Les Colonies à sucre et la production indigène


LES
COLONIES À SUCRE
ET
LA PRODUCTION INDIGÈNE.
Sir Roger de Coverley told us that much might be said on both sides.
The Spectator, No 122

i.
Histoire du sucre. — Fondation et commerce des colonies actuelles.

Les découvertes merveilleuses que la hardiesse des navigateurs européens a opérées vers la fin du xve siècle et pendant tout le cours du xvie, ont donné naissance à un système d’intérêts nouveaux, sous l’empire duquel les nations commerçantes se trouvent encore placées. Favorisés par d’heureuses circonstances, les peuples de la Péninsule ibérique étendirent leur domination exclusive sur une grande partie de l’Amérique septentrionale et sur l’Amérique méridionale tout entière. Ils y joignirent bientôt des comptoirs et des possessions nombreuses dans les mers de l’Orient.

L’Angleterre, qui devait recueillir une si large part de cette fortune ouverte à tous ; la Hollande, dont la destinée, si long-temps brillante, a justifié sa touchante devise : Concordiâ res parvæ crescunt ; la France enfin, aujourd’hui presque déshéritée, ont eu tour à tour leurs jours d’éclat et de gloire. Arrivées tardivement pour prendre part au premier partage d’une moitié du globe, ces trois puissances ont, pendant le cours du xviie siècle, trouvé, dans l’esprit d’entreprise et d’aventure, les moyens de fonder, en Amérique et sur la route des Indes, des établissemens dont on ne peut méconnaître l’influence sur les richesses et le bien-être des générations actuelles.

Les premiers essais de colonisation n’ont pas toujours été heureux. Les émigrations se faisaient sous la direction de quelques hommes entreprenans qui sollicitaient et obtenaient des concessions de souverains, et regardaient les pays découverts comme dévolus aux premiers occupans. Les nouveaux venus avaient à lutter contre les sauvages habitans des terres à coloniser, contre les prétentions des plus anciens explorateurs, contre la jalousie des colons voisins, plus que tout cela, contre l’influence et les inconvéniens de climats peu favorables, enfin contre le manque d’abris et de vivres. Souvent la colonie périssait avant d’avoir pu se constituer, et de faibles débris regagnaient le pays natal, ou allaient se fondre dans des établissemens plus heureux. De semblables exemples n’avaient cependant pas le pouvoir de décourager de nouvelles tentatives. D’autres aventuriers, quelquefois sortis d’une nation différente, se présentaient à leur tour. Guidés par des chefs plus habiles, mieux pourvus des ressources nécessaires, ils finissaient par vaincre les difficultés et par constituer une colonie régulière que la métropole avait intérêt de protéger et de secourir, car un sentiment presque instinctif faisait dès-lors reconnaître qu’elle deviendrait pour la mère-patrie une source de richesse et de prospérité.

La domination de l’Espagne et celle du Portugal s’étaient rapidement consolidées dans la majeure partie des deux continens de l’Amérique ; mais, outre le littoral tout entier de l’Amérique septentrionale, les îles nombreuses dont l’archipel forme une ceinture autour du golfe du Mexique et de la mer des Antilles, offraient aux autres peuples européens des chances d’établissement. La suprématie espagnole n’était là que nominale. Elle ne pouvait suffire à défendre l’immense étendue des pays sur lesquels ses prétentions s’étendaient. Aussi, pendant toute la première moitié du xviie siècle, les Anglais, les Français, les Hollandais, plus tard les Danois, vinrent-ils occuper les points le plus à leur convenance. Les faibles héritiers du trône de Charles-Quint ne pouvaient y mettre obstacle ; et les traités successifs qui ont réglé le droit public de l’Europe, ont en même temps reconnu les changemens de domination que le temps et les guerres avaient déjà consacrés.

Les premiers chefs des colons, concessionnaires ou compagnies privilégiées, avaient à diriger, vers un but utile, les travaux des hommes qui s’étaient décidés à suivre leur fortune dans les îles américaines. On comptait sur les avantages d’un commerce interlope lucratif avec la terre ferme possédée par les Espagnols ; mais cette ressource était incertaine. Il fallut donc s’adresser à l’agriculture, et lui demander, par la culture, les choses nécessaires à l’existence, puis ensuite produire des objets susceptibles de servir à des échanges pour tout ce qu’on ne pouvait attendre que de l’industrie européenne. Les produits furent d’abord fort misérables. Le tabac, dont le goût commençait à se répandre, et dont la culture est facile, fut l’un des premiers articles dont on s’occupa. L’impôt au profit du chef de la colonie se prélevait, par tête d’habitans, dans plusieurs des Antilles, au moyen d’une redevance de vingt-cinq à trente livres de cette substance. Le cacao, croissant presque spontanément, un peu de coton, des bois de teinture et de marqueterie, étaient tout ce que les colons pouvaient livrer au commerce. Aussi les rapports de navigation des colons français et anglais avec leur mère-patrie étaient-ils irréguliers et peu suivis. L’attention, en France, était absorbée par la Fronde et les troubles de la minorité de Louis XIV. En Angleterre, Charles I luttait contre le parlement, et accomplissait sa malheureuse destinée dans la défense du pouvoir absolu. Rien ne contrariait donc une autre nation persévérante et laborieuse, qui, attentive à ne pas laisser échapper la moindre occasion de bénéfice, trouvait les colons fort disposés à trafiquer avec elle de l’échange de leurs produits. Malgré les efforts des concessionnaires français qui s’étaient réservé le monopole des approvisionnemens, malgré la jalousie du commerce anglais, les Hollandais, favorisés par le voisinage de leurs propres établissemens, ne pouvaient être écartés que par des mesures rigoureuses. Les autres gouvernemens se décidèrent d’autant plus aisément à réprimer cette atteinte à leurs droits, que l’introduction de la canne à sucre venait donner une importance nouvelle aux colonies qui se formaient. Cette culture, qui a opéré une si grande révolution commerciale, nous paraît mériter que nous en retracions l’origine.

Le sucre n’a été connu que fort tard en Europe. Les anciens écrivains n’en font aucune mention, et il est à peine indiqué par un court passage de Théophrastes, qui a terminé sa carrière trois siècles avant Jésus-Christ. Pline et Dioscorides, qui écrivaient dans le premier siècle de notre ère, le décrivent avec des caractères d’après lesquels il est facile de juger que la substance dont ils parlent devait être du sucre candi. Selon Paul d’Égine, au viiie siècle, le sucre était encore peu répandu ; et de longues années se sont depuis écoulées avant que l’usage en soit devenu général.

La canne à sucre est originaire de l’Asie orientale ; elle croît dans le sud de la Chine, dans l’archipel indien et dans les royaumes de Siam et de Cochinchine. C’est de là qu’elle paraît avoir passé dans l’Indostan, puis, beaucoup plus tard, en Arabie, et enfin dans les parties de l’Asie et de l’Afrique qui bordent la Méditerranée, en Éthiopie, en Nubie, etc.

Avant ces transmigrations de la plante elle-même, qui ont donné les moyens de fabriquer le sucre plus près du consommateur, l’usage s’en introduisait avec lenteur chez les Occidentaux. Il fallait que cet article passât, de mains en mains, de la Chine dans les ports de l’Inde, de là dans le golfe Persique ou dans la mer Rouge, et qu’il achevât par la voie des caravanes, jusqu’au littoral de la Méditerranée, la route qu’il avait à parcourir. Les traficans de ces temps éloignés avaient à se charger d’articles plus précieux, et dont l’encombrement était moins grand ; il n’est donc pas étonnant que le sucre soit resté une chose rare et presque de curiosité. Ce sont vraisemblablement les conquêtes des Arabes ou Sarrasins qui ont développé en Europe le besoin de cette consommation.

