Les Colonies commerciales des Allemands

Les Colonies commerciales des Allemands
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 696-708).
LES COLONIES COMMERCIALES
DES ALLEMANDS

Nous bataillons pour conquérir de nouvelles colonies et pour agrandir nos possessions actuelles. Ces extensions de territoires, habilement présentées au pays, lui donnent l’illusion d’une puissance acquise considérable et toujours croissante. Il semble, à la première pensée, que la patrie grandisse avec ces conquêtes lointaines et que l’annexion d’une région, une ou plusieurs fois grande comme la France, double la puissance de la patrie elle-même. Puis, cette idée que nous sommes à la tête d’un vaste empire colonial, flatte notre amour-propre, toujours facile à la flatterie. Pour beaucoup, ces apparences de grandeur coloniale suffisent. Ils prennent pour vrai ce qui est seulement nominal et croient à l’importance réelle de conquêtes, lesquelles, inexploitées, n’ont pourtant d’autre valeur que l’étendue.

Un examen réfléchi dissiperait vite toute vaine croyance ; mais combien peu, chez nous, s’occupent du fond des choses et de la vérité des faits, quand choses et faits se passent au loin. Sans doute, la possession de nombreuses colonies a, en soi, de quoi caresser notre vanité ; pourtant cette simple satisfaction est-elle suffisante pour justifier Les efforts que nous a coûté leur conquête et les dépenses que nécessite leur administration ?

Nos dépenses coloniales sont montées, pour la Métropole, de 41 millions en 1887, à 100 millions en 1898, sans que, d’autre part, il soit démontré que nous ayons fait quelque réelle colonisation. Nous paraissons avoir fait seulement de l’administration coloniale. Nous nous obstinons à rester, quand même, dans le domaine purement sentimental de la satisfaction qui résulte de nos conquêtes et des espérances que nous fondons sur leur avenir. Nous sommes cependant en présence d’un fait incontestable, et incontesté, je crois, c’est que, de nos colonies, nous ne tirons presque aucun profit.

Je vais ici condenser quelques notes prises au hasard de voyages accomplis autrefois et décrire comment, dans beaucoup de pays, les Allemands colonisent à leur façon. Sans aucune idée de critique à notre propre endroit, je n’ai, dans l’examen comparatif de notre ensemble colonial et du leur, qu’un seul désir, indiquer l’enseignement que nous y pouvons trouver.

Cet enseignement est, selon moi, conforme à l’esprit de l’école nouvelle dont une association de gens intelligens et pratique sa jeté les bases[1]. Il est conforme aussi aux idées que préconisent enfin nos plus sérieux hommes d’affaires et les éminens, mais rares hommes politiques qui s’occupent des intérêts coloniaux : Par tous les moyens pousser au développement de notre commerce à l’extérieur et, plus spécialement, donner de la vie à nos propres colonies par toutes sortes d’entreprises commerciales.


I

« Il est un pays qui a des colonies et des colons : c’est l’Angleterre. Un autre a des colonies sans colons : c’est la France. Enfin, un troisième a beaucoup de colons sans avoir de colonies : c’est l’Allemagne. » Telles sont les paroles célèbres, jadis prononcées par M. de Bismarck devant le Reichstag allemand. La première partie de cette assertion n’a guère besoin d’être démontrée, et la deuxième, sous une forme laconique, est une très vive critique de notre développement colonial. C’est la troisième partie, celle relative à l’Allemagne que, dans cette courte étude, je me propose principalement de mettre en évidence, limitant d’ailleurs le cadre de ma démonstration aux pays qui forment le bassin des Antilles et les côtes Est de l’Amérique du Sud.

De tout temps les nations européennes ont cherché à conquérir des territoires lointains. Depuis quelques années surtout, plusieurs se sont comme ruées sur toutes les parties du globe sans possesseurs bien définis ou offrant prise à l’accaparement étranger.

