Les Colonies anglaises de la Malaisie
II. Adventures among the Dyaks of Borneo, by Fred, Boyle; London 1865.
Lorsqu’on suit sur un planisphère la route que parcourent les paquebots qui se rendent de Suez aux contrées de l’extrême Orient, on remarque au bas de l’Asie une langue de terre qui impose un long détour aux navigateurs : c’est la péninsule malaise. Au-dessous des royaumes indigènes de l’Indo-Chine, en face de l’île de Sumatra, s’étend en effet sur plusieurs centaines de lieues de long, entre l’équateur et le 10e degré de latitude nord, une étroite presqu’île posée par la nature en travers de la route qui mène dans l’Océan-Pacifique. Cette terre tropicale, qui n’est plus l’Asie et qui n’est pas encore l’Océanie, renferme tous les produits des pays chauds et les métaux les plus précieux. Elle est arrosée par deux mers et de nombreux cours d’eau, la végétation y est exubérante, le règne animal y est représenté par ses espèces les plus brillantes. De larges rivières pénètrent à l’intérieur des immenses forêts dont le sol est recouvert. Les populations indigènes sont sauvages, mais nullement farouches ni cruelles. Rien n’y manque enfin de ce qui peut attirer les étrangers et rendre la colonisation facile. La nation qui possédera cet isthme aura des ports sur la mer des Indes et l’Océan-Pacifique, à égale distance de l’Hindostan, de la Chine et de l’Australie. Aussi ne faut-il pas s’étonner que la péninsule malaise ait été souvent convoitée par les puissances européennes. Elle a été citée à toutes les époques dans les annales de l’histoire. Ce fut, dit-on, la Chersonèse d’or d’Hérodote. Ce fut aussi le siège de l’une des plus anciennes colonies créées par les Portugais, qui s’y établirent sous la conduite d’Albuquerque il y a trois siècles et demi. La ville de Malacca, qui a donné son nom à l’étroit canal dont cette terre forme l’un des côtés, fut longtemps célèbre, et la cathédrale qu’y édifièrent les premiers conquérans européens renferme encore au milieu de ses ruines le tombeau de saint François-Xavier, l’une des plus belles gloires des missions catholiques. Aujourd’hui l’île de Singapore, qui termine la presqu’île vers le sud, est devenue entre les mains des Anglais ce que, ce peuple commerçant appelle avec raison un emporium, un port franc, un entrepôt de toutes les productions du globe. A mesure que se développent les échanges entre l’Europe et l’Asie orientale, cette pointe de l’Indo-Chine acquiert une importance plus grande. On aimera peut-être à savoir, d’après des documens récens, en quel état se trouvent les villes fondées dans ces parages et quels élémens de prospérité leur sont offerts.
Voyons d’abord ce qu’est le pays lui-même et ce que sont les villes européennes qui y ont été créées. On ne sait pas bien au juste à quelle puissance asiatique appartient la péninsule malaise. Le roi de Siam a la prétention de posséder un droit de suzeraineté sur la partie la plus voisine de son empire ; à l’intérieur, plusieurs petits états indigènes paraissent avoir conservé leur indépendance, ou du moins ne reconnaissent à ce souverain et au gouvernement anglais, qui y a pris pied, qu’une suprématie illusoire. Sur la côte orientale qui regarde le golfe de Siam, quelques ports où des navires étrangers viennent charger les denrées du pays ne sont encore occupés que par les indigènes. Sur la côte occidentale, trois stations, qui appartiennent aujourd’hui aux Anglais, concentrent tout le commerce européen, et servent d’intermédiaires entre les peuplades barbares et le monde civilisé. Ce sont, en commençant par le nord, l’île de Penang avec la province de Wellesley, qui lui fait face, un peu plus bas la ville de Malacca, et enfin, à l’extrémité même de la presqu’île, l’île et la ville de Singapore, dont la prospérité récente a éclipsé les colonies voisines. Peut-être est-il vrai, ainsi que l’ont affirmé certains érudits, que les peuples de l’antiquité furent en relation de commerce avec les contrées les plus méridionales de l’Asie, quoiqu’il soit bien difficile de discerner au juste de quels pays les anciens historiens ont voulu parler, la science de la navigation étant alors si imparfaite que les marins ignoraient toujours la véritable situation des terres qu’ils visitaient dans leurs courses aventureuses. Les voyageurs modernes ont prétendu reconnaître dans les récits d’Hérodote, lorsqu’il parle des contrées orientales où l’on recueillait de son temps l’or et l’ivoire, des tableaux de mœurs qui coïncideraient avec les coutumes actuelles des indigènes de la Malaisie, par exemple l’habitude cruelle de mettre à mort les vieillards dès qu’ils ne peuvent plus travailler et sont à charge à leur famille. On a même cru distinguer, à travers les variations infinies des vocabulaires asiatiques, quelque ressemblance phonétique entre les noms des peuples cités par cet historien et ceux des tribus autochthones de la presqu’île de Malacca. Il semble au reste incontestable que les Hébreux et les Tyriens, deux peuples de grands navigateurs, avaient fait des découvertes géographiques dont le souvenir se perdit pendant les siècles suivans, ainsi qu’il advint du périple de l’Afrique australe que les Phéniciens accomplirent à la plus belle époque de leurs expéditions maritimes, vingt siècles avant que Vasco de Gama ne s’illustrât en doublant le Cap de Bonne-Espérance. Les traditions populaires que conservent les habitans de la péninsule malaise ne remontent pas si loin, et sont d’autant moins précises qu’elles ne s’appuient sur aucun monument ni sur aucune écriture. Au milieu du XIIe siècle, paraît-il, des conquérans malais venus de Sumatra envahirent l’île de Singapore, dont ils expulsèrent par force les aborigènes. Comme tous les peuples sauvages, ceux-ci n’avaient sans doute aucune cohésion. Incapables de résister à l’invasion étrangère, ils furent refoulés vers l’intérieur des terres, et se dispersèrent en plusieurs petites tribus qui vivent encore à l’écart au milieu des forêts. Les Malais se virent eux-mêmes, cent ans plus tard, expulsés de Singapore par des Javanais qui s’établirent dans cette île d’une façon définitive, tandis que les premiers se répandaient dans la presqu’île et y fondaient divers états indépendans, dont le plus considérable avait pour capitale Malacca. Ge fut aussi vers cette époque qu’ils furent assaillis et convertis à l’islamisme par des conquérans arabes. Nulle part la doctrine de Mahomet ne devait s’implanter plus facilement, car il y a plus d’une analogie entre le caractère malais et le caractère arabe. Dans l’une et l’autre de ces races, l’homme est aventureux, taciturne et réservé, enclin cependant à se vanter des bonnes comme des mauvaises actions ; le visage du Malais a même quelque chose de sémitique. Néanmoins les habitans de la péninsule n’acceptèrent jamais le mahométisme en son entier. Leur culte a conservé avec les prescriptions du Coran une foule de superstitions locales qui semblent être un reste de leurs croyances primitives. Depuis que les voyages sont devenus faciles, beaucoup d’entre eux font le pèlerinage de la Mecque. Leur foi religieuse s’y épure peut-être, mais l’influence européenne est souvent contrecarrée par les préventions qu’ils empruntent à leurs coreligionnaires occidentaux.
Les Malais se multiplièrent à tel point dans la péninsule, et le royaume de Malacca devint si prospère que son autorité était reconnue au commencement du XVIe siècle sur toute l’étendue de la presqu’île et même dans les provinces voisines de l’île de Sumatra. C’est en effet un peuple adroit, actif et entreprenant. En 1511, les Portugais s’emparèrent de leur capitale Malacca et s’y établirent. Après de longues et stériles luttes contre ces nouveaux envahisseurs, qu’ils n’eurent pas la force d’expulser, les Malais retournèrent vers le sud et créèrent le royaume de Johore, qui subsiste encore, bien déchu, il est vrai, de la splendeur passée que les souvenirs des indigènes lui attribuent. Ce n’est plus qu’une province presque dépeuplée dont le sultan réside à Singapore et reçoit une pension du gouvernement anglais. Les Portugais ne jouirent pas longtemps de leur conquête; en 1642, ils furent supplantés par les Hollandais. Ceux-ci furent expulsés à leur tour par les Anglais en 1795, revinrent en 1818, et cédèrent définitivement la place en 1824, en vertu de l’important traité qui régla la position respective de la Hollande et de l’Angleterre dans les mers de l’Indo-Chine. Le résultat de cet accord fut, on le sait, que les Hollandais reprirent toutes les colonies situées au sud de Singapore, tandis que les Anglais devaient se tenir exclusivement au nord de cette même île.
Les diverses nations qui se succédèrent à Malacca pendant trois siècles méconnurent toutes, jusqu’à une époque très récente, l’importance que l’île de Singapore devait acquérir grâce à sa situation géographique et à l’excellence de son havre. Ce n’est qu’en 1819 que les Anglais vinrent s’en emparer. La compagnie des Indes possédait alors dans l’archipel asiatique le fort de Bencoolen, au sud-ouest de Sumatra, station productive entre les mains de la compagnie, qui y maintenait avec sévérité le monopole du commerce du poivre, mais d’une utilité médiocre pour le développement naval et commercial de l’Angleterre. Cette petite colonie était administrée par sir Stamford Rafles, qui par un long séjour à Java, dont il fut gouverneur tant que cette île fut soumise à la domination anglaise, s’était pénétré d’idées larges et justes sur future de la Malaisie. Cet homme d’état pressentit combien devait être profitable la possession d’un port situé, comme l’est Singapore, au point de croisement de tous les bâtimens qui naviguent entre l’Europe et l’Inde d’un côté, la Chine, les Philippines et le Japon de l’autre. L’île dont il s’agit n’était occupée alors que par un petit nombre de Malais, pêcheurs ou laboureurs, pirates à l’occasion, comme l’étaient presque tous les indigènes de ces parages au temps où les vaisseaux de guerre européens ne s’y montraient qu’à de rares occasions. Sir Stamford Rafles s’entendit avec le sultan de Johore, prétendu souverain légitime du pays, et avec le tumoungong ou vice-roi de cet état barbare; il offrit à chacun d’eux, une grosse pension viagère, et leur extorqua sans plus de difficultés la jouissance paisible du territoire qu’il convoitait. Le traité étant en bonne forme et la pension régulièrement acquittée, personne ne fit obstacle à la prise de possession, si ce n’est toutefois les Hollandais, qui voyaient avec déplaisir cet établissement nouveau créé dans leur voisinage. Encore se bornèrent-ils à des protestations dont il ne fut tenu aucun compte. D’ailleurs le traité de 1824, qui survint peu après, les désintéressa tout à fait de ce qui se passait dans la péninsule. Ce fut à la suite de ce traité qui rendit Malacca aux Anglais, ainsi qu’il a été expliqué plus haut, que les trois stations de Penang, Singapore et Malacca furent incorporées en un seul gouvernement, dépendance de la présidence du Bengale, et reçurent le nom de colonies du Détroit, par lequel elles sont encore désignées dans le langage officiel.
