Les Colonies de l’Afrique australe d’après les derniers voyageurs anglais/02

Les Colonies de l’Afrique australe d’après les derniers voyageurs anglais
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 34 (p. 143-184).
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LES COLONIES
DE
L'AFRIQUE AUSTRALE

II.
LES INDIGÈNES ET LE TRAVAIL DES COLONIES

South Africa, by Anthony Trollope, 2 vol. in-8o. London, 1878. — A year’s Housekeeping in South Africa, by lady Barker, 1 vol. in-8o, London, 1877.


I

« L’Afrique du sud, dit justement M. Trollope, est un pays d’hommes noirs et non d’hommes blancs ; elle l’a été, elle l’est, elle continuera de l’être. » C’est là, n’est-ce pas, une vérité d’une telle évidence qu’elle ressemble presque à ce que les Anglais appellent un truism ; il paraît néanmoins que c’était l’œuf de Christophe Colomb, car elle a été pour beaucoup une révélation lorsqu’ils l’ont rencontrée revêtue de la formule de notre voyageur. Il suffit cependant d’un coup d’œil sur une carte de l’Afrique australe pour reconnaître que la présence des blancs n’a pas eu le privilège de faire disparaître, ni même de refouler les populations indigènes. Des multitudes noires, il y en a partout, sur les frontières, dans l’intérieur des terres, entre les diverses colonies. Dans les vastes régions de l’ouest qui s’étendent de la colonie du Cap au désert de Kalahari s’échelonnent les Hottentots et leurs congénères, Namaquas, Gonaquas, Korannas, Boschimans, Damaras. A l’ouest de l’état d’Orange, les Griquas occidentaux peuplent le pays des diamans. Dans le Transvaal s’agitent les Bapedis et autres tribus des Betchuanas. Entre Orange et Natal vivent les Basoutos, au nord du Cap les Griquas orientaux. Les Cafres occupent les régions du nord-est et de l’est de la colonie du Cap, les Zoulous forment la frontière nord-est de Natal, dont les vingt mille colons de race anglaise sont noyés dans les flots de trois cent mille indigènes, mélange de Cafres et de Zoulous. Ajoutez à ces chiffres les quinze mille Baralongs enclavés comme une île noire au sein du territoire d’Orange, les indigènes au service des blancs répandus par milliers dans toutes les colonies, puis des multitudes bigarrées de Malais, de coulies hindous, de nègres de Guinée, épaves de l’ancien esclavage, de Cape Boys issus de parens importés de Sainte-Hélène. Sur tous les points, on le voit, les fourmilières noires enserrent et pressent leurs maîtres blancs, qui d’envahisseurs deviennent presque envahis.

Ce n’est que graduellement, et seulement à dater du jour où la colonie du Cap est devenue anglaise, que s’est effectuée la découverte du monde noir qui occupe la scène de l’Afrique australe. Pendant tout l’ancien régime colonial, et même pendant les premières années de la domination anglaise, les colons ne connurent guère d’autres indigènes que les Hottentots. Lorsque les Hollandais s’établirent au Cap, ils trouvèrent les tribus hottentotes en possession des meilleures terres et des meilleurs pâturages. Ils les en délogèrent sans beaucoup de peine et les repoussèrent toujours plus à l’ouest, dans les régions plus arides qui forment la lisière occidentale de la colonie du Cap. Prononcer le nom de Hottentot, c’est évoquer immédiatement aux yeux de l’esprit un type accompli de laideur bestiale, rendu familier à toutes les imaginations par les récits des voyageurs et les plaisanteries populaires. Physiquement, les Hottentots sont la plus repoussante des familles noires ; en sont-ils aussi la plus dégradée moralement, comme on n’a pas craint de l’avancer ? Dans tout ce qui nous est raconté d’eux, nous ne voyons rien qui autorise à admettre cette allégation. Sans énergie agressive, volontiers pacifiques, laborieux, toute l’histoire de leurs relations avec les Hollandais nous les montre doués des basses vertus des natures inférieures. Les colons, qui trouvèrent dans ces inoffensifs sauvages de précieux auxiliaires de travail, abusèrent d’eux jusqu’à les réduire à un état voisin de l’esclavage de nos bêtes d’étables et d’écuries, si bien qu’enfin le parlement anglais, indigné, passa, pour les délivrer de cette condition, le fameux bill dont nous avons précédemment parlé, lequel fut au nombre des griefs qui exaspérèrent les boers contre le gouvernement colonial. Comme les Hottentots n’ont jamais opposé une longue et sérieuse résistance à leurs envahisseurs, ceux-ci n’ont pas eu la peine de les détruire, mais cette servitude prolongée et les mélanges charnels qui en ont été la conséquence ont fait ce que n’aurait pu faire une guerre d’extermination. Aujourd’hui la race hottentote proprement dite n’existe plus dans la colonie du Cap ; au moins M. Trollope raconte-t-il qu’il lui fut affirmé qu’il n’en rencontrerait peut-être pas un seul qui fût réellement de sang pur. En dehors même de la vieille colonie, ils ne font figure que sous la forme de griquas, c’est-à-dire de bâtards ou métis ; mais sous cette forme ils ont joué un rôle assez important dans l’histoire coloniale de ces dernières années, car c’est sur leur territoire qu’ont été découverts les champs de diamans, et ce sont eux qui en ont transporté la propriété à l’Angleterre. Quoique ce soient là des faits de date toute récente, et qui nous obligent à anticiper sur l’ordre des temps, nous les résumerons en peu de mots pour nous débarrasser définitivement de tout ce qui concerne la race hottentote, qu’elle soit de sang pur ou de sang mêlé.

En 1811, une horde de ces métis ou griquas s’établit, sous la conduite d’un certain Adam Kok, dans le pays situé à l’ouest du territoire d’Orange qui est connu sous le nom de Griqualand. Adam Kok les gouverna jusqu’en 1821, époque à laquelle il fut obligé de céder la place à un autre chef, nommé André Waterboer. Ce Waterboer n’expulsa pas son rival sans compensation, et Adam Kok put se retirer avec une moitié de la tribu sur la partie orientale du territoire griqua, aujourd’hui comprise dans l’état d’Orange. Soit qu’il trouvât qu’il était trop près de son compétiteur triomphant, soit pour toute autre raison, Adam Kok abandonna bientôt le pays qui lui avait été cédé et se réfugia sur un territoire désert, au nord de la colonie du Cap, alors connu sous le nom de terre de personne (no man’s land) et aujourd’hui désigné sous son nom, terre d’Adam Kok ; mais en se retirant il négocia avec l’état d’Orange la cession du territoire qu’il quittait. De son côté, André Waterboer, enveloppé, patronne et pensionné grassement par l’Angleterre, devenait le fidèle allié du gouvernement colonial et lui rendait de bons services contre les tribus des frontières nord de la colonie du Cap. Après lui, son fils Nicolas a continué ce rôle d’utile vassal, en sorte que, lorsque les champs de diamans furent découverts, les Anglais n’eurent aucune peine à obtenir de lui la cession de son territoire. Cette cession, l’état d’Orange en a contesté la validité pour toute la partie du pays où se trouvent les champs diamantifères. — Nicolas Waterboer m’a cédé ces terrains par bonne et authentique vente. dit l’Angleterre. — Il n’avait pas le droit de les vendre, car je les avais achetés d’Adam Kok il y a longtemps, répond l’état d’Orange. — La question de savoir lequel avait le droit de vendre cette terre du griqua Adam Kok ou du griqua Waterboer reste singulièrement obscure ; mais elle perd beaucoup de son intérêt par ce fait que l’Angleterre a trouvé le pays de bonne prise, se l’est adjugé moyennant une rente de 25,000 francs constituée en faveur du métis Waterboer et de sa famille, sans autre compensation pour le menu peuple des Griquas, et l’a rattaché à la colonie du Cap. Il est difficile de croire maintenant que, quand bien même le gouvernement colonial aurait l’évidence contre lui, il consentirait à se dessaisir de sa riche proie par amour platonique du bon droit, d’autant mieux qu’il y a un moyen infaillible de couper court à toutes les difficultés, qui est d’annexer pour la seconde fois l’état d’Orange.

En 1811, l’année même ou Adam Kok conduisait ses Griquas sur le territoire des futurs champs de diamans, les colons du Cap, poussant toujours davantage vers le nord, atteignirent le point de Graaf Reynet, contigu au territoire du Zuurveld, et se trouvèrent en présence des Cafres, ennemis autrement redoutables que les pauvres Hottentots. Ce nom de Cafres n’étant pas un nom de race, mais seulement une qualification morale appliquée originairement par les Arabes aux tribus avec lesquelles ils commerçaient dans les pays limitrophes de la côte orientale, il est assez difficile de dire avec exactitude à combien de tribus il doit être étendu. Selon quelques-uns, il faudrait entendre par pays des Cafres toute la partie orientale de l’Afrique australe jusqu’à la baie de Lagoa, ce qui comprendrait le Natal et le pays des Zoulous, et cette opinion est en effet assez bien justifiée par le sobriquet même qui a nommé ces tribus, car il est improbable qu’il n’ait pas été appliqué à l’origine de la manière la plus générale possible. Le pays des infidèles, cela s’entendait évidemment non de tel ou tel point strictement limité, mais de toute une vaste étendue embrassant des tribus de même race, sinon de même famille, de mêmes mœurs, de mêmes caractères physiques, et toutes également idolâtres. Quoi qu’il en soit de la justesse de cette opinion, cette appellation de Cafres est réservée exclusivement aux tribus qui occupent aujourd’hui les régions situées à l’est et au nord-est de la colonie du Cap, régions divisées par la rivière Keï en deux pays distincts, l’un la Cafrerie anglaise, depuis longtemps soumise et annexée, l’autre la Cafrerie indépendante, fort entamée depuis la révolte de Kreli en 1877. Là vivent trois grandes tribus ou plutôt trois petits peuples, les Amaxosas, les Amatembus et les Amapondos, lesquels se subdivisent en peuplades, qui à leur tour se fractionnent en groupes plus petits. Il n’y a en effet aucune fixité dans ces agglomérations noires, et elles se forment ou se dissolvent, gagnent ou perdent leurs noms, comme nos royaumes barbares sous les deux premières races, selon le hasard des successions princières et souvent aussi selon la célébrité des chefs. Ainsi, pour prendre l’exemple du plus valeureux de ces peuples, les Amaxosas, qui tirent leur nom de Xosa, onzième ascendant de Kreli, le révolté de 1877, n’existent réellement plus sous cette désignation, divisés qu’ils ont été en deux tribus nouvelles, les Galekas dans la Cafrerie indépendante et les Gaikas dans la Cafrerie anglaise, des noms de deux chefs, Galeka, arrière-grand-père de Kreli déjà cité, et Gaika, sous qui les guerres cafres commencèrent et à qui fut enlevé le territoire de Zuurveld. C’est, on le voit, une organisation qui n’est pas sans analogies avec celles des clans celtiques et des gentes latines des premiers siècles de Rome, avec beaucoup des habitudes de fractionnement de la barbarie germanique. Nous allons voir tout à l’heure que ce n’est pas à cela seulement que se bornent les ressemblances entre les pauvres hordes noires et les ancêtres de nos races les plus civilisées, et que ces ressemblances sont pour justifier le mot profond d’Arlequin cité par Voltaire à propos du grand dieu des Siamois : Tutto il mondo é fatto corne la nostra famiglia.

Le rêve favori des boers a toujours été d’éloigner les indigènes de manière à tenir à l’abri de tout élément natif les terres qu’ils occupaient, comme on purge les champs en culture en extirpant les mauvaises herbes. Ce rêve, le gouvernement colonial ne leur a jamais permis de le poursuivre longtemps ; ils commencèrent néanmoins par en obtenir une réalisation partielle lorsqu’ils se trouvèrent pour la première fois bien nettement en présence des Cafres. S’autorisant des perpétuels vols de bestiaux commis par les indigènes, ils demandèrent que ces voisins incommodes fussent expulsés du territoire du Zuurveld, qui leur avait été cependant laissé par traité. Le gouvernement colonial, qui en était encore à ses débuts, et qui ne prévoyait pas qu’il en arriverait avec les boers à ce degré de mésintelligence où l’on saisit avec satisfaction tous les moyens de faire échec à ses adversaires, crut devoir en cette occasion accéder à leur demande, et alors commencèrent ces guerres cafres qui depuis cette époque ont sévi sur la colonie à la manière dont les épidémies sévissent sur la santé publique dans telle ou telle région. Il y a eu des années de guerres cafres comme il y a des années de petite vérole, de choléra-morbus ou de dyssenterie, espacées à intervalles irréguliers. 1811, 1817, 1835, 1846, 1850, 1877, en tout six visites du fléau qui n’ont jamais duré moins d’une année et dont quelques-unes ont duré près de deux ans. Comme celles des épidémies, leur arrivée a presque toujours été quasi subite, sans longs symptômes avant-coureurs, et révélant par cela même une hostilité latente en permanence, un typhus de rébellion toujours prêt à se développer pour peu qu’une imprudence ou un accident viennent troubler les passions stagnantes ou en secrète fermentation qui en recèlent le germe ; le plus ordinaire incident suffit, un vol de bestiaux, un délinquant qu’on mène en prison, une rixe après boire à une noce de kraal entre Cafres indépendans et Fingos alliés des Anglais, et voilà la guerre allumée. C’est assez dire que la physionomie de ces guerres est celle de toutes les guerres des peuples à leur origine, ou de celles qui se produisent dans les sociétés dont les élémens ruraux ont conservé jusque dans une ère avancée prépondérance et entière liberté ; cela ressemble tantôt aux guerres des Romains contre les peuplades leurs voisines, Éques, Volsques ou Sabins, tantôt aux guerres entre clans écossais, tantôt aux guerres des républiques italiennes à l’aube première de leur orageuse liberté ; de courtes expéditions composées d’escarmouches et de rixes sanglantes, de razzias ou d’égorgemens de bestiaux, de moissons détruites ou pillées. Nous n’avons pas à entrer dans le détail de ces guerres dont les résultats seuls sont intéressans pour nous. Ces résultats invariablement les mêmes ont été une extension de la colonie du Cap après chaque révolte. En 1811, les Cafres furent repoussés au delà de la Grand Fish river, en 1819, au delà de la Keiskamma, en 1846, le pays compris entre la Keiskamma et la Keï, déjà conquis en 1835 et rendu aux Cafres par la philanthropie de lord Glenelg, fut placé sous le protectorat colonial et reçut le nom de Cafrerie anglaise pour la distinguer des territoires au delà de la Keï, qui constituèrent la Cafrerie restée indépendante jusqu’à ces dernières années. En 1860, ce protectorat se transforma en gouvernement direct, et la Cafrerie anglaise, d’abord érigée en colonie séparée, fut quatre ans plus tard annexée à la colonie du Cap. Restaient aux Cafres toujours diminués les territoires au delà de la Keï ; la révolte de Kreli en 1877 a porté un coup mortel à ce dernier asile de leur indépendance. Lorsque M. Trollope quittait l’Afrique, on répandait partout l’avis de mise en vente de ? terres des Galekas, émané du commissaire des terres de la couronne. Quelques milliers d’hommes et une dizaine de millions sterling ont suffi à l’Angleterre pour couvrir les frais de ces acquisitions, qui n’auraient pas été payées cher si, en annexant la vaste et fertile région qui compose la partie orientale de la colonie du Cap, il n’avait pas fallu du même coup annexer ses habitans. S’il n’y a plus de Cafrerie en effet, il y a toujours des Cafres, et c’est là le revers de cet agrandissement.