L’Angleterre, depuis longtemps, n’est en vérité qu’un immense empire colonial. À ses possessions déjà anciennes, les Indes, le Canada, l’Australie, elle cherche cependant à joindre encore d’autres territoires ; en ce moment même, elle tente de mettre sa gigantesque main sur l’Égypte et le Soudan. Naturellement, elle veut aussi sa part dans le partage actuel de l’Afrique.

Comme toujours, aussitôt en possession d’une terre nouvelle, les Anglais se hâtent de la mettre en production et en tirent tout le parti possible. Leur intelligence pratique, leur instinct de race particulier, instinct développé encore par une éducation bien spéciale, les disposent merveilleusement pour l’exploitation de ces conquêtes lointaines. Hardis, toujours prêts à quitter famille et patrie, doués d’un grand esprit de suite, âpres au gain, poussés plutôt par l’impérieuse obligation d’acquérir des ressources en rapport avec leurs dispendieux besoins, ils partent vers le pays nouveau, à la conquête de leur propre fortune ; et ils ont bientôt fait ainsi collectivement la conquête économique du pays lui-même.

Anglais pauvres, soucieux de gagner plus largement leur vie, fils de négocians riches, décidés à se créer une situation personnelle, cadets de famille, résolus à faire leur chemin en ce monde, tous vont sans hésiter vers le coin de terre où la lutte pour le succès promet d’être plus profitable, sinon moins difficile. Ils ont d’ailleurs deux élémens de réussite : l’un, c’est l’intensité industrielle et le développement commercial de la mère patrie ; l’autre, plus particulier, consiste dans les attaches et les relations familiales étroitement gardées par eux. Ainsi poussés et secondés, admirablement soutenus par une administration réduite à son minimum de réglementation, rien ne fait obstacle à leur carrière coloniale.

Il serait inutile de citer tel ou tel exemple de cette remarquable aptitude des Anglais à faire prospérer leurs colonies. Il suffit de les observer sur tous les points du globe où flotte leur drapeau et même, pouvons-nous ajouter, sur ceux où ils espèrent le planter. On retrouve partout le même principe dominant : tirer tout le profit possible de la terre conquise ; et l’emploi du même moyen : la mise en valeur, par une activité commerciale qui croît avec les besoins nouveaux introduits en même temps que la civilisation anglaise. On comprend, dès lors, comment l’Angleterre, avec ses propres colons, bénéficie du plus productif empire colonial qui fut jamais.

La France a, en ces dernières années, annexé la Tunisie ; elle a, en Extrême-Orient, étendu sa domination sur l’Indo-Chine, le Tonkin et L’Annam ; nous venons enfin de prendre Madagascar. Nous aussi sommes donc à la tête d’un domaine colonial, assez vaste pour satisfaire notre amour-propre national ; domaine véritablement conquis par nos armes et, le plus souvent, après des sacrifices considérables et de coûteux efforts. Malheureusement, nous n’avons pas au même degré la préoccupation du profit à tirer de nos conquêtes nouvelles, comme aussi nous manquons des principales conditions nécessaires à leur prompte mise en exploitation.

Nous n’avons pas, en France, ce caractère spécial, propre à nos voisins d’outre-Manche, qui les pousse loin de leur pays natal, à la recherche de la fortune et de tout ce qui se peut acquérir. Quoique, bien souvent, des apôtres de la colonisation se soient efforcés d’établir le contraire, le Français n’est pas un colonisateur. Cela ne veut certes pas dire qu’il lui manque toutes les qualités requises pour coloniser ; il est industrieux, sobre, de besoins restreints, économe, laborieux aussi ; il pourrait donc aller s’établir en des pays nouveaux, avec chances de réussite. Mais il lui manque la condition capitale, indispensable, il n’est pas migrateur.

Pour coloniser, il faut d’abord aller dans une colonie ; or le Français n’a aucun goût pour l’éloignement de son pays. Tout, dans ses mœurs, dans ses sentimens et dans son éducation, le porte à rester en France, en un endroit quelconque de France, s’il est dans l’obligation de quitter sa ville ou son village, mais dans sa ville même ou dans son propre village, s’il le peut.