Singapore fut déclaré port franc dès l’origine, et ce privilège eût suffi pour y attirer de nombreux navires, car tous les autres ports des îles environnantes percevaient alors de lourdes taxes sur les bâtimens de commerce. Des négocians s’y établirent; on leur concéda des terres à bon marché. La compagnie des Indes fit de son côté quelques dépenses opportunes pour améliorer la situation de la colonie. La population s’y accrut donc avec rapidité. Ce fut tout de suite autre chose qu’un entrepôt. Le territoire est riche et fertile, et, quoique d’étendue restreinte, suffit à alimenter un commerce d’exportation qui n’est pas sans importance. Située entre l’équateur et le tropique, la péninsule de Malacca produit sans culture toutes les denrées précieuses des pays chauds, le poivre et le riz, le sucre et le coton, presque toutes les sortes d’épices que les navigateurs vont depuis un temps immémorial chercher à l’extrémité de l’Asie. Le sol en est légèrement ondulé sans grandes chaînes de montagnes; des rivières très profondes qui pénètrent au loin dans l’intérieur permettent aux barques indigènes d’amener à peu de frais jusqu’au port d’embarquement les produits du sol les plus encombrans. L’eau coule partout avec abondance, si bien que la terre n’est jamais desséchée. L’aspect verdoyant de la campagne aide le corps humain à supporter sans trop de fatigue les ardeurs du soleil tropical. Au fond, le climat n’est pas d’une chaleur excessive, ni même malsain pour les individus d’origine européenne. Il est plutôt remarquable par sa constance, car il n’y a, on peut le dire, aucun changement de saison. Le thermomètre se maintient toute l’année entre 22 et 33 degrés centigrades. Les pluies sont fréquentes et abondantes, mais de courte durée, et la sécheresse ne se prolonge jamais longtemps. Grâce à cette température presque modérée et à l’abri que lui offre une végétation magnifique, l’homme vit sans cesse en plein air, c’est-à-dire dans les conditions hygiéniques les plus favorables. Tout au plus peut-on objecter que les forces s’énervent sous un climat d’une si parfaite uniformité thermométrique, et que le corps humain a besoin, au bout de quelques années, de se retremper par un séjour dans un pays plus froid.
Malgré ces conditions sanitaires plus favorables qu’on n’a l’habitude de les rencontrer dans la zone tropicale, et bien que le commerce européen fasse la prospérité de la station de Singapore, ce ne sont pas les Européens qui ont peuplé cette contrée. Les immigrans de race blanche s’y trouvent en très petit nombre : à peine y en a-t-il 800. Ce sont les fonctionnaires du gouvernement colonial, les chefs des maisons de commerce, en un mot les seigneurs du pays. Le peuple est composé d’individus de races diverses qui viennent de toutes les régions d’alentour chercher la tranquillité ou faire leur fortune à l’abri des institutions britanniques.
Dans cette population si bizarrement composée d’élémens disparates, les premiers à citer sont ceux que l’on doit considérer comme autochthones et qui ont été refoulés vers l’intérieur de la péninsule par la première invasion malaise. Désignés sous les noms de binnas, jakuns, ou encore de orang-outang, ce qui veut dire, dans le dialecte malayou, hommes du sol, ces êtres sont faibles et timides; ils ne se mêlent pas volontiers aux autres habitans, et se tiennent à l’écart par petits groupes qui végètent au milieu des forêts. Ils mènent une vie errante, vagabondant au gré de leurs caprices, sans souci du lendemain et sans préoccupation de leur nourriture quotidienne, puisque les productions naturelles des bois qui les entourent suffisent à leurs besoins. Leurs habitations sont des huttes perchées sur des bambous, à quelques pieds au-dessus du sol, ou cachées dans les branches des plus grands arbres, où ils se mettent à l’abri des bêtes féroces qui pullulent autour d’eux. Ces hommes paraissent étrangers à toute idée religieuse ; cependant une mission catholique établie auprès de Malacca a fait de nombreux prosélytes dans leurs villages. C’est en somme un peuple dénué d’énergie et de force vitale, et qui semble prédestiné à s’éteindre à mesure que des races plus alertes s’approprieront, en les rendant plus productives, les terres désertes de la péninsule.
On dit plus de bien des Malais, qui forment la majorité de la population. En dehors des villes, ils vivent par petits villages de vingt à trente maisons, adonnés à la pêche ou à la culture du riz. Ils se font volontiers marins et pratiquèrent longtemps la piraterie, aussi longtemps du moins que ce métier ne fut pas trop périlleux. Aujourd’hui ils font le cabotage sur toutes les côtes asiatiques, vont à Siam, en Chine, aux Indes, et sont considérés comme bons navigateurs tant qu’ils ne s’éloignent pas des parages qui leur sont familiers. Dans les villes, ils deviennent cochers, domestiques ou jardiniers ; mais on leur reproche de se corrompre très vite au contact des habitudes européennes. Ils se livrent encore au petit commerce de détail et colportent les denrées d’une consommation quotidienne. Ils n’exercent jamais le négoce sur une large échelle, par insouciance des richesses, dit-on, plutôt que par incapacité. Ce sont des hommes qui se contentent de peu et n’ont aucune ambition. Les Malais, par esprit d’ordre et de subordination, restent soumis à l’ascendant de leurs chefs natifs, et ceux-ci subissent sans peine la suprématie des autorités anglaises. Rien n’est donc plus aisé que de mener de telles gens. Le nombre des individus de cette race augmente d’autant plus vite dans les possessions anglaises que beaucoup d’entre eux y arrivent de l’intérieur de la péninsule, désertant leur village natal afin de jouir du calme et de la sécurité que leur assure la domination étrangère.
À ne considérer que le nombre, à côté des Malais viendraient se ranger leurs ennemis les Chinois, qui s’établissent à Singapore, à Penang et à Malacca avec autant de confiance que s’ils étaient encore sur le territoire de l’empire du Milieu. Ils paraissaient à peine dans la péninsule malaise avant que ce pays appartînt aux Anglais ; c’est donc le drapeau britannique qui les y attire. Caractère industrieux et patient, sobriété, ardeur au travail, économie sordide, rien ne leur manque de ce qui conduit à la fortune. Ce peuple a l’esprit pratique ; il vise toujours au gain et ne se préoccupe guère de ce qui n’intéresse pas son négoce. Si les Chinois se résignent à s’éloigner pour un temps de leur terre natale, c’est avec l’intention bien arrêtée d’y revenir plus tard, lorsqu’ils se seront enrichis. Ils se fixent rarement dans les colonies ; bien plus, pendant le séjour qu’ils y font, ils restent en relations suivies avec leur famille lointaine, lui envoient leurs épargnes et retournent auprès d’elle tôt ou tard. Pendant les mois d’hiver, de décembre à avril, saison où règne la mousson du nord-ouest, il arrive à Singapore d’innombrables jonques qui les amènent par centaines; mais il en part presque autant pendant la mousson du sud-est. Ces ingénieux Asiatiques font toute sorte de commerce et se livrent même à la culture, car les principales plantations leur appartiennent ou sont gérées par eux. A l’intérieur des villes, dont ils occupent des rues entières, ils monopolisent certains métiers; ainsi eux seuls sont tailleurs, vendeurs d’opium ou barbiers. On les aperçoit encore dans les boutiques de bouchers et d’épiciers, dans les ateliers de forgerons et de charpentiers. D’autres sont cuisiniers ambulans ou écrivains publics. Les plus instruits tiennent la caisse chez les principaux banquiers. Petit gain ou gros bénéfice, ils ne négligent rien. Quelques-uns amassent d’immenses richesses, par exemple ceux qui sont fermiers des revenus publics. Le gouvernement colonial a été réduit en effet à leur affermer les impôts indirects, qui portent en majeure partie sur l’opium et les boissons spiritueuses, parce qu’ils sont seuls capables de déjouer les ruses des contrebandiers et de faire triompher les intérêts du fisc. Généralement probes et dignes d’inspirer la confiance lorsqu’ils ont réussi, on ne se tient en garde contre eux qu’autant qu’ils sont pauvres, car ils résistent mal, dit-on, aux tentations de la mauvaise fortune. Les Malais sont souvent victimes de leur astuce, de là la haine qui sépare ces deux peuples. On reproche aussi aux Chinois un amour effréné pour les émotions du jeu et pour les jouissances extatiques de l’opium, deux passions que l’autorité anglaise réprime à sa façon en prélevant de lourds impôts ou des amendes sur ceux qui s’y abandonnent. En somme, les émigrans de la Chine contribuent pour la plus large part à la prospérité de la colonie par leur ardeur mercantile et leur esprit d’entreprise. Ce sont des citoyens utiles.
Un autre flot d’émigrans arrive du côté de l’ouest, ce sont les Bengalis de Calcutta et les Klings de la côte de Coromandel. Ces derniers déplaisent davantage, parce qu’ils sont rudes et repoussans. Ils se livrent d’ailleurs aux occupations infimes; ils sont manœuvres dans la campagne, blanchisseurs ou bateliers dans les villes. Il en est de même de quelques milliers d’autres individus venus de tous pays, des Siamois, des Javanais, des Bugis ou indigènes des Célèbes, même des Persans et des Arabes. Toutes les races de l’Asie sont représentées dans les rues de Singapore, toutes y sont bien accueillies et y prospèrent dans les limites de leurs besoins et de leur habileté. Comment se fait-il donc que l’émigration européenne soit si bornée? Pour quel motif les artisans anglais et irlandais qui se rendent en si grand nombre sur le continent voisin de l’Australie ne viennent-ils pas aussi s’établir sur la presqu’île de Malacca? La cause en est bien simple. Il y a là sans doute d’immenses territoires en friche et bien des cultures productives à entreprendre; mais les occupations extérieures conviennent peu, sous ce climat tropical, aux hommes de la zone tempérée. Le séjour n’est pas malsain pour les négocians qui y mènent une existence comfortable et vivent à l’intérieur de leurs comptoirs; il serait mortel pour les ouvriers européens qui se livreraient aux travaux agricoles. Il est encore à considérer que la main-d’œuvre est à vil prix et ne peut procurer à l’homme blanc une rémunération proportionnée à ses besoins. Tous les travaux grossiers sont exécutés par des Asiatiques auxquels suffit un faible salaire. Deux Chinois font ensemble autant de besogne qu’un Européen et ne coûtent pas en tout moitié de ce qui serait nécessaire pour nourrir seulement celui-ci. Les ouvriers de race blanche que le hasard amène dans les colonies du Détroit se voient bientôt obligés de regagner un pays mieux approprié à leurs forces et à leur nature, à moins qu’ils n’aient l’heureuse chance de devenir contre-maîtres ou chefs d’ateliers dans les chantiers qui emploient un grand nombre de manœuvres indigènes.
En résumé, un millier d’indigènes, 140,000 Malais, 110,000 Chinois, 28,000 Hindous et 10 ou 12,000 autres Asiatiques d’origine diverse, voilà tout ce qui compose, avec 800 Européens, la population des colonie du Détroit. Les Européens forment l’aristocratie du pays, parce qu’ils ont le pouvoir et l’intelligence, et qu’il est rare que l’un d’eux vive d’un travail purement manuel ou végète dans une situation inférieure. Ils semblent au reste ne pas abuser de leur supériorité et traiter avec ménagement la foule qui les entoure. De là sans aucun doute le prestige que la race blanche a conservé dans le pays. Dans ces conditions mêmes, il est encore surprenant qu’une société si restreinte puisse vivre en parfaite sécurité au milieu de 300,000 Asiatiques, sans autre protection que quelques centaines de cipayes détachés dans chaque station par l’armée indigène de Madras. On dit, il est vrai, que les sentimens hostiles que les races jaunes nourrissent l’une contre l’autre contribuent d’une façon très efficace au maintien de la tranquillité. Si les Chinois troublaient l’ordre ou affichaient la prétention de dominer dans la péninsule, les Malais et les Hindous seraient les plus fermes-soutiens du gouvernement anglais; les Chinois, de leur côté, ne se soucieraient point de subir la suprématie d’un sultan malais; chacun de ces peuples aime mieux maintenir l’autorité actuelle que de laisser le pouvoir à l’un de ses rivaux. Quoi qu’il en soit de ces causes diverses, la vérité est que le pavillon britannique n’a jamais été menacé. Des troubles ont éclaté plusieurs fois, les Chinois se sont révoltés contre une loi qui leur interdisait le jeu, des pirates ont troublé le commerce, des troupes de brigands ont dévasté des maisons isolées; mais ce n’étaient là que des faits accidentels bientôt réprimés et sans conséquence fâcheuse pour les principes essentiels de la colonie.