Dans le cours du ixe siècle, les Sarrasins, devenus maîtres des îles de Rhodes, de Chypre, de Crète et de la Sicile, y introduisirent la canne à sucre, dont la culture et la préparation leur étaient familières. Déjà les royaumes de Valence, de Grenade et de Murcie, en Espagne, en avaient dû la naturalisation à la conquête qui venait d’en être faite. Les plantations s’y sont conservées au point qu’en 1664 elles avaient encore de l’importance, et qu’à présent quelques-unes subsistent encore.

Vers le xiie siècle, les commerçans vénitiens trouvaient à s’approvisionner de sucre à meilleur marché en Sicile qu’en Égypte, et le voyageur Marco Polo, en remarquant que la culture en existait au Bengale, ne donne pas à penser que l’Europe eût besoin de recourir à ce pays lointain.

Les croisades, en mettant les peuples de l’Occident en rapport avec les Orientaux, puis l’activité de la navigation des Vénitiens et des autres nations italiennes, étendirent le goût et le besoin du sucre dans toute l’Europe occidentale. Au commencement du xve siècle, les Espagnols et les Portugais portèrent des plants de canne aux îles Canaries et à Madère. On suppose même que c’est de ce dernier endroit que la canne a passé, dans le Nouveau-Monde, bien que quelques historiens prétendent qu’elle croissait déjà naturellement dans divers lieux d’Amérique.

Le sucre était de qualité différente, suivant les pays de culture et l’habileté des producteurs. Celui de Madère paraît avoir joui d’une certaine supériorité ; celui de l’Arabie et de l’Égypte était au contraire resté fort défectueux. Vers la fin du xve siècle, les Vénitiens inventèrent le procédé du raffinage, art qui a été porté, de notre temps, à une si grande perfection.

La petite île de Saint-Thomé, sous l’équateur, appartenant aux Portugais, avait, au commencement du xvie siècle (vers 1520), un grand nombre de sucreries. Les auteurs contemporains estiment qu’elle produisait plus de deux millions de kilogrammes. À la même époque, la canne portée à Haïti par les Espagnols y avait fait de grands progrès. Favorisée par le climat et le sol, elle donnait trois à quatre fois autant de produits qu’en Espagne, et vingt-huit presses étaient occupées par la fabrication du sucre.

Cette culture, propagée sur différens points du continent américain, acquit de l’importance au Brésil. C’est de là que les Portugais exercèrent le monopole de l’approvisionnement de l’Europe, pendant la fin du xvie siècle et le commencement du xviie. Lisbonne dut à ce trafic, réuni au commerce de l’Inde, l’époque de sa plus grande splendeur.

Diverses causes contribuèrent à déplacer cette source de richesses. Le Portugal tomba sous le joug de l’Espagne, et les établissemens des autres nations européennes, dans les Indes occidentales, s’apercevant que les consommateurs manquaient pour le tabac et les autres produits peu nombreux auxquels ils s’étaient adonnés, commencèrent à songer au sucre.

La culture de la canne s’était, à la vérité, conservée dans les grandes Antilles soumises à l’Espagne, mais avec si peu d’importance, que lorsque les Anglais s’emparèrent de la Jamaïque en 1656, ils n’y trouvèrent que trois sucreries, dont ils ne tardèrent pas à augmenter le nombre. À la Barbade, dès 1646, on commença à exporter du sucre, et les habitans se montrèrent si actifs, que le commerce de cette île occupait, trente ans plus tard, quatre cents navires faisant ensemble soixante mille tonneaux

Cette colonie ne produisait qu’un peu de mauvais tabac, du gingembre et du coton, lorsque, vers 1641, quelques planteurs industrieux se procurèrent du Brésil des plants de canne qui réussirent bien ; et dans un nouveau voyage, ils achevèrent de recueillir les instructions nécessaires pour en tirer bon parti.

Ainsi que nous l’avons dit, le commerce des Antilles était, dans les premiers temps, ouvert à toutes les nations, et il était difficile qu’il en fût autrement. Les communications d’îles si voisines et encore si peu peuplées ne pouvaient guère être entravées. Ces parages étaient surtout visités par les Hollandais, que leur merveilleuse activité faisait accourir partout où il y avait quelque profit à recueillir.

Les navires hollandais, en raison de leur bas prix de frêt, obtenaient, même des négocians anglais, la préférence pour les transports d’aller et de retour des colonies anglaises à la métropole. Le commerce entier du pays passait dans leurs mains. La marine anglaise déclinait et ses matelots s’expatriaient. La gravité de cet état ne pouvait échapper à la considération du parlement, en qui résidait alors le pouvoir, et qui était d’ailleurs aigri par les mauvais traitemens que ses envoyés avaient reçus dans les Provinces-Unies. Il fut donc porté un bill, mis en vigueur au 1er décembre 1651, qui, sous des stipulations générales, était entièrement dirigé contre la nation hollandaise. Là se trouve la première édition du fameux Acte de navigation, qui, après bientôt deux siècles, est encore la règle du commerce anglais. Ce bill amena, entre les deux puissances, une guerre qui dura jusqu’en avril 1654. Cromwell, devenu protecteur, termina les hostilités par un traité qui, en faisant cesser les autres causes de mésintelligence, ne stipula cependant aucune dérogation à l’acte de navigation.

Cet acte, renouvelé et confirmé sous Charles II en 1660, a été regardé, par la plupart des écrivains, comme la cause de l’accroissement de la puissance anglaise. Sans entrer ici dans la discussion du mérite de cette opinion, qui exigerait une étude spéciale, nous nous bornerons à en citer les dispositions principales. Aux navires anglais seuls était réservé le droit d’importer, en Angleterre, les denrées ou marchandises du crû d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique, et des établissemens anglais dans ces trois parties du monde. Quant aux articles d’Europe, ils ne pouvaient arriver que sur des navires anglais ou sur des navires du pays de production et qui y auraient été construits.

L’acte de navigation assura à la métropole le commerce exclusif de ses nouvelles colonies ; mais l’Angleterre, en même temps attentive à ne pas contrarier ces établissemens dans le développement de leurs productions, prohiba dès 1652 la culture du tabac, qui s’était répandue dans plusieurs comtés d’Angleterre, et qui y réussissait. Les doubles motifs de l’acte sont la conservation des droits d’entrée, et d’un autre côté l’obligation de ne pas nuire aux planteurs de la Virginie. Cromwell, en 1654, nomma des commissaires pour veiller à l’exécution stricte de cet acte, qui, sous Charles II en 1660, fut confirmé et appuyé de peines sévères. Si dès-lors la Grande-Bretagne entrait dans le système prohibitif, elle ne se laissait cependant pas emporter à l’injustice envers ses colons, par la considération des intérêts intérieurs.

En France, les ordonnances de prohibition de trafic aux colonies françaises, des 25 novembre 1634 et 12 février 1635, ne s’adressaient qu’aux sujets nationaux disposés à violer le privilége accordé aux compagnies à qui avaient été concédés ces établissemens. Plus tard, le 10 septembre 1668, il fut ordonné que le commerce des îles ne serait fait que par la compagnie des Indes occidentales, ou par les bâtimens français avec la permission de cette compagnie. Le 10 juin 1670, il fut défendu aux navires étrangers d’aborder dans ces colonies ; le 18 juillet 1671, il fut interdit aux propriétaires de navires construits dans les colonies, de faire le commerce étranger ; et le 4 novembre 1671, il fut ajouté à ces défenses celle de transporter des marchandises des pays étrangers dans les îles ; enfin, le 21 janvier 1684, on porta la défense d’y établir de nouvelles raffineries.

Les guerres de la fin du XVIIe siècle amenèrent, par nécessité, quelques infractions à ces prohibitions : aussi furent-elles renouvelées et confirmées par un règlement du 20 août 1698, qui prend en considération que les marchandises étrangères qui ont été introduites dans les colonies ont empêché le débit de celles qu’on y a envoyées de France depuis la paix.

