux. Elle est chargée aussi de centraliser les dépenses relatives aux torpilles, « et la plus grande partie de ce matériel est à créer, » ajoutait l’amiral. Enfin les travaux hydrauliques ont été négligés, et notamment certains ouvrages indispensables à Toulon, où il n’est plus possible de les ajourner.

Cette situation ne pouvait durer plus longtemps, car, en se prolongeant, elle eût créé dans les services les plus importans de la marine des déficits qui chaque année se seraient augmentés, et qu’il aurait fallu combler tôt ou tard par l’allocation de crédits énormes nécessairement tardifs. Aussi le ministre de la marine annonçait-il dans la discussion l’intention de s’entendre avec son collègue au ministère des finances pour demander à l’assemblée une allocation extraordinaire après le vote du budget normal.

À cette occasion, l’un des orateurs rappela quels éminens services la marine a rendus en France pendant la guerre. Il n’était pas besoin d’invoquer ce souvenir; l’assemblée en a paru pénétrée. De tels services ne sont pas de ceux qu’on oublie; mais il est superflu, en pareille matière, de faire appel aux bons sentimens. L’intérêt du pays est si profondément engagé dans la question, le soin de conserver une marine prospère nous est si impérieusement commandé, — alors qu’on voit les puissances les moins maritimes faire des efforts considérables et des dépenses énormes pour construire ou acquérir des flottes, — que tout le monde admet sans difficulté la nécessité de ne pas laisser déchoir notre établissement naval; mais beaucoup de dépenses moins urgentes et moins utiles accroissent chaque année les charges de l’état et détournent malheureusement des intérêts essentiels de notre pays les esprits trop préoccupés des luttes d’influence et de partis à l’intérieur. Le fonctionnarisme en France est comme une tache d’huile qui s’étend indéfiniment : il absorbe nos ressources les plus précieuses ; le reste ne vient qu’après. Il paraît plus facile de rayer du budget un vaisseau cuirassé que de toucher aux appointemens d’un sous-préfet. Cherchons donc, en dehors de cette arche sainte, un moyen de rendre à la marine une dotation suffisante sans supprimer un seul emploi dans les rangs pressés de l’administration publique.

Alors qu’on alloue 123 millions pour l’armée de mer, elle semble, avons-nous dit, en dépenser 165. Le public, qui n’y regarde pas de si près, est assez disposé à croire que cette dernière somme est très suffisante et doit permettre d’entretenir une flotte considérable. Pourquoi donc encourager cette confusion? Quel rapport si intime y a-t-il entre les établissemens pénitentiaires, par exemple, et la marine, entre la conduite d’un vaisseau et l’administration civile de nos établissemens d’outre-mer? Il existe entre la marine et les colonies un lien d’ailleurs assez indirect : c’est qu’on y va par mer, et que sur mer la flotte défend les colonies en temps de guerre. Est-ce une raison pour charger la marine des dépenses de sécurité coloniale? Les Anglais trouvent juste que les colonies fassent les frais de la défense de leur nationalité. Nous n’avons pas, comme les Anglais, des colonies riches, et d’ailleurs l’état est intéressé, ne serait-ce que par dignité nationale, à la conservation de la partie du territoire français située au-delà des mers; mais dans quelle mesure est-il vraiment nécessaire d’imposer à la métropole des dépenses considérables pour la sauvegarde de cet intérêt ? S’agit-il d’un intérêt purement moral, ou les colonies sont-elles d’une utilité positive pour la métropole? Quels sont leurs titres à obtenir une protection onéreuse pour la marine? Pourquoi cette protection est-elle mise à sa charge? De ce qu’elle est appelée au besoin à se battre pour la défense des colonies, s’ensuit-il qu’il soit juste de lui faire payer les frais de son dévoûment?

Ces questions sont opportunes à une époque où la marine est appauvrie, où son matériel a diminué de valeur. On ne les aborde guère. Pourquoi? Parce qu’elles soulèvent des susceptibilités d’ailleurs respectables, parce que des intérêts de partis font la garde autour d’elles, parce que d’honorables souvenirs du passé sont évoqués pour renouveler la vivacité des sympathies en faveur des colonies. Mais la puissance et la force qu’il convient de donner à notre flotte sont des sujets qui ne nous touchent pas moins, auxquels nous serions portés, s’il fallait choisir, à donner la préférence. Étudions donc la question de plus près et voyons quelle est en ce moment la situation de nos colonies, et ce que sont devenus leurs rapport avec la métropole.


I.

De notre ancien empire colonial, il nous reste trois îles d’une assez grande étendue et d’une importance considérable : deux en Amérique, qui sont la Martinique et la Guadeloupe, une en Afrique, la Réunion. Les autres territoires français en Amérique sont : une station de pêche aux îles Saint-Pierre et Miquelon, — une colonie noyée en partie, dont les limites sont indécises, la Guyane, où la terre et les eaux se confondent encore, où l’œuvre de la création ne paraît pas complètement terminée. En Afrique, nous avons le Sénégal, route commerciale que gardent des postes échelonnés le long du fleuve; en Asie, les établissemens de l’Inde, des terrains plutôt que des territoires, en comparaison de l’empire anglo-indien, dont le voisinage fait ressortir notre faiblesse, la Cochinchine, où résident quelques fonctionnaires et quelques soldats préposés à l’administration d’un territoire assez peuplé, assez étendu, mais malsain. Faut-il parler en Océanie des îles Marquises, de Taïti, de la Nouvelle-Calédonie? Celle-ci seule mérite qu’on la mentionne, pour ce qu’elle coûte, non pour ce qu’elle rapporte, car jusqu’à présent elle ne nous vaut que l’agitation périodique des demandes d’amnistie.

La Martinique, la Guadeloupe et la Réunion ont une industrie sérieuse, une culture de grande valeur, dont les produits comptent dans l’ensemble de nos importations; notre commerce y trouve à placer une grande quantité de marchandises, nos navires et nos matelots y sont assurés d’un emploi constant. Ces trois colonies méritent donc un intérêt tout spécial ; elles se trouvent dans des conditions exceptionnelles. Ce sont des départemens français habités par une société polie, hospitalière, élégante, et par une multitude d’électeurs de race africaine parfaitement illettrés. On y jouit de tous nos privilèges, entre autres d’administrateurs plus payés qu’occupés; il y existe des journaux de toute couleur, plutôt rouges que de toute autre nuance, et, pour couronner l’édifice, des partis qui se combattent et des opinions très avancées qui l’emportent. Ainsi dotées, ces fractions du territoire français, favorisées par le soleil, n’ont vraiment rien à désirer, car, jouissant de tous les bienfaits de la liberté et de l’égalité, non moins que les nègres eux-mêmes, les colons possèdent encore des avantages particuliers qui sont refusés à la mère-patrie. C’est ce que nous aurons à démontrer. Au demeurant, ces trois colonies sont florissantes et prospéreront encore davantage quand elles auront achevé de payer leurs dettes. La France s’est montrée prodigue à leur égard. Leur situation industrielle est bonne, leur situation politique prépondérante. Il est utile de bien établir ces faits, car les colonies sont promptes à la plainte. Sous ce rapport, l’abolition de l’esclavage et la fabrication du sucre indigène les ont servies, loin de leur nuire, car elles ont tant fait valoir le préjudice qu’elles avaient éprouvé qu’il n’y a aucune sorte de réparation qu’on ait cru pouvoir leur refuser.

Il faut remonter à l’origine des choses et rappeler l’ensemble de mesures qui constituaient ce qu’on a appelé le pacte colonial. A proprement parler, il n’y a jamais eu de pacte entre la France et ses colonies. Celles-ci ont été constituées dans le seul intérêt et au seul profit de la France, de son industrie, de son commerce et de sa navigation ; les anciens mémoires et les dépêches des gouverneurs du temps en font foi. En fait, la métropole se réservait le droit d’approvisionner les colonies de tout ce qui pouvait leur être nécessaire; en échange elle leur accordait le droit d’approvisionner la métropole de toutes les denrées produites par leur agriculture et leur industrie. Elle réservait encore à la navigation française le transport des marchandises entre les colonies et la métropole. Cette législation fit la prospérité des établissemens d’outre-mer et la fortune des colons. Notre industrie et notre commerce en profitèrent largement; notre marine commerciale se développa et acquit une grande force sous ce régime de restriction, qui d’ailleurs était commun alors à tous les peuples colonisateurs : les Anglais, les Hollandais, les Espagnols. Sous cette tutelle, les colonies étaient prospères quand les idées économiques professées par Adam Smith firent une révolution dans le monde. Comme les innovations ont toujours de la peine à détrôner les traditions, il devait se passer du temps avant l’application de ces nouveautés. Des années et des événemens se succédèrent. La guerre remplit les premières années du XIXe siècle. Les îles françaises tombèrent au pouvoir de l’Angleterre. Le sucre indigène naquit en France et obtint de très grands encouragemens. Il était devenu nécessaire : faible d’abord, cette industrie acquit en moins de trente ans des développemens considérables, dus à la cherté des sucres coloniaux. Cette concurrence altérait évidemment les anciennes conditions du « pacte colonial. » Il y fut porté une atteinte plus profonde encore par l’abolition de l’esclavage.