Né sur une terre bénie, la plus belle, la plus séduisante à tous égards, de mœurs familiales d’une douceur et d’un charme incomparables, il a quelque raison de s’attacher à son pays et à sa maison. Nous sommes un peuple heureux. Mais le bonheur même dont nous jouissons est la raison précise de notre résistance à tout projet de départ. Nous ne pouvons nous résigner à l’idée d’abandonner le coin de terre qui nous assure ce bonheur facile pour aller au loin chercher une réussite douteuse et courir après une fortune incertaine.

Le Français, répétons-le, à part cette répulsion pour l’éloignement de son pays, a bien les aptitudes nécessaires pour la colonisation. La preuve nous en est donnée par ces émigrations fréquentes de Corses qui vont se grouper en certaines contrées lointaines et y fondent parfois de si importantes colonies. Citons de même une petite ville des Alpes, Barcelonnette, qui est devenue le point de départ d’une véritable légion de pionniers commerciaux. Ces intelligens et laborieux émigrés ont été se grouper au Mexique et dans quelques républiques du Centre-Amérique où ils ont établi de grandes exploitations commerciales. Ces petites colonies si typiques sont partout connues et désignées sous le nom de « Barcelonnettes. » Il faut citer encore Bayonne, point de départ de tant de Basques pour la République Argentine et l’Amérique du Sud ; et le Boucau, origine des pionniers fameux, hardis marins, demi-colons et demi-flibustiers, qui parcoururent jadis les Antilles sous la désignation de boucaniers.

Barcelonnettes et Corses ont presque toujours débuté de la même manière : la venue d’un premier Barcelonette au Mexique, lequel en a appelé un autre, puis un autre ; le débarquement en un pays quelconque de matelots corses qui s’y sont établis, bientôt suivis d’autres Corses, parens ou amis, qui ont rejoint les premiers arrivés. Au Venezuela, par exemple, les régions de Carupano et de Barcelona ne sont autre chose que des colonies de Corses. Le commerce entier de Carupano, commerce très important, est entre leurs mains, et ils se partagent avec les Allemands celui de Ciudad-de-Bolivar, sur l’Orénoque.

Toutes les provinces fertiles du Sud-Ouest, dans l’île espagnole de Porto-Rico, sont peuplées de Corses qui y ont créé de magnifiques plantations. Là, chaque jour, de nouveaux compatriotes débarquent et viennent se joindre à ceux anciennement établis. Ces colonies ont beaucoup d’analogie avec celles des Allemands. Elles sont la preuve que nous serions aptes à la colonisation, si nous nous décidions à aller aux colonies.

Mais, en fait, nous restons avec nos territoires conquis sans pouvoir, jusqu’ici, les peupler de nos nationaux, les mettre en valeur et en tirer profit. Nous les mettons en administration. À grands frais, nous y envoyons une foule de fonctionnaires, intronisant en ces pays nouveaux nos mœurs administratives et gouvernementales. Nous y installons un système de gestion aussi admirable que compliqué ; nous mettons enfin ces colonies sur pied, toutes prêtes pour l’exploitation. Mais, répétons-le, pour les exploiter, il y manque des colons. Il y manque surtout l’élément essentiel de toute colonisation, l’activité commerciale.


II

Après ce rapide coup d’œil sur le mode de colonisation des Anglais et sur le nôtre, voyons enfin ce que, de leur côté, font les Allemands.

Dans l’actuelle curée des pays exotiques, ils paraissent moins ardens que nous, et, sauf le morceau qu’eux aussi réclament dans le partage des terres africaines, ils ne semblent courir après aucune conquête. La prise récente de possession de Kiao-tchéou ne saurait elle-même être considérée véritablement comme une conquête de territoire ; c’est plutôt l’acquisition d’un point stratégique et une porte ouverte sur la Chine au commerce allemand. En réalité, cette colonie future se rattache beaucoup au système de colonisation commerciale dont nous allons donner la description.