De nouvelles déclarations, édits ou réglemens des 20 avril 1717, 23 juillet 1720, 14 mars 1722, 23 juin 1723, et enfin du 10 octobre 1727, pourvurent à la continuation d’une sévère exclusion du commerce étranger. Ce n’est qu’en faveur de la Guiane, colonie dont la prospérité avait de la peine à se développer, que des lettres-patentes du 1er mai 1768 accordèrent pour douze années la liberté de commerce avec toutes les nations, faculté qui fut prorogée le 15 mai 1784, et qui subsiste encore en partie.

Un arrêt du 30 août 1784, adoucissant la sévérité de quelques dispositions, est le dernier acte officiel qui ait précédé la révolution de 1789. Nous verrons plus loin comment il a été remis en vigueur.

Sous l’empire des lois qui garantissaient à chaque métropole le commerce exclusif de ses colonies, et quelquefois en dépit de ces lois, la production du sucre s’est développée avec la richesse des consommateurs. Après avoir satisfait les besoins, généralement grands, des producteurs eux-mêmes, il a fallu approvisionner l’Europe et le bassin de la Méditerranée, que le commerce européen alimente. Les colonies ont suivi la fortune de leur mère-patrie particulière, et elles ont tour à tour été appelées à prendre une part plus ou moins grande à l’approvisionnement général. Il nous manque des documens exacts sur l’état de ce commerce à diverses époques ; seulement de loin en loin on trouve quelques traces des variations principales. La production de Madère et de Saint-Thomé a remplacé et fait languir celle de la Sicile, de l’Égypte et de l’Arabie. Plus tard la culture de la Terre-Ferme et du Mexique a amené la réduction de celle de l’Andalousie. Le Brésil enfin, sous la domination portugaise, est devenu le centre principal de la production, et jusque vers le milieu du XVIIe siècle, il a été en possession d’approvisionner, par la voie de Lisbonne, presque tous les marchés de l’Europe. Il a continué à y prendre part pendant toute la période du développement des colonies rivales, et ce n’est que vers 1720 à 1730, que les autres nations ont pu se pourvoir ailleurs. Le Brésil, au milieu de ses diverses fortunes, est resté un des points les plus importans de la production actuelle.

Le prix du sucre fourni par le Brésil, vers 1650, et dont la quantité s’élevait de 60 à 75 millions de kilog., était fort élevé, et suivant le témoignage des anciens auteurs, roulait de 3 francs à 3 francs 50 cent. par kilog. La concurrence des Antilles amena une baisse graduelle. Les Anglais, vers 1728, se félicitent de ce que la prospérité de leurs colonies a réduit à 52 ou 53 shill. (80 à 82 cent. le kilog.) le prix du sucre qu’ils payaient auparavant aux Portugais 4 à 5 liv. sterl. le quintal (2 francs à 2 francs 50 cent. le kilog.). Le coton, le piment, le gingembre, l’indigo et les bois de teinture avaient éprouvé une réduction semblable.

Cependant, vers 1736, le Brésil exportait encore 40 millions de kilog., et les colonies hollandaises de l’Amérique du sud, 20 à 25 millions de kilog. de sucre.

Dans les possessions françaises, Saint-Domingue, la seule île où la culture se fût développée, fournissait, dès 1726, 20 millions de kilog.

Cette quantité s’élevait à 62 millions ; tant brut que terré, en 1767 ; à 75 millions en 1776 ; et à près de 82 millions en 1790, année de la révolution.

Vers 1775, la Martinique, la Guadeloupe et Cayenne exportaient ensemble environ 22 millions de kilog. de sucre.

La culture entreprise par les Anglais à la Barbade, vers 1641, et poussée par eux, à la Jamaïque, avec beaucoup de vigueur, immédiatement après la conquête de cette dernière île, avait, comme dans toutes les autres colonies, à l’imitation des planteurs portugais, nécessité l’introduction des esclaves d’Afrique. Les résultats furent rapides et donnèrent une grande impulsion au commerce britannique.

L’importance croissante des produits coloniaux détermina, en 1685, première année du règne de Jacques II, le parlement à établir une taxe spéciale sur le sucre et sur le tabac, qui n’avaient jusque-là acquitté que l’impôt général (poundage) de 5 pour 100 sur la valeur. Cet impôt fixe, mis sur deux substances d’un usage si récent, est devenu une des principales ressources de l’empire britannique, et nous verrons qu’il fournit aujourd’hui au trésor près de 200 millions de francs.

La quantité de sucre importé dans la Grande-Bretagne pour la consommation et le raffinage, vers 1731, était d’environ 7 à 800 mille quintaux. Elle s’est graduellement élevée à 12 ou 1500 mille quintaux, vers 1780. Le total de ces cinquante années a été de 2,567,448 tonneaux de 1,000 kilog., donnant en moyenne, par année, 40 millions 125 mille kil., de 1731 à 1760 ; et 68 millions 183 mille kilog., de 1761 à 1780.

En suivant, à une époque encore plus rapprochée, la production du sucre dans les colonies anglaises, on trouve qu’elles ont importé annuellement dans la Grande-Bretagne

79 millions 533 mille kilog. en moyenne, de 1773 à 1782 ;

Sur quoi l’exportation a repris 9 millions, 76 mille kilog.

En 1787, l’importation s’est élevée à 79 millions 337 mille kilog. et l’exportation à 9 millions 970 mille.

Ce n’est que vers 1760 que les colonies de Cuba et de Porto-Ricco ont donné de l’extension à la production du sucre. Jusque-là les possessions espagnoles du continent et des îles n’ont guère fait que subvenir aux besoins des divers pays soumis à la même domination en Amérique et en Europe. On peut donc calculer que le sucre qui passait dans le commerce européen, il y a à présent un siècle, provenait pour


40,000,000 de kilogrammes du Brésil,
25,000,000 des possessions hollandaises,
40,000,000 des îles anglaises,
20,000,000 des îles françaises,
125,000,000 de kilogrammes de sucre,


dans lesquels on ne comprend pas la production et la consommation espagnoles.

Vers 1775-76, ou il y a soixante ans, le mouvement commercial pouvait s’estimer ainsi :


22,000,000 de kilogrammes brut et terré, du Brésil,
80,000,000
brut, des îles anglaises, où la Jamaïque est comprise pour 45 millions,
30,000,000
brut des possessions hollandaises et danoises,
30,000,000
brut et terré, des îles espagnoles,
83,000,000
brut et terré, de Saint-Domingue et des autres Antilles françaises.
245,000,000 de kilogrammes de sucre,


distraction faite des consommations locales et des rapports établis entre les colonies du même peuple.

Quinze années plus tard, c’est-à-dire à l’époque de la révolution française, cet état de choses avait éprouvé quelques changemens. La guerre entreprise pour l’indépendance des États-Unis avait d’abord troublé la production sur divers points ; mais six ou sept années de paix, écoulées depuis le traité de 1783, avaient vu se développer la culture avec un nouvel essor, et surtout dans les possessions françaises. En 1789, la France se trouvait en mesure de dominer les marchés de l’Europe, et elle n’a pas dû recevoir, en 1790, moins de 95 millions de kilogrammes de sucre de ses diverses colonies, ce qui représenterait, vu la proportion du sucre terré, au moins 120 millions de sucre brut.

Les limites dans lesquelles nous devons nous renfermer ne nous permettent pas de suivre les différentes phases du commerce des sucres pendant la longue période de guerre qui s’est écoulée depuis 1792 jusqu’en 1815. Ce quart de siècle a présenté des phénomènes extraordinaires, résultats de la vive lutte engagée entre les nations européennes. Le sort des armes a fait successivement tomber entre les mains des Anglais une grande partie des colonies à sucre ; et, en raison de la situation du continent européen, celles qui n’étaient point occupées par eux n’avaient également que leur marché pour débouché. La seule exception résidait dans les États-Unis, tant qu’il leur fut donné de conserver leur neutralité.