Faut-il croire que ces guerres sont terminées ? En se reportant aux dates que nous avons données plus haut, on verra que les cinq premières se sont succédé à des intervalles relativement rapprochés, tandis que la dernière n’a éclaté qu’après une paix de plus de vingt-cinq années. Encore cette dernière méritait-elle à peine le nom de guerre et même de rébellion. Née d’une cause toute fortuite, elle a eu beaucoup plus pour mobile la haine contre les Fingos, peuple naguère esclave des Cafres et aujourd’hui allié de l’Angleterre, qui les a relevés de leur condition, que contre le gouvernement colonial. Kreli, le chef des Galekas, ne la voulait pas, a eu la main forcée par les ardeurs de ses fils, et s’est soumis aussitôt qu’il l’a pu. Comment donc expliquer cette longue paix de trente années gardée par les Cafres à qui les motifs légitimes de révolte n’ont pas manqué pendant cette période ? Il se pourrait bien qu’il y eût dans cette suspension prolongée plus de motifs de craindre que de motifs de se rassurer, et nous nous étonnons qu’aucun observateur n’ait été frappé de ce qu’il y a de menaçant dans une semblable trêve succédant tout à coup aux anciens accès de frénésie guerrière. La nature humaine est partout la même, et pourquoi l’histoire des rébellions cafres ne reproduirait-elle pas sous une forme grossière celle de beaucoup d’autres résistances plus glorieuses ? Pourquoi ce qu’il nous faut bien appeler, faute d’un autre mot, l’esprit de nationalité des indigènes, ne serait-il pas entré, à partir de 1852, dans cette phase de recueillement silencieux qui a été si souvent fatale aux envahisseurs en tout temps et en tout pays ? Il y a d’abord la période de la rébellion sans prudence et sans cohésion, se ruant sur un ennemi dont elle n’a pas mesuré la force véritable, éclatant spontanément et à l’étourdie au gré d’un hasard qui provoque l’irritation ; puis, lorsque les témérités ont été longtemps punies, les âmes, d’aveugles et présomptueuses qu’elles étaient, deviennent tout à coup clairvoyantes et prudentes, et comprennent que le secours ne leur viendra pas de ces passions qui les ont trahies. Elles se replient sur elles-mêmes, et se prennent à méditer silencieusement sur des moyens de délivrance plus certains que les efforts partiels dont elles ont reconnu l’inutilité. Alors le concert leur devient facile parce que leur haine dominante se fortifie du sacrifice de toutes les haines plus particulières auxquelles elles n’avaient pas voulu renoncer jusque-là, et que, dociles à toutes les influences qui peuvent encourager et caresser leur espoir de vengeance, elles acceptent avec joie toute discipline qui leur promet le succès. C’est le moment propice pour les prophètes, s’il s’en présente quelqu’un, pour les chefs puissans, s’il en est de tels. La paix dans ces circonstances n’est donc autre chose que la guerre en préparation, la guerre patiente, prudente, épiant l’occasion favorable, et le vainqueur qui s’endort sur cette fausse sécurité risque parfois d’être réveillé de façon cruelle. Nous craignons fort que ce ne soit là le secret de la tranquillité des Cafres et des autres indigènes de l’Afrique australe. Les colons ont le sentiment de ce danger occulte, à preuve les alarmes qui s’emparent de temps à autre de telle ou telle région sans motif apparent. L’année même qui précéda la révolte de Kreli, la rumeur d’un prochain soulèvement des Cafres se répandit dans la Cafrerie anglaise, et les colons, saisis de terreur panique, s’enfuyaient à l’envi, vendant leurs bestiaux à perte, à la grande joie des indigènes qui profitaient de cette occasion pour faire de bons marchés.

Les esprits optimistes aiment à rapporter cette tranquillité à l’influence de la civilisation et aux bienfaits qu’elle a déjà répandus parmi les indigènes, mais il n’est rien moins que sûr que ces bienfaits soient acceptés avec reconnaissance. Il y a quelque trente ans, Saint-Marc Girardin amusa beaucoup un certain jour son auditoire de la Sorbonne en lui présentant un bourgeois de Paris de retour d’Orient qui s’écriait avec enthousiasme : « Le progrès marche à grands pas les Turcs mangent avec des fourchettes. » Les optimistes nous semblent tomber un peu dans la même naïveté lorsque, pour nous prouver que les Cafres ont été entamés par la civilisation, ils nous les montrent pourvus de ce vêtement cher à la décence britannique qui s’appelle pantalons. Nous savons tous qu’un Turc pour manger avec une fourchette n’en reste pas moins Turc avec obstination, et nous craignons fort qu’un Cafre puisse porter des pantalons et rester Cafre comme devant. Lorsque M. Trollope visita la Cafrerie anglaise, il eut une amusante entrevue avec plusieurs princes de la famille de Sandilli, chef des Gaikas. L’un d’eux, nommé Siwani, se plaignit hautement du manque de bonne foi des autorités anglaises à son égard ; il avait envoyé ses hommes travailler au chemin de fer, et jamais il n’avait reçu la gratification par tête que les Européens lui avaient promise. « Tout naturellement, dit M. Trollope, j’insistai sur les avantages que les Européens avaient apportés aux Cafres, les pantalons par exemple, et je fis la remarque que tous les princes autour de moi étaient extrêmement bien habillés. Oui, par force, répondit-il. On nous a dit que nous devions venir vous voir, et c’est pourquoi nous avons mis nos pantalons. Ils sont fort incommodes, et nous souhaiterions volontiers que vous, et les pantalons, et les magistrats, et surtout les prisons, vous fussiez ensemble hors du pays. » Si ce sont là les sentimens des indigènes dans la Cafrerie anglaise, depuis longtemps annexée et depuis longtemps soumise, on peut juger quels sont ceux des indigènes indépendans ou encore tout cuisans d’une soumission récente.

Pour se défendre contre les dangers toujours menaçans qui peuvent surgir de cette hostilité latente, la civilisation anglaise a bien des ressources. Elle a les moyens pacifiques de moralisation, les écoles cafres, les missions religieuses ; si ces moyens-là n’entament pas sérieusement la barbarie, cela l’égratigne au moins à la surface et en détache toujours çà et là quelques atomes. Elle a le dissolvant de l’imitation, la contagion de l’exemple ; ce n’est pas infructueusement que les indigènes subissent le voisinage d’une société policée. Il e3t vrai que les sentimens qu’inspire ce spectacle sont aussi souvent de haine et d’envie que d’émulation. Lady Barker, qui a écrit récemment sur la vie des colons de Natal un charmant petit livre, bien supérieur à ses précédentes publications sur la Nouvelle-Zélande, eut un jour la curiosité de visiter un kraal de son voisinage. Le patriarche du lieu à qui on s’adressa la regarda avec une tristesse amère où perçait une nuance de mépris. Qu’est-ce que ces dames anglaises qui ne manquent de rien chez elles peuvent trouver dans nos pauvres habitations où nous manquons de presque tout ? dit-il. N’importe, cet homme avait un point de comparaison, sa quiétude barbare était troublée. Les séductions du bien-être que le travail parmi les blancs peut procurer et les transformations que le salaire gagné opère en Cafrerie comme ailleurs sont au nombre des plus puissantes de ces influences civilisatrices. L’enfant indigent du kraal qui au bout de quelques années de travail se trouve en mesure de payer le nombre de vaches voulu pour l’acquisition d’une ou de plusieurs femmes, — la même lady Barker en a eu un de ce genre à son service, — ne peut pas ne pas reconnaître que c’est à la présence des blancs dans son pays qu’il doit de savourer les douceurs de la polygamie. Une autre ressource de la civilisation anglaise, c’est le concours que lui prête l’excentricité de caractère et d’action de ses enfans, auxiliaire précieux qui dans bien des cas vaut mieux pour l’énergie et l’activité que l’autorité locale, et en tient lieu fort souvent. M. Trollope ne nous apprend-il pas que le peuple des Amapondos est réellement gouverné par la veuve d’un missionnaire, une certaine mistress Jenkins, qui les a si bien façonnés, assouplis, pénétrés d’influences anglaises, qu’ils deviendront sujets britanniques dès qu’on le jugera nécessaire. Cette prédication civilisatrice par les moyens de moralisation pacifique peut d’ailleurs recourir en toute assurance au bras séculier pour dompter l’opiniâtreté de la barbarie ; elle trouvera à son service la surveillance des agens établis comme résidens auprès des tribus principales, la force militaire que l’Angleterre conserve au Cap, et surtout la police du corps de cavalerie coloniale, mounted police, gendarmerie bien recrutée et intelligemment répartie sur toute l’étendue du territoire cafre par escouades de trente ou quarante hommes, toujours assez proches des foyers d’insurrection pour pouvoir mettre à temps le pied sur les premières semences d’incendie. Enfin le gouvernement anglais a la ressource, dont nous l’avons vu déjà user en Nouvelle-Zélande, d’employer comme auxiliaires certaines tribus indigènes en profitant habilement des circonstances de rivalité qui opposent si souvent ses peuplades entre elles.

Les auxiliaires du gouvernement colonial pour la Cafrerie sont les Fingos, peuple dont la curieuse destinée est pour ainsi dire un chapitre vivant de l’histoire séculaire de l’Afrique. Leur aventure n’est que d’hier, elle pourrait être aussi bien d’il y a trois mille ans, car elle n’est qu’une répétition contemporaine de ce qui s’est passé sur le sol africain depuis qu’il y a des hommes. Ces Fingos, dont le nom en langue cafre signifie chiens, habitaient dans un passé encore bien récent une région quelconque du Natal. Le conquérant Chaka, le fondateur de la monarchie des Zoulous, étant entré dans Natal les poussa devant lui comme un puissant chasseur qu’il était devant l’Éternel, et ils ne s’arrêtèrent dans leur fuite que lorsqu’ils furent arrivés au pays des Galekas où ils apprirent par amère expérience qu’il est inutile d’éviter Charybde si c’est pour tomber en Scylla, car fuyant l’oppression ils rencontrèrent la tyrannie. Les Galekas, voyant ce bétail humain éperdu qui leur arrivait, le jugèrent de bonne capture et lui donnèrent l’hospitalité de l’esclavage. C’est dans ces conditions d’esclaves que les Anglais les trouvèrent en 1834, et ils les en relevèrent avec d’autant plus d’empressement que c’était le moment même où le gouvernement britannique décrétait partout l’abolition de l’esclavage. Une fois libres et placés sous le protectorat du gouvernement colonial, qui pour faire pièce à leurs anciens maîtres les établit sur un territoire d’un tiers plus grand que le territoire galeka, les Fingos sont devenus un peuple industrieux, riche, et ne ménagent pas les représailles à leurs ex-tyrans. Ils ont été la. cause première de la révolte de Kreli en 1877, et ils ont aidé à la répression avec la vaillance modérée qui peut être particulière à d’anciens esclaves devenus agriculteurs et trafiquans prospères. Ces auxiliaires indigènes sont sans doute un précieux secours ; cependant il ne faudrait en user ni largement, ni sans défiance. Passe pour les Fingos, qui ont trop à redouter les vengeances de leurs anciens maîtres et qui ont reçu de l’Angleterre un service trop signalé pour ne pas lui rester fidèles quand même ; passe encore pour les Griquas, race métis dont les chefs ont trop à gagner au maintien de l’état actuel des choses dans l’Afrique australe pour en désirer le changement ; mais les derniers événemens ne prouvent-ils pas à quel point la fidélité de la plupart de ces tribus est douteuse ? Les Souazies passaient pour des alliés sûrs, nous venons de les voir combattre en faveur de Cetywayo. Les Basoutos passaient pour des sujets soumis, l’expédition du capitaine Wood, rendue nécessaire par l’agitation hostile de ces tribus aux premières nouvelles du désastre d’Isandula, dit assez combien cette confiance était trompeuse.

Ce ne sont pas là toutes les armes de la civilisation. Elle en a bien d’autres, et, par exemple, outre les moyens qui lui sont propres, ne peut-elle pas, selon les circonstances, emprunter ceux de la barbarie même ? A Dieu ne plaise que nous veuillons donner à ces paroles une portée exagérée. Prise dans son ensemble, la conduite du gouvernement anglais envers les indigènes a été parfaitement conforme aux principes d’humanité que ses philanthropes ont fait triompher dans le monde entier. Non-seulement il a protégé les indigènes contre les boers, mais il leur a sacrifié ces derniers en toute occasion. Il a relevé les Hottentots et les Fingos de l’esclavage, sauvé de l’extermination le peuple des Basoutos, fondé des écoles cafres, répandu ses missionnaires dans toutes les tribus. Lorsque le chef zoulou Langalibalele fut, par un jugement très conforme à la légalité, mais regardé comme excessif, condamné à être transporté dans Robben Island, n’a-t-on pas vu l’Angleterre se prendre en sa faveur d’un de ces mouvemens de capricieuse humanité qui lui sont propres, et le gouvernement colonial n’a-t-il pas entouré ce vieux nègre malfaisant de toutes les joies domestiques qui pouvaient adoucir sa prison ? Cependant la politique a partout ses contradictions, et nous avons vu que celle du gouvernement colonial de l’Afrique australe n’en a jamais manqué. Or, il est dans cette histoire des guerres cafres un fait resté jusqu’à ce jour passablement obscur, et dont M. Trollope nous donne à mots peu couverts une explication trop curieuse et trop nouvelle pour que nous ne nous y arrêtions pas.