Est-ce à dire que les Allemands renoncent à tout rayonnement de leur nationalité et à toute idée d’extension coloniale ? Peut-être, si on le comprend dans le sens que nous donnons à ces mots ; mais sûrement non, si l’on considère avec un peu d’attention comment ils se groupent, vivent et prospèrent hors de l’Europe. Ils pratiquent autrement que nous le développement extérieur de la patrie, tout simplement. Alors que nous recherchons des agrandissemens de territoires, eux semblent n’aspirer qu’à une extension commerciale. Ils paraissent donner raison à l’appréciation de M. de Bismarck, en émigrant de tous côtés et allant se grouper un peu partout dans le monde. La nécessité d’émigrer s’explique d’ailleurs, chez les Allemands, par le notable accroissement de leur population ; accroissement qui deviendrait un danger pour eux-mêmes, n’était l’incessant exode du surplus vers d’autres contrées. Ils comprennent que, dans l’encombrement où ils se meuvent chez eux, ils ne pourraient que lutter avec peine pour l’existence. Aussi ne s’obstinent-ils pas à la bataille cruelle dans un milieu à compétitions intenses et sur un sol épuisé. Suivant l’immuable loi de nature, ils émigrent vers tous les lieux où ils pourront trouver une plus large part pour la vie, et l’espace nécessaire à leur libre expansion.

Leur mode d’émigration et leur manière de s’implanter en pays étrangers ont besoin d’être étudiés. Le mobile qui les pousse vers des contrées lointaines n’a rien de commun avec l’esprit d’aventure qui entraîna jadis les Espagnols et les Français vers des pays inconnus. Comme les Conquistadores fameux, nos vaillans ancêtres furent d’intrépides aventuriers, des conquérans, plutôt que des colonisateurs. Ajoutons que, s’il n’est resté dans ceux de leur race qu’un peu de leur caractère, ceux-ci ont, en revanche, hérité trop souvent de leur manque de sens pratique. C’est là sans doute la raison de la lenteur de nos progrès en fait de colonisation.

Les émigrans allemands, eux, partent, non au hasard, mais avec un but précis. Ils savent vers quelles régions ils vont et ce qui les attend. Sans se faire d’illusion sur les difficultés de leurs débuts, ils ont seulement foi dans leur courage. Ils ne sont sûrs que d’une chose, c’est de pouvoir trouver, au loin, un champ plus large à leur énergie. Et, de fait, toutes leurs espérances sont réalisées quand ils débarquent sur la terre nouvelle qu’ils ont choisie. Ils vont donc au loin, se rallient en certains points et finissent par fonder de véritables colonies allemandes. Colonies commerciales et parfois agricoles, d’une très remarquable homogénéité et d’une solidarité telle qu’elles peuvent être regardées comme autant de petites patries allemandes. Ainsi groupés, les immigrés allemands accaparent le commerce presque entier des pays sur lesquels ils se sont implantés. Ils forment alors ces agglomérations d’hommes et d’intérêts qui constituent des colonies complètes.

Ces colonies commerciales ont ceci de très caractéristique qu’elles conservent religieusement le sentiment de leur nationalité d’origine. Greffées sur des sociétés d’un autre génie et d’autres mœurs, elles restent allemandes toujours, longtemps du moins, sans pourtant jamais froisser en rien les usages ou les idées de leur pays d’adoption. Elles s’infiltrent au contraire dans leur vie sociale par des unions aisément contractées. Elles créent des familles, mais sans, pour cela, perdre le privilège de l’éducation, toujours supérieure, reçue autrefois au pays natal.

Très estimés et aimés, les membres de ces colonies allemandes ne tardent pas à conquérir sur la population indigène une sorte de domination morale. La raison de ces sympathies et de cette supériorité effective est qu’ils ont la sagesse de rester à l’écart des querelles politiques et locales qui divisent trop souvent ces républiques hispano-américaines.