De 1801 à 1812 compris, les États-Unis importèrent chez eux en moyenne et annuellement


54,000,000 de kilogrammes de sucre, dont ils gardèrent pour leur consommation
23,000,000. Ils en revendirent
31,000,000 sur les autres marchés.


Les États-Unis exportaient les produits des colonies françaises, qui résistaient encore, et des autres colonies étrangères ; mais dans leurs rapports avec les colonies anglaises, rétablis en 1794, et qui durèrent jusqu’à 1806, il leur était défendu d’exporter en échange de leurs merrains, bois de construction, poissons salés, etc., plus de 6,000 barriques de sucre ou environ 3 millions et demi de kilogrammes. Une concession aussi restreinte, et qui ne reposait que sur une tolérance du gouvernement, devait, sans aucun doute, réserver au commerce anglais le mouvement des produits coloniaux ; mais elle embarrassait d’autant plus les colons, qu’elle les forçait de payer en numéraire des objets dont ils ne pouvaient se passer ; numéraire que, dans l’état des choses en Angleterre, la métropole avait de la peine à leur fournir en échange de leurs produits. Cependant l’aveuglement était si grand, que cette concession même fut retirée en 1806, et dès-lors tous les sucres furent dirigés sur l’Angleterre.

L’encombrement des marchés de la Grande-Bretagne, en 1807, doit se comprendre, puisqu’on n’évaluait pas alors à moins de 100 millions de kilog. l’augmentation de la production annuelle, comparée avec celle qui existait quinze ans auparavant. Aussi, une crise dont il y a peu d’exemples se manifesta lorsqu’on reconnut que la surcharge, dont on ne pouvait trouver l’emploi, s’élevait à 75 mille barriques (45 millions de kilog.) de sucre, dont il aurait fallu se débarrasser pour rétablir l’équilibre. Les prix tombèrent à 60 shillings (droit de 27 shillings compris), ou 33 shellings en entrepôt, et cela, au milieu d’une guerre qui renchérissait tous les élémens de la production, les frêts et les assurances.

Le prix moyen du sucre en entrepôt avait été de 57 shillings dans les quatre années de 1794 à 1797. Que l’on juge, d’après cela, de la situation des importateurs. Il n’y eut après 1807, pour relever les prix, que le système des licences accordées en France, et plus tard, la réouverture des débouchés à mesure que les revers de l’empire rapprochaient de la France les armées qui gardaient le système continental. La hausse se manifesta, et la moyenne de 1814, qui vit rétablir les communications, fut de 70 shill. pour le prix en entrepôt.

La paix de 1815, la restitution d’une partie des colonies conquises par l’Angleterre, la baisse des frêts et des assurances, la diminution de tous les objets de consommation, et plus tard, en Angleterre, le rétablissement des paiemens en numéraire, amenèrent encore de nouvelles réductions dans le prix du sucre. Ces réductions ont excédé toutes les bornes en 1830 et 1831, mais le marché d’Angleterre s’en est depuis bien relevé.

La production actuelle du sucre de cannes, autant qu’elle intéresse le commerce général, peut être évaluée dans son mouvement pour l’Europe, la Méditerranée et l’Amérique septentrionale :


230,000,000 de kilogrammes, des plantations britanniques, Indes-Occidentales, Guiane et Maurice.
85,000,000 de Cuba et Porto-Ricco.
86,000,000 des Antilles françaises, Guiane et Bourbon.
32,000,000 des îles hollandaises et Guiane.
10,000,000 des îles danoises et suédoises.
80,000,000 du Brésil.
7,000,000 de Manille et des Philippines.
20,000,000 de Java.
14,000,000 du Bengale et des pays qui trafiquent à Sincapore. :
16,000,000 de la Chine et des pays qui l’avoisinent.
40,000,000 de la Louisiane.
620,000,000 de kilogrammes en total.


Il n’est pas possible de suivre avec exactitude dans les chemins divers, et sur les marchés des États-Unis et de l’Europe, l’emploi et la consommation de toute cette production ; on s’exposerait à retrouver deux fois la même marchandise arrivant sur des points divers par les déplacemens commerciaux. On s’est, d’un autre côté, abstenu de comprendre, dans l’évaluation qui précède, ce qui reste dans les diverses contrées de l’Asie et dans les pays de l’Amérique, que l’on peut considérer comme lieux de production. Seulement, on remarquera que les colonies anglaises de l’Amérique-Nord, prennent dans les Antilles de la même nation 5 à 6,000,000 de  kilogr. de sucre qui sont à imputer sur nos calculs.

Les États-Unis absorbent les 40,000,000 de sucre de la Louisiane, dont la production, soumise à une température déjà rigoureuse est nécessairement variable. Ils consomment de plus, une partie du sucre étranger qu’ils importent. La moyenne de trois années, finissant le 30 septembre 1834, de ce sucre étranger passé dans leur consommation, a été de :

37,000,000 de  kilogr.

Comme il n’existe pas aux États-Unis de droits différentiels, et que le sucre imposé paie indistinctement 2 dollars 50 c. pour 100 livres, ou 28 fr. 94 c. par 100 kil., pour le sucre brun, et 5 dollars, ou 34 fr. 75 c. par 100 kil., pour le sucre blanc, il en résulte que leurs importations servent assez naturellement à indiquer les points où il leur a été le plus avantageux de se pourvoir, en raison de leur commerce d’échanges. Le pavillon des états de l’Union étant reçu partout où il n’y a pas de système de répulsion, des conclusions faciles peuvent être tirées du mouvement commercial d’un peuple aussi éclairé qu’entreprenant.

Les États-Unis ont importé dans leurs divers ports, pendant les trois années qui ont commencé le 1er octobre 1831 et fini le 30 septembre 1834, 126,729,026 kil. de sucre, qui provenaient des pays suivans :


94,967,144 kilogrammes des colonies espagnoles Cuba et Porto-Ricco.
18,188,915 des colonies danoises Sainte-Croix, etc.
2,141,197 des possessions britanniques.
6,459,664 du Brésil.
756,878 des îles suédoises, françaises, hollandaises, et un peu du

continent américain.

2,989,393 de Manille et des Philippines.
508,862 de la Chine.
227,393 de l’île Maurice.
362,335 du Bengale, de Java, et de tous les pays de l’Inde.
127,245 de contrées diverses, de l’Europe même, etc.


Nous ne nous arrêterons pas sur tous les renseignemens qui ressortent, pour nous, de ce tableau, mais il nous semble qu’il suffit pour redresser les idées fausses que l’on entretient encore sur les ressources de diverses contrées. Les États-Unis, qui ont le choix de tous les marchés, ont importé de l’Inde, en trois ans, la valeur de deux petites cargaisons de retour de nos Antilles françaises.

La réexportation des ports de l’Union s’est élevée, dans les trois années, à :

16,887,603 kilogrammes de sucre étranger.

Nous avons déjà estimé la moyenne de ce qui est resté dans le pays pour la consommation.

En jetant un dernier coup d’œil sur les faits que nous avons analysés, nous trouvons que la Grande-Bretagne emploie pour la consommation du royaume-uni :

194,000,000 de kilogrammes de sucre et
6,000,000 pour ses colonies du nord.
Les États-Unis.
40,000,000 de leur propre production et
37,000,000 de sucre étranger importé.
La France.
65,000 de sucre colonial, moyenne de 1834 et 1835, après déduction des sucres raffinés et des mélasses réexportées, mais non compris la production indigène, ce qui fait
342,000,000 de kilogrammes.
employés dans les pays dont on a pu se procurer les documens officiels.

En estimant, comme nous l’avons fait, la production normale à :

620,000 , il resterait
278,000,000 de kilogrammes pour alimenter l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Suisse, et enfin les états de l’est et du nord de l’Europe.