En 1857, sir George Grey étant gouverneur du Cap, — ce même éminent homme d’état que nous avons vu gouverneur en Nouvelle-Zélande, dont la prospérité est en partie son œuvre, et qui aujourd’hui dirige en qualité de premier ministre du parlement colonial le pays de ses préférences, — une prophétie singulière se répandit parmi les Cafres. « Ils devaient être, dans un temps prochain, restaurés dans leur ancienne gloire et rétablis dans leurs anciennes possessions par l’aide non des vivans, mais des morts. Leurs vieux guerriers reviendraient du monde invisible, et ils deviendraient tous beaux, jeunes et invincibles. Seulement, ils devaient avoir une grande foi. Ils trouveraient dans des cavernes des bestiaux aussi nombreux qu’ils pourraient le désirer, et de riches moissons se présenteraient devant eux lorsqu’ils en auraient besoin ; mais il fallait que, préalablement, ils tuassent tous leurs bestiaux, détruisissent tout leur blé, et qu’ils s’abstinssent de semer un seul grain. » Les Cafres suivirent ces conseils avec la foi parfaite d’Abraham sacrifiant son fils Isaac et la candeur des Troyens introduisant le cheval de bois dans les murs d’Ilion ; la conséquence en fut que cinquante mille d’entre eux moururent de faim, que la Cafrerie anglaise fut annexée peu de temps après, et que depuis ils ont à peine remué. D’où venait cette prophétie ? Jusqu’à présent, on avait cru qu’elle était née spontanément du désespoir patriotique de ces tribus que la guerre de 1850-52 avait éprouvées d’une cruelle manière, et la chose semblait d’autant plus probable que l’esprit de prophétie avait déjà joué un rôle dans cette guerre. Avec une loyauté tout anglaise, M. Trollope s’est chargé de dissiper à cet égard l’ignorance du public européen. Laissons-le donc nous désigner lui-même l’origine, la cause et l’auteur de cette prophétie. « Il est plus que probable, dit-il, qu’elle fut élaborée par le cerveau d’un Anglo-Saxon imaginât if et d’esprit robuste. Cela se passait en 1857, alors que les terribles exigences de la révolte de l’Inde avaient retiré du Cap jusqu’au dernier habit rouge. Si à ce moment les Cafres avaient repris leur vieux système de rébellion, les choses auraient pu mal se passer pour les fermiers hollandais et anglais de la province du Cap-Oriental. » Nous sommes dispensé d’insister sur ces paroles, tant elles portent clairement leur commentaire avec elles. L’Anglo-Saxon imaginatif et d’esprit robuste qui a fait une si belle application de la maxime la fin justifie les moyens ne serait peut-être pas bien difficile à découvrir ; nous doutons seulement qu’il fût très reconnaissant de la gloire que lui fait cette révélation. Lorsque Macaulay a désigné Dalrymple comme l’auteur caché de certain massacre de Highlanders jacobites sous le règne de Guillaume III, il y avait cent cinquante ans que l’aristocratique maître de Stairs reposait dans la tombe avec les secrets de sa vie publique.


III.

Les Cafres sont, à proprement parler, les seuls indigènes que le gouvernement anglais ait eu pour adversaires jusqu’au jour où, par l’annexion du Transvaal, il s’est mis sur les bras les Betchuanas et les Zoulous, et a tourné contre lui des haines qui ne s’étaient jamais adressées encore à d’autres qu’aux boers, rapide punition de l’acte arbitraire qu’il a cru devoir commettre. C’est aux boers en effet qu’appartient la triste gloire d’avoir introduit dans l’histoire contemporaine des colonies sud-africaines les redoutables peuplades que nous venons de nommer. Ce fut un chef zoulou fugitif, Mazulekatze, qui leur fit éprouver leur premier grand échec, et lorsqu’à la suite d’un sanglant désastre ils repassèrent le Vaal et entrèrent dans le Natal, ils se heurtèrent contre la puissance même du roi des Zoulous. De toutes les peuplades de l’Afrique australe, les Zoulous sont ceux dont l’histoire et le caractère présentent les plus fortes couleurs orientales ; aussi lorsque les boers les trouvèrent devant eux purent-ils sans exagération, imbus comme ils l’étaient des lectures de la Bible, les prendre pour les peuples mêmes de Moab et d’Amalec. Nous ne sommes plus ici en présence de l’espèce de féodalité à demi rustique, à demi guerrière, et toujours divisée contre elle-même, des autres tribus africaines, mais bien d’une véritable monarchie militaire noire, redoutable par la concentration du pouvoir, l’unité du commandement et la discipline des sujets. En lisant les courtes annales de cette monarchie noire, il semble qu’on lise quelques épisodes de l’histoire des peuples du Turkestan ou de la Tartarie, voire même quelques chapitres de l’histoire ottomane des Bajazet et des Sélim. Voyez plutôt. Lorsque, dans les premières années de ce siècle, Napoléon tenait l’Europe entière sous sa domination, il ne se doutait guère qu’il avait dans l’Afrique du sud un émule du nom de Chaka, parvenu comme lui par le seul ascendant du génie et la seule énergie de la volonté. Ce Chaka, faisant de la tribu des Zoulous, qui jusqu’à lui n’avait eu qu’une importance secondaire, un instrument de conquête, dévora par son moyen toutes les peuplades voisines et établit sa domination des possessions portugaises de la baie de Lagoa au cœur du Natal, dont il chassa les habitans devant lui et qui depuis est resté peuplé de Zoulous. La famille, on le sait, est fatale aux souverains orientaux ; Chaka eut le tort de s’en souvenir trop tard. Il possédait un frère ambitieux du nom de Dingaan qu’il n’avait pas eu la précaution de faire tuer, et Dingaan, jugeant que cette imprudente étourderie lui créait un droit à régner, assassina le conquérant. C’est ce Dingaan que rencontrèrent les boers lorsqu’ils entrèrent dans Natal. Leur chef Pierre Retief, se tenant pour assuré après quelques pourparlers préliminaires qu’il obtiendrait du roi des Zoulous une concession de terres pour lui et ses compagnons, eut la simplicité de se fier à la parole de ce sauvage et de se rendre dans son camp ; il y fut assassiné au milieu d’une fête donnée traîtreusement en l’honneur des blancs. Cet exploit accompli, Dingaan se mit en devoir de détruire ces envahisseurs qui venaient lui disputer le pays de Natal, et il y était presque parvenu, bien qu’il eût été refoulé dans le Zoulouland proprement dit, lorsque les boers réussirent à le faire assassiner par ses sujets exaspérés de sa tyrannie. Ces sujets, qui, paraît-il, à ce moment-là avaient assez des souverains à main vigoureuse, élurent à sa place un troisième frère du nom de Panda, sorte d’imbécile d’humeur pacifique qui s’empressa de traiter avec les blancs, Claude après Caligula. Cependant Néron n’était pas loin, et c’est lui qui règne aujourd’hui sous le nom de Getywayo, fils de Panda le débonnaire, et neveu du grand Chaka et de Dingaan le féroce.

Digne de cet illustre sang, ce personnage ajoute aux vertus guerrières de ses ascendans une dissimulation patiente, qui a caché * jusqu’ici son véritable caractère, trompé la vigilance du gouvernement colonial et partagé l’opinion des blancs dans l’Afrique australe, les confians le voyant en beau, les pessimistes le voyant sous un jour détestable. Il paraît avoir merveilleusement compris la situation politique des colonies et la nature des divisions qui séparent les Anglais et les boers. Tant que la république du Transvaal a duré, Cetywayo a passé pour n’être pas hostile au gouvernement colonial. C’est qu’en effet ce n’étaient pas les Anglais ; mais les boers qu’il visait, les jugeant plus faibles et pensant en venir à bout à meilleur compte. Il a été en partie cause de l’annexion du Transvaal en fomentant les révoltes des indigènes et en poussant un de leurs chefs les plus actifs, Secocoeni, contre le président Burgers. Lorsque le Transvaal a été annexé, Cetywayo s’est trouvé quelque peu pris dans ses propres pièges. Frustré de la proie qu’il convoitait, il a ouvertement jeté le masque et bravé la puissance qu’il avait jusqu’alors redouté de blesser. S’il a si brusquement ouvert les hostilités, c’est que l’annexion du Transvaal, tout en dérangeant ses plans, ne changeait rien au fond de ses projets longuement préparés et qui ne semblent rien moins que l’expulsion complète des blancs de la terre d’Afrique. C’est là certainement l’espoir qu’il a fait luire secrètement aux yeux des peuplades africaines et la pensée par laquelle il a essayé de les former en faisceau de résistance, car qu’il ait noué des intelligences avec les tribus jusqu’alors les plus hostiles à sa domination et qu’il s’en soit fait des alliés, les mouvemens singuliers qui ont suivi les récens désastres de l’armée anglaise ne permettent pas d’en douter. En un mot, on peut soupçonner sans hypothèse trop téméraire que Cetywayo a conçu le projet d’une délivrance du sol africain par une confédération noire fondée sur la communauté de race, tout comme s’il avait pris des leçons d’un disciple de M. de Cavour bu de M. de Bismarck, par où l’on voit que bien décidément l’unité est le mot du siècle et que ce mot est destiné à la même fortune que naguère ces vaudevilles de M. Scribe dont Théophile Gautier disait un jour si plaisamment : « On les jouera l’an prochain à Tombouctou. » Seulement la pièce politique est allée plus loin que Tombouctou, et la représentation en est faite et non à faire. Cette malfaisante influence occulte de Cetywayo explique parfaitement certaines singularités des dernières années ; par exemple on peut comprendre maintenant pourquoi les indigènes ouvriers aux champs de diamans employaient invariablement leur premier salaire à se munir d’une belle carabine ou d’un beau fusil du dernier modèle ; ils obéissaient sans doute aux mots d’ordre que Cetywayo faisait courir parmi les tribus et s’armaient sans bruit en prévision des luttes prochaines. Les noirs sont donc capables de carbonarisme et de nihilisme tout comme les Européens ? Eh, mon Dieu, oui, et aussi de vêpres siciliennes et de journées de Saint-Brice, comme l’histoire de Saint-Domingue et autres lieux ne l’a que trop démontré. M. Trollope a su démêler avec beaucoup de sagacité le caractère vrai de Cetywayo des rapports contradictoires qui lui étaient faits sur ce chef puissant, et pressentir quelque chose du danger qu’il allait faire courir à la colonie. Le personnage qu’il laisse entrevoir est bien celui que les événemens ont brusquement révélé.

Bien que le pays des Zoulous soit placé en dehors des possessions britanniques et que la domination de Natal, dont ils forment la frontière nord-est, leur ait été arrachée, cette colonie contient cependant plus de trois cent mille hommes de race zoulou en face d’un peu plus de vingt mille colons anglais, en sorte que, s’ils ne sont pas les maîtres du pays, ils en sont au moins les véritables habitans. Ces indigènes n’ont abdiqué ni leurs mœurs, ni leur nationalité, ils vivent dans leurs kraals selon les lois qui leur sont propres, sous des chefs dont l’autorité reste sur eux aussi entière que s’ils étaient en pays zoulou. Ceux mêmes qui sont répandus parmi les blancs et engagés à leur service ne se détachent jamais de leurs tribus sans esprit de retour, et ne s’en séparent même d’ordinaire que pour un temps aussi court que possible. Il en résulte qu’ils sont soumis à la fois à deux dominations et que, sujets de l’Angleterre, ils sont en même temps vassaux de Cetywayo, situation ambiguë qui, dans le cas de soulèvement général ou de désastres militaires nouveaux, peut faire courir à la colonie les plus grands dangers. La conduite de Langalibalele, chef de la tribu des Hludi, condamné naguère pour avoir refusé de comparaître lorsqu’il était mandé devant l’autorité coloniale, a montré à quel point les chefs zoulous se considèrent comme peu liés par cette qualité de sujets anglais. Que Cetywayo fasse un signe, et la plupart seront fort embarrassés de ne pas obéir, car les Anglais ne sont que leurs maîtres et Cetywayo est leur roi. Le sentiment de supériorité que le Zoulou tire de la prééminence qu’il doit à ses chefs est encore une source de dangers qui, pour être toute psychologique, n’en est pas moins fort sérieuse, et ses qualités naturelles, même dans ce qu’elles ont de presque aimable, ne sont rien moins que rassurantes.

De toutes ces hordes noires, c’est la plus aristocratique et celle qui se rapproche le plus des races orientales à peau blanche ou jaune. Les Zoulous sont essentiellement un peuple de guerriers, non un peuple de pasteurs comme les indigènes de l’ouest ou de laboureurs comme les Basoutos, et M. Trollope les décrit comme un peuple de dandys. Il ne tarit pas d’enthousiasme sur leur entente du costume et l’aisance avec laquelle ils savent le porter ; les pages qu’il a écrites sur ce sujet sont parmi les meilleures de son livre et en sont à coup sûr les plus éloquentes. Les haillons même leur sont une parure et les défroques les plus grotesques une grâce, nous dit-il pour nous faire comprendre cette élégance naturelle, comme Shakspeare, pour nous faire comprendre le charme de Cléopâtre, nous dit que ce qui était vice chez les autres, les prêtres mêmes rappelaient chez elle divine sainteté. Le Zoulou est donc une manière de gentleman noir, et il en a les mœurs comme l’élégance. De toutes les races de l’Afrique australe, c’est celle a qui le travail répugne le plus. Quoique les colons de Natal n’aient pas d’autres serviteurs qu’eux, ils travaillent le moins possible, le moins longtemps possible, et choisissent de préférence les occupations les moins pénibles. Ils sont domestiques, gens de service, grooms et commissionnaires plus volontiers que garçons de charrue ou pionniers, au grand désespoir des agriculteurs qui se plaignent de manquer de bras, et demanderaient volontiers que les blancs leur appliquassent le régime du kraal, c’est-à-dire les soumissent au travail forcé, car chez les Zoulous, comme chez les Cafres et autres indigènes, le chef a le pouvoir d’ordonner le travail à ses hommes, et il les prête aux colonies pour les entreprises de travaux publics, routes, chemins de fer, moyennant une redevance de tant par tête à son profit. Dans tout ce qui nous est raconté d’eux, tant par M. Trollope que par lady Barker, qui n’a pas eu d’autres serviteurs pendant son long séjour en Natal, nous ne surprenons aucune marque de bestialité sauvage, ni aucune tendance aux vices bas de l’esclavage. Ils sont les plus tendres des bonnes d’enfans, les plus fidèles des domestiques et les plus complaisans des hommes de peine. Jamais un Zoulou n’a rien volé, et leur réputation d’honnêteté est si bien établie que les colons ne prennent aucune précaution contre leurs convoitises possibles. Tant de qualités ont cependant leur revers, et ce revers est un défaut qui, relevant simplement de la physiologie, ne peut être imputé à reproche aux pauvres Zoulous, quoiqu’il soit de ceux qui enlèvent d’ordinaire toute envie de rendre justice aux gens, c’est, paraît-il, une odeur de noir accusée d’une manière plus offensante que chez aucune autre tribu africaine et à laquelle ne peuvent rien les soins de toilette les plus méticuleux de leur dandysme.