En plusieurs de ces turbulentes contrées, la vie nationale se réduit à deux élémens déterminés : la politique, stérile là comme partout, et le commerce, plus fécond là qu’ailleurs. Or, tandis que les indigènes sont plutôt absorbés par la politique, le commerce fructueux et productif est accaparé par les étrangers. Ces derniers sont privilégiés à maints égards, car lorsque tous, autour d’eux, ont à souffrir des fréquentes agitations politiques, eux jouissent de la protection duc à leur caractère d’étrangers.

Je le répète encore, mon intention n’est point de suivre les Allemands dans toutes leurs migrations. Je me borne à les étudier seulement en quelques points rapprochés d’Europe. Je vais donc montrer comment ils se sont établis dans les Antilles, dans les régions qui entourent les Antilles, et dans les républiques hispano-américaines que baigne l’Atlantique.

La genèse de ces colonies allemandes est intéressante et a presque toujours été la même. Un Allemand, pauvre sans doute, a débarqué, un jour, en un pays quelconque. Il a cherché sa voie, et l’a bientôt trouvée en fondant un mince commerce. Laborieux, sobre, prudent, habile, il n’a pas tardé à voir ses affaires prendre de l’extension. Il a eu alors besoin d’un aide et l’a cherché dans un Allemand comme lui. Avec le développement toujours croissant de sa maison, il a été vite amené à augmenter son personnel ; il a fait venir d’Europe un compatriote, généralement un parent, puis un autre. Au bout de peu d’années, il a établi, dans une ville voisine, une succursale de sa maison principale ; naturellement, un Allemand, allié ou parent, a été placé à la tête de cette dépendance. Et ainsi de suite. Parfois, le chef de cette souche commerciale, arrivé à la fortune, est revenu en Europe, à Hambourg, par exemple. Là, il représente sa maison coloniale, dont il active les affaires ; il la soutient et l’aidera dans ses futurs agrandissemens.

Ainsi fondés, de pareils établissemens prennent souvent une extension considérable. De succursale en succursale et de rayonnement en rayonnement, ils atteignent à une prospérité commune très importante. Dans tous les cas, par l’exemple de leur réussite, ils attirent d’autres Allemands vers le pays qui promet de semblables succès.

Le mécanisme d’affaires de ces maisons de commerce est aussi très intéressant. Elles reçoivent d’Europe, en plus grande partie d’Allemagne, des stocks de marchandises qu’elles écoulent, en les vendant ou en les échangeant contre des produits locaux ; elles exportent ensuite ceux-ci en Europe, comme couverture des marchandises reçues. Elles pratiquent aussi, généralement, autour d’elles, des opérations de banque, traitent avec les agriculteurs et, par des avances de fonds, s’assurent l’achat de récoltes entières.

Ainsi sont nées, ont grandi, prospèrent et se développent ces colonies commerciales d’Allemands ; véritables rameaux de la nation allemande, germes sur des territoires étrangers.

Auprès de ces groupemens commerciaux se créent, parfois aussi, des groupemens agricoles dont l’importance est relativement moindre, mais qu’il convient toutefois de mentionner. Issus, ceux-ci, de ceux-là, ils vivent côte à côte, s’aident et se soutiennent, chacun d’eux contribuant au développement de l’autre. Nous trouvons, au Guatemala, notamment, un exemple d’une telle dualité dans l’ensemble de la colonie allemande. Là, tandis que, dans les villes, des Allemands tiennent tout le commerce important, d’autres, dans les campagnes, sont à la tête d’une grande partie des plantations. Ce sont les commerçans qui ont d’abord prospéré. Dans l’incessante obligation d’échanger leurs importations ou leurs capitaux contre le café, la principale production du pays, ils ont été vite amenés à l’idée de faire eux-mêmes de l’exploitation agricole. Ils ont ainsi joint une opération de plus à leur ensemble d’affaires. Ils ont donc acheté et défriché des terrains et, en fin de compte, créé de multiples plantations de café. Le tout fait naturellement avec des capitaux allemands et par des Allemands. J’aurai donné une idée précise de cette prospérité commerciale et agricole en disant que, en 1896, sur 521 000 quintaux de café exportés du Guatemala en Europe, 403 000 ont été expédiés sur Hambourg. 16 000 quintaux seulement sont venus en France. Encore convient-il de dire que, sur les 102 000 quintaux, expédiés en Angleterre, une partie l’a été par des Allemands.