Ce tableau est fait pour rassurer les producteurs coloniaux, lorsqu’ils se trouveront dans les limites d’une concurrence loyale et dégagée d’entraves. C’est là ce que nous allons essayer d’expliquer.

§ ii.
Les lois actuelles des colonies. — Le sucre de canne et le sucre indigène. — Lutte des deux intérêts. — L’émancipation commerciale des colonies seul remède de la situation.

Les hommes qui sont appelés à faire les lois du pays et à régler les intérêts divers qui sont soumis à leur discussion, ne sauraient trop se pénétrer de la nécessité d’examiner l’ensemble d’une législation, à chaque modification importante qu’elle est dans le cas de subir.

La culture de la betterave diminuant les revenus du trésor, appelle en France l’attention du gouvernement, et amène la proposition d’une loi qui agite et soulève de graves questions. Une de ces questions, et non la moins importante, est celle de l’avenir des quatre colonies françaises qui sont en possession de la culture de la canne.

Les pays qui produisent le sucre de cannes, et dont nous avons fait l’énumération, sont placés sous deux régimes différens. Les uns, comme les contrées de l’Asie, et en Amérique le Brésil et les anciennes colonies espagnoles, ainsi que les îles danoises et suédoises, sont ouverts à tous les peuples commerçans ; les autres, comme les possessions britanniques des Indes occidentales, la Guiane anglaise, les possessions hollandaises en Amérique et les colonies françaises de la Guadeloupe, la Martinique, Cayenne et Bourbon, sont entièrement réservés au commerce de leurs métropoles. Des possessions hollandaises nous aurons peu à dire. Le peuple hollandais, difficile à décourager, cherche à réparer les désastres qu’un demi-siècle d’évènemens a fait peser sur son commerce et son industrie ; mais il travaille en silence, ne rend nul compte officiel et statistique de ses progrès, ne fait point d’exposition et se soumet patiemment aux restrictions, si elles lui semblent encore dans l’intérêt général.

Il nous reste donc à examiner le véritable effet de l’ancien privilége conservé au commerce des métropoles, sur l’état actuel des colonies anglaises et sur celui des colonies françaises. Là, de légères concessions consacrent le principe plutôt qu’elles ne l’affaiblissent.

Le royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande a importé, année moyenne de 1831, 1832 et 1833,

250,000,000 de kilogrammes de sucre dont il a été réexporté
56,000,000 tant en nature qu’après l’opération du raffinage.

Il est donc resté dans la consommation 194 millions de kilogr. sur lesquels le trésor a perçu un revenu net, déduction faite des primes et drawbacks, de 14,587,000 liv. sterl., ou environ 112 millions de francs.

L’importation se composait de :

218,600,000 kilogrammes sucre des colonies britanniques dans les Indes

occidentales, l’Amérique du sud et à Maurice.

10,600,000 des Indes-Orientales, Sincapore, Java et Philippines.
20,800,000 des colonies étrangères, Brésil, Havane, etc.
250,000,000

On voit que l’importation des colonies non affranchies, après qu’elles ont pourvu aux besoins de l’Amérique nord et aux échanges avec les États-Unis, excède encore, à son état normal, de 12 pour 100 la consommation du royaume-uni. Cet excédant doit être employé en revente, aussi bien que la totalité des importations de l’étranger. Cette revente est singulièrement facilitée par la prime accordée aux sucres raffinés, prime qui excède la proportion du droit payé ; et elle offre peu d’inconvéniens, parce qu’aucun produit du sol ne vient y participer.

Une autre cause plus puissante, et dont tous les effets ne peuvent encore être appréciés, est venue agir sur le prix des sucres importés en Angleterre ; c’est la diminution de production que fait prévoir le régime nouveau des travailleurs noirs. Un déficit de récolte résultant de la sécheresse de l’année est survenu en 1833, et a contribué à l’élévation des cours. Cette circonstance atmosphérique a agi également dans les Antilles françaises ; mais l’effet sur les prix a été annulé par la concurrence du sucre de betterave, dont nous aurons tout à l’heure à parler.

Depuis quelques années les planteurs anglais, et principalement ceux des Indes occidentales, n’ont cessé de témoigner à leur gouvernement le dommage immense qui résultait pour eux de la continuation du système établi par l’acte de navigation et par les bills qui l’ont consolidé. Des enquêtes ont eu lieu, et par suite divers rapports ont été faits au parlement : tous, notamment celui du 13 avril 1832, démontrent les inconvéniens du monopole métropolitain. Les intérêts des planteurs ont été sacrifiés de mille manières, pour assurer aux négocians et aux armateurs des avantages qui se sont trouvés, pour ces derniers, illusoires dans la pratique, et qui ont entravé le commerce réel sans faire la fortune de personne.

Lord Ripon, alors M. Robinson, avait, dès 1822, fait reconnaître par les deux chambres l’existence du principe qui devait renverser le système colonial en même temps que tout l’échafaudage du système prohibitif. Les mesures provoquées par M. Huskisson en 1825, en détruisant une partie des anciennes erreurs, ont, malheureusement pour la Grande-Bretagne, laissé subsister l’acte de navigation et les restrictions imposées au commerce des colonies de l’Occident. Tandis que les possessions anglaises dans l’Inde étaient ouvertes à toutes les nations, et recueillaient les fruits de cette liberté, les planteurs des Indes occidentales et de l’Amérique du sud étaient obligés de plier sous toutes les exigences de la mère-patrie, et voyaient leur production renchérie, sans que le marché où on les forçait de la conduire fût susceptible d’amélioration. Ainsi ils subissent la défense de terrer leurs sucres, et encore plus de les raffiner, afin que des mélasses inutiles à la métropole fournissent une charge aux navires qu’elle leur envoie. Ils ne peuvent, quelque prix qu’on leur en puisse offrir, vendre ces sucres à l’étranger, s’ils n’ont été d’abord conduits dans un port anglais. Arrivés en Angleterre on leur défend de les employer à la fabrication des spiritueux, afin que le prix des grains n’en souffre pas.

La Grande-Bretagne et ses colonies du nord ont, jusqu’en 1830, été seules autorisées à fournir aux planteurs les vivres et le bois qu’ils peuvent consommer. Les articles divers, qui ne provenaient pas d’un pays soumis à la métropole, étaient depuis 1825 taxés à une variété de droits dont l’importance annuelle s’est élevée à peu près à 1,900,000 francs, tandis que les frais de perception arrivaient à 1,700,000 francs. Cet impôt renchérissait plusieurs objets de 25 pour cent, sans profiter au fisc.

Quelques modifications ont depuis été apportées à ce tarif, en faveur des rapports directs avec les États-Unis ; mais c’est encore avec une telle réserve que, par exemple, on a laissé subsister sur la farine une taxe de 5 shill. (6 fr. 25 cent.) par baril, tandis qu’elle arrive du Canada franche de droits. Cet article, sortant des ports de l’Union, doit donc remonter au nord, être débarqué à Québec ou Montréal, puis rechargé sur d’autres navires pour redescendre aux Indes occidentales, en parcourant deux fois une partie du chemin, afin d’échapper à un droit exagéré. On impose ainsi, en frais inutiles, des millions aux colons, pour faire gagner quelques milliers de francs aux armateurs.

Si nous nous bornons à indiquer en peu de mots le vice du système colonial de l’Angleterre à l’égard de ses établissemens des Indes occidentales, nous devons au moins montrer que le remède s’est trouvé, pour le colon, dans le développement de la richesse de la métropole, dans l’étendue de son commerce et dans l’immense débouché qu’elle a offert aux produits tropicaux. La production occidentale du sucre étant, depuis quelques années, stationnaire et même rétrograde, s’est trouvée à peine en rapport avec la consommation intérieure et les besoins du commerce extérieur. Là la betterave n’a pas ouvert une concurrence qu’il eût été impossible de soutenir devant des taxes qui produisent au trésor anglais un revenu net de 112 millions de francs. L’équilibre rétabli entre l’importation et les besoins a ramené une pondération des prix qui se sont basés sur les récoltes, et dont nous présentons ici les fluctuations.