Ne comprendra-t-on pas maintenant que les établissemens du détroit de Malacca ont une physionomie qui leur est propre? Ce n’est pas un empire comme l’Hindostan, avec une population surabondante, avec des mœurs et des institutions séculaires, avec des gouvernemens indigènes que l’Angleterre ne fait que supplanter. Ce n’est pas non plus une contrée déserte comme l’était l’Australie, ouverte à tous les émigrans, propre à toutes les cultures, favorable surtout au développement de la race blanche. A Singapore et dans les colonies voisines, le pays était presque inhabité, mais non désert. Les Européens y apportent leur industrie et la supériorité de leur civilisation. Les Malais, les Bengalis, les Chinois, plus capables de se livrer au travail sous un climat tropical, se contentent d’être au second rang. Ils acceptent et recherchent la domination étrangère qui les protège sans distinction les uns contre les autres, et leur laisse toute liberté de mettre en valeur les richesses naturelles du pays.
Des trois établissemens européens qui ont été créés sur les côtes du détroit de Malacca, l’île de Singapore est, sous bien des rapports, le plus considérable. C’est la clé des mers de Java, de l’Inde et de la Chine, le port de relâche de tous les bateaux à vapeur qui desservent les colonies lointaines, le dépôt de charbon le plus important de cette région du globe. Comme point stratégique, c’est un centre à égale distance de Calcutta, de Hong-kong et de l’Australie. Toutes les flottes européennes que les guerres de Chine ont attirées dans l’extrême Orient ont paru sur la rade de Singapore. Les troupes qui y sont en garnison ou en passage peuvent être aussi bien envoyées au secours de l’Inde que du Japon. Dans l’état présent de la navigation à vapeur, qui exige des relâches fréquentes, de vastes ateliers de réparations et d’abondans approvisionnemens de charbon, les Anglais n’ont à coup sûr aucune possession lointaine qui leur soit plus précieuse. La grande compagnie de paquebots péninsulaire et orientale, qui fut la première et longtemps la seule à entretenir des communications régulières avec les mers de la Chine, a réuni dans ce lieu d’immenses ressources de matériel; la compagnie de navigation française, qui lutte avec avantage, au dire des Anglais eux-mêmes, contre leurs propres bâtimens, en a fait aussi, l’un des principaux centres de ses opérations.
Au moment où la compagnie des Indes prit pied à l’extrémité de la péninsule malaise, les îles environnantes n’étaient habitées que par un petit nombre de Malais, pirates durant la belle saison, pêcheurs lorsque l’état de la mer ne permettait pas d’expéditions lointaines. Poursuivie par les marines anglaise et hollandaise et même par les souverains des petits états indigènes qui subsistent encore dans le voisinage, cette coupable industrie a été presque anéantie; du moins on n’en cite plus que des cas isolés. Les nombreuses barques indigènes qui sillonnent aujourd’hui les eaux des détroits ne servent, sauf exception, qu’à des usages honnêtes; elles alimentent la ville de bois et de poisson frais, font le cabotage avec les ports de l’Indo-Chine, transportent les fruits du pays. Des Malais et des Chinois débitent, dans des scieries mécaniques qui leur appartiennent, les troncs d’arbres gigantesques qu’ils ont abattus à l’intérieur des forêts et amenés par eau sur le littoral. On peut voir sur la rade de Singapore des navires de toute forme et de toute provenance : les prahos et les lorchas des Malais, les jonques des Chinois, les bâtimens de guerre des diverses nations européennes qui ont des stations coloniales dans l’extrême Orient, les bâtimens de commerce qui portent tous les pavillons du globe; mais on y remarquera surtout les bateaux à vapeur de marche rapide qui arrivent ou partent presque chaque jour, en provenance ou à destination de Calcutta ou de Batavia, de Pointe-de-Galles ou de Hong-kong. D’immenses docks établis au fond du havre sont prêts à recevoir toutes les marchandises, et les navires y trouvent eux-mêmes, en cas d’avaries, tous les moyens de réparation dont ils ont besoin.
L’une des causes les plus puissantes de l’activité que le port de Singapore a acquise en si peu d’années est sans contredit l’immunité complète des droits de douane et de tonnage dont il a joui depuis sa création. Les navires de commerce, à quelque nationalité qu’ils appartiennent, sont exempts de taxes. Il en est de même des cargaisons, sur lesquelles on perçoit seulement un impôt très léger, dont le produit est destiné à l’entretien des phares de la rade et du détroit. Encore les négocians établis dans l’île ne cessent-ils de réclamer contre cette taxe, qu’ils considèrent, si nécessaire qu’elle paraisse, comme une exception fâcheuse à la franchise absolue de leur port. Comme les recettes de la colonie ont toujours été inférieures aux dépenses, le gouvernement de l’Inde, dont Singapore fut longtemps une dépendance, était plutôt disposé, afin de ramener le budget local à l’équilibre, à créer de nouveaux impôts qu’à en supprimer un déjà établi; mais il était à craindre que la suppression de la franchise douanière ne rejetât le commerce vers les ports voisins de Batavia et de Saigon. Singapore en effet est surtout un port de relâche, un entrepôt, et présente ce singulier spectacle d’être une place de commerce de premier ordre, quoiqu’on n’y fabrique rien et qu’on y récolte peu de chose. Il n’y a ni usines, ni industrie d’aucune sorte. Ce qui en sort n’a pas été récolté dans l’île, sauf une très faible partie, et n’y a même subi aucune transformation. La majeure partie de ce qui entre n’est pas destinée à la consommation locale. Les royaumes indigènes qui l’avoisinent y versent leurs produits, qui arrivent sur les barques des Malais et sont transbordés sur les bâtimens européens. Les marchandises de provenance étrangère sont envoyées à Singapore, d’où on les expédie de nouveau vers telle ou telle partie de l’Asie, suivant les prévisions du commerce et les approvisionnemens des marchés. Par exemple l’Hindostan fournit à l’archipel malais de grandes quantités de riz et d’opium, qui arrivent en masse à Singapore, et sont expédiées en détail vers les îles voisines qui en ont le plus besoin.
Quoique le commerce soit le principal élément de prospérité, le sol de l’île entière est doué d’une fertilité si merveilleuse que l’on ne fut pas longtemps sans songer à défricher les jungles qui la recouvrent. Il y avait un intérêt particulier à y introduire la culture des épices, à laquelle les colonies portugaises et hollandaises de cette région du globe devaient, croyait-on, leurs plus grands succès. La muscade et le clou de girofle étaient pour ainsi dire un monopole entre les mains des Hollandais vers la fin du XVIIIe siècle. Les plantations d’Amboine et de Banda paraissaient aux étrangers des mines d’or d’autant plus dignes d’envie qu’elles étaient au pouvoir d’une seule nation. Les précieux végétaux qui produisent ces denrées furent acclimatés sur le territoire de la péninsule malaise; mais le succès ne répondit pas aux espérances qu’on en avait conçues. Le poivre seul donne des produits abondans; les autres arbustes ont péri par l’effet de maladies spéciales que les planteurs n’ont pas su guérir. Néanmoins les Chinois, qui se livrent avec ardeur aux cultures de ce genre, défrichent peu à peu les forêts vierges qui couvrent l’intérieur de l’île, afin d’étendre leurs plantations.
La végétation a une telle puissance dans cette contrée que la terre ne reste jamais nue et stérile. A peine le terrain a-t-il été débarrassé des arbustes et des plantes qui le recouvraient, qu’on y voit reparaître des rejets vigoureux dont la croissance rapide étonne le voyageur. On dirait que sous la zone torride la nature a plus de puissance pour créer que pour détruire. L’arbre qui périt de vétusté est à peine couché sur le sol qu’il est recouvert d’une végétation nouvelle qui en cache les débris. L’espace que les gros troncs laissent libre entre eux est recouvert de plantes éphémères et surtout de lianes gigantesques qui s’attachent à toutes les branches et s’étendent en tiges de plus de cent mètres de longueur. La plus remarquable de ces plantes parasites est le rotin, qui est lui-même un des produits commerciaux du pays. De tels massifs sont presque impénétrables. On s’y hasarde d’autant moins qu’ils recèlent des ennemis dangereux; l’un d’eux surtout, le tigre, l’effroi permanent des colons, est devenu un véritable obstacle à l’extension des cultures.
Pour faire comprendre aux nouveau-venus combien ces bêtes féroces sont redoutables, il est d’usage de leur raconter que les tigres dévorent en moyenne un homme par jour, trois cent soixante-cinq individus par an. Il semble, au premier abord, que cette évaluation est bien exagérée, surtout si l’on considère que l’île de Singapore représente à peine, tant en étendue qu’en population, l’équivalent d’un département français, et que la presque totalité des habitans est concentrée sur un seul point. Les habitans de la campagne sont seuls victimes de la rapacité des tigres, ceux qui séjournent en ville n’ont rien à en craindre; mais le chiffre de mortalité indiqué ci-dessus ne paraît que trop vraisemblable. Les colons découvrent chaque année une quarantaine de cadavres à moitié dévorés; en outre les autorités reçoivent plus de quatre-vingts déclarations d’accidens analogues sans qu’il soit possible de retrouver la trace des victimes; enfin il faut encore observer que la majeure partie des décès ne donnent lieu à aucune constatation officielle, parce qu’ils surviennent dans les cantons les plus reculés et les moins fréquentés. Les Chinois fournissent le plus grand nombre de victimes à ces tristes hécatombes, non pas, comme on l’a dit quelquefois, parce que les tigres manifestent une préférence pour la chair de ces Asiatiques, mais plutôt parce qu’ils sont plus exposés que les autres habitans, beaucoup d’entre eux exerçant le métier de bûcheron, ou cultivant des plantations isolées dans les jungles. Le tigre n’attaque pas l’homme en face; il saisit sa proie par surprise, bondit sur elle du milieu des broussailles où il est caché, lui fracasse la tête d’un coup de patte et l’emporte tout de suite au plus épais du fourré. La première atteinte est mortelle; aussi les planteurs, lorsqu’un des leurs disparaît, ne recherchent le corps de leur malheureux compagnon que pour lui rendre les derniers devoirs.