On retrouverait en quelques autres pays de semblables colonies composées, en partie de commerçans, en partie d’agriculteurs ; mais il faut dire que c’est l’exception. La colonie simplement commerciale est la généralité.

Tels que nous venons de les décrire, ces groupes d’Allemands constituent donc bien de véritables colonies, intégrantes à ces républiques américaines ; colonies plus importantes par la richesse et l’influence que par le nombre ; émanations fidèles de la mère patrie dont elles reçoivent aide et crédit, et à la prospérité de laquelle elles-mêmes contribuent.

Tout se tient, en effet. Par l’intermédiaire des colons, les industries allemandes trouvent des débouchés considérables. Leurs produits, fabriqués d’après les indications fournies par eux, adaptés aux goûts et aux besoins des pays auxquels ils sont destinés, s’écoulent, au grand profit de chacun. Par la même cause, les ports d’Allemagne sont devenus d’importans points d’arrivages et de marché pour les productions coloniales. Et, naturellement, tout ce mouvement d’échanges est fait par des navires allemands, dont on voit presque partout flotter les pavillons.

Ainsi se fondent ces colonies d’Allemands, simplement commerciales ; sans territoires à garder, à protéger ou à défendre ; sans administration coûteuse, sans entretien de magistrats, de militaires et de fonctionnaires de toute sorte ; en un mot, des colonies qui ne nécessitent aucun frais, aucun souci et profitent entièrement aux colons allemands et à leur mère patrie ; colonies dont l’historique et l’organisation offrent un intérêt si évident.

Nous allons jeter un rapide regard sur toutes celles éparpillées dans la mer des Antilles et sur les côtes Ouest de l’Atlantique. Laissant de côté les îles anglaises, françaises, espagnoles et danoises, les émigrans allemands se sont portés sur celles érigées en républiques. Ils ont été s’installer en certains points de Haïti et de Saint-Domingue, et ils y sont désormais comme chez eux.

Dans l’île de Haïti surtout, les Allemands ont, depuis longtemps déjà, accaparé tout le commerce. À peine si quelques maisons européennes d’une autre nationalité trouvent place auprès d’eux, et seuls de rares commerçans du pays essayent de leur disputer l’accaparement des affaires. Là, comme partout d’ailleurs, on ne trouve que fort peu d’Allemands en dehors des entreprises commerciales, pas d’ouvriers, pas d’hommes de peine, seulement des commerçans.

C’est au Venezuela surtout que les Allemands ont su acquérir une situation prépondérante. À Puerto-Cabello, par exemple, le deuxième port de la République, tout le haut commerce est allemand. Seules, une maison française et une italienne peuvent rivaliser d’importance avec les maisons allemandes. Ces dernières exportent les quatre cinquièmes de la production totale des cafés et des cacaos, et on peut, sans erreur, dire qu’elles font exclusivement toutes les importations. Elles ont des succursales dans toutes les petites villes de l’intérieur, Valence, Barquisimeto, etc., et tiennent littéralement toute la région par les capitaux dont elles seules disposent.

Nous retrouvons la même prédominance des Allemands dans les autres ports du Venezuela : à Ciudad de Bolivar, où ils se partagent les affaires avec les maisons corses ; à la Guayra et à Maracaïbo, où ils se les disputent avec des commerçans du pays.