C’est vers ce temps que l’Angleterre commença l’application des idées du célèbre économiste d’Ecosse et les fit passer dans ses lois. Nous n’avons pas à rappeler les progrès du libre échange : le nouveau principe s’étendit bientôt aux produits de la culture et de l’industrie coloniales. L’Angleterre prit également l’initiative de cette réforme; la France l’imita à son heure. A vrai dire, il n’était plus possible de maintenir l’ancien régime colonial. Les bases en avaient été renversées, et l’édifice tombait en ruine. Le sucre indigène devenait plus exigeant de jour en jour; les colonies pouvaient prévoir le moment où, privées de toute protection contre cet adversaire puissant, elles se verraient expulsées du marché de France. En de telles conditions comment maintenir l’obligation qui leur était imposée de se restreindre à ce marché? L’injustice eût été trop criante. S’il se fût agi seulement d’une question de philosophie humanitaire, comme l’abolition de l’esclavage, la France aurait pu se considérer comme dégagée par le paiement de l’indemnité, quoique peut-être insuffisante, qu’avaient reçue les anciens propriétaires. On est assez porté, dans l’adoption des mesures révolutionnaires, à faire bon marché des moyens en considération du but. Mais la question du sucre indigène ne s’élevait pas au-dessus d’un intérêt terre à terre, d’une utilité pratique, d’un avantage positif; elle ne pouvait servir de texte à ces dissertations philosophiques qui souvent auraient plus de crédit, si elles ne servaient de piédestal au charlatanisme. Il y avait à faire un compte de doit et avoir entre la métropole et les colonies. Celles-ci d’ailleurs, poussées à bout, étaient les premières à réclamer les compensations du libre échange pour balancer la perte de la protection.

C’est en 1861 surtout que leurs voix furent écoutées. L’occasion était favorable, car les principes de la liberté commerciale étaient alors au pouvoir et de plus à la mode. Entre le sucre des colonies et celui de la betterave, il n’y avait plus qu’un faible droit de protection, et cette protection devait bientôt cesser. Une réforme était urgente : on la devait aux planteurs, qui avaient le droit de se plaindre; on la devait à la morale et à l’équité. Voici donc quels changemens furent adoptés. Jusque-là, les colonies étaient tenues de réserver tous leurs produits pour la métropole; elles furent autorisées à les porter à l’étranger. Elles étaient obligées de se servir exclusivement du pavillon national; on leur conféra le droit de recourir aux navigations rivales. Il leur était interdit de recevoir des marchandises étrangères; à certaines exceptions près, on permit cette importation. Ainsi les colonies pouvaient désormais choisir le marché le plus avantageux et développer leur production en raison des moyens plus nombreux d’en placer les fruits. L’importation des marchandises étrangères devait contribuer d’ailleurs à l’augmentation de cette production en procurant au meilleur prix possible les engins nécessaires à l’agriculture et à la fabrication du sucre. Les droits étaient combinés de manière à permettre les progrès de cette dernière industrie, surtout par la construction d’usines destinées à remplacer les moyens imparfaits qu’on employait jusqu’alors pour cuire le sucre. Ces nouvelles usines, montées d’après les meilleurs procédés scientifiques, devaient tirer de la canne une quantité de jus bien plus grande que les anciennes batteries de chaudières installées sur les habitations, et par la centralisation des appareils diminuer les dépenses de main-d’œuvre. Cette législation ne fut pas adoptée sans peine et sans objections.

On disait que les colonies allaient déserter le marché métropolitain. Étant désormais autorisées à recevoir les produits de l’Angleterre et des États-Unis, elles donneraient sans doute la préférence à ces produits et les paieraient avec leurs propres denrées, c’est-à-dire avec leurs sucres, ce qui est la loi du commerce. On ajoutait que les marchandises étrangères pourraient très probablement être vendues à meilleur marché que celles de la métropole, surtout à cause de la différence du fret, le transport par navire étranger étant plus économique. À cette époque de réforme, on n’avait pas une complète expérience des effets de la liberté du commerce. Il fallut s’appuyer principalement sur des hypothèses pour réfuter cette objection. On répondit surtout que les colonies, ayant contracté depuis longues années l’habitude des marchandises françaises, continueraient très probablement à rechercher ces marchandises, en admettant même qu’elles fussent plus chères. Les articles de goût seraient toujours demandés à la métropole, attendu qu’ils ne pourraient être remplacés par des marchandises d’aucune autre provenance dans un pays où l’élégance des modes, des meubles, de la bijouterie, des objets d’art provenant de France était depuis si longtemps appréciée par une population toute française. Enfin certaines places de commerce en France, inquiètes d’un changement si radical, avaient demandé qu’on en ajournât l’application; mais la situation des colonies était devenue intolérable. L’abolition de l’esclavage, accomplie avec quelque précipitation, avait laissé les colonies privées à la fois de bras pour la culture et d’argent pour l’introduction d’ouvriers étrangers empruntés à l’Inde ou à la Chine; au moment où elle avait été prononcée, les colonies étaient fort endettées. Il serait trop long de rechercher quelles causes avaient amené cette situation regrettable; ce qui est certain, c’est que la plus grande partie de l’indemnité accordée aux anciens propriétaires d’esclaves avait été employée à désintéresser en tout ou en partie leurs créanciers, et l’argent de cette indemnité était resté en grande partie dans les ports de France.

La loi de 1861 reçut donc son application immédiate, et peu de temps après fut promulguée une autre loi qui donna aux conseils-généraux des trois colonies des attributions très étendues, telles par exemple que le droit de voter les tarifs de douane sur les produits étrangers importés dans chacune de ces colonies. Par cette disposition législative, elles recevaient une autorité bien plus grande que celle des conseils-généraux des départemens français; elles se trouvaient en mesure d’exercer une partie des droits souverains de notre parlement, et elles se hâtèrent d’en profiter. Aussitôt en effet la Martinique, et bientôt après la Guadeloupe, votèrent la suppression de ces mêmes tarifs de douane. Était-ce mal interpréter la loi? La permission même de modifier les droits n’entraînait-elle pas l’obligation d’en maintenir le principe? la modification n’excluait-elle pas la suppression? Or les conseils-généraux coloniaux ne s’étaient pas bornés à la suppression du droit, ils l’avaient remplacé par un autre impôt, espèce de taxe municipale appelée octroi de mer. Cet octroi, véritable taxe d’importation, étant applicable aux marchandises françaises, celles-ci, par l’effet de la suppression du droit de douane, cessaient d’avoir aucune protection coloniale contre les marchandises de l’étranger. C’était l’époque de l’établissement d’un régime nouveau en France. Dans le trouble du moment, l’inexpérience du gouvernement laissa passer cet empiétement; le conseil d’état, également nouveau, ne s’y opposa pas non plus. Le changement voté par la Martinique et la Guadeloupe acquit force de loi. Vainement, lorsque la Réunion, encouragée par ce succès, émit un vote semblable, M. Thiers, dont l’attention avait été éveillée par les réclamations du commerce métropolitain, refusa en 1872 de sanctionner la décision de cette colonie; les îles françaises, plus fortes que la métropole, grâce à l’ardeur de leurs convictions politiques, eurent raison du président de la république, et en 1874 le vote du conseil-général de la Réunion fut définitivement approuvé.

