Les Colonies anglaises et les projets d’organisation de l’Empire britannique

Les Colonies anglaises et les projets d’organisation de l’Empire britannique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 139 (p. 121-159).
LES COLONIES ANGLAISES
ET LES
PROJETS D'ORGANISATION DE L'EMPIRE BRITANNIQUE


I

L’Empire britannique est le plus vaste qui ait jamais existé : son étendue est triple de celle de l’Europe et dépasse le cinquième de la surface totale des terres émergées, laissant bien loin en arrière les territoires, pourtant énormes, occupés par la Russie, la Chine, les États-Unis d’Amérique, le Brésil ; sa population est probablement quelque peu inférieure à celle du Céleste Empire, mais n’en forme pas moins un quart de l’humanité. Sans doute, les pays soumis au sceptre de la reine Victoria sont dispersés sur tous les points du monde, au lieu de former une masse compacte comme les contrées que nous venons de nommer, ou les grands empires de l’antiquité. Mais ce manque de cohésion est plus apparent que réel. Les moyens de communication sont devenus si rapides de nos jours qu’il suffit à peu près d’un mois pour se rendre d’un point à un autre de l’Empire britannique, si éloignés soient-ils. Il fallait assurément plus de temps, il y a dix-huit cents ans, pour traverser l’Empire romain, et il en faut plus encore aujourd’hui pour passer d’une extrémité à l’autre de l’Empire russe. Dira-t-on que l’obligation de traverser les mers pour parcourir les possessions de l’Angleterre est une cause de faiblesse pour cette immense domination ? Mais la mer n’est-elle pas anglaise, au dire de tout bon Anglais, que justifie la puissance de la flotte britannique ? Loin de les séparer, l’Océan est le lien qui réunit ces membres épars. La Grande-Bretagne est en quelque sorte chez elle sur les chemins maritimes qui conduisent à ses dépendances ; elle peut empêcher les autres États de communiquer avec les leurs ou du moins leur créer mille difficultés à le faire. C’est ce qui distingue essentiellement l’empire colonial anglais : sa métropole est maîtresse des mers, les communications entre ses diverses parties sont aussi assurées en toute circonstance que si elles formaient un territoire continu.

Ce qui subsiste, en dépit du télégraphe et de la vapeur, en dépit de la puissance de la flotte britannique, c’est la variété des races et des climats qui se partagent l’Empire. De cette variété résulte l’absence d’un organe de gouvernement commun et une extraordinaire complexité dans la manière dont sont administrées les différentes possessions de l’Angleterre. Blancs de l’Australie ou du Canada, populations mêlées du Cap et de Natal, Asiatiques de toute sorte, noirs plus ou moins civilisés des Antilles, nègres tout à fait primitifs de l’Afrique, Papous de la Nouvelle-Guinée, les Anglais n’ont pas eu la folie de croire que le même régime convînt à tous ces peuples ; ils n’ont pas pensé non plus qu’il fût possible d’installer dès l’abord dans des territoires tout récemment acquis le même appareil gouvernemental que dans des pays qu’ils possèdent depuis longtemps, les conditions de race et de climat fussent-elles semblables. Toutes ces contrées ne sont même pas pour eux des colonies, et le terme plus général de possessions anglaises est le seul qu’ils jugent applicable à toutes les dépendances du Royaume-Uni. C’est ainsi qu’elles sont désignées dans les publications officielles qui ont trait à toutes les parties de l’Empire, comme par exemple le Statistical Abstract for the Colonial and other possessions of the United Kingdom. Parmi les possessions qui ne sont pas des colonies, il faut mentionner au premier rang l’Inde et ses dépendances, formant un empire dans l’Empire, gouvernée par un vice-roi sous l’autorité d’un ministre spécial, qui administre lui-même, par d’autres intermédiaires, divers groupes d’îles et les importantes positions militaires d’Aden et de Perim ; — il faut citer ensuite les protectorats des Somalis, de la côte du Niger et de l’Ouganda, qui sont rattachés au ministère des Affaires étrangères ; — l’île de l’Ascension qui dépend du ministère de la Marine ; — et surtout les territoires de la Compagnie Royale du Niger, de la Compagnie Impériale de l’Afrique de l’Est, de la Compagnie Britannique de l’Afrique du Sud, de la Compagnie du Nord de Bornéo : les Anglais n’ont pas hésité à recourir de nouveau aux compagnies à charte, si propres à étendre sans grands frais l’influence d’une nation, à mettre un peu d’ordre dans les pays neufs, à leur donner un premier degré de développement commercial. Sans se laisser arrêter, comme on l’a fait en France, par les préventions de légistes étroits et des discussions byzantines sur la délégation de la souveraineté, ils ont reconnu à ces compagnies des droits régaliens, et ont ainsi reconstitué, à la fin du XIXe siècle, ces précieux instrumens qui ont si bien servi au XVIIe et au XVIIIe siècle les divers peuples européens : au même besoin ils ont compris qu’il fallait le même organe.

Les autres possessions britanniques sont des « colonies » ou du moins dépendent du ministère des Colonies : elles sont au nombre de quarante-deux, qu’on peut diviser en quatre classes, d’après le Colonial Office list pour 1895 : six d’entre elles n’ont aucune assemblée délibérante, et le pouvoir législatif y appartient au gouverneur nommé par la Couronne[1] ; seize ont un « conseil législatif » nommé entièrement par la Couronne[2] ; dans neuf, une partie des membres du conseil législatif est choisie par des corps électoraux, le plus souvent assez restreints[3]. Enfin les onze colonies restantes jouissent du self-government complet ; elles ont un organisme parlementaire tout semblable à celui de l’Angleterre : deux Chambres, dont l’une est élue, en général, au suffrage universel, un ministère responsable, un gouverneur représentant la reine sans avoir plus de pouvoirs qu’elle. La Grande-Bretagne n’intervient jamais dans leurs affaires intérieures. Si ces possessions ont été jugées dignes de s’administrer ainsi elles-mêmes, c’est que la population d’origine européenne y est nombreuse ; dans neuf d’entre elles, le Canada, Terre-Neuve et les sept colonies australasiennes, l’élément indigène est négligeable ; dans les deux autres, le Cap et surtout Natal, il conserve cependant la majorité ; aussi sont-elles venues plus tard à une vie autonome : le Cap en 1872 et Natal en 1893 seulement ; encore les affaires indigènes sont-elles dans ce dernier pays en partie soustraites au parlement local et réservées au gouverneur comme elles l’ont été longtemps en Nouvelle-Zélande. L’Angleterre n’a pas voulu que la population noire fût victime des préjugés d’une minorité de blancs dix fois moins nombreuse ; de même que par un autre acte de sagesse, en sens inverse, elle n’a pas concédé aux noirs des Antilles, frottés seulement d’un léger vernis de civilisation, le self-government dont ils ne se seraient servis, — l’exemple des Antilles françaises le prouve, — que pour opprimer les blancs et entraver les progrès des îles.

En disant qu’il n’existe pour toutes ces diverses parties de l’Empire britannique aucun organe de gouvernement commun, nous n’avons garde d’oublier que l’autorité du parlement de Westminster, du « Parlement Impérial », pour employer une expression devenue presque officielle, s’étend à elles toutes. Il plane au-dessus des gouvernemens locaux ; ceux-ci n’existent qu’en vertu de lois votées par lui, et la constitution d’aucune des dépendances ne peut être modifiée sans son assentiment, qui n’est jamais refusé, il est vrai, aux colonies autonomes, lorsque les Chambres locales se sont prononcées. D’ailleurs, même dans les colonies à gouvernement parlementaire, les gouverneurs ont, théoriquement du moins, comme la reine en Angleterre, le droit de refuser leur signature à un bill voté par les Chambres, qui ne peut alors devenir une loi. Ils n’en usent jamais pour les affaires purement intérieures, mais il leur arrive parfois de réserver leur assentiment et d’en référer à la reine, c’est-à-dire, en fait, à ses ministres, lorsqu’il s’agit de questions pouvant intéresser l’ensemble de l’empire, ou même des nations étrangères. On le voit, cependant, le lien qui réunit les colonies à la mère-patrie est fort lâche. La faiblesse en est particulièrement sensible sur le terrain des relations commerciales : chacune des possessions britanniques, colonie de la Couronne ou colonie autonome, est maîtresse de ses droits de douane, et, de tous côtés des tarifs, en général très élevés, hérissent de barrières presque infranchissables le territoire de l’empire. Les produits des autres dépendances de l’Angleterre et de la métropole elle-même ne sont pas mieux traités à l’entrée d’une colonie que les importations de l’étranger. D’autre part, le Royaume-Uni ne favorise aucunement les marchandises coloniales et ouvre librement ses ports aux denrées du monde entier. Au point de vue militaire aussi, l’Empire britannique est entièrement inorganisé, en ce sens que c’est la métropole seule, ou presque seule, qui doit subvenir avec sa flotte à la défense de toutes ses dépendances. Resserrer les liens qui unissent entre elles toutes les parties de l’Empire, en commençant par s’occuper des questions commerciales et militaires, telle est la conception de l’impérialisme britannique dont l’idéal, le but, éloigné, mais qu’on espère atteindre un jour, est la fédération du Royaume-Uni et de ses colonies.

Cette idée impériale est essentiellement moderne, contemporaine même ; elle n’a commencé à germer que depuis un quart de siècle sur le sol de la Grande-Bretagne. Elle était incompatible avec l’ancien système colonial qui, tout en concédant parfois aux colonies d’assez grandes libertés intérieures, laissait la métropole maîtresse de régler à son gré et à son avantage les relations commerciales : seule à approvisionner ses possessions d’articles manufacturés, elle assurait en revanche un traitement privilégié dans ses ports à leurs produits bruts. Après la perte des colonies américaines, les seules qui fussent habitées par une nombreuse population blanche, l’Angleterre, qui douta un instant alors de sa vocation colonisatrice, ne posséda plus pendant longtemps, en dehors de l’empire des Indes encore en formation et administré par la Compagnie, que des îles à sucre, quelques comptoirs africains et de vastes étendues ou bien tout à fait vacantes et transformées en lieux de déportation comme l’Australie, ou très peu peuplées, et habitées en majeure partie par les descendans de ses anciens ennemis, Français ou Hollandais, comme le Canada ou le Cap de Bonne-Espérance. Les libertés locales y étaient très étroitement mesurées, les rapports commerciaux réglés par un protectionnisme rigide, et un projet de fédération n’aurait point eu de sens, puisque l’action du gouvernement métropolitain se faisait sentir très directement dans toutes ces dépendances où la population blanche était fort peu nombreuse.

Plus tard, lorsque l’ancien système mercantile fut abandonné, lorsque le mouvement libéral anglais eut abouti en 1846 à l’abolition des lois-céréales et à l’établissement du libre-échange, lorsque enfin l’Australie et le Canada eurent assez développé leur richesse et leur population pour que des institutions représentatives et bientôt le self-government complet leur fussent accordés, on en vint à considérer en Angleterre l’existence de l’Empire britannique comme un phénomène transitoire. La parole de Turgot, « qu’une colonie devenue adulte se détache de la mère patrie comme un fruit mûr d’un arbre », prononcée avant la guerre de l’Indépendance américaine, avait été vérifiée une première fois par cette guerre ; confirmée ensuite par l’affranchissement des colonies espagnoles et de Saint-Domingue, puis par la séparation du Brésil et du Portugal, elle devint un article de foi. Vers 1850 ou 1860, tout le monde croyait assurément, en Angleterre comme ailleurs, que l’Empire britannique, Greater Britain, la « Plus grande Bretagne », seul survivant, comme le fait remarquer l’historien Seeley, de toute une famille d’empires, — la Plus grande France, la Plus grande Espagne, le Plus grand Portugal, — pour avoir duré plus longtemps qu’eux grâce à la sagesse et à la puissance maritime de la métropole, n’en était pas moins voué à une dissolution prochaine. Encore quelques dizaines d’années au plus, et l’Australie, le Canada, le Cap, les Antilles même proclameraient leur indépendance et formeraient de nouvelles nations ! Le but que devait se proposer l’Angleterre et qui était atteint par l’octroi d’institutions libérales, c’était seulement de faciliter la séparation, de la rendre amiable, en sorte que de bons rapports subsistassent ensuite entre elle et ces nouvelles nations de même race. L’apôtre du libre-échange, Cobden, prêchait même l’abandon de l’Inde où l’Angleterre ne jouait à son sens que le rôle odieux d’un oppresseur.