Notons en passant la satisfaction qu’éprouve notre amour-propre français par cette constatation que, à Carupano, la ville et la région entière sont entre les mains des Corses. On peut dire que Carupano n’est qu’une colonie de Corses, de même que Puerto-Cabello n’est qu’une colonie d’Allemands.

En Colombie comme au Venezuela, on constate l’existence d’une infinité de maisons allemandes, contre une ou deux françaises. Au Costa-Rica, presque toutes les banques sont allemandes ; là encore, sauf une maison française importante, et une ou deux italiennes, tout le haut commerce est aux Allemands. Au Nicaragua, de même ; au Salvador, de même.

En cette dernière République, pourtant, il faut noter l’existence d’une véritable ramification commerciale de maisons françaises, toutes dérivées de l’importante maison Haas, dont il convient de citer le nom, à l’honneur de notre commerce national. Cet établissement commercial doit du reste son origine et son développement à la méthode précisément pratiquée par les Allemands et dont je viens de donner la description. C’est la seule maison française faisant bonne figure dans le haut commerce du Salvador.

Nous retrouvons ensuite les Allemands dans le Guatemala, où ils ne sont pas simplement en majorité, mais forment la presque totalité des Européens établis en ce pays. Là, comme nous l’avons dit, ils se sont en outre spécialisés dans la culture du café et ils possèdent plus du tiers des terres qui le produisent. Commerce et capitaux sont entra leurs mains, et, comme au Venezuela, ils monopolisent, ou à peu près, tout le mouvement d’affaires entre le Guatemala et l’Europe.

Si nous revenons dans l’Atlantique, nous voyons encore les Allemands au Brésil et dans la République Argentine, tenant, là aussi, la totalité du négoce et surtout du haut commerce. Or, ce que nous venons de constater dans ce voyage autour de la mer des Antilles est, paraît-il, la reproduction de ce qu’on pourrait voir presque partout. Partout, en effet, on retrouverait ces groupes d’Allemands, toujours maîtres de la fortune commerciale des régions où ils ont pris pied. Partout aussi on constaterait que leurs admirables colonies, quoique liées très intimement aux pays sur lesquels elles ont grandi et prospèrent, conservent longtemps intacte leur nationalité, comme aussi leur caractère propre et leurs sentimens allemands.

Après avoir esquissé le mode de colonisation pratiqué par les Anglais, et avoir décrit les organisations intéressantes des Allemands sur des territoires étrangers, faisons un retour sur l’ensemble de notre développement colonial.


III

Nous avons de grandes colonies dans lesquelles nous sommes entrés par la guerre, c’est-à-dire, en perdant beaucoup d’hommes et beaucoup d’argent. Moyennant de grandes dépenses, nous les avons ensuite pacifiées ; nous les gardons et les administrons. Mais nous les exploitons fort peu et nous n’en tirons de profit ni par le commerce, ni par l’agriculture. En ce moment même, nous luttons toujours à Madagascar et nous guerroyons » en Afrique pour l’acquisition de nouveaux territoires.

Avons-nous une idée exacte de la valeur de notre extension coloniale ? Ne semblons-nous pas borner nos aspirations et nos vues à la seule domination et à l’administration de pays nouveaux ? Notre manière de faire donne l’idée de quelqu’un qui s’emparerait, à coups de fusil, d’un coin de terre inculte, y tracerait des routes, bâtirait des maisons, mettrait des clôtures, placerait des gardes, des intendans et qui, après avoir à grands frais créé un beau domaine, le laisserait sans culture. Il aurait une propriété de luxe, mais de nul rapport.