Il semblerait que les forêts fourmillent de tigres. Il n’en est rien, car on évalue à vingt couples tout au plus le nombre de ces animaux qui habitent l’île. Ce qui est plus singulier, on les vit pour la première fois en 1835. Il est probable qu’ils y vinrent du territoire de Johore, dont Singapore n’est séparé que par un étroit canal. Parfois, dit-on, on les a vus traverser ce canal à la nage; il est même arrivé que des pêcheurs en ont trouvé un dans leurs filets, à moitié noyé. Quel motif peut décider ces monstres à quitter leurs forêts natales, où le gibier qui leur convient se trouve en abondance? Pourquoi viennent-ils dans une île où il n’y a plus ni buffles, ni rhinocéros, ni éléphans, à peine des troupes de singes et quelques bêtes fauves? On ne se l’explique qu’en leur supposant un goût particulier pour la chair humaine. Il est certain que le nombre en augmente chaque année, et que tous les efforts que l’on a tentés pour se débarrasser d’un si cruel fléau ont été inutiles. Malgré les primes accordées aux chasseurs qui les détruisent, il est rare que l’on en tue, car c’est un ennemi qui se cache et qu’il n’est pas facile de débusquer. Le plus simple est de les attendre à l’affût, près d’un appât qu’on leur prépare, ou de creuser sur les pistes qu’ils fréquentent des fosses recouvertes d’herbes et de branchages. C’est en particulier par ce dernier moyen que sont capturés les jeunes animaux que l’on revend à haut prix. Le seul remède efficace serait la destruction complète de toutes les forêts. Les tigres se retireraient d’eux-mêmes, s’ils n’avaient plus de retraite où se cacher. Les défrichemens s’opèrent avec tant de lenteur que bien des milliers de victimes succomberont encore avant que ce résultat soit atteint. En attendant, ces féroces animaux se sont fait une réputation qui éclipse celle de leurs frères de l’Inde. Ils ont même eu l’honneur d’occuper le parlement britannique, qui s’émut à une certaine époque de l’effrayante mortalité des jungles de Singapore.
Bien que les riches négocians de Singapore, absorbés par leurs opérations commerciales, négligent un peu le défrichement et la culture des terres, il ne faudrait pas en conclure qu’ils se confinent dans la ville. Les rues de la ville, étroites et encombrées d’une population de toutes couleurs, leur conviendraient mal. Ils y ont leurs comptoirs, des entrepôts, des magasins, une bourse où ils se réunissent chaque jour afin de concerter leurs affaires et d’apprendre les nouvelles du port; mais le reste de leur existence se passe tout à la campagne, dans de charmantes maisons, bungalows, répandues autour de la ville dans un rayon de 8 ç 10 kilomètres. C’est là qu’ils se retirent après une journée consacrée au travail, pratiquant une hospitalité luxueuse, environnés de tout ce qui peut adoucir l’amertume de l’exil auquel ils se sont volontairement condamnés. Sous un climat qui permet de vivre toute l’année en plein air, au milieu de la nature riche et variée de la zone équatoriale, il est aisé à ceux qui possèdent la fortune de se créer une vie comfortable. La main-d’œuvre est à si vil prix que, dans chaque maison, les domestiques, Chinois, Malais ou Bengalis, sont toujours très nombreux. Doucement absorbés par une vie affairée dont chaque jour ajoute à leur opulence, ces heureux Européens attendent sans impatience le moment où ils se croiront assez riches pour reparaître avec honneur dans leur pays natal. L’Australie leur envoie des chevaux; l’Amérique du Nord leur fournit de la glace pour rafraîchir leurs breuvages; ils récoltent dans leurs jardins les fruits les plus savoureux et reçoivent de l’Inde, du Cap, ou même de l’Europe, tout ce qui pourrait manquer à leur bien-être. Comme moyens de distraction, ils ont importé d’Angleterre les courses de chevaux et le jeu favori du cricket. Loin de se laisser écraser par la température excessive du climat, ils mettent à profit la fraîcheur du matin et du soir pour s’adonner aux exercices du corps qui conservent la santé et rendent de la vigueur aux constitutions énervées par la chaleur.
Si Singapore est un vaste entrepôt d’échange, Penang est au contraire ce qu’on pourrait appeler une colonie agricole. Ce qu’on en exporte est le produit des territoires environnans; ce qui y arrive est destiné à la consommation locale. L’île de Penang, située sur la côte orientale de la péninsule, à 600 kilomètres environ au nord de Singapore, fut la seconde station que l’ancienne compagnie anglaise des Indes créa dans l’archipel de l’Indo-Chine, dont trois nations européennes, la Hollande, le Portugal et l’Espagne, se disputaient alors le commerce. Le fort de Bencoolen au sud-ouest de Sumatra, trop en dehors des routes habituelles du commerce, avait peu d’utilité. C’est sur le passage même des navires qui vont en Chine qu’il était désirable de saisir un lieu de relâche. La petite île de Penang fut donc acquise vers 1786 moyennant une rente annuelle de 10,000 dollars que le gouvernement colonial paie encore au rajah de Quédah, souverain légitime de cette partie de la côte. L’île était alors recouverte d’épaisses broussailles qu’il était très pénible de défricher. Le premier gouverneur de cette colonie, voyant que ses ouvriers y usaient rapidement tous leurs outils, inventa, dit-on, une façon assez originale de nettoyer le sol. Les Malais de la péninsule venaient volontiers près des nouveaux colons et les aidaient à s’établir. Lorsqu’ils parurent se rebuter au travail de défrichement, le gouverneur eut l’idée de charger une pièce d’artillerie avec de menues monnaies en guise d’obus, puis d’envoyer cette mitraille au milieu des jungles. Les indigènes s’acharnèrent si bien à retrouver les dollars que les broussailles disparurent bientôt.
Comme aspect topographique, Penang offre à la vue des montagnes d’élévation médiocre, dont les pentes sont en partie cultivées; chaud et humide sur le littoral, le climat devient frais et tonique dès que l’on s’avance vers les hauteurs : aussi les négocians n’ont ici encore que leurs comptoirs à la ville ; leurs bungalows, bâtis au milieu de jardins, couronnent le sommet des collines qui environnent le port. L’air passe pour y être si sain qu’il y vient en convalescence des fonctionnaires ou officiers de l’armée des Indes épuisés par les chaleurs du Bengale.
La colonie de Penang n’eût jamais été que peu de chose, si elle avait été réduite à elle-même; mais au commencement du siècle les Anglais firent un nouveau marché avec le rajah de Quédah. Inquiétés par les incursions des pirates malais qui avaient pris pour lieu de refuge et de rendez-vous l’une des rivières les plus voisines de la péninsule, ils conclurent avec ce chef indigène un nouveau traité en vertu duquel celui-ci leur abandonnait toute souveraineté sur une large portion de la côte. Cette annexe, baptisée du nom de province Wellesley, fut bientôt envahie par les cultivateurs, et c’est aujourd’hui la plus féconde des trois colonies. Le sol est un riche dépôt d’alluvion qui convient à merveille aux céréales, de même qu’aux plantes des pays chauds. La température est uniforme, les pluies sont fréquentes; en temps de sécheresse, des rosées abondantes y suppléent. De plus le pays renfermait une population indigène nombreuse, active et docile, si bien que les Européens n’étaient pas embarrassés de trouver la main-d’œuvre à bon marché pour diverses cultures, telles que le riz, le poivre et la noix de bétel, qui ne réclament ni beaucoup de capital ni une grande habileté. Des rivières d’un volume d’eau considérable arrosent cette province et permettent aux navires d’un assez fort tonnage d’aller prendre à l’intérieur les produits du sol. Des routes y ont d’ailleurs été créées, au grand profit des cultures qui s’étendent partout où des voies de communication permettent de pénétrer.
Le riz est le produit le plus abondant que fournisse la province de Wellesley, quoique le poivre, le cacao et le tapioca y soient aussi récoltés en quantité considérable. La muscade, qu’on y a introduite en même temps qu’à Singapore, n’y a pas mieux réussi; les plantations ont dépéri au bout de quelques années. Le coton y vient bien, mais prend peu d’extension. La culture la plus avantageuse est la canne à sucre, que les Européens exploitent sur une large échelle depuis une vingtaine d’années. Les Chinois avaient reconnu depuis longtemps que cette plante prospère sur les terrains bas de la péninsule malaise; mais ils ne savaient en extraire le sucre que par des procédés très imparfaits. Les Anglais ont établi des usines aussi perfectionnées que celles qui existent aux Antilles; presque toutes sont mues par la vapeur et occupent des ouvriers européens. Cependant la culture de la canne reste encore la spécialité des Malais indigènes et des émigrans chinois, qui paraissent seuls capables de se livrer aux rudes labeurs de la campagne. Cette nouvelle industrie a donné du reste des résultats très favorables. Bien qu’elle exige au début des capitaux considérables tant pour défricher le sol que pour installer les usines, elle prendrait plus d’extension encore, si la place ne manquait déjà aux colons. Ceux-ci, qui ne peuvent se procurer, même à prix d’argent, les grandes surfaces de terrain dont ils auraient besoin, manifestent le désir de voir les frontières de la province reculées aux dépens des états indigènes limitrophes. L’annexion ne coûterait sans doute, comme par le passé, qu’une rente annuelle à payer au rajah, conquête pacifique qui ne porterait même pas atteinte aux droits des populations indigènes, puisque celles-ci viennent s’établir de plein gré sur le territoire soumis à l’autorité anglaise.
Lorsque l’on quitte Penang pour revenir vers Singapore, on rencontre aux deux tiers environ de la distance la ville de Malacca, jadis puissante sous ses chefs malais, riche et prospère lorsqu’elle fut le siège d’une colonie portugaise ou hollandaise, ne conservant aujourd’hui que les ruines de sa splendeur passée et le stérile honneur d’avoir donné son nom à la région qui l’entoure. Est-ce le commerce des épices qui a fait de la province de Malacca au XVIe siècle une des terres les plus florissantes du globe ? Est-ce l’exploitation des métaux et des pierres précieuses qui, — comme semble l’indiquer le nom de mont Ophir donné à la chaîne de montagnes la plus rapprochée, — fut alors une source de richesses abondante? Les navigateurs de cette époque éloignée y virent-ils autre chose qu’une station sur la route de la Chine et la clé des détroits qui mènent dans l’extrême Orient? Quoi qu’il en soit, Malacca devint tout de suite entre les mains des Portugais une sorte de colonie comme en fondaient les peuples de l’antiquité. Il s’y établit une population d’émigrans sans esprit de retour, dont les descendans, après avoir subi tant de maîtres divers, conservent encore avec orgueil leur nom générique. Ces Portugais d’un autre monde, peu nombreux du reste, alliés pendant trois siècles aux races asiatiques du voisinage, n’ont plus dans le sang qu’une parenté imperceptible avec leurs frères d’Europe. On les reconnaît encore au costume européen, dont ils ont fidèlement conservé l’usage, au langage de leur mère-patrie, qui a dégénéré par l’effet du temps en un patois bizarre. Les hommes de cette classe sont commis dans les maisons de commerce ou les administrations publiques, prêtes ou compositeurs dans les imprimeries de Singapore, pêcheurs ou petits propriétaires aux environs de Malacca. N’est-ce pas un fait singulier et bien digne d’attention que cette persistance des caractères distinctifs d’une race déterminée sous une domination étrangère et au milieu d’émigrans de tant de pays divers?