C’est encore aux boers que les colonies de l’Afrique australe doivent d’avoir fait connaissance avec les Betchuanas, nom générique qui, comme celui de Cafres, embrasse une infinité de peuplades fractionnées en tribus, lesquelles sont à leur tour subdivisées en familles plus petites, et dont le territoire s’étend à l’ouest du Transvaal jusqu’au désert de Kalahari. Quelques-unes seulement de ces tribus se trouvent engagées dans les affaires des colonies africaines, les Bapedis, les Souazies, les Tongas dans celles du Transvaal, les Baralongs et les Basoutos dans celles de l’Orange et du Cap. Cette dernière, de beaucoup la plus considérable, — elle ne comprend pas moins de 178,000 âmes, — est aussi la plus célèbre par ses longues guerres avec l’état d’Orange et par ses malheurs répétés dont elle a toujours su se relever, spectacle intéressant, même lorsqu’il est donné par une pauvre peuplade africaine. Voilà cinquante ans qu’ils sont écrasés par les ennemis les plus divers et qu’ils n’en sont que plus prospères. Ce furent d’abord les Korannas et les Amatabeles qui les réduisirent à une telle extrémité qu’ils furent contraints, paraît-il, d’avoir recours pour subsister à l’anthropophagie. Puis vint le tour des boers, qui, d’abord battus, prirent si bien leur revanche qu’ils les obligèrent à chercher secours dans la protection du gouvernement colonial, lequel les sauva de la ruine en annexant leur pays en 1868 et en les déclarant sujets anglais. Si la monarchie des Zoulous fait penser aux grandes tyrannies orientales, le gouvernement patriarcal des Basoutos ressemble à une parodie noire des monarchies pacifiques de Fénelon. Pendant de longues années, ils ont été dirigés par un chef du nom de Mosheh, sage et rusé fantoche qu’on dirait taillé sur le modèle des rois dévots du Télémaque, prêtant l’oreille aux missionnaires, vivant dans leur intimité, leur livrant volontiers son peuple et suivant lui-même, sincèrement ou non, leurs conseils avec une pieuse condescendance. C’était lui qui disait spirituellement aux Baralongs qui prétendaient lui avoir acheté le territoire qu’ils occupaient : « Du tout, je vous ai permis de traire ma vache, mais je refuse de vous la vendre. » Sous le gouvernement d’un tel chef et sous celui de son fils, qui a continué la même politique, les Basoutos sont devenus plus volontiers pasteurs et laboureurs que guerriers. Ils ont, nous dit M. Trollope, fait de grands achats de charrues dans ces dernières années, élèvent des troupeaux, produisent de la laine et sont, en dépit de leurs malheurs passés, une des tribus les plus riches de l’Afrique du sud.


III

Ces peuplades de l’Afrique australe ont des coutumes qui, à peu d’exceptions près, leur sont communes à toutes. Prises dans leur ensemble et considérées sans prévention, ces coutumes conduisent à cette conclusion que bien décidément l’humanité a partout le crâne fait de même et qu’elle est partout susceptible des mêmes erremens. Il s’est introduit de nos jours une théorie singulièrement flatteuse pour notre amour-propre, puisqu’elle tend à ressusciter au profit de notre race ce droit et ce pouvoir aristocratiques que nos sociétés civilisées s’appliquent à détruire pour leur propre compte, en sorte que nous transportons dans l’humanité générale les distinctions dont nous ne voulons plus pour nous-mêmes. Selon cette théorie, il y a dans l’humanité des races nobles parmi lesquelles les peuples d’origine aryenne tiennent le premier rang, et des races inférieures qui ne sont capables ni des mêmes conceptions ni des mêmes vertus que les premières. Nous n’y contredisons pas, bien qu’il nous semble qu’il y a au fond de cette question un malentendu qui consiste à opposer les résultats de civilisations séculaires à la nudité de barbaries prolongées par le fait de circonstances fatales. Pour être tout à fait juste envers les races inférieures, ce sont les tout à fait premiers ancêtres de nos peuples nobles qu’il faudrait leur comparer, et alors on aurait peut-être chance de retrouver cette égalité de nature qui s’est perdue par le cours du temps au bénéfice des races privilégiées. On s’apercevrait alors que, sans remonter aux âges préhistoriques, les Celtes anthropophages et les Pietés tatoués n’étaient pas si loin des Caraïbes, et que pour la férocité la distance est médiocre entre les Francs de Grégoire de Tours ou les hommes aux longs couteaux qui envahirent l’Angleterre, et n’importe quelle peuplade célèbre par sa cruauté. A coup sûr, si l’on cherche chez ces pauvres indigènes de l’Afrique australe quelque grande conception métaphysique ou religieuse, on n’y trouvera ni brahmanisme, ni bouddhisme, ni mazdéisme, et l’on pourra les mépriser à l’aise ; mais, si l’on s’en tient aux coutumes qui règlent leur vie, on sera obligé de convenir que les Européens devront chercher d’autres raisons pour établir l’infériorité de leur nature, car il n’est pas une de ces coutumes que nous ne rencontrions chez les peuples les plus célèbres et qui ont tenu le plus haut rang dans l’histoire générale. Voyons plutôt.

Ils sont polygames, c’est ce qu’ont été, c’est ce que sont aujourd’hui encore tous les peuples de l’Orient sans exception. Ils achètent leurs femmes moyennant un nombre de vaches qui varie selon l’âge ou la beauté de la fiancée et la position des parens ; n’est-ce pas exactement ce que faisaient les tribus germaniques et Scandinaves, et le morgengab était-il autre chose qu’une transaction de cette nature ? Toutes les circonstances d’intérêt qui résultent de ces marchés matrimoniaux sont réglées par une procédure, quelquefois bizarre, mais en somme parfaitement conforme à l’équité. Si le mari répudie sa femme pour raisons valables, il rentre en possession du bétail donné ; s’il la répudie sans motif acceptable, il paie son caprice de la perte de l’indemnité constituée au profit des parens. Meurt-il sans que sa femme lui ait donné des enfans, les vaches passent à ses héritiers ; sa femme quitte-t-elle la hutte conjugale, sa fuite y fait rentrer du même coup le bétail qui était le prix de sa personne. Cette femme, quoique achetée, ne peut jamais être vendue. Le mari a sur elle droit de correction, non de mauvais traitemens ; s’il y a blessures ou sévices graves, comme dit notre code, une amende est prononcée correctionnellement par le chef de la tribu. Elle travaille au profit du ménage, bêche, pioche, plante, sème et récolte, ce qui paraît monstrueux à nombre de philanthropes qui semblent ignorer qu’il en est ainsi dans la presque totalité des ménages de paysans de nos contrées. Nos paysannes vaquent absolument à tous les travaux agricoles, sauf deux : elles ne fauchent pas et ne conduisent pas la charrue ; mais si l’on suppose un état de société où leurs maris et leurs frères seraient soldats en même temps que cultivateurs, il est probable qu’elles s’acquitteraient sans se faire prier de ces deux emplois aussi bien que des autres. Cette coutume d’acheter les femmes donne lieu, il est vrai, à des abus évident ; il est clair en effet que ce sont les plus vieux qui sont les plus riches en bestiaux, et qui en conséquence se marient le plus aisément ou épousent les plus jeunes et les plus belles filles. Cela est certainement fort barbare, seulement les romanciers et les dramaturges se sont chargés de nous apprendre que ces abus n’étaient pas inconnus de nations justement fières de leur civilisation. Lorsque l’Africain est assez riche pour avoir plusieurs femmes, il en choisit une dont il fait sa grande épouse ; c’est la sultane favorite du harem ou la femme d’élection des mormons. L’enfant né de cette femme privilégiée est unique héritier à l’exclusion des enfans des autres femmes, qui sont remis aux soins de la Providence ; c’est le droit d’aînesse et la famille compris comme les comprennent tous les peuples polygames. Le père a droit de correction sur l’enfant, mais cette correction ne doit être ni brutale, ni capricieuse ; il est responsable des fautes de son enfant tant que celui-ci réside à la hutte paternelle et peut faire prononcer son indignité en cas de mauvaise conduite ; rien de tout cela n’est indigne d’une nation civilisée, et il s’en trouve quelque chose dans nos codes.

Tous les crimes, meurtres par préméditation ou involontaires, rapts, viols, vols, sont uniformément punis par une amende graduée selon les circonstances du crime et les qualités de l’offenseur et de la partie lésée ; c’est le système de la compensation inscrit dans les vieux codes germaniques. Un chef ne peut être poursuivi pour vol par aucun de ses hommes ; dans nos monarchies non plus, aucun sujet n’a le droit de traduire son souverain en justice. Les enfans du chef possèdent le singulier privilège de voler ; c’est celui dont jouissaient aussi les jeunes Spartiates de race noble. M. Trollope nous raconte à ce sujet un fait fort curieux. Il y a quelques années, la famille d’un certain chef avait été si fertile en rejetons qu’il n’y avait pas une propriété qui fût à l’abri des déprédations. Les Cafres se plaignirent, et le chef, pour faire justice à ses hommes, restreignit ce privilège aux jeunes princes qui composaient sa famille immédiate ; un souverain d’Europe fait-il autrement lorsqu’il détermine le nombre des membres de sa famille auxquels les privilèges de la royauté devront être limités ? Lorsqu’un individu tombe malade, la famille doit recourir à l’empirique qui tient office de médecin dans la tribu ; le malade meurt-il sans que le médecin ait été appelé, la famille est passible d’une amende. Si l’analogue de cette coutume existe chez quelque autre peuple, notre mémoire ne nous le rappelle pas ; avouez en tout cas qu’elle ne manque ni de justice ni d’humanité. Les Cafres sont à cet égard en avant de nous ; nous en sommes encore à savoir si nous pratiquerons l’instruction obligatoire, eux ils pratiquent déjà la médecine obligatoire. Lorsqu’un chef meurt, son décès est notifié à tous les chefs des tribus environnantes, qui se rasent la tête et s’abstiennent de lait pendant un certain temps ; c’est le deuil de nos souverains lorsque meurt un de leurs frères couronnés. Le chef est enterré avec ses armes, ses bijoux et ses insignes ; ainsi étaient enterrés les chefs germaniques, ainsi revient de la tombe le père de Hamlet, spectre en armure, le bâton du commandement à la main. Sur sa sépulture veillent pendant une période déterminée dés gardiens choisis parmi ses proches et ses amis, gardiens qui, par suite de cette fonction, deviennent des personnages sacrés, et paissent des bestiaux garantis par cette faveur contre le couteau, immunité qui passe à leur croît et ne cesse qu’avec l’extinction naturelle de leur race, coutume vraiment touchante et pieuse où respire la candeur religieuse des anciens âges et que nous admirerions depuis longtemps si nous en trouvions la rustique beauté exprimée en vers magnifiques parmi les rites observés par le dévot Énée. Cette sépulture enfin est xm lieu de refuge d’où aucun coupable ne peut être arraché, c’est le droit d’asile de notre moyen âge. Il n’y a donc, vous le voyez, presque aucune de ces coutumes qui n’appelle une comparaison avec celles de quelque autre peuple et qui ne justifie le mot d’Arlequin que l’on ne saurait assez méditer : Tutto il mondo è fatto come la nostra famiglia.

Cafres et Zoulous sont fort superstitieux ; le sont-ils beaucoup plus et d’une manière plus singulière que ne l’étaient, il y a seulement trente ans, la plupart de nos populations rurales ? Il y a chez eux deux ordres de fonctions quasi sacrées, celles de faiseur de pluie et de dénicheur de sorciers. Le faiseur de pluie est un personnage fort considérable, le plus considérable même de la tribu après le chef, ce qui se conçoit aisément dans un pays où il fait si chaud et où la plupart des terres Testent infertiles faute d’irrigation. Langalibalele, le chef zoulou révolté de 1873, avait été dans la première partie de sa vie faiseur de pluie du roi Panda, père de Cetywayo, et ce nom nous dit assez toute l’importance de ce ministère des élémens. Ces fonctions ne sont pas sans danger, car lorsque le faiseur de pluie est appelé, c’est toujours dans un temps de sécheresse, et si l’eau désirée tarde trop longtemps à tomber, il est immanquablement mis à mort. L’intercession des nuées se faisant par le moyen d’un sacrifice, ce fonctionnaire s’ingénie donc à gagner du temps par toute sorte de raisons subtiles. Il commence par demander trois jours pour que les os de la victime soient entièrement consumés par le feu, et que le sacrifice ait son plein effet. Si au bout de ces trois jours la pluie n’est pas arrivée, il allègue la couleur de la victime et recommence le sacrifice sur nouveaux frais ; puis il allègue l’influence malfaisante d’un sorcier qu’il faut découvrir, ce qui lui donne encore quelque répit, après quai il est jeté à l’eau si la pluie reste inexorable, trouvant ainsi la mort par l’élément même qu’il n’a pu attirer. On voit par là que le faiseur de pluie est toujours dans la situation d’un débiteur sous le coup d’un protêt qui s’évertue à prolonger les délais légaux, espérant qu’une circonstance imprévue lui permettra de s’acquitter avant la saisie, et que sa profession ne pourrait être exercée en toute sécurité que par un élève de nos nouveaux observatoires européens : une carrière nouvelle pour nos jeunes météorologistes sans fortune qui seraient pressés de faire leur chemin. Cette superstition est assurément fort plaisante ; toutefois, comme je me rappelle avoir entendu naguère nos paysans du centre m’assurer qu’ils avaient vu pendant un orage un curé faisant la grêle dans les nuées, et que j’ai été témoin de la quasi-lapidation d’un malheureux vicaire coupable de s’être arrêté sur le bord d’un ruisseau pour y laver la bride de son cheval, je n’ai nulle envie de rire des Cafres, et je me contente de murmurer en toute humilité le mot d’Arlequin.