Ceci n’est-il pas l’image de notre développement colonial ? Avec un tel système, que seront jamais nos colonies pour nous, sinon de pures charges ? Comme importance coloniale, les Anglais sont hors de comparaison avec les autres nations européennes. On peut dire d’eux qu’ils forment une colonie immense dont l’Angleterre elle-même n’est que la tête ; et que celle-ci, d’une production industrielle énorme, a pour tributaire tout le reste de l’empire. Comme nous et plus que nous, ils possèdent et acquièrent de grands domaines coloniaux, mais qui sont pour eux autre chose que de simples accroissemens géographiques. Ils ne se contentent pas de l’honneur d’y voir flotter leur drapeau : ils en font d’abord autant d’issues pour l’écoulement des produits métropolitains, puis, bientôt, de vastes objectifs à l’esprit d’entreprise et à l’infatigable activité britannique. Ils ont, en un mot, de grandes colonies qu’ils administrent aussi économiquement que possible et dont ils tirent le maximum de profits. Après, bien après l’Angleterre, dans le nombre des nations à colonies, viennent la France et l’Allemagne.

Comme conclusion de tout ce qui a été dit précédemment, nous pouvons établir une comparaison entre ces deux derniers pays.

Tandis que nous poursuivons l’extension de nos colonies, sans chercher à les peupler de nos nationaux, et sans en tirer commercialement profit, l’Allemagne couvre le monde de ses colons, sans courir à la conquête de territoires nouveaux. Le résultat est évident : à créer des colonies simplement administratives, nous nous appauvrissons en efforts et en argent : les Allemands, eux, s’enrichissent, en fondant, par l’immigration, des colonies commerciales telles que celles que j’ai décrites.

À dessein, je n’ai fait nulle mention des colonies considérées comme simplement stratégiques. Il est clair que toutes les nations peuvent avoir intérêt à posséder, au loin, des points appropriés aux éventualités de guerre ; ports vastes pouvant servir d’abri à des flottes de combat, bien défendus contre les attaques de l’ennemi et dépositaires d’approvisionnemens de toute sorte.

Pas davantage, je n’ai voulu parler de nos vieilles colonies, hélas ! bien près de la ruine. Celles-là ont peut-être donné leur maximum de production. Elles ont été exploitées largement et ont prospéré par la culture de la canne à sucre. Cette industrie malheureusement est aujourd’hui bien malade, et on peut dire que l’heure est près de sonner où, dans ces îles jadis si riches et toujours si riantes, on ne cultivera plus que la politique. Mais c’est uniquement de nos colonies récemment conquises que j’ai voulu parler dans ces notes.

Comme conclusions, nous pouvons d’abord nous demander si l’extension coloniale que nous poursuivons répond bien, chez nous, à un réel besoin d’accroissement territorial, ou si, plutôt, nous ne subissons pas, comme en tant d’autres choses, un entraînement fait d’espoirs vains et de patriotisme sentimental ? Si, en effet, nous ne voulons ou ne pouvons peupler et exploiter les domaines coloniaux dont nous faisons la conquête, quel profit retirerons-nous jamais de l’acquisition de tant de territoires ?

Aux dépens de notre fortune publique, nous agrandissons nos possessions extérieures. Nous avons, il est vrai, l’illusion d’un important avoir colonial ; c’est le grand et beau domaine cité plus haut. Cela flatte notre amour-propre national, mais ne nous donne aucun bénéfice. Les Allemands, au contraire, sans tant de conquêtes lointaines, agrandissent méthodiquement le rayonnement de leur commerce et de leur nationalité. Ils s’enrichissent avec leurs colonies commerciales ; colonies vivaces et prospères, sans fonctionnaires et sans dépenses. Logiquement, sous des apparences coloniales plus modestes, ils arrivent à de plus profitables résultats.

De tout cela nous pouvons tirer l’enseignement indiqué au commencement de cette étude. C’est le développement extérieur de notre commerce que nous devons surtout poursuivre ; et c’est en dirigeant cette extension commerciale vers nos nouvelles colonies que nous pourrons arriver à les rendre prospères. Nous devons imiter nos concurrens, les Anglais et les Allemands. Quand, comme eux, nous aurons donné un réel essor à notre industrie, et surtout à notre commerce, nous réussirons alors a avoir des colonies riches, productives et profitables.


F. VIÉ.

  1. Le Comité Dupleix.