Ainsi, à la différence de la plupart des possessions lointaines, qui n’ont d’intérêt que par leur histoire actuelle et ne recèlent aucun vestige du temps passé, Malacca est une ville curieuse au point de vue archéologique. Les témoignages d’une ancienne prospérité peuvent être retrouvés ailleurs que dans les traditions des habitans et l’histoire écrite des événemens dont elle fut le théâtre. Des monumens en ruine attestent qu’il y eut là une cité grande et prospère. D’anciens monastères sont transformés en magasins et en caséines. Des caveaux souterrains dont on ne voit que l’orifice semblent avoir mis en communication les principaux édifices. Du fort qui défendait la rade et que les Anglais détruisirent il y a soixante ans, lorsqu’ils se virent menacés de perdre cette ville, il subsiste une porte monumentale construite avec le plus grand soin. Le palais du gouvernement, vieil édifice d’architecture hollandaise, avec ses pignons et ses créneaux, rappelle un autre climat. Il semble qu’il soit téméraire d’élever une construction si durable en une colonie que le hasard de la politique peut faire perdre, et de fait on se dit que les Hollandais qui bâtirent celle-ci n’en ont guère joui; mais le monument le plus digne d’attention est la vieille cathédrale de Saint-Paul, dont il ne reste que les murs à moitié cachés sous les arbustes et les plantes grimpantes qui y ont pris racine. Albuquerque, le conquérant portugais, en posa, dit-on, la première pierre peu d’années après s’être emparé de Malacca. Les matériaux furent enlevés, si l’on en croit la tradition, au palais des anciens rois malais; ce n’en fut pas moins une œuvre colossale, dont le peuple conquis supporta sans aucun doute, la plus lourde charge. Cependant, à considérer la part que des artisans européens durent y prendre, on reste convaincu que les émigrans de race blanche devaient être alors riches et nombreux. Les colons du XIXe siècle ne semblent pas avoir été capables d’entretenir le monument que ceux du XVIe siècle avaient édifié.
Lorsque les Hollandais s’emparèrent de Malacca en 1642, ils consacrèrent au culte réformé la cathédrale que leurs prédécesseurs avaient élevée pour la religion catholique. Ils continuèrent aussi, comme les Portugais, à enterrer sous le sol de l’édifice les chefs du gouvernement et les principaux citoyens de la ville; mais bientôt ils laissèrent l’ancien temple s’écrouler, et en construisirent dans le voisinage un nouveau moins vaste et moins magnifique. Aujourd’hui la cathédrale de Saint-Paul n’est plus qu’une nécropole. A l’exception du sanctuaire dont les Anglais ont fait un magasin à poudre, il n’en reste que des murs et des pierres votives avec leurs épitaphes. On peut y voir encore la tombe d’un évêque japonais qui mourut en mer en l’année 1598, lorsqu’il revenait en Europe, celle de saint François-Xavier, qui succomba aussi dans ces régions lointaines, puis à côté les somptueux mausolées des anciennes familles de la colonie, la plupart construits en marbre que l’on faisait venir d’Europe à grands frais. Des plantes tropicales au feuillage luxuriant qui remplissent les brèches et s’élancent de chaque crevasse donnent aux restes de la vieille église un aspect sévère, mais plutôt riant que sombre et plus majestueux que funèbre.
Les trois stations de Singapore, Penang et Malacca, quoique bien distantes l’une de l’autre, furent longtemps incorporées en une seule colonie, qui dépendait du gouvernement général de l’Inde. L’administration en était confiée à un gouverneur qui résidait d’habitude neuf mois de l’année à Singapore, et partageait le reste de son temps entre les deux autres provinces. Tous les agens secondaires appartenaient, de même que leur chef, à l’armée de l’Inde ou au service civil des présidences. Les magistrats seuls recevaient une délégation directe de la couronne. Les négocians, qui tiennent une si large place dans les colonies du Détroit, n’avaient que deux intermédiaires par lesquels ils pouvaient faire connaître leurs vœux et leurs besoins au gouvernement britannique, la chambre de commerce et le jury. Cette dernière institution, qui a les mêmes attributions légales que dans la métropole, était, on le voit, singulièrement détournée de son but. Cet état de choses fut la conséquence naturelle de l’absence de tout autre corps élu. Il n’y avait pas, comme dans les autres possessions anglaises, de parlement ; il n’y avait même pas auprès du gouverneur de conseil consultatif. Ce gouverneur était lui-même subordonné en tout aux autorités de Calcutta ; il n’avait droit de régler que les affaires intérieures des colonies, il n’avait nul pouvoir de trancher les questions militaires ou d’entrer en relation avec les souverains indigènes du voisinage. Ce n’était en un mot qu’un subordonné, et l’autorité était réservée tout entière au gouverneur-général de l’Inde en son conseil, autorité lointaine et souvent mal renseignée. Singapore et ses annexes étaient donc à ce point de vue une exception dans le régime colonial de l’Angleterre. Les habitans demandèrent à diverses reprises qu’il leur fût accordé un gouvernement local armé de tous les pouvoirs, appuyé de toutes les garanties d’usage, et que des colonies plus jeunes, Hong-kong par exemple, possèdent depuis longtemps ; mais on craignait que le pays ne fût point en état de faire face à toutes les dépenses obligatoires qui lui incombent avec les ressources de son budget. Les finances de l’Inde étaient du reste grevées chaque année d’un léger déficit par cette dépendance éloignée; c’était là le seul lien qui rattachait deux contrées si distinctes : lien bien puissant, il est vrai, aux yeux des hommes d’état des îles britanniques, qui n’entendent pas que les immunités accordées aux possessions lointaines deviennent un fardeau pour le budget de la métropole. Il ne serait pas équitable qu’une colonie fût à la charge de la mère-patrie, lorsqu’elle est placée dans des conditions si favorables que son commerce total, importations et exportations, dépasse 400 millions de francs par an, et que ses ports reçoivent chaque année plus de deux mille navires européens, sans compter les innombrables caboteurs indigènes qui desservent les ports secondaires de la côte. Enfin satisfaction a été donnée tout récemment aux justes désirs des négocians. Les établissemens du Détroit ont été distraits du gouvernement général de l’Inde pour former une colonie distincte, qui relève directement de la couronne, et qui est placée sous l’autorité d’un gouverneur, assisté d’un conseil exécutif. Le pouvoir législatif est confié à un conseil unique composé, comme à Ceylan et à Hong-kong, de fonctionnaires et de membres non officiels nommés par la couronne.
Quand on considère quelle a été depuis trois siècles la décadence de Malacca, et comment cette ville, jadis prospère, que se disputaient plusieurs nations européennes, n’est plus aujourd’hui qu’un petit port sans importance commerciale ou militaire, on se demande si toutes les possessions d’outre-mer ne seront pas soumises à des reviremens de fortune analogues. Sans doute il y a eu dans le monde plus d’un exemple de déplacement des voies et des habitudes commerciales : des découvertes géographiques ou des perfectionnemens introduits dans l’art de la navigation ont modifié les routes maritimes; mais on s’étonnerait qu’un tel malheur pût menacer une ville située, comme l’est Singapore, au confluent des voies les plus fréquentées du globe. Déjà cependant certains projets ont été étudiés qui détourneraient vers une autre direction les relations réciproques de l’Europe et de l’extrême Orient.
Vers le 10e degré de latitude, à 250 lieues au nord de Singapore, la péninsule se rétrécit auprès du village de Kraw, et forme un isthme étroit, en sorte que les deux mers que sépare cette langue de terre, le golfe de Siam d’une part et la baie du Bengale de l’autre, ne sont plus qu’à 50 kilomètres de distance. Franchir la péninsule en ce point au lieu d’en faire le tour par le sud abrégerait d’une façon très notable les voyages en Chine et au Japon, car les bateaux à vapeur emploient plusieurs jours pour la traversée du détroit de Malacca, et les navires à voiles y perdent des semaines, parfois même des mois entiers lorsqu’ils sont retardés par des vents contraires. L’idée la plus simple était d’ouvrir un canal maritime à travers l’isthme de Kraw; mais, en présence de l’énorme évaluation de dépenses que ce projet supposait, les ingénieurs qui avaient étudié le pays en vinrent à ne plus parler que d’un chemin de fer. Le sol de la péninsule est, dit-on, peu accidenté; il existe de chaque côté des embouchures de rivières larges et profondes qui seraient transformées sans peine en excellons ports. La contrée qu’il s’agit de traverser est fertile, mais peu peuplée. Au fond, nul ne sait bien à qui elle appartient. La province de Ténasserim, que les Anglais ont enlevée à l’empire birman il y a quarante ans, se termine juste auprès de Kraw. Le roi de Siam prétend exercer un droit de souveraineté sur toutes les tribus sauvages de la péninsule; les chefs de ces tribus semblent convaincus de leur indépendance. Il est plus exact de croire que cette contrée est encore vacante, et se laisserait volontiers conquérir par la première nation européenne qui tenterait de s’y établir. Grâce à la salubrité du climat et à la richesse du sol, l’isthme de Kraw deviendrait vite, comme Penang et Singapore, un immense entrepôt pour le commerce de l’Orient, un lieu d’émigration favori pour les diverses races de la Chine et de l’Hindostan, un centre de production et d’échange pour toutes les cultures délicates qui ne prospèrent que dans la zone équatoriale.
Ce chemin de fer, qui substituerait entre Ceylan et la Cochinchine une route presque directe aux dangereux circuits du détroit, de Malacca, parut encore cependant à certains esprits être une voie trop détournée. C’est plus au nord et au-dessus même du royaume de Siam que l’on a prétendu découvrir une voie de communication rapide et régulière entre l’Inde et la Chine occidentale. Entre la province chinoise de Yun-nan et la baie du Bengale, dont toutes les côtes sont soumises maintenant à l’autorité britannique, il existe une assez vaste contrée, arrosée par d’immenses rivières qui coulent du nord au sud. C’est le territoire de l’empire birman et de plusieurs petits états tributaires ou vassaux de cet empire. Le pays est de sa nature assez plat; ce que l’on peut pressentir à l’examen seul de la carte d’après le nombre et l’abondance des cours d’eau. La circulation y est assez facile, sinon par les rivières qu’obstruent souvent des îlots ou des arbres flottans, au moins par les vallées et les plaines intermédiaires. Des voyageurs ont constaté que les transports s’y font d’habitude par chariots et non par bêtes de somme, ce qui démontre que la viabilité n’est pas trop mauvaise. Quel obstacle s’opposerait donc à ce qu’une route carrossable ou même une voie ferrée fût tracée à travers ces plaines? Il n’y a pas plus de 800 kilomètres de distance entre les frontières de la Chine et le port de Rangoon, à l’embouchure de l’Iraouaddy. Le terrain n’offre aucune difficulté topographique sérieuse sur la plus longue partie du trajet ; au milieu seulement se dresse une petite chaîne de montagnes dont l’altitude n’excède pas un millier de mètres. Dans l’Hindostan même, les ingénieurs de chemins de fer ont surmonté des obstacles bien plus graves. Ces montagnes sont habitées, à ce que l’on raconte, par des hordes barbares qui rançonnent les voyageurs ; ce ne serait après tout qu’une affaire de police. Une route facile à parcourir est aisément protégée. En somme, des officiers de l’armée des Indes affirment, après avoir exploré le pays, que le projet est susceptible d’être réalisé. La difficulté réelle est de rencontrer des hommes assez téméraires pour se risquer en une telle entreprise, tant que le territoire birman appartiendra à l’un de ces despotes de l’Asie dont le gouvernement n’assure aucune sécurité aux étrangers. Il est à peine besoin d’indiquer quels changemens introduirait dans le commerce du monde cette nouvelle voie, pénétrant jusqu’aux provinces les plus reculées de la Chine et ouvrant vers l’ouest un débouché inattendu aux caravanes de cet immense empire. Ce que Shang-haï et Hong-kong sont aujourd’hui pour la région que baigne la mer orientale, Rangoon le deviendrait pour la région centrale. L’Iraouaddy déverserait dans la baie du Bengale, comme aujourd’hui le Yang-tsé-kiang dans l’Océan-Pacifique, les innombrables productions de l’empire du Milieu, avec cette différence à l’avantage de celui-là, qu’il y a entre les embouchures de ces deux fleuves la longue et pénible navigation de l’archipel de la Sonde. En un mot, la Chine serait entamée par l’Occident et mise en relation immédiate avec l’Inde anglaise.