II

A partir de 1870 ou de 1875, et surtout dans ces quinze dernières années, on a commencé dans le Royaume-Uni à envisager la question coloniale d’une autre façon. On s’est demandé si la séparation des colonies était un fait aussi inéluctable qu’il avait paru l’être longtemps. Dans un monde renouvelé par les moyens de communication rapide, où la distance devient un facteur tous les jours moins important, l’Empire britannique apparaît aux yeux de beaucoup d’esprits non plus comme un anachronisme, comme un vestige du passé destiné à disparaître, mais plutôt comme un précurseur, comme un type particulièrement approprié aux conditions d’existence modernes. Ne voit-on pas en effet se reformer de toutes parts de grands empires analogues à ceux qui disparurent à la fin du XVIIIe et au commencement du XIXe siècle ? Les vieilles puissances colonisatrices, comme la France, ne sont pas seules à rentrer en lice ; les plus jeunes nations de l’Europe, l’Allemagne, l’Italie, à peine constituées, se jettent dans la même voie. L’Angleterre elle-même participe largement à la curée de l’Afrique et s’y taille de nouveaux et vastes domaines. Sans doute, ce sont là principalement des possessions d’un autre genre que les anciennes colonies anglaises ou espagnoles du Nouveau-Monde ; et il semble bien acquis aujourd’hui que les pays tropicaux du moins, habités par des races barbares ou trop indolentes, doivent rester très longtemps, sinon toujours, aux mains des peuples européens, si l’humanité veut tirer parti de leurs vastes ressources. Mais pourquoi les colonies de peuplement elles-mêmes, les contrées d’outre-mer habitées par des hommes de ; sang britannique, ne resteraient-elles pas aussi unies à la mère patrie, non plus comme des sujettes, mais comme des égales, comme des associées ? Les vexations d’une politique maladroite, égoïste et hautaine, peu respectueuse de leurs droits, a conduit à une rupture violente les colons anglais et espagnols du Nouveau-Monde. Aujourd’hui que les grandes colonies anglaises jouissent de toutes les libertés qu’elles peuvent désirer, les mêmes causes de séparation n’existent plus, et si l’on réfléchit aux nouvelles données du problème, la dislocation de l’Empire britannique ne paraît nullement inévitable. Cette concession même des institutions parlementaires, que l’on considérait comme devant préparer l’indépendance des colonies, semble devoir servir à les maintenir unies à la métropole. Mais s’il en est ainsi, si l’empire doit durer, il faut donner plus de consistance aux relations entre ses divers membres ; il faut resserrer, suivant un plan défini, ces liens qu’on avait laissés se relâcher, alors que la rupture en semblait fatale et même prochaine ; il faut remanier, rajeunir, raffermir la constitution de l’Empire, — ou plutôt il faut la créer, car, à vrai dire, elle n’existe pas.

L’idée impérialiste, qui est dans la logique de la situation actuelle de la Grande-Bretagne et de ses colonies, a tiré deux puissans soutiens de préoccupations commerciales et militaires. Si l’on avait pu croire, après le traité de commerce de 4860, que le monde entier serait bientôt converti au libre-échange, et que la certitude de trouver partout des débouchés assurés aux produits des industries nationales rendrait la possession de colonies tout à fait inutile au point de vue du commerce, la réaction protectionniste qui a commencé de sévir depuis déjà quinze ans a montré que ces espérances n’étaient que des illusions. Aussi l’Angleterre industrielle ne voit-elle pas d’un mauvais œil des projets qui, en se réalisant, conduiraient, sinon à l’établissement d’une union douanière de l’empire, du moins à la réduction en sa faveur des tarifs des colonies ; et celles-ci, menacées de voir leurs produits bruts exclus des grands marchés du continent européen, se tournent vers la mère patrie pour lui demander de leur assurer un traitement privilégié.

Par une nouvelle coïncidence favorable à l’idée l’impériale, ces réclamations des colonies, qui ne sauraient se traduire en fait que par l’établissement de droits différentiels, — c’est-à-dire par une grave atteinte aux principes de la liberté commerciale — et qui auraient été repoussées avec indignation par les Anglais de tous les partis il y a vingt ans, sont aujourd’hui, sinon accueillies avec faveur, du moins discutées posément. Le réveil du protectionnisme atteint la Grande-Bretagne elle-même ; et si ses principes ne sont pas près de triompher, on ne peut nier qu’il existe un parti protectionniste, dont plus d’un des ministres actuels n’est pas l’ennemi déclaré. Le libre-échange, considéré encore par la grande majorité des Anglais comme un régime favorable aux intérêts du Royaume-Uni, n’est plus à leurs yeux ce qu’il paraissait naguère, un dogme qu’on ne discutait pas ; et c’est déjà là un succès pour ses adversaires. L’idée du Fair Trade, c’est-à-du commerce juste, équitable, de la réciprocité en somme, gagne du terrain et bat en brèche celle du Free Trade, du commerce libre. Les progrès que l’ait, depuis quelques années sur beaucoup de marchés et même dans certaines dépendances britanniques, le commerce allemand aux dépens du commerce anglais[4], fortifient encore le parti des hommes disposés à faire quelques concessions aux colonies pour en obtenir d’autres en retour, et réserver du moins ces débouchés chaque jour croissans à l’industrie de la métropole. Il ne faudrait pas, sans doute, exagérer l’importance de ces modifications de l’opinion anglaise, mais il ne faut pas la diminuer non plus. Le fait que le libre-échange est descendu de son piédestal pour tomber dans le domaine des choses que l’on discute est patent et significatif. Nous sommes loin de prétendre que l’Angleterre soit prête à y renoncer, et encore moins qu’elle aurait avantage à le faire ; mais quelques atténuations au régime de la liberté douanière en faveur des colonies apparaissent, non pas encore comme probables, mais du moins comme possibles, dans certaines circonstances, alors qu’il y a quinze ou vingt ans l’hypothèse d’une pareille concession eût été universellement considérée comme une utopie, aussi folle que dangereuse.

Si les Anglais ont trouvé en Allemagne des concurrens redoutables pour leur commerce, ils ont découvert aussi, ils se sont imaginé découvrir plutôt que la suprématie de leur marine était également menacée. Sans doute leur flotte est beaucoup plus puissante que celle d’aucune nation continentale. Mais, après avoir posé en principe qu’elle devait l’emporter sur les flottes réunies de deux autres pays quels qu’ils fussent, voici que les Anglais, ou du moins bon nombre d’entre eux, voudraient la voir supérieure aux marines coalisées du monde entier. Depuis que la Grande-Bretagne n’est plus, comme elle l’a été pendant un demi-siècle, la seule puissance coloniale ; depuis qu’elle a vu les autres peuples développer aussi leurs possessions d’outre-mer et se constituer des empires qui prétendent rivaliser avec le sien ; depuis surtout qu’au début de cette année elle s’est trouvée complètement isolée à la suite des affaires du Venezuela et du Transvaal et de sa conduite équivoque en Orient, un parti nombreux et puissant réclame d’énormes augmentations de la flotte et même de l’armée, et le gouvernement a commencé d’exécuter un vaste programme de constructions navales. Toutefois, pour donner aux forces maritimes de l’Angleterre tout le développement qu’ils rêvent, les jingos, — et ils sont nombreux, — pensent que le concours des colonies ne serait pas inutile et qu’il est juste, d’ailleurs, qu’elles contribuent à l’entretien de la flotte qui doit les défendre. En face de l’hostilité ou de la malveillance de tous les autres peuples, les fils dispersés de la Grande-Bretagne doivent serrer les rangs et faire front tous ensemble. La crainte de voir compromise l’hégémonie maritime du Royaume-Uni qui assure les communications entre les diverses parties de l’empire, qui est la garantie de sa prospérité commerciale et de son intégrité, est venue ainsi augmenter le nombre des partisans de la fédération impériale.

Pour n’être pas entré encore dans le domaine des projets réalisables à brève échéance, l’établissement de rapports plus intimes entre le Royaume-Uni et ses colonies est aujourd’hui fréquemment et vivement discuté en Angleterre. Si l’idée n’est pas assez mûre pour que le parlement s’en occupe, elle a pris une place suffisamment importante dans l’attention du public pour que les principaux hommes d’Etat y fassent de fréquentes allusions dans des discours prononcés en dehors de l’enceinte du palais de Westminster : « Il est, à mon sens, impossible, disait en 1888 Lord Rosebery à Leeds, de maintenir telles quelles pendant longtemps les relations lâches et imparfaites qui existent actuellement entre l’Angleterre et ses colonies et de conserver en même temps ces colonies comme partie intégrante de l’empire. Sur le terrain des intérêts commerciaux, la question est digne d’être considérée par nos grandes communautés commerciales. » Trois ans plus tard, en 1891, lord Salisbury, alors premier ministre, déclarait, en réponse à une députation de l’Imperial Federation League que la question des rapports plus étroits à établir entre la mère patrie et ses colonies n’était « ni plus ni moins que l’avenir de l’Empire britannique ».

L’association devant laquelle il s’exprimait ainsi, et qui avait beaucoup fait pour répandre l’idée de fédération, cessa d’exister en 1894, à la suite, paraît-il, de mésintelligences économiques entre ses chefs ; mais elle fut bientôt remplacée par la Ligue de l’Empire britannique : British Empire League. Enfin, depuis son avènement au ministère des Colonies en juillet 1895, M. Joseph Chamberlain n’a pas négligé une occasion de proclamer qu’il y a urgence à resserrer les liens qui unissent entre elles les diverses parties de l’empire. Il y a un an à peine, au mois de novembre 1895, il déclarait dans un toast[5] que les colonies et la métropole ont « une origine commune, une littérature commune, un amour commun de la liberté et de la loi, des principes communs à affirmer, des intérêts communs à préserver. » Plus récemment encore, dans un discours prononcé au Congrès des Chambres de commerce de l’Empire britannique dont il était le président d’honneur, M. Chamberlain s’exprimait ainsi : « Insensiblement, les liens entre nous (Anglais et coloniaux) se fortifient et se multiplient. Depuis longtemps, vous, messieurs, qui venez des colonies, vous avez été l’objet de nos pensées ; aujourd’hui nous vous voyons. Vos demandes, vos désirs, les ressources de vos divers pays, votre état politique, tout cela nous est aussi familier que si nous étions tous citoyens des provinces d’un même royaume, ou des États d’une véritable fédération impériale. Je crois qu’une connaissance plus approfondie doit tendre à compléter notre entente et qu’elle fera entrer dans le domaine de la politique pratique ce magnifique rêve qui a enchanté tous les plus grands et les plus patriotes de nos hommes d’État, aussi bien dans la métropole qu’aux colonies, ce rêve de nous voir réaliser une union au sein de laquelle des États libres, jouissant chacun de leurs institutions indépendantes, seront cependant inséparablement unis pour la défense d’intérêts communs et l’accomplissement d’obligations réciproques, et seront attachés les uns aux autres par les liens de l’affection, du sang et de la religion. » Pour atteindre ce but, la première étape, selon l’ardent ministre des Colonies, c’est de réaliser l’union commerciale de l’empire ; lorsqu’une fois cette union sera faite, il existera naturellement un conseil commun pour en surveiller le fonctionnement ; ce conseil devra examiner toutes les questions relatives aux voies de communication et aux lois commerciales intéressant l’empire entier ; il aura même, — nous continuons à résumer le discours de M. Chamberlain, — à s’occuper de tout ce qui regarde la défense de l’empire, car cette défense n’est autre chose que la protection du commerce impérial.