Prix à Londres du sucre brut Jamaïque, qualité moyenne à fine :
En janvier des années suivantes. Le quintal anglais, droit payé. Rapport du prix, aux conditions de l’entrepôt du Havre et droit déduit, par 100 kilogrammes.
1830 64 à 68 sh. 96 fr. 97 c. à 107 fr. 45 c.
1831 56 61 83 85 96 97
1832 56 58 83 85 89 08
1833 59 60 91 70 94 32
1834 58 63 89 08 102 18
1835 59 65 91 70 107 45
1836 63 68 102 18 115 28


Dans la première semaine d’avril de cette année, la mercuriale de la Gazette de Londres a donné pour prix moyen du sucre (ce qui n’exclut aucune des nuances) :

38 shill. 0 3/4, équivalant à 99 fr. 62 cent. les 100 kil.

Dans le même moment, le sucre colonial valait au Havre, pour la qualité appelée bonne ordinaire quatrième, 61 fr. 50 cent. le quintal, ce qui ne fait que 73 fr. 50 cent. les 100  kilog. en entrepôt, et montre que le colon français a un désavantage de 26 pour 100 dans la réalisation de ses produits.

Une proportion inverse, à l’avantage des colons anglais, existe cependant dans le prix des choses dont ils doivent s’approvisionner. Si, comme ils s’en sont plaints quelquefois, il y a un certain nombre d’objets de nécessité première qu’ils auraient plus d’avantage à tirer des États-Unis ou du nord de l’Europe, il n’en est pas moins évident que, pour tout ce qui est des manufactures de laine et de coton, pour les machines, les instrumens aratoires, la quincaillerie et les métaux, la Grande-Bretagne est le pays qui produit au meilleur marché. Il n’existe, par conséquent, aucune surcharge pour cette partie considérable de leurs consommations. Si, cependant, les colons anglais ont pu démontrer que le monopole forcé de la métropole impose à leur production de sucre un surenchérissement de 5 shill.d. par cwt, ou 14 fr. 40 cent. par 100 kil., quelle ne doit pas être la position du colon français !

L’arrêt du 30 août 1784, remis en vigueur après les évènemens de 1815, règle encore à cette heure la législation du commerce des Antilles françaises. Les modifications que l’ordonnance du 5 février 1826 et quelques réglemens locaux lui ont fait subir, les exceptions en faveur de la Guiane, n’altèrent pas la substance de ce code particulier. Par exemple, pour les fers et aciers bruts étrangers, une ordonnance de 1818 les admet, venant des ports de France, au cinquième des droits portés au tarif général de la France. Une autre ordonnance du 9 novembre 1832 rend permanente la faculté d’importer des farines aux Antilles sous un droit de 21 fr. 50 cent. par baril ; mais que peut-il résulter de ces facultés nouvelles ?

Les droits établis par l’ordonnance du 5 février portent avec modération sur une longue liste d’articles dont la consommation est à peu près nulle dans les colonies, et qui ne sont énumérés que pour être recensés occasionnellement dans des tableaux de douane. Ils frappent durement, en revanche, les objets qui peuvent fournir aux besoins de la vie et à l’économie domestique, surtout lorsque la métropole en produit d’analogues. Les farines étrangères, taxées d’une manière prohibitive, sont destinées, ainsi que l’avoue le rapport qui précède l’ordonnance, à n’être importées que lorsque le prix de la farine de Moissac dépassera, à Bordeaux, 46 francs. Quant au fer brut, quel grand emploi peut-il avoir dans des colonies où il n’y a pas d’industrie manufacturière et où la main-d’œuvre est si chère ?

Le prix de la farine, variable suivant les récoltes et aussi suivant les bénéfices que peuvent promettre d’autres cultures, a été, aux États-Unis, souvent pendant des périodes fort longues, à 4 ou 4 dollars 1/2 le baril. Le frêt de Norfolk aux Antilles ne peut dépasser 5 francs, de sorte que si ces farines payaient le même droit que les farines françaises, soit 52 centimes, la valeur, même en supposant le prix d’achat à 5 dollars, ne pourrait s’en établir au-dessus de 25 à 50 francs. L’époque actuelle est à la vérité peu favorable à ce calcul, la farine étant fort chère cette année aux États-Unis, bien qu’au-dessous des prix de France ; mais à 2 ou 5 francs près, le cours des farines de la métropole est généralement supérieur de toute la valeur du droit au prix de revient qu’établirait la concurrence. Les colons, en raison des variations de hausse qu’amène la dépendance, dans laquelle on les tient, des plaines du Languedoc, pour cette partie de leur subsistance, supportent donc réellement une extra-valeur de 21 francs par chaque baril de farine qu’ils consomment. Avant que ce régime, tout mauvais qu’il est, fût établi, les Antilles étaient à la discrétion tellement complète de la métropole, que la crise commerciale de 1831 détournant toutes les idées d’entreprises, les armateurs de nos ports oublièrent leurs correspondans des colonies. Aucun renfort de farine n’arrivait, et cet article devint si rare et si cher, que la taxe du pain, à la Martinique, finit par dépasser 2 francs le  kilog. Cette époque est bien près de nous, et tout ce qu’elle a amené, c’est un droit prohibitif permanent qui impose les deux îles à 1,200,000 francs de valeur accrue, au profit de l’agriculture d’une seule province de la métropole. Les notes commerciales de Bordeaux indiquent la sortie, en 1835, de 58,632 barils de farine pour la Martinique et la Guadeloupe, et concordent à peu près avec les relevés officiels de la douane, portés au Moniteur pour 49,527 quintaux métriques. La majeure partie des menus grains exportés de France a reçu également la destination de nos colonies, seuls pays qui soient forcés de s’adresser à nous pour les céréales. Cette consommation a été beaucoup plus considérable tant que nos établissemens ont conservé quelque lueur de prospérité ; mais qui peut résister à l’obligation d’acheter cher et de vendre bon marché ?

Heureuses de revenir sous la domination de la mère-patrie, les colonies, lors de la restauration, n’avaient pas à stipuler avec la métropole à laquelle des liens si intimes les attachaient. Elles sont donc rentrées naturellement dans le régime qui existait avant la révolution, et se sont trouvées en dehors du commerce général du monde sans prendre garde aux développemens que ce commerce allait recevoir. Elles n’ont pas même réclamé quand on a taxé à 49 fr. 50 c. leur sucre, que la loi de 1791 n’imposait qu’à 4 fr. 28 c. Les colons ne pouvaient comprendre qu’ils allaient passer sous le joug du funeste système prohibitif créé pour la France par la loi du 10 brumaire an v, et si soigneusement conservé par tous les gouvernemens qui se sont succédé. Au lieu de demander un relâchement, profitable à tous, des liens réciproques dans lesquels ils étaient engagés avec la métropole, ils dirigèrent tous leurs efforts et leurs réclamations contre l’introduction en France du sucre étranger. Ils n’eurent pas de contradicteurs, tant l’intelligence était peu avancée ; on leur accorda des surtaxes et des primes qui ne pouvaient pour longtemps remédier à leur malaise, et dont les abus se font aujourd’hui si vivement sentir.

On ne saurait cependant, sans injustice, reprocher aux colons les mesures qu’ils provoquaient. Ils sentaient le poids de leur situation, mais le pouvoir législatif n’était pas en leurs mains, et ce qu’on leur a accordé, ou pour mieux dire ce qu’on a stipulé pour eux, a eu pour résultat final de développer les causes qui font l’embarras actuel. Au lieu de diminuer le prix de la production des colonies par l’ouverture de leurs ports aux articles de consommation de l’étranger, on a rigoureusement maintenu la prohibition, et forcé l’élévation du prix par les surtaxes d’un côté, et de l’autre par les primes affectées aux produits des raffineries. C’est ainsi que l’on est arrivé à amener dans la discussion un élément nouveau, vu avec intérêt par l’agriculture française, mais qui met en question à la fois l’existence des colonies, le commerce et la navigation des ports, le débouché assuré à notre production territoriale et industrielle, et enfin une branche importante du revenu de l’état. Cet élément, c’est le sucre de betteraves.