S’il s’établissait un jour, — ce qu’on ne peut que rêver aujourd’hui, — un grand courant commercial par caravanes au travers de l’Asie, ou, ce qui est encore plus douteux, des voies de communications rapides à travers tant de plaines et de chaînes de montagnes dont les noms nous sont presque inconnus, que deviendraient les établissemens coloniaux du Détroit dont l’histoire et les progrès ont été exposés plus haut ? Singapore perdrait sans doute une grande partie de son importance actuelle dès que la barrière dont ce port garde l’extrémité serait abattue. Le bénéfice d’une situation géographique qui est unique dans le monde lui échapperait ; mais il lui resterait encore le commerce de l’archipel et des régions voisines de l’Asie. Il y aurait toujours là une rade magnifique, un pays fertile, un climat sain et toutes les splendeurs de la nature équatoriale. Ce serait, comme est aujourd’hui Penang, un centre où affluerait l’émigration étrangère, d’où rayonneraient sur la contrée d’alentour les bienfaits de la civilisation européenne. Les habitans, qui se sont entassés sur l’étroite surface de l’île, n’étant plus absorbés par les opérations d’un négoce universel, songeraient davantage à exploiter le sol et à lui faire rendre tout ce qu’il peut donner.
A considérer ce qui s’est passé dans la péninsule malaise depuis le commencement de ce siècle, on ne peut douter qu’il n’y ait là les élémens d’une colonisation rapide ; mais on ne doit pas perdre de vue que les villes qui y ont été fondées se distinguent par un trait caractéristique des autres colonies modernes. La race blanche, exclue par l’ardeur du climat de tous les travaux qui exigent de la force et de l’énergie, ne peut agir seule. Elle est à la tête de tout ce qui se fait, quoique la nature ne lui permette que d’apporter son savoir-faire; par suite, elle est peu nombreuse. Au contraire les races asiatiques forment le gros de l’immigration. Sans celles-ci, il n’y aurait que des ports, des comptoirs, nulle industrie, nulle culture. L’exclusion des Européens de tout labeur manuel s’étend même aux mers de cette partie du monde. Les navires à voiles qui fréquentent d’habitude ces contrées recrutent en partie leurs équipages parmi les Malais ; les bâtimens à vapeur emploient des hommes du pays aux rudes travaux du bord, par exemple comme chauffeurs de leur machine. Cependant cette association d’individus si distincts d’origine, de mœurs, de langage, est purement volontaire. Chacun accepte sa position et s’en contente. Quelques centaines de soldats et d’agens de police, indigènes eux-mêmes, suffisent à maintenir la paix au milieu de cette population mouvante.
Etant données les qualités propres du climat et du sol de la péninsule malaise, on ne peut qu’approuver la façon dont le peuple anglais en a su tirer parti. Il importe aussi de remarquer que Penang, Malacca et Singapore ne sont pas des établissemens isolés ; ce sont les derniers jalons d’une longue file de colonies qui se succèdent à de courts intervalles depuis Calcutta jusqu’à l’extrémité la plus méridionale du continent de l’Asie. Quoiqu’il y ait loin des bouches du Gange au détroit de Malacca, toute la côte est maintenant soumise à l’autorité britannique. Après une première guerre contre les Birmans en 1826, la compagnie des Indes, qui jusqu’alors n’avait guère dépassé le Gange, acquit par conquête les territoires d’Arracan et de Ténasserim. En 1849, une nouvelle guerre lui donna la province de Pegou, seule partie du littoral que l’empire birman eût conservée. Le gouvernement anglais possède donc tout le littoral depuis Calcutta jusqu’à l’isthme de Kraw. Ce qu’il en reste au-delà jusqu’à Singapore n’appartient, à proprement parler, à personne ; mais la nation qui possède une série de ports tels que Rangoon, Moulmein, Tavoy, Merguy et Penang, ne manquera pas d’occuper tôt ou tard les positions intermédiaires, conquête lente et pacifique, qui ne fait du moins qu’améliorer le sort des habitans de ces contrées. L’influence anglaise a pris également, ainsi qu’on va le voir, des points de repère au-delà de Singapore, comme si elle devait dominer un jour sur tous les rivages de la Malaisie, où d’autres nations européennes ne viendront pas lui disputer la prépondérance.
Parmi les nombreux paquebots dont les relâches périodiques donnent tant d’animation à la rade de Singapore, on remarque à peine un petit bateau à vapeur, le Rainbow, d’environ cent tonneaux de jauge, armé de deux canons de médiocre calibre et dont le pavillon ne rappelle les couleurs d’aucune nation connue. Le touriste qui prend passage sur ce bâtiment arrive après trois jours de traversée en vue de la côte septentrionale de Bornéo. Il remonte le cours d’une belle rivière sur les bords de laquelle apparaissent çà et là des villages malais au milieu des palmiers, des palétuviers et des innombrables végétaux de la zone torride. Enfin, à un détour du fleuve, il découvre une ville à moitié malaise, à moitié chinoise, que dominent un fort, une église et quelques autres habitations de construction européenne. C’est Kuching, capitale de l’état de Sarawak. Un ancien officier de l’armée britannique, sir James Brooke, a accompli sur ces rivages, sans autre appui que le concours de quelques amis dévoués à sa fortune, la plus romanesque entreprise de la colonisation moderne. Après vingt-cinq ans de luttes incessantes entremêlées de victoires et de désastres, il s’est vu traité de souverain par le gouvernement de son pays natal et reconnu pour chef d’un royaume indépendant. En une contrée où la piraterie et les guerres intestines de tribu à tribu étaient l’état normal, les indigènes oublient les coutumes barbares de leurs ancêtres, et, sous l’influence ferme.et conciliante de leur rajah britannique, commencent à se livrer aux paisibles occupations de l’agriculture et du commerce. L’histoire de ce gentilhomme anglais, devenu monarque en un pays sauvage, mérite à coup sûr un instant d’attention. La création singulière de l’état de Sarawak donne en effet la mesure de la civilisation que les populations malaises sont capables d’atteindre, et montre sous un nouveau jour l’avenir qui leur est réservé.
Au centre de cet immense archipel de la Malaisie, dont on a dit, non sans raison, que c’est le paradis du globe, au milieu des mers calmes et lumineuses de la région tropicale, entre les Philippines, la Cochinchine et Java, s’étend une terre immense connue sous le nom de Bornéo, et dont les géographes ne disaient guère qu’une chose jusqu’en ces derniers temps : c’est qu’elle est la plus grande île de notre planète[1]. Au sud et à l’est, les Hollandais en occupent une partie, où ils ne se préoccupent que de leurs intérêts commerciaux. Les résidences de Pontianak et de Bandjermassin, de même que celles de Java et de Sumatra, sont en quelque sorte des fermes dont la métropole s’efforce de tirer le plus fort produit possible, sans se soucier beaucoup de développer chez les aborigènes des germes de civilisation. Ceux-ci sont heureux sous leurs maîtres étrangers comme le seraient des esclaves soumis à un régime doux et humain. Il leur est interdit de quitter le pays natal; par compensation, l’immigration chinoise qui viendrait leur disputer leurs terres est réprimée. Les habitans des possessions hollandaises vivent donc ainsi qu’ont vécu leurs pères, sans devenir d’une génération à l’autre ni pires ni meilleurs. Tout à fait au nord se maintient, malgré l’anarchie qui le désole, l’empire du sultan de Bruni. Au centre, dans les hautes chaînes de montagnes que les hommes blancs n’ont jamais foulées, errent quelques tribus sauvages, anthropophages peut-être, qui n’ont jamais eu aucune relation avec les nations étrangères. Enfin sur l’immense périphérie de cette île circulent des barques de hardis pirates qui pillent les villages du littoral, et inspirent la terreur même aux bâtimens du commerce européen.
Bornéo est habité par des races d’hommes bien diverses en apparence. Sur la côte, on trouve des Malais semblables à ceux qui peuplent les petites îles et tout le littoral des grandes terres de l’archipel. Race neptunienne par excellence, ces hommes se sont disséminés de proche en proche sur toutes les terres de cette partie du monde, mais ils n’en occupent jamais que la partie maritime. Ils ne pénètrent pas à l’intérieur, car la mer est leur élément favori. Secondés par le retour périodique des moussons, hardis navigateurs, ils franchissent d’immenses distances dans leurs frêles embarcations. Souples et dociles, ils ont acquis en ces pérégrinations un commencement de civilisation, et se sont formé par des emprunts à d’autres peuples une langue douce et caressante que l’on a comparée à l’italien, dont elle a les formes polies et les consonnances harmonieuses. Le malayou est la langue universelle en Océanie comme le français en Europe. Tels on a vu les Malais dans la péninsule de Malacca, tels ils sont aussi à Bornéo, forbans quand ils peuvent, laborieux dans la juste limite de leurs besoins de chaque jour, paisibles et soumis sous un gouvernement qui leur en impose. La pêche et le commerce sont leurs moyens avoués d’existence. Leur religion est le mahométisme. Beaucoup d’entre eux se disent shérifs, c’est-à-dire descendans du prophète, et sont acceptés en cette qualité par leurs coreligionnaires. Un grand nombre aussi se rendent chaque année à La Mecque et acquièrent au retour de ce pèlerinage lointain le titre de hadjis, qui leur confère une haute influence; par malheur, ils en rapportent aussi des fermens d’hostilité contre les Européens. Shérifs et hadjis sont les plus turbulens de leur race, et se trouvent toujours à la tête des complots.
Les Malais, peu nombreux au reste dans l’île de Bornéo, y sont sans contredit d’origine étrangère. Le gros de la population se compose des Dyaks, qui se partagent eux-mêmes en deux classes, les Dyaks de terre et ceux de mer. Les premiers résident à l’intérieur, sont pauvres, laborieux, et, sans manquer au besoin de courage, sont néanmoins plus enclins à la paix qu’à la guerre. Les autres ne vivaient au contraire, avant d’être soumis à un chef européen, que de rapines et de meurtres. Les travaux agricoles étaient abandonnés à des esclaves. Leurs maisons sont des cabanes recouvertes de feuilles, élevées sur des pieux à plusieurs mètres au-dessus du sol, comme celles des Malais, mais beaucoup plus grandes et subdivisées à l’intérieur en petits compartimens dont chacun appartient à une famille. L’ornement le plus recherché de ces habitations est un monceau de crânes humains. Ce furent d’abord les têtes des ennemis tués à la guerre ; on en vint ensuite à considérer le nombre plus que la qualité de ces barbares trophées. La chasse à l’homme fut organisée sans autre mobile que de ramasser des têtes, les cadavres furent même déterrés pour être décapités, et, comme la fraude se glisse en toutes choses, des voyageurs ont parfois reconnu dans les trophées des Dyaks des crânes de singes figurant au milieu des dépouilles humaines. L’épouvantable coutume de collectionner des têtes entretenait entre les tribus un état d’hostilité interminable, et fut l’obstacle le plus grave que rencontrèrent les Européens qui ont essayé de ramener les indigènes à des habitudes plus pacifiques. Les Dyaks semblent au reste avoir souvenir d’une civilisation plus avancée. L’art de forger le fer ne leur est pas inconnu. Les kris à lame flamboyante dont ils s’arment dans les combats sont d’un acier supérieur aux épées européennes. Le sultan de Bruni a même des fabriques de fusils et de canons. Leurs femmes ne sont pas, comme chez tant d’autres peuples barbares, réduites à l’état d’humbles servantes : elles jouissent au contraire d’une influence souvent prépondérante dans les conseils. Quant à la religion, ils ne semblent avoir aucune notion d’un être supérieur à l’humanité, et les missionnaires des diverses communions chrétiennes qui sont allés s’établir près de leurs villages n’ont obtenu aucun résultat satisfaisant.