Les argumens favorables aux prétentions des trois colonies n’avaient pas manqué. Ainsi l’on avait dit qu’entre le droit de déterminer le tarif de douane et celui de le supprimer il n’y avait que la différence des infiniment petits, laquelle peut être tellement réduite qu’elle se confonde à peu près avec zéro, — ce à quoi l’on pouvait répondre que le droit n’autorise pas l’abus. Subtile ou non, cette argumentation ne pouvait détruire un fait brutal, irrécusable, savoir la diminution très considérable de l’importation de nos tissus dans les colonies, diminution fort sensible pour le commerce de Rouen : elle était de moitié, et il fallait bien le reconnaître; mais on se rejetait sur l’ensemble des importations de France, qui n’avaient pas subi une forte diminution. On sait que le courant commercial acquiert une grande force avec le temps : une fois établi, il se maintient en vertu de sa première impulsion; même dans des conditions défavorables, il subsiste par l’habitude des consommateurs. Ceci suffirait à expliquer la durée plus ou moins longue d’un mouvement d’échange entre une colonie et la métropole, même quand celle-ci se trouve avoir à lutter contre une concurrence étrangère. Mais il ne faut pas trop compter sur ces causes purement morales de rapports commerciaux : le commerce est essentiellement positif et n’obéit qu’à la loi de son intérêt, quand il est laissé libre de la suivre. Peu à peu les goûts changent, les habitudes se perdent, le patriotisme même cesse de se croire intéressé à favoriser l’industrie de la mère-patrie, et finalement dans le choix des marchandises, c’est l’utilité et le bon marché qui l’emportent, et il n’y a rien là que de naturel. Il faut, nous le croyons, peu compter sur ces préférences pour les marchandises françaises, qui ont, dit-on, survécu dans certains établissemens d’outre-mer à une longue domination étrangère. On cite l’île Maurice, où l’importation de nos produits a pris une notable extension depuis que l’Angleterre, en adoptant les principes de la liberté commerciale, a rouvert les ports de cette île à nos marchandises. Ce fait serait plus surprenant, si en même temps l’importation des produits nationaux anglais n’avait tenu le premier rang dans la consommation de l’île. Nos étoffes, nos meubles, nos bijoux seront longtemps recherchés dans les. pays qui les connaissent et dont les habitans dès l’enfance en ont contracté l’usage; mais cette consommation de luxe, durable peut-être dans les maisons riches, sera tôt ou tard écartée dans la masse de la population, où l’on recherchera d’abord le bon marché. Point d’illusions à cet égard : une fois émancipées, les colonies n’étant plus attachées à la métropole que par des liens d’affection platonique, n’ont en fait de marchandises à lui demander que ce qu’elle fait de mieux. Les produits les meilleurs, les plus utiles et les plus économiques sont les seuls qui, un jour ou l’autre, seront acceptés et trouveront place sur le marché colonial. Le lien est rompu. Le débouché, réservé autrefois, est sinon fermé, du moins très restreint, et le moment viendra où les manufactures françaises, comme celles de Rouen, n’y trouveront pas un placement plus assuré de leurs produits que sur toute autre place commerciale d’outre-mer.

Qu’on ait eu tort ou raison dans l’interprétation donnée à la constitution des colonies et aux pouvoirs des conseils-généraux dans les îles d’Amérique et à la Réunion, un fait reste incontestable : c’est que ceux-ci jouissent d’attributions qui dépassent de beaucoup celles des assemblées départementales dans la France continentale. Les conseils-généraux de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion votent, ainsi que nous venons de le voir, les tarifs de douane sur les produits étrangers, les tarifs d’octroi de mer sur les objets de toute provenance, l’assiette et les règles de perception des contributions.

Ainsi ces îles ont le pouvoir de se créer des ressources financières et d’en faire l’emploi. C’est un privilège considérable qui donne à leurs conseils une sorte de souveraineté dans l’étendue de leur juridiction et les transforme en assemblées législatives coloniales. Ce n’est déjà plus l’assimilation à la métropole, c’est beaucoup plus; ce n’est pas l’égalité avec les départemens français, c’est le privilège. Naturellement, toutes les fois que l’assimilation est au profit des colonies, elles la réclament; mais elles n’entendent pas s’y astreindre, quand cette assimilation n’est pas à leur avantage. Sans limiter l’autonomie qu’elles ont obtenue, elles veulent conserver et exercer tous les droits de la fusion complète avec la France métropolitaine, en un mot, garder les droits exceptionnels sans accepter toutes les charges. Les droits exceptionnels sont un régime fiscal particulier, un régime commercial tout spécial, l’exemption de certains impôts, et surtout celle du recrutement militaire, qui, comprenant maintenant la population française tout entière, ne s’étend pas à nos établissemens coloniaux. Les trois colonies l’ont, dit-on, demandé; mais une population hétérogène comme celle qui les habite peut-elle être armée sans danger ? Le patriotisme des habitans n’est pas douteux. Les créoles français sont braves, et un nombre relativement considérable de leurs enfans servent dignement dans notre armée; mais ces exceptions confirment la règle qui place les colonies en dehors de la loi commune du tirage au sort. Or cet impôt est celui qui pèse le plus lourdement sur la population de nos campagnes. Celle-ci a supporté les maux de la dernière invasion et elle en a payé, le prix soit de son sang, soit de ses biens. Il n’est pas douteux pour nous que nos compatriotes des colonies n’aient gémi de ne pouvoir supporter leur part de ces sacrifices. C’est le cas de rappeler que parmi les créoles résidant en France plusieurs ont pris spontanément les armes pour la défense du pays; mais ces dévoûmens personnels ne changent rien à la condition générale des colonies et les laissent dans une situation séparée. La nature leur donne une physionomie distincte : leur culture, leur industrie, leurs besoins, les mœurs de leurs ouvriers cultivateurs, tout est spécial dans les îles d’Amérique et à la Réunion; tout diffère, tout les distingue, tout concourt à les constituer en états particuliers. Déjà elles ont fait de grands progrès dans la voie de l’autonomie. C’est une carrière à parcourir jusqu’au bout. Dès 1822, le général Foy s’écriait : « Les Antilles ne sont ni les jardins ni les fiefs de l’Europe. C’est une illusion de notre jeunesse, à laquelle il faut renoncer. La nature les a placées sur le rivage d’Amérique : avec l’Amérique est leur avenir. C’est comme entrepôts de commerce, comme grands marchés placés entre les deux hémisphères, qu’elles figureront désormais sur la sphère du monde[1]. » Cette opinion était juste, mais à la condition de ne pas être prise dans le sens d’une séparation matérielle. Comprise comme recommandation de laisser aux colonies une existence à part, avec une administration complètement autonome, en réservant seulement à la métropole un droit de souveraineté abstrait, un lien moral qui comporte la défense par la marine, en temps de guerre, du territoire colonial et l’occupation des principaux forts coloniaux par les soins du ministère de la guerre, la pensée du général Foy était sage, et dans un temps plus ou moins proche la force des choses pourrait bien en amener la réalisation.

II.

Avant l’abolition de l’esclavage, le sucre constituait comme aujourd’hui le principal produit des cultures coloniales. Il y a cinquante ans, la Martinique, que nous prenons pour exemple à cause de son importance, consacrait à la culture de la canne plus de 21,000 hectares, d’où elle tirait 30 millions de kilogrammes de sucre, valant environ 15 millions de francs. Ce produit brut laissait à la colonie une valeur nette de 7 millions à 8 millions. L’émancipation des noirs fut proclamée en 1848. Dix ans après, la Martinique avait en culture 18,000 hectares consacrés à la fabrication du sucre, produisant 25 millions 1/2 de kilogrammes, représentant une valeur brute de 13,250,000 francs, et nette de 6,620,000 fr. Enfin en 1870, la Martinique cultivait 18,800 hectares de terres plantés en cannes, et produisait 37,800,000 kilogrammes de sucre, valant 15,100,000 fr. brut, et net 9,300,000 fr. On voit que ces chiffres, empruntés à trois périodes régulièrement échelonnées pendant l’intervalle d’un demi-siècle, ont une grande analogie. Malgré les événemens, les évolutions politiques, les guerres et une révolution sociale, l’industrie coloniale est restée dans le même état.