Fruit du progrès des sciences et de l’avancement de l’esprit humain, le sucre de betteraves, traité d’abord avec dédain, puis mieux apprécié dans ses conséquences lors de l’enquête de 1828, s’est agrandi par l’effet des mesures prises pour la protection du sucre colonial. De nouveaux intérêts s’y sont rattachés, et comme toutes les industries qui ne se sont développées que par les taxes et les primes, on ne peut aujourd’hui songer à le soumettre à l’impôt sans exciter des réclamations bien naturelles.

Tel sera toujours le sort des gouvernans qui croiront pouvoir impunément sortir dans leurs actes des vrais principes d’une sage économie politique qui sont plus applicables qu’on ne le suppose. En refusant les faveurs qu’on leur demande, les monopoles dont on veut s’emparer, qu’ils songent par prévision aux embarras futurs auxquels ils échappent, et alors s’ils ne ramènent pas les solliciteurs jusqu’au régime de liberté complète, au moins ils les conduiront bien près de la limite, afin que cette ligne de séparation puisse être aisément franchie. Aujourd’hui, il ne peut manquer d’y avoir une secousse, mais la question des sucres est engagée et ne peut plus échapper à une solution. Nous allons en examiner les principaux termes.

L’existence des colonies est peu populaire en France. On y oublie que les colons sont Français, et, pour avoir le droit de leur être défavorable, on leur reproche les défauts qui leur sont communs avec les hommes même qui les accusent. Quelques-uns voudraient pouvoir être impunément injustes envers eux, et, pour se débarrasser de l’idée fâcheuse que la nation française a été puissante sur mer, grande par ses possessions éloignées, ils voudraient l’abandon de ces derniers restes de sa domination.

Que n’avons-nous pas entendu à la tribune française, de la part de ces hommes légers dont l’opinion se forme, sans recherches et sans étude, d’après de fugitives impressions ? L’utilité des colonies, leur état social, qu’elles n’ont pas créé, mais qu’elles ont reçu de nos ancêtres à tous, et auquel elles adhèrent comme les hommes tiennent à tout ce qui fait leur richesse et leur fortune, leur valeur et le courage de leurs habitans pendant la lutte que soutenait la mère-patrie, tout cela est méconnu ou mal apprécié. Les colons néanmoins gardent le souvenir de leur origine et un profond sentiment de leur qualité de Français, et dans une circonstance aussi grave, tout ce qu’ils réclament, c’est que la métropole n’abuse pas du pouvoir qu’elle a de faire des lois pour eux.

La métropole et ses colonies n’ont pas de traité à faire ensemble ; ce ne sont pas des puissances égales, et l’une d’elles décide seule. Elle doit donc être d’autant plus attentive à ne rien ordonner que de parfaitement juste. Quand les surtaxes du sucre étranger et les primes du sucre colonial ont été établies, ce n’est pas au colon producteur qu’elles ont profité, car il ne s’est pas enrichi, et ses dépenses ont égalé son revenu, quand elles ne l’ont pas surpassé. C’est le commerce de la métropole, sa production agricole, son industrie manufacturière, sa navigation, qui étaient protégés par le monopole que l’on conservait. À cette heure, que le sucre colonial trouve en France un produit qui lui fait concurrence dans la consommation, qui partage ses primes ou drawbacks à l’exportation, c’est à la fois le colon et le producteur des objets destinés à la colonie qui souffrent.

Quand un pays métropole se met à produire un objet qui lui est ordinairement fourni par une de ses colonies, il ne peut plus retarder de donner à cette colonie son émancipation commerciale, ou de lui accorder l’abolition complète de l’impôt qui pèse sur cet objet ; car, s’il cherche, par des taxes inégalement réparties, à équilibrer la valeur des deux produits, qui le garantira des erreurs des enquêtes, des chances des récoltes, des variations des transports, des efforts enfin des concurrens ? Si la législation a la mobilité de ces élémens, quelles plaintes chacun des changemens à y introduire ne soulèvera-t-il pas ? Les législateurs, qui ont sous les yeux les intéressés de l’un des partis, ne subiront-ils pas une influence qui peut, jusqu’à un certain point, égarer leur jugement ? Se feront-ils accuser de l’usage monstrueux du droit de la force ? Le mieux est donc d’arriver, dès l’abord, à un état normal, qui doit finir par être celui de tous les pays producteurs.

Les colonies anglaises des Indes occidentales et de l’Amérique du sud trouvent dans la consommation croissante de la Grande-Bretagne un motif suffisant de ne pas souhaiter un changement qui se fera plus tard. Les colonies françaises, moins favorisées, ne peuvent trop ardemment le provoquer. Nous avons montré que, sur un seul article, la farine, il existait une surcharge de 1,200,000 fr., imposée à nos Antilles ; mais que, si nous passions en revue tous les objets de consommation qu’elles reçoivent forcément de nos ports, si à cela nous ajoutions la différence du frêt de notre navigation avec les navigations étrangères, nous ne trouverions pas moins de 12 millions de francs à économiser pour elles, à s’adresser sur d’autres points, pour les articles que la France ne produit pas à assez bas prix. La production moyenne du sucre s’en trouve renchérie de 15 fr. par 100 kilog. Nous pourrions, par un travail prolongé, établir les détails de cette espèce d’enquête ; mais il n’est pas de commerçant qui ne puisse les suppléer.

Nous ne faisons aucun doute que, si l’émancipation commerciale vient à être accordée, nos colonies des Antilles lutteront très bien, sur les marchés du nord de l’Europe et de la Méditerranée, avec les colonies espagnoles, si prospères, avec le Brésil, et surtout avec l’Inde, dont les savans de ce pays-ci nous menacent sans s’enquérir des points qui fournissent du sucre, des développemens que cette culture peut prendre, et encore moins des débouchés que déjà l’Inde est tenue d’alimenter.

Il ne suffit pas, pour créer une production, qu’un climat puisse produire, qu’il ait même une population suffisante. Nous en avons assez d’exemples. Toute notre excitation et nos sociétés agricoles ont-elles amené la France à se passer des 40 et 50 millions de soie qu’elle prend de ses voisins ? Démontrer les avantages d’une production, l’encourager par des prix et des médailles, cela peut stimuler un petit nombre d’hommes ; mais cela ne suffit pas toujours pour vaincre la routine et la résistance d’inertie.

La concurrence de Cuba, du Brésil et de l’Inde sera moins dangereuse que celle du sucre de betteraves pour nos colonies, dès qu’on leur permettra de recevoir, avec le pavillon français, les pavillons d’Anvers, de Hambourg, de Brême, de l’Angleterre, de Gênes, de Trieste, et surtout des États-Unis. L’échange de leurs produits contre les besoins de leurs consommations se fera alors en dehors des obligations forcées qui les enchaînent, et les avantages seront réciproques.

Le poète italien l’a dit : Les cités meurent, les empires meurent ; muojono le città, mujono i regni. Et les colonies ne sont pas exceptées de la loi commune ; mais la mort, que des économistes de mauvais augure paraissent leur prédire avec tant de plaisir, est-elle une chose si certaine et destinée à arriver si soudainement, qu’une grande mesure comme l’émancipation commerciale ne pût la conjurer ? Qui parle de l’extinction de Cuba, de la Louisiane, qui est aussi une colonie, bien qu’appelée au rang des états ? Et qui pourrait assigner un terme aux longs jours de leur prospérité ?