Cafres et Zoulous souffrent aussi beaucoup des sorciers. Ce que ces personnages mystérieux font de dégâts dans les tribus, nul ne le saurait dire, et, ce qu’il y a de plus terrible, c’est qu’il est impossible de prévenir ou d’arrêter ces dégâts, car il va de soi que ces sorciers opèrent en secret, en sorte qu’on ne peut jamais les prendre sur le fait. Contre une malfaisance si active et si effrontée, il est de toute évidence qu’il faut un grand remède social ; ce remède, les dénicheurs de sorciers se chargent de le fournir. Cette profession est exercée aussi souvent par des femmes que par des hommes, et le lecteur nous croira sans peine si nous lui disons que les femmes sont, dans ce genre de fonctions, plus expertes, plus avisées que les hommes, et qu’elles y portent un esprit de justice sociale beaucoup plus redoutable. Lorsque les maladies sont nombreuses dans une tribu, ou que des vols y ont été commis sans que leurs auteurs aient pu être saisis, ou que des épizooties sévissent sur les troupeaux, on appelle le dénicheur ou la dénicheuse de sorciers. Le kraal s’assemble, et le devin, chargé de faire office de justicier, après s’être monté à un état de frénésie artificielle en battant du tambour à tour de bras, en poussant des cris féroces, et en tournant sur lui-même comme une toupie, s’arme d’une queue de couagga (le zèbre du pays), et, après beaucoup d’hésitations calculées, frappe un prétendu sorcier qui, selon les cas, est, ou bien mis à mort immédiatement, ou bien rossé à outrance jusqu’à ce qu’on le juge suffisamment purifié par la souffrance. Il va sans dire qu’une telle coutume favorise singulièrement les haines particulières ; on a bien toujours, même chez les Cafres, quelque voisin que l’on déteste, quelque riche que l’on envie, quelque parent dont il est utile de se défaire, quelque amoureux dont on est aise de se venger. Quelquefois même la politique s’en mêle ; tel sujet est suspect au chef, tel autre possède de nombreux troupeaux qui arrondiraient convenablement le parc princier ; dans ce cas, le dénicheur de sorciers rend volontiers à l’autorité le service de la débarrasser de ce sujet importun. Il va sans dire que le gouvernement colonial a interdit toute pratique de cette coutume malfaisante au premier chef chez toutes les tribus soumises à sa domination ; aussi aujourd’hui ne retrouve-t-on plus dans Natal et au Cap de dénicheurs ou dénicheuses de sorciers qu’à l’état de diseurs ou diseuses de bonne aventure[1]. Lady Barker fut curieuse d’assister à une séance de ces bohémiens et bohémiennes noirs, et nous a donné de leurs tours d’adresse une relation très détaillée et très brillante ; eh bien ! ici encore, nos habitudes d’esprit ne sont pas trop dépaysées. La description qu’elle nous fait de ces effrontées devineresses, richement et bizarrement costumées de peaux de lynx, de léopards, de lions, de boas constrictors, de plumages d’oiseaux, brandissant leurs lances ou leurs queues de couaggas et s’entraînant jusqu’à la frénésie par leurs danses bizarres et vertigineuses, rappellent si exactement ce que nous lisons des bacchantes et des ménades, des prêtres d’Athys et de Cybèle, qu’elle a l’air d’une traduction bien faite d’un récit antique sur quelqu’une des scènes frénétiques des cultes orgiaques. Tout cela est fort barbare, mais n’est pas absolument ignoré de nos modernes civilisations. Nous n’avons pas parmi nous de dénicheurs de sorciers, cela est vrai, mais y a-t-il beaucoup plus de quatre-vingts ans que nos magistrats ont acquis le droit de ne plus exercer cette fonction ?

IV

Cette prédominance écrasante de la race africaine est un danger des plus sérieux pour le gouvernement colonial, non-seulement en temps de guerre et en cas de révolte, mais en temps de paix et dans la pratique quotidienne des affaires habituelles. S’il est vrai en effet que le gouvernement doive toujours être formé à l’image de la majorité des sujets, il devient assez embarrassant de savoir quel régime il convient d’appliquer à ces populations, car il est vain d’espérer, quelque bonne volonté qu’il y mette, que le colonial office parviendra jamais à créer un gouvernement aussi foncièrement africain que celui d’un Mosheh ou d’un Cetywayo. A d’autres époques et avec d’autres tendances que celles qui règnent aujourd’hui, il n’y aurait eu là rien d’embarrassant, le nombre des indigènes eût-il été double et triple de ce qu’il est. Les noirs auraient été purement et simplement soumis au régime de la force et de l’arbitraire systématique, et le gouvernement colonial ne s’en serait inquiété que pour les réprimer en cas de révolte, et leur faire l’application en tout temps d’une police prudemment rigoureuse. Il aurait été bien entendu que les affaires de la colonie restaient distinctes de celles du peuple noir, qu’il n’avait rien à y prétendre, et que tout commençait et finissait à l’homme blanc. A défaut de ce régime de rigueur, on aurait usé d’un régime doucereusement patriarcal, qui aurait traité les indigènes comme des enfans dont l’éducation est à faire, les aurait laissés dans les vestibules de la civilisation, et se serait contenté d’agir sur eux par les influences religieuses et les arts pacifiques. La marche du temps, les exigences de la philanthropie, les engagemens pris à la face du monde par sa longue croisade abolitionniste interdisent à l’Angleterre, au moins ouvertement, le premier de ces systèmes, et la politique coloniale qu’elle a adoptée a depuis longtemps dépassé le second. Depuis l’établissement de l’Angleterre dans l’Afrique australe, on a légiféré sans établir de catégories de sujets et sans poser d’exceptions à l’égard de la race indigène, même dans la loi constitutionnelle qui régit la colonie du Cap. Tous les habitans de la colonie étant égaux de par cette constitution, sans distinction de couleur, pourvu qu’ils satisfassent à certaines conditions de cens, si modérées qu’une grande partie des noirs pourrait les remplir déjà sans trop de difficultés, il s’ensuit que Cafres, Basoutos, Griquas et autres indigènes du Cap peuvent, s’ils le veulent, exercer leurs droits d’électeurs et d’éligibles, et prendre part directement au gouvernement du pays. Cette mesure n’est pas pour l’Angleterre une nouveauté ; elle en a fait déjà l’application dans d’autres colonies, notamment en Nouvelle-Zélande, où les Maoris peuvent envoyer cinq représentans au parlement colonial ; seulement ce qui est inoffensif avec une population de moins de cinquante mille âmes cesse de l’être avec une population qui se chiffre par plusieurs millions. Il s’agit donc désormais pour l’Angleterre de gouverner constitutionnellement ces hommes noirs, non comme sujets, mais comme citoyens, et de les amener à participer aux œuvres de cette civilisation où elle les a introduits sans réserves. L’entreprise est généreuse ; reste à savoir si elle est prudente, si les indigènes africains seront civilisés par le droit de citoyenneté comme on est fait chrétien par la grâce du baptême, si les institutions représentatives leur paraîtront un bienfait d’un tel prix qu’ils en oublieront toute haine contre les maîtres qui les en ont dotés.

Certes voilà une mesure qui a été inspirée par un libéralisme d’ample envergure ; il est fâcheux qu’en dépit de ce mérite, elle soit une réelle offense à la justice. Il nous semble que dans cette question le gouvernement anglais a agi, ou bien avec une candeur qu’il faut reconnaître, mais qu’on peut s’abstenir d’admirer, ou bien avec un sentiment d’hostile défiance envers ses sujets blancs, qui auraient quelque droit de se montrer mécontens. On peut craindre que le gouvernement anglais ne soit tombé dans la même faute où l’Union américaine est tombée après la guerre de sécession et à peu près pour les mêmes raisons. Lorsque l’Union américaine, après avoir triomphé du sud, investit les esclaves affranchis de droits politiques, elle fit une œuvre non de réparation, mais de vengeance, qui avait pour but de faire sentir aux vaincus la profondeur de leur défaite. De même l’Angleterre, en plaçant les indigènes sur le pied d’égalité avec les blancs, a fait œuvre de rancune et de représailles envers les colons récalcitrans plutôt qu’œuvre de pacification et d’humanité véritables. Elle a voulu faire comprendre à ses sujets blancs non-seulement qu’elle ne tolérerait sous son empire aucun préjugé de race et de couleur, mais qu’elle n’avait pas oublié les luttes qu’elle avait soutenues contre eux pour cette cause. C’est là sans doute la raison de sa conduite, car quelle autre peut-on trouver pour expliquer cet octroi gratuit de droits politiques à des hommes qui n’en demandaient pas, n’en connaissaient pas la signification et en ignorent encore aujourd’hui l’importance ? Une telle munificence n’était pas la conséquence nécessaire de la politique de protection que l’Angleterre avait toujours suivie à l’égard des indigènes africains. De ce qu’elle n’avait jamais permis qu’ils fussent maltraités et spoliés, il ne résultait pas qu’elle fût obligée de leur conférer des droits politiques, pas plus que la libération des esclaves de l’Union américaine n’entraînait logiquement le droit de citoyenneté.

On allègue comme justification de cette mesure plusieurs raisons qui ne valent guère mieux les unes que les autres. C’est d’abord l’intelligence dont font preuve les indigènes de l’Afrique australe. On ne peut, dit-on, traiter comme des ilotes des hommes qui ont montré en plus d’un sens des aptitudes si marquées pour la civilisation. Nous avouons ne pas très bien saisir le rapport qui peut exister entre la condition d’ilote et l’exclusion du droit de suffrage. Il ne faut pas cependant que la domination actuelle du suffrage universel nous fasse perdre la mémoire de ce qui était tout récemment encore la loi politique des nations les plus démocratiques de l’Europe. Pour prendre l’exemple le plus probant, celui de la France, est-ce que sous la restauration et sous Louis-Philippe nos paysans et nos ouvriers n’étaient pas exclus du droit de suffrage par la loi constitutionnelle, et s’est-on jamais avisé de supposer qu’ils étaient ilotes parce qu’ils n’étaient ni éligibles ni électeurs ? En quoi par conséquent eût-ce été faire injure aux Cafres que de les laisser en l’état où étaient, il y a trente ans, nos paysans et nos ouvriers, qui sans doute n’étaient pas moins intelligens qu’eux et n’avaient pas donné moins de preuves de leur aptitude à la civilisation ? On objecte qu’ils sont le plus grand nombre, c’est ce qu’étaient aussi chez nous nos paysans et nos ouvriers, et d’ailleurs c’est précisément ce nombre qui par le danger qu’il présente justifiait leur exclusion. On objecte encore que les exclure eût été reconnaître l’existence d’un peuple distinct au sein de la colonie ; mais n’est-ce pas là la réalité même, et n’en a-t-on pas fait l’aveu lorsqu’on a permis aux indigènes de conserver leurs coutumes particulières, leur organisation sociale, leurs superstitions et leur polygamie ? Enfin on répond que cette mesure est sans danger, les indigènes n’ayant jusqu’à présent montré aucune inclination à exercer les droits politiques dont on les a gratifiés. Cependant, si les Cafres sont aussi intelligens qu’on les représente, il est difficile de croire qu’ils resteront longtemps sans comprendre la nature des armes politiques qu’on leur a mises entre les mains. Qu’ils sortent de cet état d’ignorance et d’indifférence où ils sommeillent aujourd’hui, et une majorité noire est non-seulement possible, mais certaine. Le cens, qui confère la qualité d’électeur en effet, a été fixé si bas par la loi constitutionnelle que tout travailleur peut aisément y atteindre. Quiconque peut prouver qu’il gagne un salaire de 25 livres sterling par an plus sa nourriture est inscrit de droit sur le registre électoral ; or le travail de la colonie étant en grande partie l’œuvre des indigènes, ion voit quelle masse d’électeurs noirs fournit cette seule circonstance. Et qu’on ne dise pas que, bien que plus nombreux que les blancs, ils se laisseront guider par eux, et voteront comme le leur demanderont leurs seigneurs de provenance européenne. Nous vivons dans un temps où les apprentissages se font vite, et on peut douter que les noirs se montrent de si bonne composition lorsqu’ils auront reconnu qu’il est en leur pouvoir de braver leurs dominateurs par les moyens mêmes que ces derniers leur ont donnés et qu’ils ne pourront leur retirer sans démenti choquant. A supposer d’ailleurs qu’ils consentent à se laisser conduire par les blancs, il n’y a là qu’un danger de plus, car ce sera l’inauguration fatale de l’état de faction, de brigue et d’anarchie dans l’Afrique australe. Le jour où on s’apercevra qu’ils peuvent constituer une majorité, les partis se disputeront leurs suffrages, et on peut tenir pour sûr qu’ils feront avec empressement tout le mal qu’on leur demandera de faire. Qui nous dit que d’ici à quelques années nous ne les verrons pas, tantôt aux ordres de démagogues boers ébranler légalement le pouvoir politique de l’Angleterre, tantôt aux gages du gouvernement colonial écraser les résistances des boers ? Point n’est nécessaire d’y regarder de bien près pour voir quel admirable engin de guerre civile et de guerre servile est le cadeau politique que le libéralisme de l’Angleterre a fait à ses sujets noirs.

Ce sont là les périls de l’avenir, mais cette situation singulière a des conséquences plus immédiates. L’élément noir est un obstacle des plus sérieux au fonctionnement régulier et complet du régime représentatif dans la colonie du Cap, et rend son établissement impossible dans les autres colonies. On a pu admettre les indigènes aux droits politiques dans la colonie du Cap, parce qu’il y a là une minorité respectable de blancs qui serait peu disposée à se courber devant une majorité noire, et saurait au besoin empêcher que les choses n’aillent trop loin ; mais oserait-on essayer pareille aventure dans Natal, où 20,000 blancs courraient risque d’être à la merci de plus de 300,000 noirs, et dans le Transvaal, où 40,000 boers devraient tenir tête à 250,000 indigènes ? Si le régime représentatif devait être établi dans ces deux colonies, on ne pourrait éviter d’inscrire dans leurs constitutions une disposition analogue à celle qui est inscrite dans la constitution du Cap, et cette nécessité seule suffit pour rendre peu désirable à leurs habitans l’avènement d’une liberté plus complète que celle dont ils jouissent. Ce que nous disons des colonies de Natal et du Transvaal peut se dire avec bien plus d’évidence du projet de confédération entre tous les établissemens de l’Afrique australe, car dans une telle confédération la majorité de l’élément noir apparaîtrait bien plus écrasante encore qu’elle n’apparaît dans chaque colonie prise isolément. Pour le Cap même, il est à craindre que l’établissement du régime représentatif ne soit qu’un médiocre bienfait. En tout cas, ce bienfait a été au moins prématuré, et la preuve c’est que le gouvernement anglais n’a pas cru pouvoir retirer ses troupes et a dû continuer à garder à son compte les frais de l’occupation militaire, comme si la colonie était encore directement dépendante de la couronne. Il n’a donc pu faire au Cap ce qu’il a fait en Australie et en Nouvelle-Zélande, c’est-à-dire se décharger sur la population émancipée des dépenses et de la responsabilité de la défense intérieure, et cela parce qu’il a redouté de laisser la colonie aux dangers que pourraient lui faire courir ces Cafres qu’il gratifiait des mêmes droits politiques que les blancs, en sorte que l’indépendance du Cap reste incomplète par crainte des citoyens d’un nouveau genre que lui crée sa constitution. Que conclure de telles contradictions, sinon que cet élément noir, que le gouvernement colonial se voit obligé de flatter et de menacer en même temps, est assez puissant pour compromettre l’existence, altérer les principes et gêner l’extension du régime représentatif dans l’Afrique australe.