« Graduellement, poursuivait le ministre, nous arriverions, ainsi par cette méthode prudente et expérimentale avec laquelle ont été construites peu à peu nos plus grandes institutions, nous arriverions, je crois, à un résultat qui différerait peu, s’il en différait aucunement, d’une fédération complète de l’empire…. L’établissement d’une union commerciale à travers l’empire entier ne serait pas seulement le premier pas, mais un grand pas, le pas décisif, vers la réalisation de la plus haute idée qui soit jamais entrée dans l’esprit des hommes d’Etat britanniques. » Mais le premier pas, comment s’y prendra-t-on pour le faire ? Nous nous trouvons en présence, disait en substance M. Chamberlain, de trois projets : le premier consiste dans l’adoption pure et simple par les colonies du libre-échange britannique ; le second dans l’établissement à l’entrée des colonies de droits différentiels favorisant légèrement les produits de la métropole aux dépens des produits étrangers, et dans l’institution parallèle de droits du même genre dans la métropole. Ces deux propositions doivent être repoussées, continuait l’orateur : la première ne serait jamais acceptée par les colonies ; la seconde ne saurait l’être par la Grande-Bretagne, à qui l’on demande de sacrifier son immense commerce avec les pays étrangers pour n’accroître que très peu ses échanges avec ses dépendances, qui tirent déjà presque toutes leurs importations de la mère patrie. Reste un troisième projet qui est l’institution d’un véritable Zollverein impérial, qui établirait le libre-échange ou un régime très voisin dans l’intérieur de l’empire, mais laisserait chacun de ses membres libre de traiter comme il lui conviendrait les marchandises importées des pays étrangers. Toutefois, — et c’est là un trait essentiel du projet, — la Grande-Bretagne s’engagerait à frapper de droits modérés certains articles que les colonies produisent en grand : ces articles comprendraient, — c’est M. Chamberlain qui le constate, — les grains, la viande, la laine, le sucre, et quelques autres. Mais l’orateur ne s’en effraye pas, et il ajoute que cette proposition mérite d’être bien accueillie par le libre-échangiste même le plus orthodoxe ; ce serait le plus grand progrès qu’eût jamais fait la doctrine de la liberté commerciale, puisque les bienfaits s’en trouveraient étendus à 300 millions d’hommes.

Ce discours de M. Chamberlain est un événement ; c’est la première fois qu’un ministre anglais se prononce publiquement en faveur d’une union douanière de l’Empire britannique, et déclare qu’une telle réforme ne serait pas payée trop cher par le rétablissement de droits protecteurs sur des produits alimentaires et des matières premières à leur entrée en Grande-Bretagne. Sans doute, la plupart des délégués des chambres de commerce anglaises, ceux de Liverpool et de Manchester en tête, n’ont pas semblé partager ces idées, jugeant que leur application constituerait, quoi qu’en eût dit le ministre, une grave atteinte aux principes du libre-échange dont l’adoption avait tant contribué au développement de la puissance et de la prospérité britanniques. Mais ce milieu de commerçans où M. Chamberlain prononçait son discours est naturellement plus défavorable qu’aucun autre à toute restriction de la liberté des importations, et la froideur qui y a accueilli ses déclarations peut fort bien n’être pas partagée par le pays.

Pour qu’un politicien aussi avisé que M. Chamberlain se soit attelé, avec conviction, à cette tâche difficile de resserrer les liens qui unissent les diverses parties de l’Empire britannique, pour que les chefs des deux grands partis, lord Salisbury et lord Rosebery, plus sceptiques peut-être, se soient crus obligés de flatter à maintes reprises l’idée impérialiste, il faut que cette idée ait une réelle puissance et qu’elle ait acquis une forte prise sur l’opinion anglaise. Presque tous les hommes publics d’outre-Manche se montrent partisans de la Greater Britain, de la Plus grande Bretagne : le groupe que ses adversaires flétrissent du nom de Little Englanders, d’hommes de la Petite Angleterre, dans lequel eût sans doute figuré Cobden, ne comprend plus guère que les radicaux très avancés de l’école de M. Labouchère. Les agriculteurs, qui se plaignent sans cesse, pour lesquels le gouvernement cherche à « faire quelque chose », sans bien savoir quoi, ne verraient pas d’un mauvais œil la concurrence du dehors réduite à celle des seuls produits coloniaux ; quelques industriels partageraient ces sentimens, notamment ceux qu’effraye le spectre, encore lointain, de la concurrence asiatique. Enfin, disent ceux que préoccupe l’idée de la guerre, pourquoi rester à la merci de l’étranger pour notre subsistance ? Puisque le territoire restreint des îles Britanniques ne peut, à beaucoup près, nourrir tous ses habitans, ne vaut-il pas mieux favoriser le développement de l’agriculture dans nos colonies de façon à pouvoir tirer d’elles les alimens dont nous avons besoin et que nous serons certains ainsi de pouvoir retrouver, même en cas de guerre ? Si, au début du siècle, nous avions au même degré qu’aujourd’hui dépendu de l’étranger pour notre subsistance, quelle aurait été notre situation en face de Napoléon Ier décrétant le blocus continental, et quelle serait-elle aujourd’hui dans l’hypothèse d’une guerre avec les États-Unis ? L’argument de la défense nationale, le plus fort que puissent invoquer les protectionnistes du continent, se trouve ainsi étendu à l’Angleterre.

L’isolement du Royaume-Uni au milieu des puissances — ce « splendide isolement », que lord Salisbury célébrait au début de cette année et que l’infatigable M. Gladstone voulait rendre plus complet à l’automne en poussant l’Angleterre à prendre seule en main la cause des chrétiens d’Orient, — donne une force nouvelle à l’impérialisme. Défense nationale, union commerciale, voilà les deux idées qui s’entremêlent toujours à la base de la grandiose conception d’une fédération de l’Empire britannique. L’établissement d’un Zollverein ou, en attendant, l’abaissement des barrières douanières qui s’élèvent entre les diverses parties, l’institution d’un conseil commun de commerce doublé d’un conseil de défense prépareraient, pense-t-on, l’unité de l’Empire britannique, aussi sûrement que le Zollverein germanique a préparé l’unité de l’Empire allemand. Tels sont les projets, — ou les rêves, — des champions de l’impérialisme. Nous venons de voir quel accueil ils ont reçu en Grande-Bretagne ; il nous faut étudier maintenant ce qu’en pense l’opinion dans les colonies.


III

Et d’abord, quelles sont les colonies dont l’opinion est le plus importante à connaître, quelles sont celles même où il existe une opinion ? Sur les 300 à 320 millions d’hommes qui peuplent l’Empire britannique, en dehors de la métropole, combien s’en trouve-t-il qui aient réellement, selon le mot de M. Chamberlain, « une origine commune, une histoire commune, une littérature commune… » à eux et aux habitans du Royaume-Uni ? Il y a quelque 10 millions et demi de blancs dans l’ensemble des dépendances de l’Angleterre, et parmi eux 1 800 000 à 2 millions ne sont ni de sang anglais ni de langue anglaise. Les trois cents autres millions se composent de 280 millions d’Hindous et de Birmans, de quelques centaines de mille Malais et insulaires océaniens, des nègres primitifs de l’Afrique ou prétendus civilisés des Antilles. Tous ces gens de couleur, à l’exception de 2 à 3 millions de noirs de l’Afrique du Sud, vivent dans l’empire des Indes ou dans des colonies de la couronne ; au milieu d’eux se trouvent seulement, principalement dans les Antilles et à Maurice, 250 000 à 300 000 blancs, dont la moitié sont de langue française. L’acquiescement de tous ces pays qui ne sont pas autonomes aux projets de fédération impériale dépend principalement, et même, pour la plupart d’entre eux, absolument, du gouvernement anglais lui-même. D’ailleurs, s’ils entraient quelque jour dans une telle fédération, ce serait au même titre que les territoires dans l’Union américaine, ou même que les anciens bailliages sujets de la confédération suisse. Ils ne peuvent — et la plupart d’entre eux ne pourront jamais, ou du moins de très longtemps, — se gouverner eux-mêmes ; ils continueraient donc d’être administrés par des autorités que nommerait soit l’Angleterre seule, soit le gouvernement de la confédération. Ce pourraient être des possessions de celle-ci, ce n’en seraient pas des membres. Les contrées dont il importe de connaître l’opinion, ce sont les filles majeures de l’Angleterre, ses associées et non pas ses sujettes, les colonies autonomes, de l’acquiescement desquelles dépend la réalisation des projets de fédération. Elles sont réparties géographiquement en trois grands groupes : le Canada et Terre-Neuve, L’Australie et la Nouvelle-Zélande, l’Afrique méridionale.

C’est là que vit presque toute la population d’origine européenne de l’Empire britannique ; et non seulement elle y vit, mais elle y vit seule, dans les deux premiers groupes, du moins, où les blancs n’ont en face d’eux que quelques tribus sauvages, vingt fois moins nombreuses que les immigrés et qui auront disparu dans peu de dizaines d’années. En Afrique, les noirs sont trois ou quatre fois plus nombreux que les Européens, mais ceux-ci n’en forment pas moins un groupe important qui s’est montré depuis plus de vingt ans parfaitement capable de se gouverner lui-même ; le pays est paisible, les indigènes soumis et tranquilles, les représentans du Cap et de Natal seraient dignes, à tous égards, de siéger à côté de ceux de l’Australie et du Canada. Voilà donc des colonies où l’élément blanc possède soit une énorme majorité numérique, soit le monopole de l’énergie et de l’activité, où il est, en un mot, l’élément essentiel du pays. Peut-on, cette fois, dire d’elles à juste titre, comme M. Chamberlain, qu’elles ont avec la mère patrie « une origine, une langue, une littérature commune… des principes communs à affirmer, des intérêts communs à préserver » ? Il faut, ici encore, faire une restriction : les Anglais n’ont été les premiers à coloniser ni leurs possessions actuelles de l’Amérique du Nord ni celles de l’Afrique du Sud : ils avaient été précédés dans les premières par les Français, dont les descendans forment aujourd’hui un tiers de la population totale du Canada et ont conservé intactes leur religion, leur langue et leurs lois ; dans les secondes les Hollandais étaient venus avant eux, et les fils des premiers colons, les Boers, non contens d’être aussi nombreux que les Anglo-Saxons dans les colonies britanniques ont fondé à côté d’elles des États dont ils ont maintes fois montré qu’ils savaient défendre l’indépendance. Dans notre siècle, toutefois, l’immigration qui s’est dirigée vers les possessions anglaises est venue presque entièrement des îles Britanniques ; on n’y voit rien de semblable à l’extraordinaire mélange de gens accourus de tous les coins de l’Europe que l’on peut contempler aux États-Unis, et l’Australie qui, elle, ne date que d’un siècle, qui n’a pas connu d’autres maîtres que les Anglais, est habitée par une population presque aussi purement britannique que celle du Royaume-Uni.

C’est d’elle seule qu’on est en droit de dire, en toute rigueur, que son origine, son histoire, sa littérature lui sont communes avec l’Angleterre. Si l’on en pouvait dire autant des principes et des intérêts, non seulement de la population australienne, mais de toute la population de langue anglaise de l’empire, la fédération serait sans doute bientôt faite : les Français du Canada ne chercheraient pas à l’empêcher ; les Boers du Cap et de Natal ne l’essayeraient pas non plus. Pour laisser en ce moment de côté la question des intérêts, quels sont donc les principes et les traditions qui unissent les Anglais et leurs frères de race des colonies, quels sont ceux qui les divisent ? En quoi se ressemblent, en quoi diffèrent ces hommes de même race qui n’habitent pas sous les mêmes cieux ?