Parlons maintenant de la population aux mêmes époques. Dans la première période, on comptait à la Martinique 38,000 hommes libres et 78,000 esclaves, en tout 116,000 individus. Dans la seconde période, comprenant dix années, la population sédentaire, sans compter les fonctionnaires, les troupes et les immigrans, s’était accrue considérablement et ne comprenait pas moins de 140,000 habitans. Enfin, en 1870, on en comptait 153,000. Que faut-il conclure de ce rapprochement, sinon que, l’industrie coloniale restant stationnaire pendant que la population augmente, les colonies d’Amérique sont destinées à une transformation? L’avenir y appartient à une nouvelle industrie, à de nouvelles cultures, à une population dont les aptitudes, les goûts, les mœurs, auront changé. On voit donc que nous nous sommes épuisés en efforts pour y maintenir un état de choses usé, une richesse qui s’écroule, un capital qui ne s’accroît pas et qui à peine se renouvelle. C’est un avertissement, c’est une leçon, et nous serions aveugles d’encourager nos compatriotes des colonies à persister dans une voie qui conduit probablement à des déceptions. Consultons les économistes : tous disent que la protection accordée aux sucres de nos colonies y a développé cette production outre mesure et déterminé à tort l’abandon des autres cultures. Ce privilège a transformé ces îles en usines où l’on fabriquait une certaine denrée, mais où l’on manquait de toute autre, où l’on aurait péri par la famine sans les approvisionnemens de l’extérieur. A tous, cette situation paraît fausse et mauvaise. C’était le résultat inévitable de l’ancien régime colonial; la société y était constituée pour l’enrichissement de quelques-uns par le maintien forcé des autres dans une situation misérable. Dans la société actuelle, un tel régime ne pouvait durer. L’abolition de l’esclavage y a mis un terme. La population, rendue à la liberté, a révélé de nouvelles tendances, de nouveaux besoins. On a dit qu’elle avait abandonné le travail; ce qu’elle a surtout abandonné en partie, c’est une industrie qui lui était devenue odieuse et qui avait eu particulièrement cette funeste conséquence de discréditer le travail de la terre. Les bons avis n’avaient pourtant pas manqué aux habitans. En 1844, M. Benoît-d’Azy s’exprimait ainsi : « On a souvent dit aux colonies qu’il serait pour elles plus prudent de revenir aux cultures de café, de coton, d’indigo, qui ne trouvent pas de concurrence sur le sol même de la France, et qui peut-être se prêteraient mieux à l’état à venir de la population. Ces conseils n’ont pas été suivis[2].» Ces paroles étaient prophétiques, et le conseil était très sage. Pourtant M. Benoit-d’Azy se bornait à recommander certaines cultures industrielles; mais on ne se nourrit pas de coton et d’indigo, et les Indiens, par exemple, que l’immigration a introduits à la Réunion, au nombre de 70,000, sont obligés d’attendre de l’Inde et de la Cochinchine le riz qui fait leur principale nourriture. Un blocus les affamerait. Donc le coton et l’indigo sont bons, mais le pain est meilleur et surtout plus nécessaire encore. M. Benoît-d’Azy aurait heureusement complété sa pensée en ajoutant aux cultures qu’il indiquait celles qu’on appelle aux colonies « les cultures vivrières, » et qu’on ne mentionne guère qu’avec dédain. Le sol colonial n’est pas très propre aux céréales. Des essais de plantation de riz y ont été faits sans grand succès. Peut-être cette culture, peu recherchée par les planteurs, n’a-t-elle pas reçu une attention et des soins suffisans? Ce que nous en disons, c’est moins pour recommander la production de telle ou telle sorte de farineux aux colonies que pour insister sur l’utilité d’y favoriser les plantations de denrées alimentaires, non pas seulement afin qu’on puisse y suffire à l’alimentation intérieure et que la disette absolue n’y soit plus possible, mais principalement pour donner une occupation régulière à la population créole, pour la réconcilier avec le travail de la terre par l’appât de la propriété. Ainsi l’on pourrait arriver un jour dans les anciens pays d’esclavage à former une population rurale attachée à la terre qu’elle posséderait et cultiverait, disposée à l’améliorer, à la défendre, dévouée à la patrie commune en reconnaissance de la liberté qu’elle en a reçue. Ce serait le plus puissant moyen de moraliser cette population, de régulariser ses mœurs, de lui donner le goût de la famille et d’en faire un jour une race bien ordonnée, vivant dans une atmosphère de principes honnêtes, forte au moral, comme elle est robuste au physique. Si des efforts sérieux étaient faits avec suite dans ce dessein par l’administration coloniale, si les habitans du pays la secondaient sans arrière-pensée, sans dédain et sans rancune dans cette intention éminemment conservatrice et patriotique, peut-être, avec une population qui s’accroît vite, obtiendrait-on des résultats prompts et heureux; mais c’est une œuvre à laquelle il faudrait travailler avec sincérité, et qui exigerait le concours de toutes les forces.

Les statistiques ne signalent pas une augmentation considérable du nombre d’hectares de terre consacrée à la culture des denrées alimentaires, depuis l’abolition de l’esclavage. Probablement on n’y tient compte que des terres réservées par les planteurs pour cette culture, et les jardins que les anciens esclaves ont pu planter en dehors n’y sont peut-être point compris. En 1835, avant l’émancipation, il y avait 13,000 hectares de terre produisant des vivres à la Martinique; 7,000 ou 8,000 esclaves étaient employés à ce genre de travail dont les résultats ne suffisaient pas à la consommation locale, car dans le cours de cette même année l’île avait reçu de l’extérieur 6 millions de kilogrammes de farineux alimentaires. Dix ans après l’abolition de l’esclavage, un recensement plus exact réduisait à 11,000 hectares la quantité de terres utilisées pour cette culture, mais, en revanche, il y constatait l’emploi de 12,700 noirs. En 1870, la quantité d’hectares livrés à la même espèce de production était de 12,700, et le nombre de cultivateurs attachés à ce genre de culture s’élevait à 15,800 individus. Ce progrès n’est pas en rapport avec l’augmentation de la population pendant la même période, et cela prouve que la colonie n’est point entrée dans la voie que nous venons d’indiquer, et qui mènerait à la constitution d’une forte population rurale composée de paysans propriétaires. Cette œuvre n’a été jusqu’à présent commencée par personne. Les habitans sont moins des agriculteurs que des manufacturiers. En dehors de la production du sucre, ils n’aperçoivent aucun avenir. La constitution aristocratique de l’ancienne propriété leur semble toujours le dernier mot de la prospérité coloniale; hors de là ils ne voient que ruine, décadence et misère. Certes la culture de la canne est une industrie fructueuse. Les habitans en veulent faire durer et, s’il est possible, en augmenter la production : rien de mieux; mais s’ils sont intéressés à maintenir la grande propriété, ils ne le sont pas moins à la formation de la petite, et c’est à eux, qui composent les conseils-généraux et qui concentrent l’autorité coloniale entre leurs mains, qu’il appartient de prendre en vue de ce résultat les meilleures mesures. Le désirent-ils, croient-ils possible de l’atteindre? Cela est douteux, car ils se jugent intéressés à obliger par tous les moyens les anciens cultivateurs africains à donner leur temps et leurs bras aux travaux des grandes habitations. La constitution de la petite propriété pourrait contribuer à les en éloigner; aussi ne fait-on rien pour en donner le goût. En général on suppose qu’il est inutile de chercher à faire de la population africaine une race intelligente et industrieuse. Ce serait peine perdue, dit-on ; mais alors il ne resterait qu’une perspective : celle de voir cette population retomber graduellement dans un état voisin de la barbarie africaine, et dans ce cas ce n’est pas seulement la riche industrie de la fabrication du sucre qui serait compromise, mais la société coloniale elle-même. Les îles d’Amérique seraient menacées du sort de Saint-Domingue. Il faut savoir se prémunir d’avance contre ce danger, et l’on ne peut y parvenir qu’en élevant le niveau moral de la population affranchie, non pas tant en lui apprenant à lire qu’en lui donnant le goût du travail agricole, l’amour du sol, qui nourrit, assure l’indépendance personnelle, et que nos paysans ont, à juste titre, la passion d’acquérir. C’est cet amour du sol qui fait la force des états, qui a donné tant de grandeur à certaines colonies, à celle qui fut la plus grande de toutes et qui marche aujourd’hui de pair avec les premières puissances de l’Europe : l’Union américaine. Il en est d’autres encore qui prospèrent dans les mêmes conditions, telles que le Canada et l’Australie. Ces pays d’outre-mer sont, il est vrai, cultivés par des émigrans de race blanche. Naturellement laborieux, ils ont peuplé ces terres nouvelles d’une multitude de petits propriétaires, et maintenant ils forment des agglomérations inattaquables, résolues à défendre pied à pied, et même sans aucun secours extérieur, la terre qu’elles se sont légitimement appropriée et en quelque sorte assimilée. Il faut voir si l’on peut, par des concessions et des facilités, obtenir de la population africaine des colonies quelque chose d’analogue. Les colonies qui ont maintenu pendant de longues années la race noire dans l’ignorance et l’asservissement lui doivent en compensation l’aide et le patronage de la race civilisée pour lui ménager dans l’avenir une condition supérieure.

Jusqu’à présent, qu’ont-elles fait? Uniquement préoccupées du salut de l’industrie sucrière, elles se sont imposé dans ce dessein de très grands sacrifices. Elles ont cherché à remplacer le travail forcé par une autre espèce de travail obligatoire : celui de nombreux immigrans engagés dans l’Inde pour la Réunion et les Antilles, où, par contrats, ils sont assujettis au travail des sucreries pendant cinq années. C’est une sorte d’esclavage à temps, avec cette atténuation qu’il est volontairement consenti. Cet expédient fournit des bras sans doute aux sucreries et aux champs de cannes ; mais à quel prix! Les Indiens émigrans doivent être amenés de l’Inde, et les précautions à prendre pour leur santé et leur installation à bord, pendant le voyage très long de Pondichéry aux Antilles, sont fort dispendieuses. Après leur arrivée, les maîtres sont tenus de leur fournir, outre les salaires, des vêtemens dont la quantité et la qualité sont fixées par les règlemens. On leur doit encore des rations journalières également déterminées. Enfin, après une résidence de cinq années passées en cette condition, ces cultivateurs de passage ont droit soit au rapatriement aux frais de la colonie, soit à une prime de rengagement. À ce prix, les planteurs obtiennent la main-d’œuvre nécessaire, mais elle est fort précaire. Combien de temps sera-t-il possible de continuer ces dépenses? Autrefois on payait, il est vrai, le prix des esclaves introduits par les négriers ; mais ces âmes représentaient un placement de capital qui s’accroissait avec le temps par les naissances. Les immigrans indiens, pendant un intervalle de cinq années, remboursent-ils, et avec bénéfice, par ce travail de courte durée, les frais de transport, aller et retour, les vêtemens, le logement, la nourriture et le salaire? Il le faut, ou sinon l’opération est mauvaise et finirait par devenir ruineuse. C’est un calcul à faire ; mais, en admettant même que cette dépense soit rémunératrice, l’immigration est, de l’avis unanime des économistes, mauvaise à d’autres points de vue. Ils disent que cette population, recrutée dans les rangs les plus vils, se distingue par une profonde immoralité. Elle apporte aux colonies ses vices, que la disproportion des femmes rend abjects. C’est un funeste voisinage pour les affranchis, auxquels il est si important de donner de bons exemples et de bons principes. « Au point de vue moral, dit M. Paul Leroy-Beaulieu, l’immigration est jugée, c’est un procédé déplorable qui mine les bases de la société coloniale, qui juxtapose des populations essentiellement différentes et sans intérêt commun, qui inocule les vices asiatiques à des sociétés européennes. »