Faute d’industrie, les Dyaks mènent souvent une vie misérable au milieu d’un pays d’une extrême fertilité. Ils se nourrissent du riz que cultivent leurs esclaves, et, dans les années de disette, se contentent des fruits que les arbres de leurs forêts donnent à profusion. Ils font un usage souvent immodéré de boissons fermentées. Le pays fournit de nombreuses productions d’une valeur commerciale, des rotins et des bois de construction, de la cire et du miel, du sagou, de la gutta-percha et une autre gomme connue sous le nom de damar. Il y a même des mines abondantes d’antimoine et des terrains aurifères que les Chinois ont seuls été capables d’exploiter. Aucune monnaie n’a cours parmi les indigènes : ils ne veulent échanger les fruits de leurs récoltes que contre les objets dont ils ont besoin. Les Malais et les Chinois, intermédiaires de ce trafic, y font de gros profits, et le bénéfice qu’ils en retirent accroît la haine naturelle que le peuple dyak porte à tous les étrangers.
Les tribus de Sakarran et de Seribas avaient eu de tout temps, parmi les Dyaks de la mer, un renom particulier de bravoure et de cruauté. Intimement unies entre elles, elles vivaient en hostilité permanente avec toutes les peuplades d’alentour, qu’elles pillaient et rançonnaient sans pitié, soit sur terre, soit sur mer. On raconte que lorsque les femmes de ces sauvages exprimaient le désir de posséder quelques ornemens précieux, tels que les colliers et les ceintures d’or ou d’argent dont l’un et l’autre sexe se parent avec complaisance, les hommes descendaient la rivière dans leurs barques de guerre et s’allaient embusquer dans les criques de la côte. Après avoir dépouillé ceux de leurs compatriotes qu’une mauvaise étoile amenait de ce côté, ils revenaient tranquillement au logis avec leur butin. La guerre civile était donc l’état normal. Malheur aux plus faibles! Leurs villages étaient brûlés, leurs moissons détruites, les adultes massacrés, les enfans emmenés en captivité. Certaines tribus avaient été tellement maltraitées qu’elles allaient s’éteindre, si les Européens n’étaient venus à leur secours. Sir James Brooke rencontra sur la rive gauche de la rivière de Sarawak une agglomération de 200 hommes qui vivaient seuls; femmes et enfans leur avaient été enlevés plusieurs années auparavant.
Outre les Dyaks et les Malais, on prétend avoir découvert au centre de Bornéo des tribus plus sauvages encore qui vivent dans l’isolement, sans aucun rapport avec les habitans de la côte. Ce seraient, d’après les relations des voyageurs, les autochthones de cette grande terre, tandis que les tribus dont il vient d’être question n’y auraient été amenées qu’à une époque relativement moderne. Rien n’est plus obscur que la filiation des peuples qui n’ont ni monumens, ni histoire écrite ou traditionnelle. En ce qui concerne les Malais, peuple mahométan, on ne peut guère douter qu’ils ne soient issus de la même souche que ceux de Sumatra et de la péninsule de Malacca. Les Dyaks, qui n’ont en apparence aucune religion ou conservent tout au plus quelques traces du bouddhisme, auraient envahi Bornéo à une époque plus reculée. Les ethnologues ont cru retrouver les vestiges d’une grande émigration dont le point de départ eût été Sumatra et le point extrême la Nouvelle-Zélande, en passant par les îles intermédiaires de Java, Bornéo et Célèbes. Ils fondent cette opinion sur des analogies de langage, de mœurs et de costume qu’il est facile de discerner entre les habitans de toutes ces contrées, bien qu’il n’y ait plus aujourd’hui de relations entre eux; mais, en admettant que cette conjecture soit conforme à la vérité, on se demande si Sumatra fut bien le point de départ de cette migration. Les moussons qui soufflent avec régularité dans ces parages pendant l’année entière ont favorisé de tout temps le déplacement des peuplades errantes. D’autre part, la région moyenne de l’Asie semble avoir contenu autrefois, comme aujourd’hui encore, une population exubérante que l’instinct entraînait vers les contrées plus chaudes de la Malaisie. Il est donc possible que certaines peuplades de la zone équatoriale soient venues du nord. On est d’autant plus disposé à l’admettre que les habitans actuels de Bornéo ont une physionomie du type tartare. Ne raconte-t-on pas que les flottes de Gengis khan ont ravagé jadis les côtes de cette île? Les Dyaks sont bien, comme les Tartares, incapables de rien créer, de rien fonder, et de s’élever au-dessus des premiers rudimens de la civilisation. Ils répugnent au travail, sont cruels, et néanmoins se laissent asservir sans résistance.
Au reste, jusqu’à ces derniers temps, la barbarie régnait aussi bien sur mer que sur terre, et ce n’étaient pas seulement les habitans du littoral de la grande île qui rançonnaient les villages des tribus paisibles. Il existe au nord-est de Bornéo un groupe de petites îles connu sous le nom d’archipel de Solo. De là partaient chaque année des flottilles de forbans qui descendaient vers le sud, sur les côtes de la résidence de Bandjermassin, avec la mousson d’hiver, s’arrêtaient dans les parages où le butin était abondant, et revenaient à leur point de départ avec la mousson d’été, en passant devant Pontianak et Sarawak, après avoir fait d’orient en occident le tour entier de Bornéo. Une ou deux fois, durant ce voyage de 3,000 kilomètres qu’ils accomplissaient en six mois environ, ils s’arrêtaient sur un îlot inhabité et mettaient leurs barques à terre pour les réparer. Ils évitaient avec soin le voisinage des ports de commerce qu’ils savaient être fréquentés par des croiseurs européens, quoique à l’occasion ils fissent preuve d’une grande bravoure dans les combats. Les captifs ramenés dans l’archipel de Solo étaient vendus dans les îles voisines ou conservés pour cultiver la terre. En somme, ces pirates faisaient un mal excessif sur le parcours de leurs pérégrinations annuelles, et étaient même redoutés par les navires européens.
C’est au milieu des peuplades barbares qui se disputaient les côtes de Bornéo que sir James Brooke, poussé par l’amour des aventures, vint un jour s’établir. Après avoir défendu le sultan de Bruni contre ses sujets révoltés, il obtint de ce souverain, à titre de don, la cession gratuite de toute la partie du territoire qu’arrose la rivière de Sarawak. L’ère du nouveau royaume date du 24 septembre 1841. Plus tard le sultan de Bruni abandonna de nouvelles provinces, où son autorité était mal établie, si bien que la domination de l’officier anglais s’étend à présent sur une longueur de côtes qui n’a pas moins de 350 kilomètres, sans compter que le gouvernement britannique a acquis, grâce à son intervention, l’île importante de Labuan, au moyen de laquelle un bon port et des mines de houille lui ont été assurés dans cette région du globe. Le territoire de Sarawak est limité maintenant vers le nord par le royaume indigène de Bruni; au sud et à l’ouest, d’épaisses montagnes le séparent des résidences hollandaises. On en évalue la population totale à 2 ou 300,000 âmes, chiffre très incertain, on le comprend, car les habitans ne peuvent être soumis à un recensement exact. Les sujets du rajah Brooke lui paient, il est vrai, un impôt de capitation, seule taxe à laquelle ils soient assujettis; mais on a tout lieu de croire que les chefs des tribus fraudent le trésor, en sorte que le produit de l’impôt ne donne nulle idée du nombre de têtes qui devraient être mises à contribution.
La province de Sarawak était naturellement soumise au pouvoir absolu sous ses anciens maîtres. Le nouveau rajah, fidèle aux souvenirs de son pays natal, y a établi l’autorité sur une base constitutionnelle. Un conseil composé de sept membres, dont quatre indigènes, tranche toutes les questions d’administration intérieure. Les Européens ont toujours été peu nombreux. Le second personnage du royaume est un neveu de sir James Brooke, qui porte le titre de tuan-mudah, et séjourne d’habitude à Sakarran, au milieu des Dyaks les plus turbulens. Quelques autres Anglais administrent les stations lointaines sous le nom de résidens, emprunté aux colonies hollandaises. Chacun d’eux rend la justice dans l’étendue de son ressort, sauf recours à la cour de Sarawak, que le rajah préside lui-même; mais ces résidens n’agissent jamais que de concert avec les chefs indigènes. Un trésorier et deux ou trois officiers forment l’entourage du souverain. Deux petits bateaux à vapeur, qui vont chercher les dépêches à Singapore, et deux canonnières à faible tirant d’eau, qui visitent les stations de la côte et remontent au besoin le cours des rivières, composent toute sa marine. Les équipages de ces bâtimens sont recrutés, à peu d’exceptions près, parmi les naturels du pays. Lorsqu’il y a des révoltes à combattre, on appelle aux armes les hommes valides des tribus les plus fidèles; hors de là, il ne reste qu’un petit nombre de soldats auxquels la garde des forts est confiée. En somme, c’est un gouvernement indigène avec une tête européenne, mais un gouvernement dont la population, le commerce et les revenus s’accroissent chaque année, et qui a eu l’honneur d’être reconnu comme état indépendant par trois nations civilisées, l’Angleterre, les États-Unis d’Amérique et l’Italie.
La capitale de ce nouveau royaume est la ville de Kuching, située à 25 ou 30 kilomètres de la mer sur les bords de la rivière de Sarawak. Le lieu était à peu près désert à l’époque où sir James Brooke en prit possession. Des jungles épaisses couvraient toute la plaine d’alentour; il n’y avait nul commerce, à peine quelques prahos malais venaient parfois y charger les denrées du pays. On y compte aujourd’hui plus de 15,000 habitans, Dyaks ou Malais, Klings ou Chinois, et le commerce, tant en importation qu’en exportation, y atteignait en 1804 une valeur de 12 millions de francs. Les navires y sont exempts de toute taxe. Cependant Kuching est trop éloigné de la mer pour conserver toujours sa prééminence sur les autres ports de la côte. Il est probable que certains de ceux-ci, qui sont plus abordables aux gros navires, acquerront plus tard une importance supérieure à celle de la capitale, à mesure que les indigènes comprendront mieux ce qu’ils ont à gagner en trafiquant avec les étrangers des productions de leurs forêts. C’est ainsi qu’à l’entrée de toutes les rivières, à Égan, à Muka, à Bintulu, ont été créées déjà des factoreries autour desquelles se groupent les villages malais. Ces deux dernières localités n’ont été annexées au royaume de Sarawak que depuis cinq ans, et déjà l’on en exporte des quantités considérables de sagou et de gutta-percha, commerce dont les nikodahs ou marchands malais s’attribuent tout le profit. Ces ports étant situés, ainsi que la colonie anglaise de Labuan, qui en est proche, sur la route de la Chine et du Japon, il ne serait pas étonnant qu’ils fissent un jour une sérieuse concurrence à Singapore comme lieux de relâche et comme entrepôts du commerce de l’archipel.