Ce sont les similitudes qui frappent au premier abord un étranger arrivant dans les colonies britanniques : l’Anglo-Saxon a partout le même genre de vie, les mêmes habitudes, les mêmes plaisirs. Au Canada, en Australie, au Cap, sa maison diffère aussi peu que possible de ce qu’elle est en Angleterre : à peine les modifications nécessaires pour s’adapter au climat plus froid ou plus chaud. Mais toutes ces habitations particulières semées dans les suburbs, dans les faubourgs des villes, dont le centre est exclusivement réservé aux affaires, conservent les allures générales des cottages anglais, et l’installation intérieure en est exactement la même. Les jardins, petits ou grands, qui les entourent, sont enclos de murs, de haies vives, parfois seulement de barrières en planches, mais en tout cas de clôtures assez élevées qui ne permettent guère aux passans de jeter dans l’intérieur des regards indiscrets et de violer l’intimité du home. A Victoria, la capitale de la Colombie britannique, le cocher américain qui me promenait dans la ville nie faisait remarquer, avec un haussement d’épaules, la manie qu’avaient « la plupart de ces Anglais de s’enfermer ainsi hermétiquement, comme s’ils voulaient se cacher. » Dans les villes des Etats-Unis, les jardins ne sont entourés le plus souvent que d’une simple grille à jour qui permet de voir tout ce qui s’y passe, parfois un simple carré de gazon où jouent les enfans s’étend devant l’habitation sans être séparé de la rue autrement que par les trois ou quatre marches d’un perron. Les divertissemens aussi sont les mêmes et tiennent une aussi grande place dans la vie : en dépit de la température, j’ai vu des jeunes gens d’Adélaïde s’exercer à l’aviron sur la rivière Torrens ; j’en ai vu d’autres, dans les camps miniers de l’Australie de l’ouest, jouer au cricket par 30 ou 35 degrés de chaleur avec la même énergie qu’en Angleterre. Le goût des Anglais pour les courses de chevaux est encore exagéré dans leurs colonies, tandis qu’aux Etats-Unis elles attirent peu l’attention, à l’exception des courses au trot qui intéressent surtout un public local. En Australasie au contraire, c’est avec une véritable passion que toutes les classes de la société se précipitent sur les hippodromes, et la Coupe de Melbourne est une bien autre solennité que le Grand Prix de Paris, en France, et même le Derby d’Epsom en Angleterre. On s’en occupe deux mois à l’avance ; et le jour où elle est courue, au début de novembre, il est impossible d’aborder un autre sujet de conversation non seulement dans les grandes villes, mais dans les « stations de moutons » les plus reculées du Queensland, aussi bien que dans les camps miniers perdus au milieu des déserts de l’Ouest à 400 ou 500 lieues de Melbourne ; et les paris atteignent des chiffres énormes. Dans l’Afrique du Sud il en est de même, et les quatre séries de réunions sportives de Johannesburg, cette ville anglaise en territoire boer, sont les plus grandes fêtes pour toute la population à cette altitude de près de 2 000 mètres, où la raréfaction de l’air a obligé les organisateurs à réduire la longueur des parcours dont aucun ne dépasse 1 000 mètres.

Dans les institutions, d’aussi grandes analogies se rencontrent. Nous ne reviendrons pas sur l’organisation politique des grandes colonies calquées sur celle de l’Angleterre. On y a éprouvé parfois quelque difficulté à constituer des chambres hautes, rouages un peu artificiels dans ces pays neufs et n’ayant point, pour les soutenir, le prestige historique de la Chambre des lords. Mais nulle part on n’a voulu se passer de ces assemblées et, soit en confiant la nomination des membres au gouverneur en conseil des ministres, soit en les faisant élire par des corps censitaires on a, tant bien que mal, organisé des Sénats. Comme l’exécutif et le législatif, le pouvoir judiciaire est constitué de la même façon qu’en Angleterre et l’appareil de la justice est le même : au commencement des débats des cours, un huissier, s’adressant aux auditeurs, pousse le vieux cri français : « Oyez ! oyez ! oyez ! » comme on le fait aussi à Washington même, à la Cour suprême des États-Unis ; mais tandis que celle-ci est la seule en Amérique où les juges siègent en costume et avec quelque solennité, tous les juges australiens ont, comme leurs collègues d’Angleterre, des perruques poudrées et portent la robe. Ils sont inamovibles et entourés d’une considération universelle. En cas d’absence ou de changement du gouverneur, c’est le Chief Justice, le président de la Cour suprême, qui est de droit chargé de l’intérim de ces hautes fonctions. Si cette justice est si respectée, elle le doit, comme en Angleterre, à son indépendance ; elle entoure de garanties aussi grandes les droits des accusés ; comme en Angleterre aussi, le jury est organisé sur la plus large base et ses décisions, qui doivent toujours être rendues à l’unanimité, sont souvent plus sévères qu’en Franco. M. Chamberlain avait certes raison lorsqu’il disait que les Anglais et les coloniaux ont le même amour de la liberté et de la loi, — du moins lorsqu’ils sont entre eux. — Le respect des opinions de ses adversaires, de la liberté de discussion, est universellement répandu chez les Anglo-Saxons. Les polémiques des journaux sont parfois très violentes, les discours des politiciens, en Australie surtout, fort peu mesurés ; mais dans un meeting, quel qu’il soit, un orateur peut toujours se faire écouter, fût-il en désaccord avec l’unanimité des assistais. J’eus occasion à Coolgardie, d’assister à une réunion publique où l’on devait protester vivement contre les procédés du gouvernement de la colonie de l’Ouest à l’égard de la population minière et l’insuffisance de sa représentation politique. Plusieurs orateurs se tirent entendre : l’un déclara qu’il n’était ni démocrate ni socialiste ; un autre qu’il était démocrate mais non socialiste ; un troisième enfin fit profession de socialisme. Tantôt des groans, des grognemens, tantôt des applaudissemens soulignèrent certaines phrases ; mais dans ce milieu de chercheurs d’or, dans cette ville vieille de trois ans, malgré l’influence énervante d’une chaleur torride, le plus grand ordre ne cessa de régner. Des remerciemens furent votés à la fin de la réunion à tous les orateurs sans distinction d’opinion ; un ordre du jour de protestation fut adopté ; et l’assistance se retira dans le plus grand calme. Je pensais non sans quelque honte à ce que sont les réunions de ce genre en France.

Ces ressemblances dans les mœurs et les institutions de l’Angleterre et de ses dépendances peuvent cacher quelque temps aux yeux d’un étranger les divergences qui existent entre les deux sociétés ; mais il n’est point besoin d’un très long séjour aux colonies pour les voir apparaître. Pour conservateur qu’il soit, l’Anglo-Saxon l’est plus encore peut-être de la forme que du fond, et tout en en maintenant les dehors presque immuables, il laisse parfois les choses se modifier profondément. La situation respective des divers élémens du gouvernement anglais, le souverain, les ministres, la Chambre des lords et la Chambre des communes, s’est énormément altérée depuis deux siècles, sans qu’aucune loi écrite soit intervenue. De même, en se transplantant dans le Nouveau-Monde ou aux antipodes, bien des institutions ont changé de caractère, et ce changement s’est produit en partie à cause de la composition différente de la population. Outre que les colons se sont recrutés surtout, comme toujours, dans les couches moyennes et inférieures de la société anglaise, qu’en Australie la découverte des mines d’or a attiré beaucoup d’élémens démagogiques, la proportion des Écossais et des Irlandais est bien plus considérable aux colonies que dans le Royaume-Uni. Tandis que l’Angleterre propre et le pays de Galles contiennent plus des trois quarts de la population britannique, l’Irlande en comprenant à peine un huitième et l’Ecosse un neuvième, on trouve au contraire sur 100 personnes établies en Australie et nées dans la métropole, 57 Anglais seulement, 27 Irlandais, — plus d’un quart, — et 17 Écossais.

Au Canada, le contraste est peut-être encore plus marqué, et dans l’Afrique du Sud les Écossais, sinon les Irlandais, sont de même en proportion plus forte que dans le Royaume-Uni. Les statistiques religieuses mettent en évidence avec une grande netteté le nombre très élevé des Écossais et des Irlandais dans les colonies. L’Église anglicane, à laquelle se rattachent les deux tiers des habitans des îles Britanniques, n’a plus en Australie pour adhérens que les deux cinquièmes à peine de la population : moins de 1 500 000 sur 3 800 000. En revanche, il s’y trouve 800 000 catholiques, soit plus du cinquième, alors qu’il n’y en a pas un sixième dans la métropole, presque tous confinés en Irlande. Les presbytériens, presque tous Écossais, — l’Eglise établie d’Ecosse est presbytérienne, — sont près de 500 000, les méthodistes plus de 400 000, les Congrégationalistes, les Baptistes chacun 80 000, toutes proportions bien plus fortes qu’en Grande-Bretagne. Toute localité de 2 000 ou 3 000 habitans, en Australie, compte en général au moins quatre églises : anglicane, presbytérienne, méthodiste et catholique. Au Canada, le voisinage des États-Unis a produit une plus grande diversité encore : chacune des deux sectes méthodiste et presbytérienne l’emporte légèrement par le nombre des habitans sur l’Église anglicane ; et quelque 300 000 Irlandais viennent s’ajouter aux 1 500 000 Canadiens français qui forment la masse catholique. La proportion des dissidens donne à penser que l’émigration doit être plus forte, en Angleterre même, parmi les non-conformistes que parmi les fidèles de l’Église établie. Ce sont le plus souvent les minorités, formées des gens dont l’esprit est plus indépendant, plus hardi, plus inquiet peut-être aussi que celui de la moyenne de la nation, qui constituent l’élément actif, le ferment de vie et de développement d’un peuple.

Le grand nombre des Écossais, des Irlandais, des dissidens anglais aux colonies est un fait très caractéristique ; et non seulement ils y sont nombreux, mais ils y sont très influens. On me faisait remarquer en Australie que la plupart des grands squatters, des hommes qui s’étaient acquis une importante fortune dans l’élevage, étaient d’origine écossaise ; de même les Écossais ont été, avec les Canadiens français, les pionniers du Nord-Ouest américain, et c’est presque exclusivement parmi eux que se recrutaient les employés de la Compagnie de la Baie d’Hudson. On les retrouve toujours à l’avant-garde de la colonisation. Dans les luttes politiques, Écossais et Irlandais tiennent aussi une très grande place ; mais ces derniers sont bruyans, turbulens ; on peut trop souvent leur appliquer le mot qu’on prête à un fils d’Erin débarquant à New-York un jour d’élection et en butte aux sollicitations des agens des divers partis : « Pour qui êtes-vous ? lui dit-on. — I am against the government, je suis contre le gouvernement. » Telle aurait été sa réponse. Le nombre des Irlandais en Australie paraît être une des causes de l’instabilité gouvernementale qui y règne. Les Écossais, beaucoup plus froids d’extérieur, sont cependant moins conservateurs au fond que les Anglais, plus enclins aux solutions radicales et aux innovations.