Le même auteur juge aussi l’immigration sous un autre aspect. Elle détourne, dit-il, les habitans de la nécessité d’améliorer les procédés de culture et de mieux utiliser la main-d’œuvre, qui existe réellement dans les colonies, en la perfectionnant. Quant à nous, ayant à formuler notre pensée, nous ajouterions que le principal vice de l’immigration c’est de ne rien assurer, de ne rien fonder, de n’être qu’un expédient momentané qui ne remédie à rien, n’écarte que l’embarras passager, et laisse subsister la racine du mal en donnant un encouragement à la culture exclusive de la canne, en prolongeant des illusions dangereuses pour l’avenir de cette industrie dans les îles, ou plutôt encore en justifiant, par cet empressement à profiter d’un remède empirique, ce jugement porté sur les colons dans un rapport officiel : « Le blanc exploite le sol à la hâte, comme une mine qu’on fouille avidement avec la pensée d’un prochain abandon. » Bien imprévoyans à notre avis sont les intérêts qui tuent ainsi la poule aux œufs d’or. Ces intérêts, quoique mal compris, sont néanmoins respectables, mais on ne doit pas les regarder comme exclusifs, et ceux de la masse méritent qu’on les prenne en considération, moins encore pour eux-mêmes que pour préparer aux colonies un sort meilleur dans l’avenir, les conserver à la France et à la civilisation.

Par exemple, le pire ennemi des colonies ne pourrait rien faire de mieux que d’y répandre le germe de nos dissensions politiques. Ce serait prendre le vrai chemin de l’anarchie. La population africaine de nos îles a besoin d’être maintenue dans les principes de la morale chrétienne, dans le respect de l’autorité, dans l’obéissance aux lois. Le libre examen, la libre discussion, ne sont pas son fait. Le jour où elle ne croirait plus à Dieu, elle ne croirait plus à rien et n’obéirait qu’à ses passions. Les habitans sont les plus intéressés à prévenir cette conséquence inévitable. Ils sont aujourd’hui maîtres chez eux et n’ont point à demander de direction à la métropole; la représentation coloniale au parlement qu’ils ont désirée n’est pour eux qu’un danger. Ils ont tout avantage à prendre en mains l’administration complète de leurs affaires, et, s’ils ont besoin de plus de latitude encore pour atteindre ce but, nous souhaitons bien sincèrement qu’on la leur accorde. En un mot, qu’on limite le plus possible les droits et les devoirs du gouvernement dans les îles, et qu’on les borne à la défense du territoire et à la garde du drapeau. Nous avons dit qu’à notre avis l’ingestion d’une représentation coloniale dans les affaires générales de la France était plus dangereuse qu’utile; il nous suffit d’énoncer cette opinion, et nous éviterons ici de la développer, trouvant que la question sociale suscite déjà bien assez de froissemens dans les colonies sans qu’il soit besoin d’y mêler encore une controverse politique.


III.

En fait de colonies, comme en fait de marine, l’Angleterre est un modèle. Il faut toujours l’étudier, souvent l’imiter. Nous n’avons fait que suivre son exemple dans le gouvernement des Indes occidentales et de la Réunion : suppression de la traite des nègres, abolition de l’esclavage, immigration d’Africains, puis d’Indiens et de Chinois, émancipation commerciale, toutes ces mesures ont été inaugurées par les Anglais avant d’être adoptées par nous. On peut dire qu’elles ont eu les mêmes conséquences dans les colonies des deux nations. Mêmes inquiétudes, suivies d’une crise industrielle, d’une diminution de la production, de ruines individuelles, d’un abaissement général de la valeur de la propriété : une sorte de liquidation des situations trop grevées, trop compromises; ensuite une reprise de la culture et de la fabrication, une exportation plus considérable qu’au temps de l’esclavage, une sorte de renaissance industrielle provenant en partie de l’amélioration des procédés de culture, mais coïncidant surtout avec l’introduction d’un grand nombre de cultivateurs étrangers engagés pour quelques années et rapatriés au terme de leur contrat. L’émancipation des esclaves dans les colonies anglaises avait été opérée en 1834; dès 1840, elles ne pouvaient plus suffire aux besoins de la consommation sur le marché réservé de la Grande-Bretagne. A la suite d’une longue enquête, on avait déclaré, dans la chambre des communes, que, les intérêts coloniaux étant favorisés aux dépens de la métropole, il fallait procéder à une révision des tarifs. Sir Robert Peel était en ce moment fort absorbé par la réforme de la loi sur les céréales; la recommandation de la chambre des communes n’eut pas de suite immédiate. C’est seulement sous l’administration de lord John Russell en 1846 que la révision du tarif des sucres fut proposée au parlement. Non-seulement la production dans les îles anglaises, quoique entièrement consommée en Angleterre, était insuffisante, mais le prix de cette denrée, qui ne rencontrait aucune concurrence sur le marché anglais, restait naturellement très élevé. L’opinion réclamait vivement une baisse de ce prix, et pour obtenir ce résultat, il fallait ouvrir le marché d’Angleterre au sucre étranger. Lord John Russell n’hésita pas : il présenta à la chambre un projet de loi dont le but était de faire admettre, dans un temps donné, sans aucune protection pour les produits nationaux, les sucres de toute provenance aux mêmes droits. Les plaintes furent véhémentes et la discussion passionnée. Les noirs avaient en grand nombre abandonné les plantations; on n’obtenait leur concours qu’avec des dépenses ruineuses; les salaires étaient devenus exorbitans. Subir en de telles circonstances la concurrence des sucres étrangers, c’était se voir exposé à une ruine presque inévitable, car les colonies étrangères, particulièrement Cuba et Porto-Rico, où non-seulement l’esclavage était en vigueur, mais où les ateliers restaient encore alimentés et renouvelés par la traite, pouvaient vendre leur denrée à bien meilleur marché que les îles récemment émancipées. On peut deviner ce que répondit le ministre libre-échangiste. Il dit que la protection dont avaient toujours joui les colonies était la seule cause de leur détresse : la sécurité que cette protection donnait aux colons les avait engourdis dans la routine, avait éteint en eux tout esprit d’initiative, avait encouragé sur leurs plantations l’emploi des procédés les plus arriérés. L’existence de l’esclavage y avait maintenu l’habitude de dépenser beaucoup de forces et de main-d’œuvre pour un résultat très disproportionné. Loin de se laisser détourner de son but par les plaintes, même fondées, des colons, il insista donc avec la plus grande énergie pour obtenir l’adoption de son projet. Comme il s’appuyait sur l’intérêt des consommateurs, il se sentait ferme sur son terrain, et il eût probablement sacrifié à sa cause, si cela eût été nécessaire, la fortune même de ceux dont les intérêts allaient se trouver lésés. Du reste il ne se refusait à l’adoption d’aucun palliatif compatible avec la poursuite de son but : émancipation commerciale, — émancipation politique et administrative, — liberté de la navigation, — prêts aux planteurs, — mesures contre le vagabondage pour ramener les cultivateurs affranchis sur les habitations, — redoublement de sévérité pour la répression de la traite afin d’empêcher l’augmentation et le renouvellement des ateliers à Cuba et au Brésil, — immigrations d’Africains, d’Indiens, de Chinois et même d’engagés de race européenne, tels qu’habitans de Madère et autres cultivateurs acclimatés dans les régions tropicales : lord John Russell accordait tout, à la seule condition d’obtenir l’égalisation des droits qui devait déterminer le bon marché des sucres. Sa proposition fut adoptée : fixé d’abord à l’année 1851, le terme de la protection fut reculé jusqu’en 1854; à cette époque, elle cessa complètement.