Pour être indirecte, l’action des indigènes sur la politique générale des colonies n’en est pas moins, on le voit, aussi féconde en obstacles pour le présent que grosse de menaces pour l’avenir. Leur action sociale, celle-là très directe, est plus importante encore peut-être, car elle arrête le développement de la société coloniale en l’empêchant de se recruter aussi largement qu’elle le pourrait dans le stock d’hommes laborieux et entreprenans que l’Europe exporte annuellement en si grande abondance par l’émigration. S’ils ne sont plus les dominateurs du pays, ils sont les maîtres sur le champ du travail, d’où ils excluent les Européens par le fait même de leur présence, par leurs aptitudes, qui ne sont rien moins que méprisables, par le bon marché de leur main-d’œuvre, et par les sentimens d’orgueilleuse antipathie qu’ils excitent chez leurs rivaux blancs. Ils sont là sur place, chez eux, il n’y a qu’à prendre dans la masse, et, bien que les colons se plaignent de ne pouvoir en recruter autant qu’ils le voudraient, ils en trouvent cependant en assez grande abondance pour être dispensés de s’adresser aux travailleurs d’extraction européenne ou d’attendre pour leurs entreprises le concours des futures immigrations. L’ouvrier blanc n’a donc aucun empressement à s’établir dans un pays où il n’est pas demandé et où, par suite de la concurrence du travail noir, il ne lui serait offert que des salaires sans proportion avec ses besoins et ses prétentions. Le Cafre travaille pour une faible rétribution et le Zoulou pour une moindre encore. Dix shillings par semaine paraissent au Cafre une récompense suffisante pour le travail meurtrier des champs de diamans, et si les autorités coloniales ont besoin de manœuvres pour les routes et les chemins de fer, elles s’adressent à un chef cafre ou zoulou, qui s’empresse de leur louer le nombre d’hommes nécessaires moyennant la bagatelle de cinq shillings par mois, plus quelques livres de maïs pour chaque ouvrier. Ce sont là en effet des salaires fort insuffisans pour un ouvrier de notre vieux monde et de l’an 1879. Sous l’empire de ces circonstances économiques inclémentes, un point d’honneur très particulier s’est développé chez les rares prolétaires européens égarés dans l’Afrique australe. L’orgueil de race, qui se raidit en eux à leur en faire oublier les principes démocratiques qu’ils professent vraisemblablement, leur interdit de travailler aux mêmes gages que l’ouvrier noir et en sa compagnie. Si un ouvrier blanc se trouve réuni à des ouvriers noirs dans un même chantier ou un même atelier, il n’y restera qu’à la condition de les commander comme contre-maître ; si un domestique blanc se trouve avoir des camarades noirs, il faut que ceux-ci soient placés sous ses ordres, et qu’aux heures des repas ils gardent, comme il convient à des gens de leur sang inférieur, les bas-côtés de la table, tandis que lui, fils de parens aryens, en occupera le haut bout par droit de naissance. Même pressés par le besoin, les ouvriers d’origine européenne aiment mieux mendier qu’accepter les mêmes conditions que les noirs, et, chose plus curieuse encore, entre deux salaires, l’un misérable, mais qu’ils peuvent gagner en compagnie d’hommes à chevelure lisse et à face blême, l’autre élevé, mais qui les forcerait à subir un voisinage exécré, ils se résignent sans hésitation au premier. M. Trollope en rencontra deux de cette catégorie-là près de la petite ville de Georges, dans la colonie du Cap. C’étaient des ouvriers de chemins de fer sans travail, qui avaient accepté de faire une digue pour quelque fermier moyennant la faible rétribution d’un shilling et quelques deniers par jour, tandis que, dans le voisinage, des Hottentots gagnaient quatre shillings comme laveurs de laine et qu’il ne tenait qu’à eux d’en gagner autant en se joignant à leur bande. C’est là ce que les proverbes populaires appellent bouder contre son ventre et se jeter à l’eau de peur de se mouiller. On le voit, si le préjugé de la couleur n’existait pas, les ouvriers européens de l’Afrique australe l’auraient inventé, comme les paysans du Cap avaient réinventé l’esclavage sans exemple ni conseil d’aucune aristocratie.

Il est aisé de comprendre comment les délicatesses de ce point d’honneur sont tout profit pour l’indigène. Il n’y a pas un fermier de Natal qui soit assez désireux de maintenir la dignité de la race blanche pour donner à un valet de charrue trente shillings par mois alors qu’il peut avoir un Zoulou pour le gage plus modeste de cinq à dix shillings ; il n’y a pas un habitant du Cap qui consente de gaité de cœur à payer deux livres sterling et dix shillings par mois un domestique blanc, lorsqu’il peut avoir un excellent serviteur cafre pour une livre et huit shillings. Toute la grosse besogne des colonies, qui est en somme la plus indispensable, appartient donc aux indigènes ; ouvriers agricoles, terrassiers, charretiers, tondeurs et laveurs de laine, cochers, palefreniers, domestiques, commissionnaires, portefaix, sont exclusivement Cafres, Zoulous et Hottentots. Quant aux fameux champs de diamans, les indigènes sont encore maîtres sur ce terrain, les Européens tenant mal à ce travail et dans ces campagnes absolument arides, d’où se dégagent sans interruption des tourbillons de poussière brûlante. Restent les métiers qui demandent un apprentissage et réclament une part d’intelligence ; eh bien, là aussi les ouvriers blancs rencontrent déjà la concurrence des indigènes et la rencontreront bien davantage d’ici à quelques années. Dans les deux colonies particulièrement anglaises de Natal et du Cap, il a été fondé de nombreuses écoles pour les indigènes, et quelques-unes, comme Lovedale dans la Cafrerie anglaise, sont en même temps des ateliers d’apprentissage d’où quantité de jeunes Cafres sortent charpentiers, menuisiers, forgerons, serruriers, voire typographes et relieurs. Pendant sa visite à Lovedale, on montra à M. Trollope un journal imprimé dans l’intérieur de l’école pour les besoins de cet apprentissage ; les Cafres, lui dit-on, apprenaient très vite à lever la lettre, seulement ils semblaient éprouver une extrême difficulté à disposer les pages avec ordre, imperfection qui n’est pas insurmontable et qui naît sans doute chez l’apprenti d’un reste de gaucherie sauvage. Qui nous dit que d’ici à quelques années la presse sud-africaine tout entière ne sera pas imprimée par des ouvriers noirs sous la direction de metteurs en pages et de correcteurs blancs ? Le travailleur ordinaire n’a donc pour ainsi dire pas de place dans les colonies africaines ; pour réussir, il faut qu’il soit chef d’atelier, contremaître ou surveillant : c’est assez dire combien est limité le chiffre de ceux qui peuvent y trouver le succès.

La prédominance du travail indigène donne aux villes des colonies sud-africaines une physionomie très particulière ; nulle part on n’y rencontre un homme de race blanche faisant œuvre de ses dix doigts. Voyez par exemple ce curieux croquis d’une localité de l’état d’Orange tracé par M. Trollope. « M’étant mis à la fenêtre, je vis en face de moi deux hommes occupés à crépir un mur. L’un était un Cafre et l’autre probablement un nègre de la côte de l’ouest. Deux ou trois hommes passèrent avec des fardeaux sur leurs épaules : c’étaient des Betchuanas ou des Hottentots bâtards. J’allai en flânant hors du village jusqu’à une maison de campagne, où je trouvai un Fingo comme jardinier avec un Boschiman sous ses ordres. Dans la rue, les deux hommes qui avaient conduit la voiture rompaient le pain à côté de leur véhicule. C’étaient ce que l’on appelle des Cape-Boys, gens de couleur, venus de Sainte-Hélène et qui ont du sang blanc dans les veines ; j’avais dîné un peu auparavant, et j’avais été servi par un coulie. Plus loin, dans le square, je vis des balles de laine arrangées par trois Basoutos. Deux Korannas traversaient la rue, en tête de bœufs qu’ils avaient la prétention de conduire, mais allaient, selon toute apparence, là où les bœufs voulaient les mener. Puis vint un autre Hottentot, avec un joug autour du cou et deux seaux appendus aux deux bouts. Comme j’étais peu pressé, je m’amusai à continuer ces observations pendant un certain temps ; mais je ne pus pas voir un seul blanc au travail. Alors je me levai, et je me mis à parcourir la petite ville avec le dessein prémédité de m’assurer s’il me serait possible de surprendre un blanc qui travaillât ; je ne pus en découvrir un seul. » Notez que nous sommes ici dans l’état libre d’Orange, d’où les indigènes ont été si bien expulsés que tout ce qui en est resté ne forme pas la moitié de la population blanche, encore cette moitié vit-elle pour la plus grande partie entièrement séparée des blancs dans le territoire des Baralongs. Les noirs ont été rejetés hors de l’état, et cependant il semble qu’il n’y a place que pour le travail noir. Qu’est-ce donc pour Natal et le Cap, où ils vivent en majorité énorme ? Si quelque chose peut prouver avec évidence que l’Afrique du sud est et restera terre d’hommes noirs, comme le dit M. Trollope, c’est bien cette infiltration obstinée du travail indigène dans l’état même où l’on croyait en avoir détourné et tari la source.

Si Cham n’est destiné en Afrique australe comme ailleurs qu’à être le serviteur de ses frères, ce sera du moins à son plus grand avantage. Je lis dans M. Trollope que la somme des salaires payés annuellement aux champs de diamans s’élève à 1,600,000 livres sterling, soit 40 millions de francs, dont la presque totalité passe entre les mains des indigènes. Ajoutez à cette somme celles qu’ils reçoivent pour d’autres services, et calculez tout ce qu’il entre chaque année d’argent anglais dans les kraals de l’Afrique du sud. Une très faible partie de cette somme revient au gouvernement colonial sous la forme de la taxe des huttes, — 10 shillings par an pour chaque habitation, — et de quelques menus impôts ; le reste demeure en leur possession ou s’échange contre des choses à leur usage. Qui donc n’est capable d’apercevoir l’immense et heureuse transformation morale dont ce fait d’ordre purement économique est la cause et l’instrument ? Ce que l’Angleterre met à la disposition des indigènes sous la forme de salaires, c’est cette puissance civilisatrice par excellence qui s’appelle le capital et dont l’absence les a jusqu’à cette heure retenus dans la barbarie. Grâce à ces salaires, ils sont mieux nourris, mieux vêtus, mieux logés, et l’on commence à trouver dans leurs pauvres huttes ce qu’on ne trouverait pas toujours dans les chaumières des paysans de nos vieilles contrées. Au sortir de sa visite à l’école d’Healdtown, M. Trollope se prit à discuter sur l’éducation des Cafres avec un de ses compagnons de route, tout en traversant la campagne de la Cafrerie anglaise. « Faisons un essai, dit-il, entrons dans la première hutte venue, et voyons si nous y trouverons du papier, de l’encre et des plumes. » On entra dans une hutte pour l’heure vide de ses habitans, et l’on y trouva sans peine les plumes et l’encre, qui, supposant nécessairement le papier, dispensèrent de plus minutieuses recherches. Grâce à ces salaires, les indigènes se composent peu à peu un outillage agricole ; sur vingt-huit mille charrues que l’on compte dans la colonie du Cap, les Cafres en possèdent plus de neuf mille, et les Basoutos, dans ces dernières années, en ont acheté par milliers. Grâce à ces salaires, ils augmentent leurs troupeaux et deviennent producteurs au delà de leurs besoins ; dans la colonie du Cap, en 1875, les Cafres possédaient 1,108,346 moutons et avaient produit 2,249,000 livres de laine. Le gouvernement colonial ou les particuliers mettent des terres en location ; le Cafre se trouve en mesure de donner le prix demandé. On ouvre des écoles pour ses enfans, il les y envoie, et se montre assez riche pour payer un minimum de rétribution mensuelle. Enfin, c’est grâce à l’argent anglais répandu parmi les tribus sous diverses formes que les indigènes ont été capables de s’armer, de réformer intelligemment leur vieille tactique guerrière en faisant précéder leur traditionnelle attaque à la zagaie de fusillades meurtrières, et que Cetywayo tient depuis cinq longs mois l’Angleterre en échec. Chose à la fois triste et consolante, ce que n’auraient pu faire tous les efforts des missionnaires anglicans, presbytériens et autres, chacun d’eux eût-il eu le zèle pieux d’un évêque Colenso, la puissance du travail y a réussi. Sous son influence, une société noire a pris naissance et se développe graduellement. Le noir a cela de particulier que, s’il semble incapable de s’élever par lui-même à la civilisation, il la comprend et la suit dès qu’elle lui est montrée, et c’est là le spectacle heureux qu’il a présenté dans l’Afrique australe. Loin de dépérir au contact de la civilisation, il s’engraisse, croît et multiplie. En vérité, plus on examine attentivement cette situation de l’Afrique australe, et plus on reste convaincu que tous les avantages en sont pour les indigènes. De quelque façon que les choses tournent, ils n’ont qu’à gagner. Si, contre toute vraisemblance, ils triomphent de leurs envahisseurs blancs, les voilà redevenus maîtres chez eux ; si au contraire, comme cela est plus certain, leur lutte actuelle a le dénoûment de toutes celles qui l’ont précédée, ils continueront à prospérer au voisinage de leurs vainqueurs et resteront l’élément prépondérant d’une société qui ne peut se défaire d’eux et qui, bon gré, mal gré, sera conduite à leur faire une part de plus en plus large dans ses préoccupations. Tout conspire en leur faveur, et de même que naguère les boers ont tiré les marrons du feu pour les Anglais, on peut dire que l’Angleterre par des moyens différens rend aujourd’hui le même service aux indigènes.


V

Ces colonies, maintenues avec de si grandes difficultés et défendues à si grands frais, offrent-elles par les richesses qu’elles rendent une compensation suffisante ? Sur cette question encore le doute est permis. M. Trollope nous présente dans son livre, province par province et pour ainsi dire étape par étape, les résultats du travail colonial : certes ces résultats ne sont pas à dédaigner ; cependant, à tout prendre, ils sont de ceux qui n’admettent pas le dithyrambe. Les richesses de l’Afrique australe sont grandes, mais ces richesses sont pour ainsi dire latentes, la plupart étant encore et devant rester longtemps inexploitées. Sauf dans les parties depuis longtemps habitées de la colonie du Cap, la population, éparse sur un trop vaste territoire, est réduite aux efforts d’un travail individuel sans sécurité et sans assistance suffisantes ; les centres de population pouvant servir de marchés sont trop faibles et séparés par de trop grandes distances, les moyens de transport sont rares et ruineux. Voyager dans l’Afrique australe lorsqu’on s’éloigne de la pointe méridionale est presque impossible ; M. Trollope nous a conté par le menu son odyssée, et il faut avouer que la tâche accomplie mérite l’épithète d’héroïque. La terre reste sans culture en partie par la fatalité du climat, en partie par l’insuffisance de bras. Brûlée par un soleil de feu, capricieusement et rarement rafraîchie par des averses brusques, violentes et rapides, aussitôt séchées que tombées, elle n’est naturellement fertile que par places, et c’est à ces places que l’agriculteur, toujours soucieux d’un rapport certain et à brève échéance, s’attaque de préférence. Pas de culture sans eau ; il le sait bien, le boer, dont le premier soin, dès qu’il a découvert le puits nécessaire à ses besoins, est de faire construire à proximité de ses bâtimens une digue qui lui permette d’arrêter les eaux des pluies ; par ce moyen, il arrose dix, quinze, vingt acres, à peine quelques atomes, laissant le reste de ses immenses fermes à l’état de friche ou de pâturage. Pour que l’irrigation eût toute l’étendue nécessaire, il faudrait de grands travaux d’art qui permissent de capter, d’emmagasiner les eaux et de les distribuer à travers les campagnes. C’est dire que cette entreprise devrait être nationale et faite à frais communs par les colonies ; maison tout pays les ingénieurs coûtent cher, et en si bon état que soient leurs finances, elles ne sont pas cependant tellement prospères que les colonies puissent se permettre un tel luxe de dépenses. Dans la colonie du Cap, 80,000,000 d’acres ont été aliénés par le gouvernement colonial sous diverses formes ; de ces 80,000,000 d’acres, 550,000 seulement sont en culture, dont 150,000, et non de la moindre qualité, appartiennent aux indigènes. On voit que dans cette région le progrès agricole a devant lui de vastes horizons. Aussi, bien que les blés du Cap soient les plus beaux du monde, la colonie ne récolte-t-elle pas assez pour se nourrir, et se voit-elle obligée chaque année à des importations de grains considérables, relativement au chiffre des habitans, 126,654 livres sterling en 1875.