Le milieu colonial est donc, non seulement à cause des classes, mais aussi à cause des confessions religieuses et des régions où il s’est recruté, fort différent du milieu anglais. Ses aspirations sont la quintessence des aspirations des nouvelles couches britanniques ; moins gêné par des traditions séculaires, il est bien plus hardi que l’Angleterre dans la voie des réformes ; il répercute, mais avec une intensité plus grande, tous les mouvemens qui agitent la mère patrie. C’est surtout en Australie qu’il faut l’étudier parce qu’il s’y développe plus librement, tandis qu’au Canada le voisinage des États-Unis et la présence des Français, au Cap celle des Boers et des noirs, introduisent des élémens nouveaux. Aux antipodes, il a ses coudées franches, et il en profite : le suffrage universel y est établi, et déjà le féminisme, encore timide en Angleterre, plus fort en Amérique, compte chaque jour de nouveaux triomphes en Australasie, où, les unes après les autres, les colonies accordent aux femmes le droit de suffrage politique. Au point de vue religieux, la diversité des sectes a entraîné, dans les trois groupes, cette fois, le désétablissement de l’Eglise anglicane, et aujourd’hui aucun culte n’est plus subventionné par l’Etat. Il faut encore signaler ici l’intensité qu’a prise dans les colonies ce curieux mouvement de l’Armée du Salut, — dont nous n’avons guère vu en France, où il n’a pas de raison d’être, que les côtés ridicules, — mais qui est, au fond, une réaction contre le froid rationalisme des sectes protestantes extrêmes, incapable d’avoir prise sur les couches profondes de la population. Sous ses apparences burlesques, l’Armée du Salut les atteint, au contraire, en rétablissant quelques manifestations extérieures de la croyance, si nécessaires aux masses, comme l’a compris le catholicisme. Dans tous les camps de chercheurs d’or du monde, en Amérique, en Océanie, en Afrique, j’ai vu une foule nombreuse suivre les processions salutistes, et partout on m’a témoigné que dans leurs « casernes », bien des misères étaient soulagées. De l’égalité des Eglises est née aux colonies la neutralité des écoles. Si dans certaines provinces canadiennes, l’enseignement confessionnel a été maintenu, parce que les différences de croyance y correspondent aux différences de langue, l’école est neutre en Australie et au Cap, tout en étant très respectueuse de la religion et de l’idée de Dieu[6].

Les tendances que nous venons de signaler dans les dépendances anglaises peuvent sembler nôtre que l’exagération de celles qui existent en Grande-Bretagne même : les colonies seraient ainsi seulement plus avancées que la métropole sur une voie où celle-ci s’engage aussi et qu’elle continuera de suivre, à moins que l’expérience de ses possessions ne soit pas satisfaisante et ne l’engage à s’en détourner. Cette différence de degré serait cependant déjà importante à noter ; mais sur un point il existe une opposition d’idées complète entre le Royaume-Uni et ses colonies. Malgré la renaissance récente d’un parti protectionniste en Angleterre, le libre-échange y a des racines extrêmement solides et profondes, et il ne sera pas aisé de l’abattre, si l’on doit y réussir jamais. Le Canada, la plupart des colonies australiennes, le Cap et Natal ont été au contraire, jusqu’à présent les pays les plus furieusement protectionnistes du monde. Sous prétexte de favoriser la formation des industries, les droits de douane de certaines colonies frappent en moyenne de 40 à 50 pour 100 les articles manufacturés importés. C’est en Australie surtout que cette exagération se fait sentir : les colonies y forment des territoires douaniers distincts et frappent les produits de leurs voisines de tarifs aussi élevés que ceux qui atteignent les produits étrangers. Sur des marchés aussi étroits, peuplés de 100 000 à 1 200 000 habitans, les industries qu’on prétend aider restent fatalement chétives et ne peuvent se maintenir que par l’exhaussement constant des droits. Ce système qui cherche à mettre dès l’abord un pays neuf en état de se suffire en toutes choses ne le cède guère en absurdité à l’ancien système mercantile qui, par une exagération opposée, interdisait aux colonies de fabriquer même un clou ou un fer à cheval. L’établissement d’un régime de libre-échange presque complet en Nouvelle-Galles à la suite des élections de 1894 et de 1895, l’abaissement des droits de douane pour la première fois depuis trente ans à Victoria, l’avènement au pouvoir au Canada du parti libéral, l’été dernier, semblent indiquer l’existence d’un certain courant en faveur d’une politique commerciale plus modérée dans l’Empire britannique, mais les principes des colonies sont encore bien différens à ce sujet de ceux de la métropole.


IV

Maintenant que nous avons étudié le milieu colonial, ses ressemblances et ses différences avec le milieu britannique, nous pouvons examiner quelles chances de succès ont les projets de fédération. Il nous faut toutefois traiter encore une question préalable : une organisation plus rationnelle, plus régulière de l’Empire ne sera possible que le jour où la Grande-Bretagne aura à traiter, non pas avec une multitude de pays isolés, dont les intérêts et les prétentions ne s’accorderont pas, mais avec quelques grands groupemens politiques offrant une consistance sérieuse. Nous avons dit que les colonies anglaises de peuplement se répartissent en trois groupes : le Canada et Terre-Neuve, l’Australasie, l’Afrique du Sud. Pour que la fédération puisse aboutirai est indispensable que l’unité s’établisse d’abord dans chacun de ces groupes, que les diverses provinces qui les composent se soient réunies, tout en se réservant des libertés régionales aussi larges qu’elles le voudront, pour organiser un gouvernement central qui les représente toutes et domine les autorités provinciales. Si elles n’arrivent pas à s’entendre entre elles à ce sujet, il est clair qu’elles ne pourront le faire avec des pays bien plus éloignés et plus différens, pour l’œuvre, beaucoup plus compliquée, de la fédération impériale. Or cette unité existe déjà en un point : au Canada dont les provinces sont fédérées depuis 1867, et ont un parlement commun, tout en ayant conservé au-dessous de lui les parlemens provinciaux, et ne forment qu’un seul territoire douanier, contenant cinq millions d’habitans. Terre-Neuve reste, il est vrai, en dehors de la « Puissance du Canada », mais c’est une fort petite colonie, dont l’accession à la confédération est entravée surtout par sa détresse financière et l’obligation où se trouverait le gouvernement fédéral d’assumer une grande partie de la dette disproportionnée qui l’obère. Si les deux autres groupes coloniaux étaient aussi près de l’unité que l’est le groupe nord-américain, l’établissement de relations plus étroites avec la métropole serait grandement facilité.

La fédération australienne est depuis longtemps projetée. Jamais, semble-t-il, une terre n’a été mieux faite pour l’unité politique que « l’Île-Continent » des antipodes, comme l’appellent parfois ses habitans. Les conditions naturelles y sont d’une rare uniformité. La population y est presque absolument homogène, fait unique dans un pays de grande immigration ; et cependant cette contrée est divisée en six parties, — pour ne pas tenir compte en ce moment de la Nouvelle-Zélande, un peu différente des autres, — en six microcosmes politiques qui vivent aussi isolés que possible, se jalousent et cherchent trop souvent à se nuire réciproquement. Maintes fois des essais ont été tentés pour les amener à se confédérer : les premiers remontent à l’établissement du gouvernement parlementaire dans les colonies, c’est-à-dire à plus de quarante ans en arrière. Depuis quinze ans, la question est discutée presque quotidiennement dans la presse australienne. En 1885, le parlement d’Angleterre a même passé une loi autorisant la constitution d’un Conseil fédéral de l’Australasie où seraient représentées celles des colonies qui le désireraient ; mais ce conseil est un corps purement délibératif, qui ne dispose d’aucunes ressources et auquel n’est adjoint aucun organe d’exécution. Malgré cela, ce fantôme aurait pu prendre corps quelque jour et se transformer en un véritable organe de gouvernement commun, si toutes les colonies y avaient envoyé des délégués : malheureusement, la Nouvelle-Galles du Sud refusa toujours de le faire, ainsi que la Nouvelle-Zélande, et l’Australie du Sud ne fut représentée que durant une session. Le Conseil ne s’est réuni que cinq fois depuis dix ans et a siégé une quinzaine de jours chaque fois. Dès aujourd’hui cette ombre d’assemblée est une institution caduque avant d’avoir vécu ; ce n’est pas d’elle que peut venir le mouvement qui fera passer du domaine des discussions dans celui des faits la question de la fédération.

Depuis 1890, toutefois, deux tentatives plus sérieuses ont été faites : la première a eu lieu sur l’initiative de sir Henry Parkes, premier ministre de la Nouvelle-Galles du Sud : des délégués des sept colonies se réunirent à Melbourne en février 1890, votèrent une adresse à la Heine dans laquelle ils affirmaient qu’une prompte union des colonies australiennes, sous l’égide de la couronne, était hautement désirable ; que les colonies australiennes plus éloignées (la Nouvelle-Zélande et les îles Fidji) devraient être admises dans l’Union : enfin qu’une convention nationale composée de délégués élus dans leur sein par les parlemens des diverses colonies, à raison de sept membres au plus pour chacune, serait convoquée l’année suivante à Sydney.

Cette Convention, où toutes les régions de l’Australasie étaient représentées par leurs hommes politiques les plus en vue, de tous les partis, et qui comprenait les premiers ministres de six colonies sur sept et les présidons des Chambres de plusieurs d’entre elles, se réunit à Sydney le 2 mars 1891, et acclama son promoteur, sir Henry Parkes, comme président. On put croire que la fédération était faite. Pendant la session, qui dura cinq semaines, un projet de constitution fut élaboré : les pouvoirs et les droits des colonies, désormais qualifiées d’États, devaient rester intacts, sauf en ce qui concerne les matières qu’il serait nécessaire de remettre entre les mains du gouvernement fédéral ; le libre-échange absolu était établi entre les États ; le pouvoir fédéral pouvait établir des droits de douane sur les produits étrangers et d’accise ; les questions militaires et navales lui étaient également dévolues. Le pouvoir législatif était exercé par un sénat, où toutes les colonies étaient également représentées par huit membres, et par une Chambre des députés, dont les sièges étaient répartis proportionnellement à la population. Le pouvoir exécutif était confié à un gouverneur général nommé par la reine, qui choisissait un ministère responsable devant le Parlement. Enfin une cour suprême fédérale d’appel était organisée. Cette constitution, tout en laissant une plus large part d’autonomie à chaque colonie, était assez semblable à celle du Canada, sauf en ce qui concerne l’élection des sénateurs qui était confiée aux États et les plaçait, grands et petits, sur un pied d’égalité, au lieu d’être laissée au pouvoir exécutif chargé au Canada de les nommer à vie. On reconnaît encore dans cette différence le souci de ne pas sacrifier les droits des colonies à ceux du pouvoir central. La constitution devait entrer en vigueur lorsqu’elle aurait été ratifiée par les parlemens locaux, mais aussitôt la Convention séparée, les rivalités intercoloniales reprirent le dessus. L’attention publique fut en outre distraite par les commencemens de la crise économique, qui allait atteindre si gravement tous les intérêts de l’Australie ; nulle part les Chambres ne furent appelées à discuter le projet de fédération dont le promoteur, sir Henry Parkes, tomba du pouvoir dès le mois d’octobre 1891, à la suite des élections générales de la Nouvelle-Galles. Ce grand effort n’avait abouti à rien.

Lorsque l’Australie, la Nouvelle-Galles la première, commencèrent à sortir des embarras où elles avaient été plongées pendant plusieurs années, la question de fédération revint à l’ordre du jour. Le bouillant premier ministre de la Nouvelle-Galles du Sud, M. Reid, qui avait remplacé sir Henry Parkes à la tête du parti libre-échangiste, revenu au pouvoir en août 1894, était à peine en fonctions depuis quelques mois qu’il adressait une lettre circulaire à ses collègues des autres colonies pour les convoquer à une réunion qui fut tenue à Hobart, en Tasmanie, au commencement de 1895. La Nouvelle-Zélande se tint à l’écart, mais les six autres colonies répondirent à l’appel. Pensant que la tentative précédente avait échoué parce qu’elle n’avait pas été faite sur des bases assez larges, parce qu’un petit nombre de délégués qui n’en avaient pas reçu le mandat direct du peuple avaient, de leur propre autorité, préparé une constitution, la conférence des premiers ministres résolut de confier à une convention, formée de délégués directement élus par le suffrage universel, le soin de tracer la future constitution de l’Australie fédérée. Les divers gouverne mens devaient présenter le plus tôt possible à leurs parlemens respectifs un Federal Enabling Bill qui convoquerait les électeurs à nommer des députés à la Convention nationale. Les élections auraient lieu dans un délai de trois mois après le passage du Bill dans toutes les colonies ; une fois que la Convention aurait voté un projet de constitution, elle s’ajournerait pour donner le temps à l’opinion de l’apprécier et d’y suggérer au besoin des modifications, puis se réunirait de nouveau pour l’amender s’il y avait lieu. Le résultat de ses délibérations serait alors soumis, dans chaque colonie, au suffrage populaire, qui voterait par oui et non sur son acceptation. Jusqu’à présent, ce projet paraît rencontrer un meilleur accueil que celui de sir Henry Parkes, puisque cinq colonies sur six ont déjà passé le Federal Enabling Bill ; seul le Queensland fait attendre son adhésion. Malgré ces apparences favorables, beaucoup de bons observateurs, tant en Australie même qu’au dehors, tiennent que, cette fois encore, la fédération échouera.