L’une des conséquences les plus importantes qu’ait produites le gouvernement libéral du rajah de Sarawak a été d’amener en cette contrée un grand nombre de Chinois. On ne pouvait espérer que les Européens émigreraient en masse vers les rivages de Bornéo ; de même que dans la péninsule de Malacca, ils ne sauraient s’y faire une large place. Ce n’est pas toutefois que le climat leur soit précisément funeste : sauf l’altération lente et progressive du foie qu’engendre toujours un séjour prolongé entre les tropiques, aucune maladie spéciale ne les y affecte. Ils ne sont pas plus sujets que les Malais eux-mêmes aux fièvres des jungles, fièvres qui d’ailleurs sont rarement mortelles. Sir James Brooke a perdu plusieurs de ses compagnons dans les guerres contre les Dyaks, mais peu d’entre eux ont été victimes du climat. On peut dire seulement que les hommes blancs ne sont pas là dans les conditions hygiéniques qui rendent la vie longue et féconde. La vraie cause qui les en éloigne est qu’il leur est impossible, de même que dans le reste de l’archipel, de lutter pour les travaux agricoles avec les hommes de race jaune. D’un autre côté, les Malais travaillent peu, et les Dyaks ont l’habitude de ne rien faire : chez eux, la culture des terres est abandonnée aux esclaves, qui ne sont autres que des prisonniers de guerre ; l’homme libre vit dans l’oisiveté, et ne sort de sa somnolence que pour marcher en guerre. Les immigrans de l’Inde, Klings ou Bengalis, sont faibles et timides, manquent d’initiative et n’osent s’aventurer loin des villes. Le Chinois au contraire, patient et laborieux, ne recule devant aucune fatigue, et il est surtout bien doué sous le rapport de l’esprit mercantile. Quoique détesté par les autres races, il pénètre partout, accapare tout, culture, commerce et travaux des mines. En tous les lieux où il s’installe, on est sûr de le voir monopoliser tous les moyens d’existence, tous les genres d’industrie.
Leur encours n’est pas sans danger. En 1856, il y avait un grand nombre de ces Asiatiques aux mines de Montrato, à peu de distance de la capitale de Sarawak. Mécontens du gouvernement, qui leur défendait d’empiéter sur les terres cultivées par les tribus voisines, excités par les agens de leurs sociétés secrètes, qui maintiennent un lien intime entre tous les Chinois de l’archipel, encouragés aussi, dit-on, par la guerre infructueuse que l’Angleterre venait de faire à l’empereur de la Chine, ils conçurent le projet de renverser sir James Brooke afin d’établir à sa place une autorité de leur choix. Ils se réunirent pour marcher sur Kuching, s’emparèrent sans trop de peine de l’arsenal et de la forteresse, qui étaient presque sans défenseurs, incendièrent l’hôtel du gouvernement et les autres édifices publics, puis pour dernier exploit saccagèrent le quartier de la ville habité par les Malais. Quelques Anglais furent massacrés. Le rajah, échappé par miracle à la fureur de ces sauvages, put se réfugier sur un bateau à vapeur de commerce qu’un heureux hasard fit arriver dans le fleuve au moment même. Le triomphe des insurgés fut de courte durée. Loin de les seconder, les Malais, qui les détestaient d’instinct et qui venaient du reste d’éprouver leur brutalité, déclarèrent aussitôt qu’ils préféraient à toute autre l’autorité du rajah Brooke. Les vaillans Dyaks de Sakarran accoururent au plus vite dans leurs barques de guerre, sous la conduite du tuan-mudah, tout prêts à venger sur les Chinois de vieilles inimitiés. Ceux-ci, quoique maîtres de la ville, furent incapables de s’y maintenir. N’osant se hasarder en bataille rangée, ils se retirèrent vers le haut du fleuve, harcelés et poursuivis sans un instant de répit. Ce fut une pitoyable déroute. Les uns se laissaient massacrer sans essayer de se défendre; d’autres se faisaient justice eux-mêmes en se pendant aux arbres des forêts. La manie du suicide est en effet un de leurs pires défauts. Le peu qui échappa à ce carnage parvint à gagner la frontière des résidences hollandaises, où les troupes du rajah durent arrêter leur poursuite.
La ville de Kuching ne tarda pas à se relever de ses ruines, bien que sir James Brooke et ses principaux officiers eussent perdu dans ce désastre tout ce qu’ils possédaient. Un nouveau fort fut édifié à la hâte. Les Malais reconstruisirent leurs habitations. Les traces matérielles de l’insurrection s’effacèrent peu à peu; mais il en resta pour l’avenir un juste sentiment de défiance contre la race chinoise, si perverse et néanmoins si utile au pays.
L’insurrection du 18 février 1857 et les guerres contre les tribus rebelles que soutient le fanatisme mahométan ont été les principaux événemens de la carrière du rajah de Sarawak. Sans doute l’histoire mériterait d’en être racontée tout au long. On y verrait avec intérêt par quels prodiges d’énergie patiente une poignée d’Européens sont arrivés à imposer leur joug à des tribus sauvages. Il y avait fort à faire pour amener ces barbares à un médiocre degré de civilisation, le seul qu’ils soient peut-être en état d’atteindre. Les hommes qui ont le plus fréquenté les Dyaks paraissent convaincus que c’est une race incapable d’être civilisée, dans le sens que l’on attache d’ordinaire à ce mot. N’est-ce pas déjà un progrès appréciable que d’avoir mis un terme aux luttes intestines de tribu à tribu et d’être arrivé à leur persuader que les têtes humaines ne sont un trophée avouable qu’autant qu’elles ont été recueillies dans une guerre franche et ouverte? Par malheur, le bien ne s’accomplit pas chez de telles nations par des voies pacifiques ; la force seule impose silence aux mauvais instincts. Le rajah Brooke a dû faire couler des flots de sang pour soumettre les dissidens; il n’a pas épargné les chefs rebelles quand il les a tenus en son pouvoir. Il n’y avait que la peine du talion qui fût assez puissante pour corriger des mœurs sanguinaires. Maître d’une contrée où la vie humaine est comptée pour peu de chose, il lui fallait inspirer aux forbans de terre et de mer une salutaire terreur. Par des mesures de rigueur prises à propos, il a déraciné des coutumes barbares qui rappelaient en plus d’un point les sacrifices humains d’autres pays.
Les mœurs des indigènes de Bornéo s’adoucissent au contact de la civilisation européenne. Hors de là, il semble que rien n’ait encore été fait à Sarawak. Le seul chemin que l’on y trouve est une avenue de deux milles de long qui sert de promenade aux habitans de la capitale. Ailleurs il n’y a que des sentiers presque impraticables tracés à travers les jungles. Se présente-t-il une rivière, on la traverse sur un pont de lianes. Le terrain devient-il marécageux, des troncs d’arbres posés bout à bout forment une sorte de chaussée glissante sur laquelle le voyageur maladroit perd à chaque instant l’équilibre. Les bêtes de somme et à plus forte raison les voitures sont inconnues; à peine existe-il dans l’île quelques chevaux amenés par les résidens européens. Les vraies voies de communication sont les fleuves, sur lesquels les naturels sont habitués dès l’enfance à circuler dans des barques légères, qu’ils ne craignent même pas de conduire en pleine mer. Les eaux regorgent de requins et d’alligators; ils ne s’en effraient pas autrement que des serpens, des scorpions et des innombrables sortes de dangereux moustiques dont le sol est couvert. La vie regorge dans les forêts de Bornéo; mais on n’y rencontre guère que de méchantes espèces. Après avoir inoculé des idées humaines aux indigènes, ce sera une autre œuvre non moins difficile que d’introduire les espèces utiles du règne animal. Pour le moment, le règne végétal est le seul luxe et le seul ornement de cette terre féconde.
La création du royaume nouveau de Sarawak est surtout intéressante en ce qu’elle montre ce que deviennent avec de bons exemples les races jaunes de la Malaisie. A Bornéo comme à Singapore, les naturels prospèrent sous un gouvernement ferme et libéral; ils se soumettent sans difficulté aux maîtres exotiques qui les traitent avec douceur; mais nul d’entre eux, Malais ou Dyak, n’a l’intelligence qui élève les hommes à un niveau supérieur. Leur existence, en quelque sorte végétative, s’écoule paisiblement, sans amener d’amélioration à leur état de société primitif. Chez eux, nul entrain, nul esprit d’initiative. Les missionnaires catholiques ou anglicans n’ont guère eu de succès ici, car la religion, levier si puissant ailleurs, a peu de prise sur l’intelligence médiocre de ces peuples. Les Chinois au contraire ont toute l’activité et la vivacité d’esprit dont il est besoin pour réussir. Quant aux Européens, il n’est pas permis de douter que le climat est contraire à leur constitution. De ce que plusieurs d’entre eux résident impunément sur les côtes de la Malaisie depuis de longues années, on n’en doit pas conclure que le pays leur convienne. Dans l’Inde même, bien plus éloignée de l’équateur, les Anglais ne s’acclimatent jamais. A Singapore et à Sarawak, ils passeront une partie de leur existence, mais ne s’établiront pas sans esprit de retour; s’ils le font, les générations ne se succéderont pas.
On a souvent reproché aux fondateurs des colonies modernes d’anéantir les races indigènes dont ils viennent prendre la place. Il est bien vrai que, sur tous les points des zones tempérées où la race blanche a créé quelque chose de durable, les premiers habitans du pays dépérissent et s’éteignent. Dans la Malaisie, et en général dans la zone torride, il n’en est pas ainsi, peut-être parce que les Européens n’y prennent jamais tout à fait pied. A Java, le peuple, bien qu’écrasé de travail et d’impôts par les résidens hollandais, n’est pas après tout en voie de diminution. Ailleurs on constate que la population indigène, loin de décroître, augmente en nombre et en bien-être autour des villes européennes. Chaque race aurait donc un climat qui lui est propre. Le plus singulier est sans doute le succès des Chinois en cette région chaude du globe, quoiqu’ils soient, eux aussi, originaires d’un climat tempéré. Il semblerait que c’est en leur faveur que nous fondons de nouveaux établissemens près de l’équateur. Où nous créons des comptoirs, des ports de relâche, des forteresses destinées à être un point d’appui pour le commerce et un lieu de départ pour des conquêtes plus lointaines, ils savent créer des villes, mettre la terre en valeur, recueillir les richesses du sol. Est-ce donc pour les Chinois que les Européens travaillent en ces contrées? Le pays leur convient, et nos compatriotes ne peuvent y vivre. Peut-être l’avenir de cette région privilégiée est-il dans le développement d’une race métisse qui prendra aux Asiatiques leur constitution physique et leur ardeur au travail, et recevra de ses parens à peau blanche une certaine aptitude à la civilisation morale et matérielle, dont on ne peut nier que les citoyens de l’empire du Milieu n’ont que les rudimens. Les Portugais de Malacca sont un premier exemple de cette fusion des sangs; mais un tel mélange de races est bien hypothétique, si ce n’est comme exception locale. La religion et les préjugés lui opposent des obstacles sérieux. L’expérience même, dit-on, lui a été jusqu’ici défavorable.
H. BLERZY.
- ↑ Cette opinion même est erronée. Sans parler de l’Australie, que l’on range, au point de vue géographique, au nombre des continens, il paraît que la Nouvelle-Guinée a plus d’étendue superficielle que Bornéo : elle est encore moins connue des Européens.