Le commerce et la navigation de nos ports, nos industries diverses ont bien certainement quelque chose à redouter de l’émancipation commerciale de nos colonies ; cependant il faut se rappeler que quelques-unes de nos grandes cités ont souvent sollicité l’égalisation des droits sur les produits coloniaux de toutes les provenances. Cette mesure en serait la conséquence, et dans nos colonies, comme à Cuba, à Java, à Manille, chaque peuple porterait ce qu’il a de plus avantageux à vendre, pour rapporter en retour ce qui convient le mieux chez lui sans se croire chargé de fournir les choses pour lesquelles il ne peut solliciter de préférence.

Il reste la question du trésor public. Après l’avoir bien méditée, elle nous a paru indépendante de l’émancipation commerciale des colonies.

Le sucre colonial sera taxé, et alors il n’arrivera sur nos marchés qu’autant que la concurrence du sucre de betterave le lui permettra. Le tarif sera simple et concordera avec celui que l’on voudra exiger de la production indigène, si on entend la soumettre à un impôt. Comme il n’y aura plus de coërcition à apporter du sucre en France, ce qu’il en viendra servira de mesure pour l’établissement de la taxe locale. Quand on cessera d’en apporter, c’est que la taxe étrangère sera trop forte ou la taxe intérieure trop faible, et on verra où il convient d’appliquer le remède, pour conserver le revenu.

Sous l’empire d’une législation semblable rien de plus simple que les débats, tandis qu’à présent il est impossible de s’entendre en raison d’une concurrence forcée à laquelle ni l’une ni l’autre des espèces de sucre ne peut échapper. Laissez le sucre colonial libre de prendre une autre direction, et le mouvement commercial vous indiquera ce qu’il faudra faire. Le revenu public ne peut pas être plus compromis qu’il ne l’est à présent, car enfin les Anglais paient leur sucre colonial chez eux vingt-six pour cent de plus que nous ne payons le nôtre. C’est là une indication assez forte que la concurrence intérieure, en France, peut arriver au point de forcer, comme cela a déjà eu lieu, la réexportation d’une grande partie du sucre colonial. Mais de combien de dommages pour le producteur cette réexportation n’est-elle pas accompagnée ! Sa production est déjà surchargée par l’effet du monopole d’importation en faveur de la métropole, et il lui faudra supporter une correspondance nouvelle, un frêt et des assurances, des frais de mise à terre, de magasinage, de commission, de réembarquement, tout cela en pure perte ! Qui pourrait y résister ? Une campagne ou deux au plus termineront la ruine des colonies, et c’est pour un ajournement de deux ans avec un déficit sur chaque prévision du budget, que l’on voudrait ne pas prendre immédiatement le seul parti que la raison avoue.

Nous ne songeons pas à indiquer la suppression de la culture de la betterave. En Angleterre on hésite moins dans les questions qui intéressent le fisc et le commerce. L’Irlande avait été oubliée dans la prohibition de culture du tabac ; cette partie du royaume-uni a été ramenée, il y a cinq à six ans, à la loi commune : aussi les tabacs rendent avec les licences 80 millions de francs, les spiritueux 75 millions, et le sucre, comme nous l’avons dit, 112 millions, ce qui avance beaucoup la somme de 425 à 450 millions perçue par les douanes.

L’accise, branche qui rapporte autant que la précédente, a sous sa direction le thé qui rend 85 millions et la drèche qui produit 125 millions. Avec de pareils items on a pu renoncer à bien des taxes insignifiantes.

Pour revenir à notre situation particulière, la loi proposée repose sur des considérations fiscales. La France a consommé 65 millions de kilog. de sucre colonial, dont elle a retiré par l’impôt 31 millions de francs ou 48 fr. par 100 kilog. en moyenne ; mais elle a aussi consommé 35 millions de kilog. de sucre de betterave qui n’ont rien payé, et dont le ministre espère retirer avec une taxe de 16 fr. 50 c. la somme de 5,775,000 fr. C’est donc 37 millions environ que le trésor demande à une consommation de 300 millions de kilog. Certainement nous croyons cette consommation de 3 kilog. par personne, pour toute la France, susceptible de s’accroître encore, et la taxe moyenne n’est pas exagérée, mais la répartition de cette taxe entre les sucres des deux origines est-elle faite de manière à assurer l’existence des deux classes de producteurs ? Il sera impossible de le démontrer, tant qu’on n’aura pas concédé au sucre colonial la faculté de se diriger sur le point le plus avantageux pour lui, et qu’on n’aura pas laissé le colon se pourvoir pour ses consommations au meilleur marché possible. Alors seulement vous pourrez dire que la loi ne lui est pas onéreuse, car enfin, si l’on conserve des colonies, ce n’est pas, vraisemblablement, pour les faire lentement périr dans ses mains.

M. le ministre demande si nos colonies trouveraient à placer habituellement leurs produits sur les marchés étrangers, et, mal servi par ses renseignemens, il se hâte de répondre que les sucres de la Havane, de Porto-Ricco, des Antilles anglaises et de l’Inde, y mettraient un invincible obstacle. Que M. le ministre se rassure, s’il met nos colonies dans la situation où sont Cuba et Porto-Ricco, ou même les Antilles anglaises. Quant à l’Inde, mot bien vague et qui indique sans doute la vallée du Gange, le commerce de Calcutta a trop d’expérience pour ne pas savoir combien une augmentation de culture y est difficile à un prix qui rivalise avec celui des Antilles.

Le ralentissement de la production à la Jamaïque n’est pas la seule cause de la hausse des sucres. La production générale a de la peine à suivre la progression des consommations. Dans les pays producteurs, la variété des saisons et des causes locales ne laisse pas subsister chaque année le chiffre normal des récoltes. Ainsi, il y aura cette année un déficit dans la Louisiane, et déjà les marchés des États-Unis en sont affectés. Des qualités de sucre, analogues à celles des Antilles, valaient à New-York, le 16 mars dernier, de dix dollars et demi à 11 dollars et demi les cent livres, ce qui, en tenant compte des différences de condition à la vente, représente une moyenne de 103 fr. 35 c. les 100 kilog. en entrepôt, par comparaison avec notre cours de 73 fr. 50 c. au Havre. On peut juger par là des avantages qu’auraient nos colons à obtenir le choix de leurs marchés. Le ralentissement de la culture à la Jamaïque, et l’accroissement dans l’Inde, qui, selon M. le ministre, s’annulent l’un par l’autre, ne sont donc pas pris en considération chez un peuple qui n’exclut aucune provenance.

Nous arrêterons là nos observations, bien que nous soyons loin d’avoir épuisé un sujet si important. La loi proposée touche dans le pays à des intérêts qui nous sont précieux, comme à tous les Français, et que nous sommes loin de méconnaître. Mais il nous a paru qu’il y avait pour la France quelque chose de plus précieux encore que ces intérêts, c’est la justice, et elle est due aux colons comme aux autres citoyens. Nous serions heureux si des explications aussi précises de leur situation contribuaient à la leur faire rendre.

Nous n’entrerons donc pas dans la polémique que la loi a soulevée Nous croirions alors devoir commencer par examiner la nature et l’action sur le corps social de l’impôt indirect ou des droits du fisc sur les consommations qui ne sont pas toujours la mesure de la fortune. Nous chercherions à discerner si, dans le choix des objets que la nécessité du revenu a dû frapper, il n’en est pas quelques-uns dont la consommation, égale pour tous les individus, rétablit le droit inique de capitation au profit des classes riches en foulant les classes pauvres. Nous considérerions l’effet de ces taxes, non-seulement sur notre agriculture, mais sur toutes les branches de travail social. Les inductions que nous en tirerions seraient certainement favorables au bien-être et à l’amélioration des classes les plus nombreuses, et à la progression de la liberté, et peut-être le seraient-elles à la loi modifiée dans ses dispositions et dans ses réglemens.


D. L. Rodet.