Ce n’est pas que l’opinion publique lui soit hostile : si la question était dès aujourd’hui soumise sans ambages au suffrage universel, il se prononcerait sans nul doute à une très grande majorité, dans toutes les parties de l’Australie, en faveur de l’union. Mais c’est le clan des politiciens qui est au fond assez froid à l’égard de cette grande réforme. Ils craignent, si elle est réalisée, de voir diminuer l’effectif, ou, du moins, l’influence des parlemens et des ministères provinciaux réduits à un rôle subordonné vis-à-vis du parlement central ; et s ils affectent quelque sollicitude à l’endroit de la fédération, c’est dans l’espoir seulement d’attirer sur eux l’attention populaire. Ils ont chacun leur propre projet et ne cherchent qu’à nuire au succès de celui de leurs rivaux : dans la Nouvelle-Galles seule, sir Henry Parkes en avait un ; son successeur, sir George Dibbs un second ; et lorsque M. Reid vint essayer d’en faire triompher un troisième, ils le combattirent vivement, prétextant qu’il oubliait les droits des parlement locaux pour s’adresser directement au peuple. S’il y a si peu d’entente dans le sein d’une même colonie, on juge combien il doit être difficile de concilier les jalousies provinciales. A peine la conférence d’Hobart séparée, elles se donnaient carrière. Le gouvernement de l’Australie du Sud concluait avec la Nouvelle-Zélande, pour sept ans, un traité de commerce par lequel il lui accordait, à l’exclusion de toute autre colonie, certains avantages ; c’était se mettre dans l’impossibilité d’adhérer à un projet de fédération, fondé sur le libre-échange. Il est vrai que le traité ayant été repoussé par le Parlement, le ministère changeait avec prestesse sa position, déposait et faisait voler, le premier de tous les gouvernemens australiens, le Federal Enabling Bill. Un peu plus tard, le premier ministre de Victoria ayant voulu prendre l’initiative d’une légère modification à la procédure à suivre, son collègue de la Nouvelle-Galles, initiateur du projet, protesta avec aigreur. Il se montra cependant plus conciliant vis-à-vis du Queensland, dont le gouvernement avait annoncé l’intention de faire élire les députés à la Convention, non par le peuple, mais par la Chambre basse qui venait d’être renouvelée : c’est qu’après tout M. Reid tient au succès du projet dont il est l’initiateur ; mais un grand nombre de membres du Parlement de Sydney présentèrent une motion déclarant que les délégués de la Nouvelle-Galles se refuseraient à siéger à côté de membres qui n’auraient pas été élus par le suffrage universel. La proposition fut rejetée, et le Parlement du Queensland ne s’est, du reste, pas encore prononcé sur le Federal Enabling Bill. Tous ces menus incidens témoignent des rivalités d’amour-propre qui existent dans le monde des politiciens, et font prévoir bien des difficultés avant que le projet de M. Reid ou tout autre puisse aboutir.

Pour que la fédération des colonies australiennes se fît, il faudrait qu’une pression irrésistible du sentiment populaire eût raison des jalousies personnelles et régionales. Or la masse du peuple australien lui est bien favorable et sent confusément qu’il en résulterait des avantages sérieux pour l’ensemble du pays ; mais elle n’y attache pas encore une importance telle que cette question prime toutes les autres, et aussi longtemps qu’il en sera ainsi, les vanités de clocher, les intérêts locaux risquent fort d’empêcher la grande réforme de se réaliser.

On ne saurait contester en effet qu’une certaine perturbation ne résultât de l’union douanière qui est la condition nécessaire de l’union politique. Ainsi les industries de Melbourne, maintenues seulement à grand renfort de tarifs protecteurs, ne pourraient sans doute soutenir la concurrence de celles de Sydney plus favorablement placées ; les habitans de la première de ces villes craignent aussi que les Néo-Gallois, qui ont toujours pris l’initiative des projets de fédération, ne méditent de faire de leur capitale celle de l’Australie entière, ce qu’ils ne souffriraient à aucun prix. Pour provoquer un courant d’opinion qui pût avoir raison de tous ces froissemens locaux, peut-être faudrait-il la crainte de quelque danger commun, venant de l’extérieur. La confédération des colonies canadiennes, pays plus calmes, où les rivalités locales avaient moins de force qu’en Australie, a été grandement favorisée par la crainte de voir les États-Unis absorber les diverses provinces si elles restaient isolées en face d’un si puissant voisin. Et lorsqu’on remonte aux origines de l’Union américaine elle-même, on se rend compte combien la constitution d’un pareil État est difficile. Après avoir en commun conquis leur indépendance, les treize anciennes colonies, jalouses de conserver leurs libertés particulières, avaient d’abord organisé par les « Articles de confédération », un gouvernement commun, composé d’un simple conseil fédéral, sans exécutif, sans ressources propres, obligé à tout instant d’en référer aux États, si faible enfin que l’Union faillit tomber en poussière. L’anarchie qui résultait d’un tel état de choses, la crainte aussi d’un retour offensif de l’étranger, le souvenir du sang versé en commun eurent enfin raison de tous les obstacles et déterminèrent la réunion d’un congrès à Philadelphie et le vote, en 1787 seulement, onze ans après la déclaration d’indépendance, de l’admirable constitution qui régit aujourd’hui les États-Unis d’Amérique. Encore certains États ne donnèrent-ils leur adhésion qu’en 1791, et soixante-dix ans plus tard, l’Union faillit être rompue, ne fut restaurée qu’après l’une des plus épouvantables guerres qu’ait connues le monde civilisé et qui coûta la vie à 500 000 hommes. Les grandes œuvres ne s’enfantent que dans la douleur. Les colonies australiennes n’ont pas, comme les États américains, le souvenir de souffrances et de luttes communes ; elles n’ont pas, pour les déterminer à s’unir, la nécessité d’échapper à une tyrannie qui pèse sur elles toutes ; il n’y a pas de raison immédiate et pour ainsi dire tangible qui leur impose la fédération comme condition non seulement du progrès, mais de la liberté et de la vie.

Elles échappent, il est vrai, à certaines causes de désunion qui existaient en Amérique : le redoutable problème de l’esclavage ne pèse pas sur elles, et l’on ne trouve pas entre les habitans des diverses colonies australiennes les différences d’esprit et de mœurs qui séparaient il y a cent ans, qui séparent encore aujourd’hui les puritains de la Nouvelle-Angleterre des planteurs de la Virginie et des Carolines. Mais peut-être est-ce précisément la trop grande ressemblance de toutes les parties de l’Australie qui forme l’obstacle : ayant chacune leur port qui est en même temps leur grande ville, leur tête démesurée et orgueilleuse, leurs régions de culture aux abords des côtes, leurs pâturages dans l’intérieur, leurs forêts d’eucalyptus, leurs mines d’or, elles ne sentent point ce besoin de s’unir qu’éprouvent plutôt les nations qui se complètent que celles qui sont trop semblables. Leur petit nombre rend aussi la fédération plus difficile, parce que les plus grandes surtout voient moins l’avantage qu’elles auraient à y adhérer. L’une des causes qui ont le plus contribué à maintenir l’Union américaine est la formation des États intérieurs n’ayant point de débouchés sur les côtes. Si, comme certains hommes le désiraient, les États primitifs avaient conservé, comme leur appartenant, tout leur hinterland, trois ou quatre d’entre eux seraient devenus bientôt démesurément puissans et leur rivalité aurait fatalement abouti à la dislocation de l’Union. Or, en Australie, il ne saurait exister d’Etats intérieurs à cause de l’infériorité de la fécondité du sol quand on s’éloigne de la mer. L’île-continent sera toujours partagée entre une couronne de communautés s’ouvrant largement sur la mer, agglomérant leur population sur la périphérie, tandis que le centre restera vide, et beaucoup plus indépendantes ainsi les unes des autres que ne le sont les composans de l’Union américaine. Ce sera toujours une cause de faiblesse pour la Confédération australienne.

Enfin, ce sont les individus surtout qui font l’histoire, quoi qu’en dise une certaine école, et non pas les masses à demi conscientes qui peuvent détruire quelquefois, mais non pas créer. S’il surgissait donc en Australie un homme auquel pussent s’appliquer au moins les deux derniers termes de l’inscription gravée sur le socle de la statue de Washington dans la capitale des États-Unis : First in war, first in peace, first in the heart of his countrymen, l’ascendant d’un pareil homme pourrait sans doute réaliser la fédération. Mais le terrain n’est guère favorable à son développement, reconnaissons-le. La démocratie australienne manque de ces autorités sociales qui existaient en grand nombre dans l’Amérique du siècle dernier ; c’est une poussière d’hommes dont a disparu le respect qui est le ciment des sociétés. Il est bien difficile de fonder un édifice solide avec de pareils matériaux. La fédération finira sans doute par se faire tout de même, par la force des choses, comme on dit, à la longue, sur un plan peu cohérent. Il est juste de reconnaître que deux des causes qui l’empêchaient, la rivalité de la Nouvelle-Galles et de Victoria et le protectionnisme à outrance tendent à s’affaiblir. La Nouvelle-Galles, la colonie mère, dont les ressources naturelles sont plus grandes, prend de plus en plus le dessus sur sa voisine, qui ne peut se relever de la crise où l’ont conduite ses folies. L’esprit de Victoria, qui avait été le centre directeur de l’Australie de 1851 à 1892, ne représentait point ce qu’il y avait de meilleur, ni de plus calme dans les tendances des colons des antipodes ; elle était à la tête du mouvement protectionniste. Aujourd’hui que l’influence s’est déplacée vers l’est, vers Sydney, et que le Queensland aussi croît rapidement, la question douanière, l’un des plus grands obstacles à l’Union, semble être d’une solution plus facile. Voilà donc quelques chances favorables à l’accomplissement de ce grand projet, qui serait si utile aux progrès de l’Australie, ne fût-ce qu’en élargissant son marché commercial et l’horizon de ses hommes politiques.

De la situation politique de l’Afrique du Sud, nous ne dirons que quelques mots : les événemens qui se sont produits au début de cette année l’ont rendue suffisamment connue de tous. Des deux colonies britanniques qui se trouvent dans cette contrée, Tune est absolument prépondérante par l’étendue de son territoire et l’importance de sa population. Le Cap compte 2 millions d’habitans, dont 380 000 blancs ; Natal 600 000, dont 43 000 blancs seulement. Le premier de ces pays est le seul qui puisse s’étendre vers le nord, et le protectorat du Bechuanaland lui sera annexé un jour, portant ses frontières jusque près du Zambèze. Sur les rives de ce fleuve, l’Afrique centrale britannique et au sud-est les plateaux désignés aujourd’hui sous le nom de Rhodesia sont le domaine de la célèbre compagnie à charte. Bien peu peuplés encore, ils ont avec la colonie du Cap une sorte d’union personnelle, puisque son gouverneur, Haut-Commissaire de l’Afrique australe britannique, y exerce les pouvoirs militaires. Il y a peu de temps encore cette union était plus étroite, lorsque M. Cecil Rhodes était le vrai maître des deux pays, comme premier ministre au Cap, comme administrateur délégué dans les territoires de la Chartered. Il est probable qu’avant peu d’années il le sera redevenu ; il ressemble moins sans doute, par ses procédés, à George Washington qu’à un homme d’État plus moderne, le prince de Bismarck, mais c’est un impérialiste ardent et convaincu : il a voulu entraîner par la force sous la domination britannique la République Sud-Africaine ; il n’y a point réussi. Il avait obtenu de plus heureux résultats en traitant doucement l’État libre d’Orange qui a formé avec le Cap une union douanière et dont les chemins de fer avaient été construits et étaient exploités par le gouvernement de la colonie. Peu à peu, il semblait que cette République et sans doute aussi le Transvaal, — lorsque l’infatigable mais vieux lutteur, le président Krüger, aurait disparu de la scène du monde, — dussent être entraînées dans l’orbite de la Grande-Bretagne sous une sorte de protectorat. Aujourd’hui ces résultats sont remis en question pour fort longtemps. Mais en dehors des deux États Boers, il n’y a de pouvoir important dans l’Afrique du Sud que la colonie du Cap. La question de fédération impériale n’est point compliquée ici comme en Océanie par la nécessité préalable d’une union entre les diverses dépendances anglaises.