Ce fut un temps de cruelle épreuve pour les colons. Il s’y ajouta, dès les premières années, une crise commerciale dont les effets se firent sentir dans le monde entier. En vain les planteurs, avec toute l’énergie et la ténacité de la race anglo-saxonne, firent-ils les plus grands efforts pour réagir contre ces funestes influences; les circonstances étaient plus fortes que les volontés. Les noirs ne donnaient plus qu’un travail capricieux et irrégulier; leurs prétentions semblaient grandir en raison de leur nonchalance même. La question des salaires, ils la tranchaient souvent par des vengeances et des incendies. Quant à l’introduction dans les colonies de travailleurs étrangers, bien que le gouvernement, par de sages mesures, en eût diminué les frais, elle était encore trop lente et trop restreinte pour alléger les souffrances de l’industrie coloniale. Aussi pendant les premières années les sucres anglais subirent une dépréciation telle que les planteurs furent réduits à les vendre à perte. Heureusement ils firent tête à l’orage; ils continuèrent à lutter contre tout espoir, et leur constance fut récompensée avant même le terme du tarif protecteur. D’énergiques résolutions prises sous l’empire de la nécessité portèrent leur fruit. La diminution des salaires, résolument opérée par les planteurs, augmenta le travail des anciens esclaves obligés de faire plus d’efforts pour s’assurer les mêmes moyens d’existence; le développement graduel de l’immigration stimula leur apathie. Les colons avaient d’ailleurs fait de grands sacrifices pour diminuer les frais de production; ils avaient profité du droit de s’approvisionner à l’étranger de tous les objets de consommation et de tous les instrumens d’agriculture, sans acception de pavillon, pour perfectionner leurs modes d’exploitation, tirer meilleur parti de la terre et meilleur rendement de la canne. En même temps, les frais de l’administration des colonies avaient été notablement réduits, et ceci prouve toute la vigueur et toute la fermeté du gouvernement central, qui bien difficilement réussit d’ordinaire à diminuer le traitement d’un fonctionnaire; mais le ministère anglais était à la hauteur de sa tâche. Les difficultés n’ébranlèrent pas sa résolution; il ne les évita point, il les aborda de front. Les impôts locaux furent généralement abaissés, quelques-uns supprimés. L’administration judiciaire fut simplifiée et constituée avec économie. Les émolumens de certains fonctionnaires et des gouverneurs mêmes furent atteints, et de cet ensemble de sages mesures, voici quel fut le résultat : le sucre étranger étant admis librement dans le royaume-uni, la production coloniale y trouva le même accès et s’y plaça avec un honnête bénéfice.

La consommation profita largement de ce double courant. Elle augmenta rapidement de 4 à 8 millions de quintaux sous l’influence du bon marché. Tout le monde y trouva son compte, et les principes du libre échange reçurent la consécration d’un nouveau succès. Les îles anglaises étaient parvenues, tout en augmentant leur production, à en abaisser le prix au niveau des sucres de Cuba, et dès lors les étrangers n’avaient plus qu’à fournir le surplus de la consommation à laquelle les colonies nationales ne pouvaient pas suffire. C’est ce qui est arrivé et ce qui a inspiré la marche de notre administration coloniale. Les mêmes causes ont produit chez nous les mêmes résultats. Il reste à tenter l’émancipation morale des noirs comme on a réalisé leur émancipation physique; mais, sous ce rapport, les îles anglaises ne sont pas plus avancées que les nôtres. Il y aurait pour nous honneur et profit à les précéder dans cette voie.

IV.

Les libertés et les privilèges dont jouissent nos colonies nous donnent le droit d’examiner, toute réserve faite de la question de patriotisme, non-seulement ce qu’elles coûtent, mais quel secours elles pourraient prêter au besoin à la France métropolitaine. C’est l’histoire à la main qu’il faut étudier ce côté de la question. Parlons d’abord de la Martinique, puis nous passerons à la Guadeloupe, et nous n’aurons que peu de mots à dire de la Réunion. Les deux premières îles ont de beaux états de services sous le drapeau de la France. C’est à l’époque de la guerre dirigée contre les Anglais, les Hollandais et les sujets hanovriens que la Martinique subit le contre-coup de la lutte où la mère-patrie se trouvait engagée. Cette île jouissait alors d’une grande prospérité agricole et commerciale; elle était chef-lieu et marché général des Antilles françaises. Elle centralisait les productions des autres îles et les marchandises de la métropole. C’est chez elle que nos colonies s’approvisionnaient; c’est sur son territoire qu’elles venaient déposer leurs denrées destinées à la métropole. La France expédiait alors deux cents navires à la Martinique. La guerre interrompit cette prospérité. Les colons s’y engagèrent avec ardeur; ils armèrent des corsaires : spéculation qui suspendit toutes les entreprises pacifiques. L’agriculture fut négligée, les plantations délaissées, le commerce et la navigation abandonnés. Les profits de la guerre de course furent très grands. Neuf cent cinquante bâtimens enlevés à l’ennemi furent vendus et rapportèrent 30 millions à distribuer en parts de prises. Mais cette somme était bien loin de compenser les pertes de la culture, et la colonie ne les avait pas encore réparées quand la guerre éclata de nouveau en 1755. Ce fut la guerre de sept ans, et quand la paix se fit en 1763, on la conclut en partie aux dépens de notre territoire colonial. C’est qu’aussi en France les choses étaient bien changées. Durant la première lutte, la flotte française léguée à Louis XV par le règne précédent était respectable, quoique bien inférieure à celle de l’Angleterre. Elle était d’ailleurs commandée par d’excellens officiers, et deux hommes d’un grand mérite dirigeaient nos forces dans les mers de l’Inde : c’étaient Dupleix et La Bourdonnais. Leurs exploits, leur talent diplomatique et administratif jetèrent sur nos entreprises maritimes un dernier reflet de grandeur. Mais pendant l’intervalle qui s’écoula entre les deux guerres, la dissolution de la vieille monarchie avait commencé, les finances du pays étaient dissipées sans profit et sans gloire. Les favoris et les maîtresses en détournaient le cours. Les ministres en étaient souvent réduits aux expédiens pour suffire aux prodigalités d’une cour sceptique, avide, et d’un maître qui disait : « Après nous le déluge. » En de telles circonstances, la marine est toujours sacrifiée la première.

Les vaisseaux ne se plaignent pas. Ils sont loin des regards du public. Absens, on les oublie, et d’ailleurs leur action se perd dans l’immensité des mers. Vienne la guerre, la nécessité fait loi : on trouve par tous les moyens de l’argent pour lever des soldats qui agissent à la frontière et dont on peut compter tous les pas; mais la marine n’a pas le même avantage, et le dommage qu’elle éprouve pendant les années de paix ne peut se réparer tout à coup quand la guerre éclate. Enfin la politique anglaise étant alors concentrée dans la pensée d’une expansion considérable au-delà des mers, toutes les forces de la Grande-Bretagne étant dirigées vers ce but, tandis que toutes les ressources de la France étaient au contraire absorbées dans son action à terre, celle-ci devait succomber sur mer, où elle s’affaiblissait chaque jour davantage en présence des progrès constans de sa rivale. L’heure de la décadence de notre empire colonial était venue. Dans cette funeste guerre, nous perdîmes le Canada, défendu jusqu’à la mort par Montcalm, qu’abandonna la métropole. L’Inde nous fut arrachée malgré les efforts de Lally. Trahi et délaissé par le gouvernement, il fut obligé de livrer Pondichéry, qu’il avait défendu contre une armée considérable avec 700 soldats exténués. Dans le cours de la même lutte, les Anglais prirent dans les Antilles la Dominique, la Grenade, Saint-Vincent, Sainte-Lucie, Tabago, qui furent définitivement perdues pour nous. Ils s’étaient emparés également de la Martinique et de la Guadeloupe. La première avait été occupée au mois de février de l’année 1762. La paix de Versailles fut conclue en juillet 1763. À cette époque, la Martinique fut restituée à la France. Les vainqueurs ne l’avaient donc détenue que seize mois.

La Guadeloupe avait été plus longtemps prisonnière. L’ennemi l’avait envahie dès l’année 1759. Elle avait fait une très belle défense dont les envahisseurs avaient cherché à se venger par le ravage des plantations, l’incendie des bâtimens et l’enlèvement des esclaves. Mais l’ennemi avait essayé plus tard de réparer le mal. L’occupation de la Guadeloupe ayant duré quatre ans, les Anglais croyaient y avoir établi leur domination définitive et ils avaient cherché, dans cette pensée, à rendre à cette nouvelle possession la prospérité qu’ils lui avaient d’abord enlevée. Comme ils étaient maîtres de la mer, toute facilité leur était donnée pour atteindre leur but. La Guadeloupe en profita, et quand, à la paix de 1763, elle nous fut restituée, la domination anglaise lui avait été légère et la laissait dans une situation florissante. La guerre de l’indépendance américaine ne causa pas de préjudice à la Martinique, et la Guadeloupe échappa également au péril de cette lutte où la marine française, reconstituée pendant les premières années d’un règne honnête, résista d’abord victorieusement aux Anglais. Cette lutte légua à la postérité les noms de marins distingués, tels que ceux du comte d’Estaing et de l’amiral Grasse, et la renommée d’un digne successeur de Dupleix et de La Bourdonnais, qui, comme eux, s’illustra dans l’Inde, le bailli de Suffren. Depuis qu’elle avait été prise par les Anglais pendant la guerre de sept ans, la Martinique avait été fortifiée. Une citadelle, appelée Fort-Bourbon, avait été construite au-dessus de la ville de Fort-Royal. Et certes la métropole estimait bien haut l’importance de la défendre, puisque 10 millions avaient été dépensés pour les travaux de cette forteresse. Pendant la guerre de l’indépendance, la baie de Fort-Royal, ainsi mise à l’abri des attaques, devint le centre des opérations maritimes de notre flotte, et dans cette forte situation, elle couvrait la colonie, qui échappa aux insultes de l’ennemi. Le voisinage de nos forces navales garantit également la Guadeloupe. Mais à la suite du combat naval des Pointes, où l’amiral Grasse perdit 6 vaisseaux, 3,000 hommes et fut fait prisonnier, la Martinique et la Guadeloupe auraient été tôt au tard exposées à des expéditions anglaises, si la paix qui fut conclue l’année suivante n’avait interrompu les arméniens.