A ce fléau de la sécheresse, les hommes ont encore ajouté les fléaux de leur avarice et de leur convoitise. Une des causes qui laissent et laisseront longtemps stérile la majeure partie des terres africaines, c’est l’inutile immensité des domaines. Le Transvaal est l’exemple, le plus remarquable de ce vice de la propriété africaine. Lorsque les boers s’y établirent, ils se saisirent de la terre et se la distribuèrent par tronçons énormes, aucun d’eux ne voulant d’une ferme qui mesurât moins de 6,000 acres. Il va sans dire que des fermes d’une telle étendue n’étaient en rapport ni avec leurs besoins, ni avec leurs ressources, ni avec leurs moyens d’exploitation, et qu’en s’attribuant de si gros morceaux, ils n’avaient pour but que de satisfaire un appétit d’accaparement poussé jusqu’à la gloutonnerie. Sur ces immenses fermes, il faudrait des légions de travailleurs, mais le boer n’a pas de capitaux abondans à sa portée, il ne dispose pas de la place de Londres comme le squatter australien ou néo-zélandais, et d’ailleurs il répugne à son avarice de dépenser de l’argent pour un salaire quelconque. Il ne cultive donc de sa ferme que ce qu’il en peut cultiver lui-même ou par le moyen de sa famille, 50, 60 acres au plus, le reste demeure en l’état où la nature au sortir du dernier âge géologique l’a légué à notre ère moderne. Il est évident que sa ferme pourrait être réduite des trois quarts sans qu’il y perdît rien, et que d’autres cultivateurs pourraient prospérer sur ses domaines, condamnés à rester toujours stériles entre ses mains. ; mais comme il est après tout bien légitimement propriétaire, qu’il a pour lui titre, occupation et prescription, qu’il déteste les voisinages trop proches et qu’une des raisons qui l’ont fait s’emparer de si vastes étendues était d’être maître absolu dans sa solitude, il se refuse à l’aliénation de la moindre partie de ses terres, et exclut ainsi tout nouveau venant. Le temps seul, par les inévitables divisions d’héritages, les accidens de fortune et les transactions libres, pourra porter remède à cette vicieuse distribution de la propriété.

Les colonies de l’Afrique sont toujours immédiatement citées après l’Australie et la Nouvelle-Zélande pour la production de la laines mais, elles restent fort en arrière de leurs rivales et pour la fécondité des troupeaux et pour la valeur des produits. Le karoo, — c’est ainsi que s’appellent au Cap les pâturages, du nom d’un arbrisseau qui y croît en abondance et dont les troupeaux sont particulièrement friands, — n’est ni aussi régulièrement herbeux ni aussi également propre à la nourriture des moutons que le bush australien. Au printemps, il se remplit d’herbes et de fleurs, dans les autres saisons de l’année, il ne présente que le spectacle monotone de plaines uniformément desséchées. Les pâturages à végétation acre (sour velds) abondent, les indigènes sont des voleurs de bestiaux autrement redoutables que les natifs australiens, autrement nombreux que les free selecters ; le chien des Cafres n’est pas moins meurtrier que dans la Nouvelle-Galles ou dans Queensland l’importun dingo ; les boers sont avares et timides, et reculeraient, en eussent-ils les moyens, devant les dépenses qu’affrontent résolument les squatters de la Nouvelle-Hollande. L’élevage se ressent de toutes ces circonstances défavorables ; aussi ne faut-il pas chercher dans l’Afrique du sud les nombreux et énormes troupeaux australiens. Tandis qu’en Australie un squatter est tenu pour un éleveur d’importance secondaire lorsque son troupeau ne dépasse pas le chiffre de 50,000 bêtes, dans les colonies sud-africaines un troupeau de 4,000 ou 5,000 moutons est tenu pour considérable. Dans la colonie du Cap, le plus important de tous les établissemens sud-africains pour ce genre de production, le chiffre total de ces troupeaux était en 1876 d’un peu moins de 10,000,000, chiffre encore fort élevé, mais qui n’est cependant que la cinquième partie de celui de la Nouvelle-Galles-du-Sud. Nous n’avons pas les chiffres des autres colonies, mais nous pouvons les estimer approximativement par ceux des exportations annuelles de laine. Cette exportation étant en moyenne de 40,000,000 de livres, dont 30,000,000 reviennent à la colonie du Cap, cela laisse pour toutes les autres réunies 10,000,000 de livres environ, ce qui n’a rien d’exorbitant, surtout pour une nation gâtée comme l’Angleterre par ses succès coloniaux. Cette laine ainsi exportée arrive sur les marchés d’Angleterre ; mais là, nouveau mécompte, elle ne trouve acheteurs qu’à un shilling de perte sur le prix dont se paient les laines australiennes pour les qualités supérieures, à près d’un demi-shilling pour les qualités inférieures, soit parce qu’elle est en effet de valeur moindre, soit parce que les colons africains, moins experts dans les arts de cette exploitation que les squatters australiens, la lavent selon des méthodes incorrectes ou la tondent gauchement par flocons au lieu de la tondre par toisons.

Un peu découragés par ces résultats qui n’ont pas tout à fait répondu à leurs espérances, nombre de colons du Cap ont abandonné les moutons et se sont tournés vers un autre élevage de nature plus élégante et de couleur plus africaine, l’élevage des autruches. La vogue semble en avoir pris parmi les propriétaires comme une traînée de poudre, car en 1865 il n’y avait pas dans toute la colonie plus de 80 autruches privées, et en 1875 il y en avait 21,751, qui avaient fourni à l’exploitation pour plus de 8 millions de francs de plumes. Ces oiseaux se nourrissant eux-mêmes, n’exigeant qu’une médiocre surveillance, étant de tempérament invulnérable à toutes les intempéries du climat, et rendant chacun un revenu moyen de 15 livres sterling par an (375 francs) l’élevage peut être dit rémunérateur au plus haut degré. Toutefois cette spéculation est soumise à certaines conditions qui la rendent souvent aventureuse et en certains cas ruineuse. Une de ces conditions défavorables est le haut prix de ces animaux : chaque autruche représente une valeur qui varie entre 30 et 75 livres. Qu’un vol soit commis, qu’il arrive un de ces accidens qui sont le résultat fréquent de la stupidité et de la maladresse de ces oiseaux, et voilà tout aussitôt pour le fermier une grosse perte à inscrire sur son livre de comptes. Un autre inconvénient plus grave en ce qu’il n’a rien d’accidentel, c’est que les autruches gâtent leurs plumes pendant la période de l’incubation, qui est à peu près de deux mois ; or, comme on les plume deux fois par an, cette particularité peut entraîner là perte d’une moitié du revenu qu’elles rendent. D’autre part, la reproduction est absolument indispensable si l’on veut entretenir ou accroître son parc, car on ne peut songer à acheter un troupeau de volatiles d’un prix aussi considérable comme on achète un lot de moutons pour commencer une étable. M. Trollope visita un de ces parcs près de Grahamstown, dans l’est de la colonie du Cap, qui contenait environ 300 autruches ; si le propriétaire avait dû les acheter toutes, c’est un capital de plus de 300,000 francs qu’il lui aurait fallu débourser, avance de fonds qui n’est pas à la portée et du goût de tous les fermiers, même riches et entreprenans. Pour triompher de ces difficultés, on a eu recours à l’incubation artificielle, et ce procédé de reproduction a donné fréquemment de bons résultats ; mais l’opération est des plus délicates, et, lorsqu’elle ne réussit pas, des plus coûteuses, chaque œuf ayant une valeur moyenne de 5 livres (125 francs). Il en est un peu, on le voit, des autruches du Cap comme des immenses troupeaux d’Australie ; la spéculation est excellente, mais, pour se faire par ce moyen une fortune, il est à peu près indispensable de commencer par en avoir une.

Nous ne voyons guère une culture essayée dans les colonies sud-africaines qui n’ait été suivie de quelque déception. Les céréales sont insuffisantes faute d’irrigation. L’élevage des moutons s’est arrêté à un demi-succès. On a cru le climat de Natal favorable à la culture du café, et des plantations y ont été faites à grands frais ; il a fallu y renoncer. La canne à sucre, introduite dans cette colonie en 1849, a mieux réussi, et aujourd’hui les plantations de ce précieux roseau y occupent de vastes étendues. Un fait assez curieux c’est que cette culture est conduite dans Natal exactement comme dans Queensland, à ce point que l’on croirait que les cultivateurs de l’une des colonies se sont réglés sur ceux de l’autre. Dans les anciennes et riches colonies à sucre, à Cuba, à la Jamaïque, aux Barbaries, le planteur est en même temps manufacturier ; il récolte son produit, le transforme en 6ucre, et y ajoute encore, dans nombre de cas, la fabrication du rhum ; mais, pour exécuter ce double et triple travail avec profit, il faut réunir des conditions de richesse et d’autorité que ne peuvent réunir les colons de Natal et de Queensland, et que les lois de la Grande-Bretagne défendent désormais à ses sujets d’atteindre jamais, le monopole et l’esclavage. Obligés à des prétentions plus modestes, les colons de Natal, comme ceux de Queensland, trouvent plus avantageux de vendre leurs cannes ou de faire fabriquer le sucre en abandonnant une partie du produit pour prix de la fabrication. Des manufactures se sont donc établies dans les districts des plantations ; mais les distances sont souvent considérables, la quantité de cannes nécessaires pour fabriquer une tonne de sucre est énorme, en sorte que, malgré cette commodité donnée aux cultivateurs, une grande partie des profits est absorbée par les frais de transport. Un autre désavantage pour le planteur de Natal, c’est qu’il ne peut pas se procurer les travailleurs sur place. Cafres et Zoulous ont été essayés, mais Cafres et Zoulous travaillent capricieusement, irrégulièrement, selon le besoin qu’ils ont d’un salaire, et, à moins de contrainte, choisissent toujours le travail le moins fatigant ; c’est dire qu’ils n’ont garde de rechercher celui des plantations de sucre, où il semble que bien décidément un certain régime de contrainte est nécessaire. Force a donc été de chercher au dehors des travailleurs qui répondissent aux conditions qu’exige cette culture, et de même que les colons du Queensland, ne pouvant rien faire ni des blancs ni des aborigènes australiens, se sont adressés aux Polynésiens, les colons de Natal se sont adressés aux coulies indiens. Ces coulies sont transportés dans la colonie par le gouvernement et à ses frais, et s’engagent envers lui à servir pendant dix ans. Une fois arrivé à destination, le coulie est loué pour cinq ans à un planteur qui s’engage à payer au gouvernement quatre livres par an pour remboursement de ses dépenses et douze shillings par mois à son homme, plus la nourriture, le logement et les soins du médecin en cas de maladie, le tout montant environ à 20 livres sterling par an. Si ce n’est pas l’esclavage, c’est au moins l’aliénation temporaire de la liberté par contrat, et, grâce à ce moyen détourné, le planteur de Natal retrouve l’équivalent de ce travail contraint que son grand désespoir est de ne pouvoir imposer aux noirs de l’Afrique du sud. Les gouvernemens sont quelquefois plus libéraux que leurs sujets, et c’est le cas de l’Angleterre dans la plupart de ses colonies. Ah ! s’il arrivait un jour que le colonial office ne marchât plus aussi bien d’accord avec Exeter Hall, comme l’esclavage serait vite rétabli sur une foule de points du globe, et notamment dans les colonies de l’Afrique australe !

Parmi les richesses agricoles de l’Afrique australe, il faut citer encore les vignobles. Dans la seule colonie du Cap, il y en avait environ 70,000,000 en 1875. Cette colonie récolte donc en vin au delà de ses besoins ; mais cette abondance même est une perte pour les colons, car elle maintient les prix trop bas. Pendant ses excursions à travers la colonie, M. Trollope trouva que le prix courant des vins était de 3 livres sterling les 126 gallons, environ 500 litres, ce qui certainement serait bon marché en tout pays du monde. Une autre cause de dépréciation, c’est que l’exportation ne fait pas concurrence au marché du pays. L’Angleterre n’importe que peu de vins du Cap, et elle se trouve dans l’impuissance de prêter pour cette production aucune assistance à sa colonie, ne pouvant abaisser en sa faveur le tarif de ses douanes, engagée comme elle l’est par ses principes commerciaux à ne pas traiter les produits de ses colonies plus favorablement que les produits similaires des autres pays. Une particularité fort curieuse, c’est que les habitans de la colonie du Cap ne sont pas mieux fixés que les Européens sur la valeur véritable de leurs vins. Le vin de Constance a acquis parmi nous une assez grande notoriété comme vin de dernier service et de dessert, mais s’il y a quelque autre cru qui soit digne d’acquérir la même réputation ou une réputation d’un autre genre, peu de colons seraient en mesure de le dire, car on en rencontre à grand’peine quelqu’un qui se soit donné le luxe de laisser vieillir ses vins. Il en résulte que les qualités des différens crus n’ont pas encore pu être constatées et classées et que l’échelle de leurs valeurs respectives n’a pu être établie. On donna à M. Trollope une singulière explication de cette insouciance, c’est que le propriétaire ne tenait pas à perdre l’intérêt de son argent en gardant ses vins en cave, et voilà une explication qui peint au vif l’époque pressée où nous vivons.