V

Le règlement des difficultés locales, qui sont, nous l’avons vu, fort sérieuses, en Australie, une fois opéré, un pas important serait fait dans la voie de la fédération impériale. Le second et le plus considérable serait, comme l’indiquait M. Chamberlain, l’établissement d’une union commerciale plus ou moins parfaite entre les diverses parties de l’empire. Comment donc ont été accueillies, dans les colonies, les suggestions faites pas le ministre dans son retentissant discours au Congrès des Chambres de commerce ?

Elles n’ont point paru provoquer l’enthousiasme auquel il s’attendait peut-être. Le premier ministre de Victoria, notamment, a déclaré, avec la franchise des hommes d’État des pays neufs qu’une très forte réduction des droits d’entrée sur les produits britanniques lui paraissait inacceptable. Pour se rendre compte des dispositions si différentes avec lesquelles on envisage dans le Royaume-Uni et dans ses colonies, la question des tarifs douaniers, il suffit de jeter un coup d’œil sur la répartition entre les divers pays du commerce extérieur dans la métropole et dans ses dépendances. Nous résumons ces faits dans deux courts tableaux où sont condensés les seuls chiffres que nous imposerons à nos lecteurs.

COMMERCE DU Royaume-Uni
(Moyenne de 1892-93-94) en milliers de livres sterling.


Importations. P. 100 du total Exportations P. 100 du total
Commerce total 412 275 100 220 332 100
— avec l’étranger 317 793 77,07 147 236 66,81
— avec les colonies. 94 482 22,93 73 095 33,19
Commerce avec le Canada, l’Australie et le Cap réunis. 49 697 12,01 32 069 14,30
COMMERCE DES COLONIES BRITANNIQUES


Avec le Royaume-Uni. « « Intercolonial « « Avec l’étranger « «
Total P. 100 Total P. 100 Total P. 100
Ensemble des colonies. Exportations 69 993 47 39 535 27 38 770 26
« « Importations 56 244 40 43 179 32 39 932 28
Canada Exportations 12 350 52 1 061 4 10 289 44
« « Importations 8 989 36 571 2 15 787 62
Australasie Exportations 30 612 45 28 064 44 7 276 11
« « Importations 21 793 41 27 496 51 4 156 8
Afrique du Sud. Exportations 13 379 93 229 2 791 5
« « Importations 10 927 79 980 7 1 869 14

Il résulte de ces chiffres que les trois quarts du commerce d’importation de la Grande-Bretagne et les deux tiers de son commerce d’exportation se font avec l’étranger ; pour les colonies, au contraire, les relations avec les pays non anglais sont de médiocre importance tandis que la Grande-Bretagne est à la fois leur principal fournisseur et le grand marché où s’écoulent leurs produits. D’autre part, les colonies tirent de leurs droits de douanes la plus grande partie de leur revenu : 4 300 000 livres sterling sur un budget total de 7 800 000 pour le Canada ; 1 740 000 livres sterling sur 2 601 000 livres fournies par l’impôt à Victoria[7], et ainsi des autres. Lors donc que les impérialistes de la métropole leur proposent d’abaisser dans une forte proportion les droits d’entrée sur les produits anglais, quitte à les relever encore un peu sur les importations étrangères, elles répondent qu’en dehors même du coup porté aux industries locales, ce serait les priver d’une très grande partie de leur revenu. L’adoption du tarif anglais actuel, en ce qui concerne les relations avec les autres parties de l’empire, entraînerait pour Victoria, par exemple, un déficit de recettes de 600 000 livres sterling. Pour le combler, il faudrait donc établir 15 millions de francs de taxes nouvelles, ce qui n’est point aisé dans un pays de 1 100 000 habitans déjà très obéré et lourdement grevé. En admettant un dégrèvement de moitié seulement, ce seraient 7 à 8 millions à trouver, et l’on serait alors bien loin encore du libre-échange. Pour exagérément élevés et nuisibles que soient les tarifs de maintes colonies, ils n’en constituent pas moins une source de recettes de perception facile et à laquelle on s’est accoutumé. Les gouvernemens coloniaux ont donc d’assez fortes raisons à opposer aux personnes qui leur demandent une brusque réduction des droits. En outre, la ruine de beaucoup d’industries locales, factices évidemment, mais qui n’en occupent pas moins un grand nombre de personnes amènerait une crise sérieuse. La question douanière, qui est déjà la pierre d’achoppement de la fédération australienne, devient plus difficile encore lorsqu’il s’agit d’union de l’empire tout entier.

Les coloniaux, eux, voudraient que la Grande-Bretagne consentît à frapper de droits, légers sans doute, mais appréciables, les produits étrangers qui font concurrence aux leurs : blés, viande, laines et autres, en échange de quoi ils consentiraient à diminuer, mais légèrement seulement, leurs tarifs en ce qui concerne la Grande-Bretagne, pour frapper un peu plus les importations étrangères. Ils accorderaient ainsi un traitement privilégié aux produits britanniques, en même temps qu’ils maintiendraient, sans grande difficulté, l’équilibre dans leur budget et une protection suffisante aux industries locales. Mais, répondent fort justement les Anglais, quel avantage nous assurez-vous ainsi ? Est-ce la possession exclusive de votre marché ? Nous y avons déjà une part tout à fait prépondérante, et vous n’importez guère de l’étranger que des produits que nous ne produisons pas. En revanche, vous voulez nous entraîner à rejeter une politique qui, depuis un demi-siècle, a fait la puissance et la richesse de l’Angleterre ; et les mesures de représailles que ne manqueraient pas de prendre les pays étrangers atteindraient peut-être gravement notre commerce d’exportation avec eux, qui est bien plus important que celui que nous faisons avec vous. Les importations totales de l’étranger dans toutes les colonies britanniques s’élèvent à peine à un milliard de francs, dont nous pourrions à grand’peine nous approprier le tiers ou la moitié. Faut-il pour ce gain très hypothétique mettre en péril les 3 milliards 750 millions de marchandises que le Royaume-Uni exporte en pays étrangers ? La réponse n’est pas douteuse.

Des deux côtés, de la part de la métropole comme de la part des colonies, l’établissement d’une union douanière de l’Empire britannique ou d’un régime s’en rapprochant, implique l’abandon de traditions à demi séculaires et une perturbation économique fort sérieuse. Sans doute, le protectionnisme à outrance perd du terrain aux colonies : les idées de réforme fiscale, d’augmentation des impôts directs qui tendent à prévaloir en Australasie, faciliteraient l’abaissement des droits de douane ; d’autre part, le libre-échange n’est plus pour les Anglais l’article de foi d’il y a vingt ans. Mais on est loin de s’entendre encore et cette union commerciale, qui doit être la préface d’une union politique plus intime, ne se réalisera pas sans doute avant bien des années.

Y a-t-il, du reste, péril en la demeure et les colonies sont-elles si mécontentes de leur position actuelle qu’il faille, pour les maintenir unies à la métropole, adopter un régime qui serait, quoi qu’en ait dit, avec une nuance de paradoxe, M. Chamberlain, une grave atteinte au libre-échange et un retour vers l’ancien système colonial ?

Nous ne le pensons pas ; et, si l’Australie, le Canada, ou le Cap n’étaient point satisfaits actuellement, c’est qu’ils seraient bien difficiles à contenter. D’aspiration vers l’indépendance, il y en a peu dans les colonies. Si elles possédaient une certaine force quelque part, ce serait en Australie, chez les partis très avancés. Encore est-il bien rare qu’un homme politique ose se prononcer dans ce sens et il ne serait pas suivi. La seule déclaration peu loyaliste que nous connaissions d’un personnage en vue, c’est une phrase du premier ministre de la Nouvelle-Zélande qui prétendait obliger le gouverneur à nommer membres de la Chambre haute plusieurs agitateurs ouvriers. Le gouverneur ne voulant pas y consentir, refusait de créer de nouveaux sénateurs, comme c’était son droit. « Une pareille attitude, dit le ministre, est dans le cas d’affaiblir les liens qui unissent cette colonie à l’Angleterre. » En dehors de cette phrase échappée à un politicien bruyant et brouillon, nous n’avons à relever que l’attitude du chef du parti ouvrier dans l’Australie du Sud, réclamant à la dernière session du Parlement la suppression des gouverneurs envoyés de la métropole et leur remplacement par des gouverneurs élus, puis quelques railleries du Bulletin de Sydney. Ce Bulletin est un journal-revue hebdomadaire, radical socialiste en politique, sans être inféodé à aucune coterie, contenant en même temps beaucoup d’informations mondaines, qui est un peu, en Australie, l’analogue du Truth de M. Labouchère en Angleterre, mais est, de plus, illustré. Il se moquait beaucoup de toutes les fêtes données à Melbourne en l’honneur de l’arrivée d’un nouveau gouverneur, lord Brassey ; de son titre pompeux de « gouverneur et commandant en chef de Victoria et de ses dépendances », — demandant si ces dépendances étaient les îles qui se trouvent dans le lac d’un jardin public ; — du titre d’honorable donné, suivant l’usage, à la fille du noble lord, âgée de quelques mois, et autres plaisanteries de ce genre. Après les élections générales de la Nouvelle-Galles qui eurent lieu au milieu d’un hiver exceptionnel, il représentait deux anciens premiers ministres, sir Henry Parkes et sir George Dibbs, qui venaient d’échouer, ensevelis à demi dans la neige, avec cet intraduisible calembour en légende : Cold days and some cold Knights, ajoutant que l’acceptation d’un titre impérial devrait être un arrêt de mort politique pour un membre du Parlement colonial.

Ce ne sont là, malgré tout, que des boutades. Le Bulletin est le plus lu des journaux hebdomadaires australiens, mais une grande partie de sa clientèle se compose de ceux qu’il raille, comme beaucoup des lecteurs de l’Intransigeant sont des bourgeois conservateurs qu’éreinte quotidiennement M. Rochefort. Les politiciens australiens, aussi bien que canadiens ou sud-africains, sont enchantés de se voir conférer un titre qui leur permet d’être appelés sir… et de faire suivre leur nom des initiales K. G. M. G (chevalier commandeur des Saints-Michel et George), ou même K. C.M.G (chevalier commandeur du Bain). Les gouverneurs anglais sont aussi fort bien accueillis dans les colonies qui n’hésitent point à leur attribuer des traitemens de 125 000 à 250 000 francs dans l’espoir d’en avoir d’aussi haut titrés que possible. L’Australie du Sud ayant réduit de 25 000 francs la liste civile accordée au sien, il lui fut en effet signifié qu’à ce prix elle ne pouvait plus prétendre à un lord, mais seulement à un baronnet ou à un chevalier. A la grande conférence intercoloniale tenue, en 1894, à Ottawa, capitale du Canada, les sentimens les plus loyalistes ont été affirmés. La personne même du souverain actuel est certainement pour une part dans la force de ce loyalisme. La plupart des colons de l’Australie ou du Cap, ou leurs pères ont quitté l’Angleterre lorsque la reine Victoria y régnait déjà ; ils lui sont attachés personnellement pour ainsi dire. Peut-être le prestige de ses successeurs ne sera-t-il pas aussi grand dans les colonies, non pas encore du vivant de celui qui est aujourd’hui le prince de Galles et jouit dans tout l’Empire, comme en Angleterre même, d’une immense popularité, mais sous le règne de son fils, beaucoup plus inconnu. Quoi qu’il en soit d’un avenir assez éloigné, on ne saurait nier qu’actuellement le loyalisme ne soit très puissant aux colonies.