Malheureusement nos deux colonies des Antilles avaient épuisé les heureuses chances de la fortune dans cette guerre américaine; elles étaient destinées à souffrir les maux de l’invasion et d’une longue occupation étrangère. Une épreuve préliminaire leur était réservée : celle d’une abolition de l’esclavage prononcée sans préparation, sans ménagement, sans aucune compensation. Accomplie brusquement, en vertu de la théorie des droits de l’homme, au mépris des droits de la justice, l’émancipation fut suivie d’une guerre civile qui détermina l’émigration d’un grand nombre de planteurs. La marine française, privée de la plupart de ses officiers, réduits à fuir la France pour échapper à l’échafaud, était devenue incapable de lutter avec les flottes puissantes et les marins bien conduits de la Grande-Bretagne. Plus d’état-major, plus de matériel; il ne lui restait que le courage : stérile courage qui aboutit à la catastrophe du Vengeur et au désastre d’Aboukir. Les colonies, sans la marine, sont à la merci de l’ennemi. Au mois de février de l’année 1794, les Anglais débarquèrent à la Martinique un corps d’armée de 15,000 hommes avec une puissante artillerie. Le commandant-général Rochambeau avait à sa disposition 600 hommes. A la tête de cette garnison si faible, il soutint pendant trente-deux jours un siège et un bombardement; mais il n’avait aucun espoir de secours. Il fallut capituler. La garnison était réduite à 300 hommes. La domination anglaise à la Martinique dura huit années. La paix d’Amiens nous rendit la colonie en 1802; mais, sept ans après, elle retomba au pouvoir de l’Angleterre, qui la garda jusqu’au traité de 1815.

La Guadeloupe n’avait pas été oubliée par l’Angleterre, et, deux mois après l’occupation de la Martinique en 1794, les troupes britanniques avaient envahi la Guadeloupe; mais leur conquête fut éphémère. L’énergie d’un délégué de la convention ne leur permit pas d’en jouir paisiblement. Secondé par un collègue, ce commissaire de la convention, nommé Victor Hugues, rendit l’indépendance à la colonie, tout en y portant l’échafaud. Débarqué à la Guadeloupe avec un très petit nombre de soldats et de marins, il y fut accueilli à coups de canon, non pas seulement par l’ennemi, mais encore par des royalistes français : événement qui explique, sans les excuser, les représailles sanglantes auxquelles l’agent de la convention se livra lorsqu’il eut assuré sa victoire. Mais son triomphe ne fut pas facile. Victor Hugues avait amené 1,250 hommes pour faire la conquête de l’île occupée par 8,000 Anglais, possesseurs des forts. Son premier soin fut d’enlever ces positions, qui couvraient la Pointe-à-Pître. Les assauts furent donnés avec enthousiasme, et le colonel anglais, qui avait le commandement de ces positions fortifiées, fut obligé de les évacuer, non sans subir de grosses pertes. Il fit retraite jusqu’à la Basse-Terre, où il reçut des renforts provenant d’une escadre dirigée par sir John Jervis. Celui-ci comptait bien reprendre possession de la Pointe-à-Pitre; il avait sous ses ordres 6 vaisseaux, 12 frégates et 16 bâtimens de transport. Il débarqua ses hommes, établit ses batteries et se retrancha sur un morne, d’où Victor Hugues essaya vainement de les déloger. Celui-ci avait armé 500 nègres, qui se battirent passablement. Quant aux troupes, militaires et marins furent héroïques. Ils laissèrent 800 hommes sous les palissades des fortifications, d’où ils avaient cherché vainement à débusquer les Anglais. Du haut de leur position, ceux-ci dominaient la Pointe-à-Pître, ils la bombardèrent pendant un mois entier, puis ils attaquèrent les avant-postes, et, pendant la nuit, ils pénétrèrent dans la ville. Victor Hugues avait prévu ce dénoûment, et il s’était préparé à opérer sa retraite sur une hauteur où il avait établi des batteries. Les assaillans l’y suivirent, et avec eux marchait, dit-on, une colonne conduite par un émigré. Certes ceux-ci avaient de bonnes raisons pour combattre l’établissement d’un gouvernement qui devait bientôt procéder par la guillotine à l’exercice de son administration; mais, si l’on a le droit de se soustraire à un tel régime, on n’est jamais excusable de combattre, pour le renverser, sous le drapeau d’un envahisseur étranger. Cette attaque de l’ennemi fut d’ailleurs, pour les troupes du commissaire de la convention, l’occasion d’un véritable triomphe. Ces troupes étaient au nombre de quelques centaines d’hommes, qui furent assaillis par 3,500 soldats et marins anglais, et, malgré l’infériorité du nombre, ils ne purent être chassés de leur position. L’ennemi, qui essayait de gravir le morne où la troupe française s’était retirée, fut repoussé avec une perte de 2,000 hommes, et cette affaire, brillante pour nos armes, le démoralisa tellement qu’il évacua précipitamment la Pointe-à-Pître en y laissant ses vivres, ses munitions et ses effets d’équipement. Le récit circonstancié auquel nous empruntons ces détails s’exprime en ces termes : « C’était une magnifique victoire : un commissaire de la convention, à la tête de 800 Français, battit complètement 3,500 Anglais. À l’aide de ces faibles moyens, grâce à ses talens de commandant en chef, à son énergie, à la valeur de ceux qu’il avait l’honneur de commander, il infligea un sanglant échec à l’un des meilleurs amiraux de l’Angleterre[3]. Victor Hugues avait été matelot ; ce fut une grande gloire pour lui de vaincre un amiral. À la fin de l’année 1794, il n’y avait plus dans l’île un seul soldat étranger. La Guadeloupe fut reprise en 1810 par les Anglais, qui l’occupèrent jusqu’à la paix de 1814.

À l’époque de la révolution, l’île de la Réunion, qu’on appelait alors Ile-Bourbon, avait une population de 60,000 âmes dont 10,000 blancs et 50,000 esclaves. Cette colonie était en grande prospérité, et cependant on y cultivait surtout les grains nourriciers et le café : elle en exportait alors !i millions de livres, plus 100,000 livres de coton. Quant aux cultures dites vivrières, non-seulement elles suffisaient aux besoins de la consommation, mais faisaient l’objet d’un commerce considérable, puisqu’elles fournissaient « tous les blés nécessaires à l’approvisionnement de l’Ile-de-France et aux besoins de la navigation. » L’assemblée constituante l’avait dotée en 1790 d’une représentation locale investie de droits très étendus. La métropole se trouvait dans l’impossibilité de contrôler l’exercice de ces droits, à cause de l’éloignement et de la difficulté des communications ; les colons en profitèrent pour s’attribuer une véritable souveraineté, puisqu’ils allèrent jusqu’à faire des lois criminelles, instituer le jury et les municipalités. Ils finirent par se mettre en révolte ouverte et, pour éviter la proclamation de l’abolition de l’esclavage, ils refusèrent de recevoir les agens qui l’apportaient et qui ne purent même pas mettre le pied dans l’île. À la même époque, ils déposèrent le gouverneur et constituèrent une espèce de comité de salut public. Le gouvernement impérial rétablit l’ordre à la Réunion en y envoyant le général Decaen (1803). Circonstance singulière, la colonie ne fut pas éprouvée par la guerre, qui respecta ses rivages jusqu’en 1810, malgré l’agression de ses corsaires. Elle avait d’ailleurs profité de son autonomie pour admettre les navires étrangers. Jamais sa prospérité ne fut plus grande; mais cette prospérité cessa en 1806, époque où les croisières ennemies interceptèrent ses communications, et la laissèrent exposée aux plus dures privations. Enfin les Anglais, au nombre de 4,000 hommes, y débarquèrent le 8 juillet 1810. Il y avait alors dans l’île 160 hommes de garnison dont 100 hommes de troupes régulières, 160 créoles des compagnies mobiles, en tout 260 hommes. La garde nationale de l’île, au nombre de 1,200 hommes, s’était jointe à cette poignée de soldats : moins de 1,500 hommes contre 4,000 soldats réguliers. La résistance néanmoins fut honorable.