Si des richesses agricoles nous passons aux richesses minérales, nous rencontrerons encore sur ce nouveau terrain quelque chose des mêmes déceptions. La houille existe dans l’Afrique australe en quantités considérables, il y en a des lits nombreux dans le Transvaal, et ici et là les boers s’en servent quelque peu pour leur chauffage ; il y en a dans Natal en quantité plus grande encore peut-être, mais ce merveilleux agent de travail n’est pas exploité, les usines et manufactures étant encore inconnues dans ces deux colonies, et les chemins de fer n’existant qu’à l’état de projets dans la première et à l’état de tronçons dans la seconde. Hors des frontières du Transvaal, à Tatin, au nord du Limpopo, dans les régions où sévit la cruelle mouche tzetze, meurtrière aux bestiaux, de l’or fut découvert en 1867 par un certain explorateur du nom de Mauch, et depuis cette époque, d’année en année, la présence de ce roi des métaux a été constatée sur une foule de points de la même région et du Transvaal même. Tout l’outillage nécessaire à l’exploitation des mines, machines à broyer le quartz et autres, a été transporté à grands frais dans ces localités aurifères, on y a attiré nombre d’habiles mineurs de provenance européenne, et cependant l’entreprise a eu un insuccès complet. L’or n’a pas eu dans l’Afrique australe la puissance magique qu’il a le privilège d’exercer d’ordinaire sur les hommes de toute couleur et de toute condition, il n’y a pas réussi comme en Californie et en Australie à créer ces immenses déplacemens de population, sortes de croisades matérialistes, qui ont reçu le nom très significatif de rushes. Sans rush cependant, c’est-à-dire sans affluence, M. Trollope le remarque avec justesse, pas d’exploitation possible des mines d’or, ou du moins pas de moyens d’engager assez énergiquement l’affaire pour la rendre fructueuse. Voulez-vous savoir la valeur totale de l’or récolté en quatre années, de 1873 à 1876, sur les différens points où la présence de ce métal a été reconnue dans le Transvaal et hors du Transvaal ? Elle s’élève à la somme dérisoire d’un peu plus de 47,000 livres sterling, somme, dit M. Trollope, qui serait certainement insuffisante pour couvrir les frais de transport et de mise en œuvre de l’exploitation. Le cuivre, quoique encore peu exploité relativement au nombre des gisemens répandus sur tout le territoire de l’Afrique australe, donne de meilleurs résultats. Dans le pays des petits Namaquas, la mine de Ookiep, attaquée depuis 1852, rend annuellement plus de 10,000 tonnes de 21 quintaux chacune d’un minerai qui passe pour excellent ; il est vrai que jusqu’à présent elle est la seule qui rende des bénéfices, et que toutes les autres entreprises du même genre ont été invariablement suivies de mécomptes.

Telle serait à peu près la situation matérielle des colonies sud-africaines, si le hasard ne leur avait pas donné il y a quelques années leur richesse la plus originale avec la découverte des champs de diamans. Lorsque Candide et Cacambo, dans le cours de leurs voyages riches en expériences médiocrement favorables à la nature humaine, visitèrent le pays d’Eldorado, ils virent, à leur grand émerveillement, les petits drôles de la contrée qui jouaient au palet avec des pierres précieuses et des cailloux d’or. Pareille aventure arriva en 1867 à un boer du nom de Van Niekerk, qui, étant en visite chez un autre boer établi sur l’extrême frontière du Cap, au sud du fleuve Orange, remarqua entre les mains des enfans de son ami une pierre si brillante qu’il eut un vague soupçon de sa valeur et proposa de l’acheter. La mère de l’enfant refusa toute indemnité pour une telle bagatelle, et le pria de l’accepter. On peut aisément imaginer les repentirs de la bonne femme lorsqu’elle apprit plus tard que croyant donner un caillou, elle avait donné une petite fortune. Nul n’est prophète dans son pays, dit un proverbe qui trouve son application jusque dans le monde inerte des pierres, témoin les palets de l’Eldorado et ce premier diamant africain. Après avoir passé par diverses mains et n’avoir rencontré que des incrédules, il arriva enfin jusqu’au docteur Atherstone de Grahamstown, qui le reconnut pour ce qu’il était, et fut vendu à sir Philip Wodehouse, alors gouverneur du Cap, pour la somme de 500 livres sterling. Alléché par cette aubaine, Van Nickerk chercha les moyens de récidiver, et un an après, ayant entendu parler d’un dénicheur de sorciers qui parmi ses talismans possédait une pierre semblable à la première, mais beaucoup plus considérable, il fit marché avec cet homme moyennant un certain nombre de moutons et de chevaux. La pierre ainsi achetée pesait 83 carats, fut vendue par Van Niekerk 11,200 livres sterling, et a conquis une célébrité parmi les diamans fameux sous le nom d’étoile de l’Afrique du sud.

Dès lors il fut bien avéré que le sol de l’Afrique méridionale recelait des diamans, et les recherches commencèrent, quoique d’abord assez peu activement. Les premiers chercheurs se bornèrent à fouiller le lit du Vaal, et le résultat le plus clair de leurs travaux fut de donner naissance à la petite ville de Barkly, sur les bords du fleuve que nous venons de nommer. Comme les pierres que l’on recueille par ce procédé sont des pierres détachées du sol et entraînées par les eaux, elles sont naturellement peu nombreuses, cependant il paraît qu’elles sont plus nettes et plus pures que les pierres arrachées à la terre. Ce premier genre d’investigation dura deux ans, de 1870 à 1872, époque où les river diggings cédèrent la place aux dry diggings. Ce que l’or du Transvaal n’avait pas eu la puissance de faire, les diamans du Griqualand y parvinrent ; ils créèrent un rush, c’est-à-dire une affluence, et avec ce rush fournirent à la Grande-Bretagne l’occasion d’ajouter un nouveau domaine à ses possessions coloniales. Dès qu’il y eut dans le Griqualand un nombre suffisant de sujets anglais pour motiver une intervention, le gouvernement du Cap se hâta d’y envoyer un lieutenant-gouverneur et un corps de soldats, pour maintenir l’ordre parmi les mineurs et régler leurs différends avec les fermiers propriétaires des terrains remués par les fouilles, ou les compagnies qui les avaient acquis de ces fermiers. Il régla ces différends avec intelligence et bonheur, rachetant par exemple 100,000 livres à telle compagnie qui l’avait payée 6,000 certaine ferme d’où l’on calcule qu’il a été extrait depuis pour 12,000,000 sterling de diamans. De l’occupation à l’annexion il n’y avait qu’un pas, et en dépit des réclamations de l’état d’Orange, qui prétendait que le district exploité par les mineurs faisait partie des terres qu’il avait autrefois acquises d’Adam Kok, le pays des Griquas occidentaux fut déclaré colonie britannique en 1872. Cette annexion venait au bon moment. Quelques mois auparavant une dame, en se promenant aux environs du district exploité sur une petite colline dite le Colesberg, avait nonchalamment découvert la plus riche de ces mines africaines en faisant sauter un diamant avec la pointe de son ombrelle, et le rush avait pris une nouvelle vivacité. Depuis lors le gouvernement anglais n’a pas eu à se repentir de cette annexion ; par le mouvement commercial qu’elle a créé, par la progression constante des droits de douane perçus sur le pays des Griquas, elle a été pour la colonie du Cap une source de prospérité, en même temps qu’elle a permis à l’Angleterre de jeter dans le monde un surcroît de richesses dont la meilleure part est restée à ses nationaux.

C’est donc une bonne affaire ; eh bien, là encore le succès a été modéré. L’entreprise a été poussée avec une tiédeur relative. Nous allons peut-être étonner notre lecteur en lui apprenant que les points exploités du Griqualand se réduisent à quatre, tous voisins les uns des autres, et renfermés dans une même circonférence qui ne mesure pas plus de deux milles et demi. Comme il est évident que ce n’est pas à une surface aussi restreinte que s’arrêtent les champs diamantifères, et que depuis 1872 le chiffre des points exploités n’a pas augmenté, il faut en conclure que ni la terre n’a été fouillée, ni le pays inspecté avec autant d’ardeur qu’on aurait pu l’espérer. Un certain feu sacré a manqué ; les diamans du Griqualand n’ont pas eu le privilège d’exciter cet enthousiasme de convoitises, cette fièvre d’imagination et cette folie d’illusions qui sont l’âme de pareilles entreprises. Que ce rush africain est resté loin du rush australien ou californien 1 Tandis que les chercheurs d’or se sont comptés par centaines de mille, les chercheurs de diamans se comptent par maigres milliers. Il y a en tout 15,000 blancs dans le Griqualand occidental, et sur ces 15,000 il y en a plus de la moitié qui y sont venus plutôt dans l’espoir de bénéficier des travailleurs que de travailler eux-mêmes. Comme San-Francisco a dû sa rapide croissance aux placers californiens, comme Ballaarat est sortie des diggings australiens, une ville nouvelle, Kimberley, est née de cette recherche des diamans ; mais cette capitale du Griqualand ne saurait se comparer aux deux précédentes cités avec ses 18,000 habitans dont plus de la moitié n’appartient pas à la population blanche ! Kimberley est cependant une ville d’une originalité unique, car elle peut être dite en toute vérité une ville cafre, et par là elle occupe dans le mouvement actuel du monde une place plus importante peut-être que Ballaarat et San-Francisco, mais ce n’est pas notre race qui bénéficie de cette importance. Ici encore, à bien y regarder, le profit le plus net est pour les indigènes. Tandis que les blancs épuisent leurs ressources pour atteindre une fortune aléatoire, eux gagnent tranquillement leurs dix shillings par semaine, plus leur nourriture, pour remuer et cribler la terre sans se soucier que cette terre contienne ou non la richesse attendue par ceux qui les emploient, richesse d’ailleurs dont ils restent jusqu’à un certain point les maîtres, car elle n’arrive à sa légitime destination qu’autant qu’ils le veulent bien, et ils ne le veulent pas toujours. Ces diamans dont ils n’avaient cure, qu’ils employaient comme hochets ou comme outils pour forer des pierres moins dures, les blancs leur en ont appris la valeur, et leurs chefs, semble-t-il, leur en ont ordonné le larcin. Aux motifs de convoitise et d’avarice s’ajoutent des motifs secrets de politique noire ; ces diamans ne font-ils pas partie de cette terre que des usurpateurs sont venus leur enlever, et n’est-ce pas reprendre leur propre bien que de les dérober ? Ils les volent donc avec une adresse incomparable, les ramassant avec les doigts de pied ou les cachant dans la bouche, et en telle quantité qu’on a estimé leurs larcins à plus de 25 pour 100 de la valeur totale des pierres récoltées annuellement. Cela est allé si loin qu’il a fallu édicter les peines les plus sévères, non-seulement contre les voleurs noirs, mais contre les blancs qui achèteraient des diamans à des Cafres ou qui les auraient excités à voler. En dépit de ces peines, qui ne sont rien moins que la prison, l’amende et le fouet, toutes les richesses ainsi soustraites ne prennent pas le chemin du kraal, et les larrons trouvent dans la population blanche plus d’un complice discret qui leur achète à vil prix le fruit de leurs rapines, et se crée, par ce moyen détourné, une fortune qu’il aurait en vain demandée au travail direct des mines.

Parmi ses nombreuses colonies il n’en est pas, on le voit, qui soient mieux faites que les colonies de l’Afrique australe pour inspirer à l’Angleterre de légitimes soucis, car il n’en est pas dont elle soit moins maîtresse. Ses sujets blancs se dérobent, ses sujets noirs lui sont hostiles, l’emploi des moyens par lesquels elle s’est délivrée dans d’autres pays de la tutelle de ses possessions lui est interdit par la prudence ou retardé par la fatalité des événemens, ses nationaux bénéficient médiocrement de ses sacrifices, et le prix le plus clair de ses efforts est de servir ses ennemis beaucoup plus que ses propres intérêts. Sa politique s’est tournée contre elle-même, ses ambitions les plus nobles lui ont été des pièges, sa philanthropie lui a été leurre et presque trahison. Les aptitudes à la civilisation qu’elle a trouvées chez les indigènes lui ont été une circonstance plus fatale que ne l’aurait été la plus récalcitrante barbarie. En se donnant la tâche de les protéger et de les élever à une vie sociale nouvelle, elle s’est créé une responsabilité morale dont elle ne peut plus se débarrasser. Depuis son établissement au Cap, on peut dire qu’elle a passé les années à s’imposer des devoirs qui l’ont amenée contre sa volonté à étendre toujours davantage ses possessions, et à augmenter ainsi le poids de son fardeau et le nombre de ses dangers. C’est pour protéger les indigènes qu’elle a laissé partir les boers de la colonie du Cap, qu’elle a mis la main sur Natal, qu’elle a annexé le Transvaal, qu’elle a placé le pays des Basoutos sous sa tutelle ; à chaque fois qu’elle s’est agrandie, un nouveau péril s’est présenté, et il lui a fallu pour l’éviter s’agrandir encore. Là est la fatalité de sa situation dans l’Afrique australe ; elle le sent, elle le sait, elle le dit par les voix de ses publicistes, par l’organe de son parlement. Plus d’annexions ; quelque bonne couveuse que soit la poule, il y a toujours un moment où elle ne peut plus étendre les ailes pour échauffer sa couvée, et c’est là que nous en sommes dans l’Afrique australe, dit pittoresquement M. Trollope. Surtout plus de conquêtes, dit le parlement à ses proconsuls et à ses généraux, qu’on profite de la première victoire pour conclure la paix avec Cetywayo et qu’il ne soit jamais question du pays des Zoulous. Vaine prudence ! Que Cetywayo soit battu, et le Zoulouland sera annexé comme l’a été la Cafrerie. Ce ne sont pas seulement les indigènes qui lui imposent cette obligation, la politique aussi lui en fait une nécessité. Qu’un différend s’élève avec l’état d’Orange, et l’état d’Orange subira le même sort que le Transvaal. Et puis n’est-elle pas sous ce rapport à la merci de ses nationaux ? Elle ne songeait pas à annexer le Griqualand occidental, cependant, lorsque ses sujets en ont pris la route, il a bien fallu les y suivre. Que les mines d’or prennent demain la faveur qui leur manque encore, pourra-t-elle éviter d’ajouter de nouveaux territoires à sa colonie du Transvaal ? L’extension indéfinie lui est donc une nécessité pour sa défense, mais en même temps le premier résultat de chaque annexion nouvelle est de rendre cette défense encore plus difficile qu’elle ne l’était la veille. D’aucuns diront que c’est là l’heureux inconvénient de la grandeur, mais c’est précisément contre l’excès de grandeur que la sagesse et la bonne politique lui conseillent désormais de se prémunir. Les fortunes puissantes se défont aussi sûrement en s’exagérant qu’en cessant de s’accroître, et le titre de ce chapitre de Montaigne : que par divers moyens on arrive à pareille fin, trouve aussi fréquemment une justification funeste dans l’histoire des nations que dans celle des individus.


EMILE MONTEGUT.

  1. Il est juste de dire qu’avant son interdiction par la loi anglaise, cette coutume avait reçu un coup mortel dans le Zoulouland de la main du grand Chaka lui-même. Sous son règne, les dénicheurs de sorciers étaient devenus si nombreux qu’il y avait à peine un de ses sujets, même parmi les plus puissans, qui fût à l’abri de leurs dénonciations. Irrité de ces méfaits répétés, Chaka eut recours pour y mettre un terme a un stratagème des plus ingénieux et des plus infaillibles, il tua un taureau dans le secret de la nuit, et souilla du sang de la victime sa propre tente royale. Le lendemain, les devins furent convoqués pour découvrir l’auteur de ce crime de lèse-majesté. Il va sans dire qu’ils ne désignèrent que des innocens ; sur cela Chaka, qui savait à quoi s’en tenir, en fit un massacre général et en délivra son peuple pour un temps.