Ce sont leurs intérêts plus encore que leurs sentimens qui doivent toutefois les maintenir unies à l’Angleterre. Sous le sceptre de la reine Victoria, elles jouissent pour leurs affaires intérieures d’une liberté aussi complète que si elles étaient des républiques indépendantes, elles sont maîtresses même de leurs tarifs douaniers, et, d’autre part, elles profitent de la puissance maritime de la Grande-Bretagne, qui leur assure, sans frais de leur part, une sécurité extérieure bien plus complète que celle qu’elles pourraient obtenir par de coûteux armements si elles étaient livrées à elles-mêmes. Lorsqu’une question internationale intéresse ses colonies plus qu’elle-même, la Grande-Bretagne s’informe toujours soigneusement de leur opinion et de leurs intérêts, y conforme sa politique et leur communique ainsi tout le prestige de sa puissance. En échange de ces avantages elle n’exige rien : la participation des colonies à la défense de l’Empire se borne à l’entretien de quelques fortifications en deux ou trois points importans de chacune d’elles. En outre l’Australasie entretient, au prix de 3 125 000 francs par an, une escadre auxiliaire composée de cinq croiseurs de troisième classe et de deux torpilleurs, commandés par un amiral anglais, et qui est jalousement maintenue par la loi dans les mers australasiennes. Chaque colonie possède aussi des milices, troupes qui s’exercent quelques jours par an et comprennent, d’ailleurs, nombre de bons tireurs et de bons cavaliers, qui ne seraient pas négligeables, après quelques semaines d’entraînement, pour la défense territoriale, et dont certaines — les « voyageurs » canadiens et les cavaliers de la Nouvelle-Galles — ont même été parader sur le Nil à côté des régimens anglais. Mais la vraie défense de l’Empire c’est sa flotte, c’est-à-dire la flotte anglaise que la métropole entretient seule. Que pourraient devenir les colonies britanniques après la proclamation de leur indépendance ? Le Canada serait absorbé par les États-Unis ; et s’il y a eu un moment, surtout parmi ses habitans de langue française, un parti « annexionniste », il n’existe plus guère aujourd’hui. Les Canadiens français sont les plus loyaux des loyaux sujets de la reine ; ils se rendent compte que l’union à leur puissant voisin du sud sonnerait le glas de leur nationalité ; l’Eglise, qui serait atteinte dans ses privilèges, y est fort hostile ; même s’il s’agissait de s’unir de nouveau à la France, les Canadiens français s’y refuseraient sans doute, — leurs principaux hommes d’Etat ne s’en cachent pas, — car ils ne sont point à l’image de nos dirigeans d’aujourd’hui. L’Afrique du Sud, divisée, elle aussi, entre deux races blanches, plus équilibrées en nombre et plus hostiles que celles qui se partagent le Canada, et vivant au milieu d’une majorité de noirs, ne peut guère vivre seule ; elle serait à la merci de toutes les attaques, et les forces barbares, qui sont si puissantes en Afrique, risqueraient d’anéantir la civilisation européenne importée, comme elles eurent raison jadis du peuple qui construisit les grands monumens du Mashonaland. L’Australasie, enfin, pour isolée qu’elle est, ne serait pas en complète sécurité. Elle est bien peu peuplée encore ; elle pourrait tenter l’ambition de l’Allemagne qui n’a pas de colonies de peuplement, ou peut-être se verrait-elle envahie par les Jaunes, qu’elle n’écarte aujourd’hui qu’en les frappant à leur entrée d’un droit de 2 500 francs par tête et qui s’y trouvent déjà au nombre de plus de 40 000, occupant des quartiers entiers de Sydney et de Melbourne et monopolisant presque la petite culture maraîchère. Que serait l’issue d’une guerre entre l’Australie et le Japon ?

Sans doute, les peuples sont quelquefois aveugles ; mais les intérêts qu’ont les colonies à rester unies à l’Angleterre sont trop manifestes vraiment pour qu’elles ne les aperçoivent pas. Point n’est besoin de la fédération pour parer à un danger illusoire de dislocation de l’Empire britannique. Si les colonies la désirent, c’est d’abord pour obtenir des privilèges commerciaux, c’est aussi pour rendre plus grands encore les avantages qu’elles y trouvent déjà au point de vue international et dont l’indépendance les priverait. En revanche, la Grande-Bretagne risquerait de se trouver entraînée de ce fait dans des embarras extérieurs très grands. Dès aujourd’hui, ses turbulentes dépendances, enfans mal élevés d’une mère pleine de sollicitude, rendent parfois fort difficile la tâche des diplomates anglais. Chaque groupe colonial, imitant les Etats-Unis d’Amérique, applique en effet la doctrine de Monroë à la partie du monde qu’il occupe. Les habitans de Terre-Neuve voient avec irritation les privilèges exclusifs que le traité d’Utrecht confère aux Français sur la partie de leurs côtes désignée sous le nom de French shore. Les Australiens supportent avec impatience la présence des Français et des Allemands dans le Pacifique : la question des Nouvelles-Hébrides, qui sont actuellement soumises à un condominium anglo-français, excite particulièrement les tempêtes de la presse australienne, d’autant que les sociétés de missions, si puissantes en tout pays anglais, viennent jeter de l’huile sur le feu. Si l’on écoutait les Australiens, les Nouvelles-Hébrides seraient immédiatement annexées par l’Angleterre sans s’occuper de nos droits. Il devrait en être de même des îles Samoa, dont les Anglais partagent aujourd’hui la suzeraineté avec les Allemands, et dont le gouvernement de la Nouvelle-Zélande demandait dernièrement que l’administration lui fût confiée. Il n’est pas jusqu’aux îles lointaines d’Havaï que les Australasiens ne voient devenir avec regret une dépendance plus ou moins déguisée des Etats-Unis d’Amérique. C’est que la possession de ces quelques rochers assurerait à l’Empire britannique une excellente station navale entre l’Australie et le Canada, faciliterait la pose d’un câble exclusivement britannique entre ces deux pays, et permettrait de se rendre d’Angleterre en Australie par l’ouest comme par l’est, de faire le tour du monde, sans sortir du territoire de l’empire, sans toucher à d’autres côtes qu’aux siennes. Enfin, en Afrique du Sud, notre expédition de Madagascar avait vivement surexcité les esprits ; des interpellations avaient été adressées au ministère colonial ; M. Cecil Rhodes s’est honoré et a fait preuve de la largeur de vue qui caractérise les hommes supérieurs en défendant le droit qu’avait la France de civiliser Madagascar et refusant de soutenir des motions hostiles. Avant nous, les Allemands avaient suscité aussi une grande émotion dans la colonie en prenant possession du Damaraland et du Namaqualand, entre le fleuve Orange et les possessions portugaises. Le Canada aux Canadiens, l’Australasie aux Autralasiens, l’Afrique du Sud aux Sud-Africains, — aux blancs bien entendu, les gens de couleur ne comptent jamais, — voilà ce que veulent les coloniaux britanniques ; et ils expriment leurs aspirations avec l’énergie un peu brutale, l’absence de formes habituelle aux peuples jeunes et de vigoureuse croissance. Le ministère des Colonies anglais est parfois vertement tancé pour ce qu’ils appellent sa faiblesse, dans leur ignorance des conditions de la politique européenne. Si la fédération impériale ne manque pas de partisans aux colonies, c’est qu’ils pensent que la métropole serait, plus encore qu’aujourd’hui obligée de prendre leur mot d’ordre, et de conformer sa politique à leurs désirs.

Pour la Grande-Bretagne, ce serait un surcroît de difficultés, qui augmenteraient encore son « splendide isolement » ; et il n’y aurait guère de secours effectif à attendre des colonies. En échange, elles ne consentiraient qu’avec peine à envoyer une partie, même bien faible, de leurs revenus à Londres pour pourvoir à la défense commune. Pour l’empire britannique dans son ensemble, la fédération serait peut-être la préface de la dislocation. L’établissement d’organes de gouvernement communs, ne s’occupassent-ils que des questions de commerce et de défense, entraînerait toujours une certaine immixtion des diverses parties de l’empire dans le gouvernement intérieur les unes des autres ; et pareille chose serait supportée d’autant plus difficilement que, dans le conseil de quelque nom qu’on l’appelât, qui présiderait aux destinées de l’Empire, la métropole, dont la population est bien plus considérable, aurait toujours une influence prépondérante. Il ne faut pas oublier que c’est l’établissement injustifié de taxes douanières qui a déterminé la révolution américaine. Il est vrai que les Américains n’étaient point représentés aux parlemens britanniques et que les coloniaux le seraient au Conseil fédéral, Mais ils n’y auraient pas la majorité, sans doute ; et les mécontens se hâteraient de trouver une pareille représentation illusoire. « C’est un fil ténu (a slender thread), disait M. Chamberlain il y a un an, qui unit les colonies à l’Angleterre ; mais je me souviens d’avoir visité des usines électriques où, à travers un fil ténu, passait un courant capable de faire mouvoir les machines les plus puissantes. » Sans doute, mais il y a des limites pourtant au courant que peut transmettre un fil et si ces limites sont dépassées, le fil rougit et se brise. Peut-être serait-ce cette rupture qu’on amènerait en voulant rendre trop intimes les relations de la Grande-Bretagne et de ses colonies, et la forme actuelle de l’Empire britannique, qui a permis son développement, est-elle plus propre qu’aucune autre à assurer sa durée.


PIERRE LEROY-BEAULIEU.

  1. Ces six colonies sont : Gibraltar, Sainte-Hélène, l’île Labouan au nord-ouest de Bornéo, et trois territoires sud-africains, le Basoutoland, le Bechuanaland britannique (ce dernier annexé depuis quelques mois à la colonie du Cap), et le Zoulouland.
  2. Les colonies appartenant à cette seconde catégorie sont : la Nouvelle-Guinée, Ceylan, les îles Falkland, Fidji, les Seychelles, Hongkong, les colonies de la côte ouest d’Afrique, la plupart des Antilles et le Honduras britannique.
  3. Malte, la Guyane anglaise, l’île Maurice, les îles Bahamas, les îles Bermudes ; la Jamaïque, la Barbade, les îles Sous-le-Vent (Antilles).
  4. Voir à ce sujet, dans la Revue du 15 septembre, l’article de M. Arvède Barine.
  5. Au banquet donné le 6 novembre 1895 par l’agent général de la colonie de Natal en l’honneur de l’achèvement du chemin de fer de Natal au Transvaal.
  6. Cette neutralité est néanmoins mal vue des catholiques australiens qui craignent qu’un enseignement dont les tendances sont protestantes, ne leur fasse perdre une partie de leurs enfans. Aussi entretiennent-ils à leurs frais beaucoup d’écoles privées ; mais c’est là une lourde charge pour eux.
  7. Le revenu total de Victoria atteint 6 700 000 livres sterling, mais, sur cette somme, 2 700 000 proviennent des recettes brutes des chemins de fer d’État (dont les frais d’exploitation figurent au compte des dépenses) ; 500 000 livres du revenu des terres (vente et location) ; 420 000 des postes et télégraphes, 485000 de sources diverses ; 2 601 000 des impôts.