Dans quel dessein avons-nous rappelé ces faits? C’est surtout pour constater que, constituée comme elle est, la société coloniale n’est pas en état de se défendre par ses propres moyens. La Guadeloupe, dont l’indépendance a été sauvegardée avec une héroïque et sauvage énergie par Victor Hugues, n’a pu fournir, comme on l’a vu, qu’un bien faible secours à ses intrépides défenseurs, et elle est retombée sous le joug de l’étranger dès qu’elle a été réduite à ses propres forces. La Martinique a succombé plus vite encore et sans avoir même un reflet du lustre qu’avaient jeté sur l’île voisine les exploits du commissaire de la convention. Quant à la Réunion, nous venons de voir le peu qu’elle avait pu faire. Qu’on ne se méprenne pas sur notre intention, qui est, non pas de mettre en doute la bravoure de la race essentiellement courageuse des créoles, mais simplement de faire ressortir les défauts et les impuissances de leur organisation sociale et de leur situation politique, et aussi de réduire à leur valeur des amplifications et des exagérations. Les questions de sentimens devraient être écartées des discussions de politique, de finance et de commerce.

La race européenne aux Antilles est peu nombreuse, et les Africains n’ont pas été élevés à connaître les dévoûmens qu’inspire le sentiment patriotique. La défense des colonies ne peut donc être confiée avec quelque sécurité qu’à l’armée et à la marine de l’état. En Angleterre, il est des colonies où l’on a cru pouvoir sans danger supprimer les troupes régulières et confier aux habitans le soin de leur propre sécurité ; mais ces territoires comptent par centaines de mille et même par millions des habitans de race blanche, habitués dès l’enfance aux aventures, à l’usage des armes et à tous les hasards de luttes continuelles avec la nature sauvage. On peut s’en rapporter à eux du soin de combattre pour la conservation de leur indépendance. D’autres colonies, comme la Nouvelle-Zélande, ont reçu pendant une guerre difficile contre des tribus belliqueuses et féroces le secours de régimens de la Grande-Bretagne, mais à la condition de les solder et de les entretenir. Le gouvernement britannique ne leur a pas fait cette concession sans hésiter, et plusieurs fois il a été question de la retirer au moment même où la situation des colons était tout à fait compromise et où l’on pouvait craindre un renouvellement, à l’autre extrémité du monde, des massacres de Delhi et de Cawnpore. Quel était le motif allégué par les ministres de la reine pour justifier cette rigueur? Ils disaient que la guerre avec les indigènes avait été entreprise sans leur assentiment préalable, et qu’il n’était pas juste que la responsabilité et les conséquences de cette lutte s’étendissent à tout l’empire. Les contribuables en Angleterre ne devaient pas être tenus de faire les frais de la mauvaise politique qui avait entraîné les colons dans cet embarras et dans ce danger.

Les colonies de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion ne sont point exposées à un péril semblable, et notre avis est qu’elles ne doivent pas manquer, en cas de danger venant soit de l’intérieur, soit de l’extérieur, de l’aide de la métropole; mais leur avis à elles est-il de supporter comme certaines colonies d’Angleterre les dépenses de leurs garnisons? Tant qu’elles ont été exploitées dans l’intérêt exclusif de la mère-patrie, celle-ci avait l’obligation de les exonérer de toute charge de ce genre. Aujourd’hui ces îles sont émancipées sous tous les rapports : politiques, commerciaux et sociaux. La métropole n’exige plus rien d’elles; elle ne leur doit plus rien. Elles ont demandé à s’affranchir, elles sont affranchies ; elles ne sont point soumises à la dure loi de la conscription, elles n’ont rien à faire avec notre service militaire actif, avec notre réserve, même avec notre armée territoriale. Leur milice, peu nombreuse, est insuffisante et hors d’état de repousser une agression sérieuse : les faits précédens l’ont démontré. Quant à leur participation aux charges de la métropole, elle est nulle. On dit, il est vrai, que leurs denrées figurent dans la recette des douanes pour une somme considérable; mais ces droits sont-ils à la charge des producteurs ou plutôt à celle des consommateurs? Là-dessus, grande discussion! Les producteurs, dit-on, supportent toujours au moins une partie des droits qu’ils essaient incomplètement de recouvrer sur les consommateurs. Peu importe, car le jour où nos colonies cesseraient de nous fournir du sucre, le déficit serait comblé par la production étrangère, et le trésor n’y perdrait rien; comme économie, il y gagnerait celle des dépenses inscrites au budget pour le service colonial ; mais il ne s’agit pas de cela. Ce qu’il faudrait, c’est que les colonies, si elles ne rapportent pas beaucoup, ne coûtassent pas cher, et principalement que leurs dépenses ne fussent pas annexées à celles du service de la marine, qu’elles surchargent. Or, s’il est un service qu’il serait au contraire de leur intérêt d’alléger, c’est celui-là, car c’est celui qui a mission de les protéger et qu’il est important pour elles de ne pas affaiblir. On dit : Les dépenses coloniales inscrites au budget de la marine sont des dépenses de souveraineté. Qu’est-ce qu’une souveraineté qui n’imposerait que des charges sans compensation? Simple affaire d’amour-propre. Nous reconnaissons que cette question doit être envisagée à un point de vue plus élevé, c’est-à-dire au point de vue de la fraternité et du patriotisme. La France doit défendre son territoire colonial comme ses limites continentales, indépendamment de toute question d’utilité, et par le fait seul que ce territoire est français. En cas de guerre étrangère, il est évident qu’elle doit pourvoir dans la limite de ses moyens au salut de tous les citoyens, créoles ou habitans de la métropole; elle doit aussi prendre à ses frais les mesures de prévoyance qui consistent dans l’armement et l’occupation des postes fortifiés. Mais faut-il que le budget de la marine supporte ces dépenses? faut-il que la métropole fasse celles des institutions judiciaires? Le service central des colonies en France doit-il rester également à l’état de parasite de la marine? Les services judiciaires, s’ils continuent à figurer comme dépense de souveraineté sur le budget général de France, ne seraient-ils pas mieux placés dans les crédits ouverts au garde des sceaux? L’entretien et la solde des troupes de terre ne seraient-ils pas mieux placés au budget de la guerre? Les crédits alloués pour l’entretien des établissemens pénitentiaires ne seraient-ils pas plus naturellement inscrits au budget du ministère de la justice ou de l’intérieur? Enfin, si, ce qui est probable, chaque ministre repousse des charges dont son budget spécial a été exonéré jusqu’à présent, n’est-il pas possible de réorganiser un ministère des colonies, tel qu’il fut un instant constitué par boutade, pour être immédiatement détruit par caprice? Il ne nous appartient pas de faire œuvre de gouvernement, tout au plus peut-on se permettre d’indiquer des combinaisons administratives dont la réalisation peut présenter des difficultés qui nous échappent. Il convient, dans un travail tel que le nôtre, de se borner à renonciation d’une idée générale, qui d’ailleurs a déjà été émise en plein parlement. On l’a tout d’abord repoussée avec une fougue intertropicale. En général, nous le répétons, il serait bon qu’on n’abusât pas de ce système de discussion, qui consiste à objecter toujours les opinions politiques ou les droits du patriotisme à l’exposé d’idées purement économiques et financières. Tout le monde est l’ami des colonies, et tout le monde s’accorde à reconnaître qu’on y est courageux et patriote; mais il n’est pas de bon goût de jeter sans cesse cette vérité à la tête de tous ceux qui se permettent d’examiner la situation commerciale, industrielle ou même politique de ces îles et d’en faire ressortir les inconvéniens, les faiblesses, les avantages ou les privilèges. C’est une tyrannie comme une autre qui tendrait à interdire toute contradiction, en déclarant ennemi des colonies quiconque s’expose à contrarier leurs intérêts bien ou mal entendus.

Pour terminer, disons bien nettement que les dépenses coloniales sont, dans notre humble opinion, mal classées au budget de la marine, qu’il faut les diminuer et les déplacer pour rendre aux administrateurs de notre établissement maritime et aux officiers-généraux qui le dirigent la pleine possession de leurs ressources et la pleine liberté de leurs mouvemens. Ne nous berçons pas, dans un calme plus ou moins précaire, d’idées de grandeur et d’expansion qui, hélas! ne sont pas de saison. Disons-nous que, dans la situation où les circonstances ont placé notre flotte, il serait très possible que, si nous étions attaqués, il n’y eût rien de mieux à faire que de la concentrer autour de nous pour couvrir nos frontières maritimes et empêcher les débarquemens. Que deviendraient alors les petites compétitions, les petits calculs d’intérêts individuels et les préférences politiques? Ils seraient noyés dans les nécessités de la défense générale, et Dieu sait si les colonies ne seraient pas fatalement laissées, au moins par intervalles, à leurs propres forces, comme cela est arrivé au commencement de ce siècle. Voilà la situation qu’il ne faut pas perdre de vue, et voilà pourquoi rien ne doit subsister qui puisse entraver le renouvellement et, au jour du danger, la liberté des mouvemens de notre marine.


PAUL MERRUAU.

  1. De la Colonisation chez les peuples modernes, par M. Paul Leroy-Beaulieu. Paris 1875; Guillaumin.
  2. Voyez l’ouvrage de M Paul Leroy-Beaulieu déjà cité.
  3. Histoire des Marins français sous la république, par M. Rouvier, lieutenant de vaisseau.