Les Coalitions de patrons et d’ouvriers

Les Coalitions de patrons et d’ouvriers
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 98 (p. 188-213).
LES COALITIONS
DE PATRONS ET D’OUVRIERS

Les lois sur les coalitions de patrons ou d’ouvriers vont de nouveau être soumises à l’examen de l’assemblée nationale. L’opinion publique suivra sans nul doute avec un vif intérêt la réouverture des débats législatifs sur ce grave sujet. Chacun sent aujourd’hui que le maintien de la paix publique est intimement lié à l’apaisement des relations entre les classes industrielles; mais comment éviter le retour des grèves stériles et des conflits désastreux qui ont troublé les dernières années de l’empire avant d’aboutir à la catastrophe de l’année 1871? Quelques personnes attribuent presque exclusivement à la loi de 1864 et à l’abrogation des articles du code pénal interdisant les coalitions les crises qui ont surgi dans nos grands centres manufacturiers, et demandent qu’on revienne simplement à la loi de 1849. Certains partisans de la liberté critiquent aussi, toutefois en un sens contraire, la législation de 1864 ; suivant eux, les concessions faites à cette époque sont insuffisantes : les obstacles dont on a entouré dans la pratique le nouveau droit en rendent l’usage à la fois stérile et dangereux; l’application du droit commun aux délits commis par les grévistes serait seule conforme à la justice et aux véritables intérêts du pays. Entre ces deux opinions extrêmes, on trouve de nombreuses propositions qui ont pour but d’améliorer la loi de 1864 en modifiant plusieurs termes équivoques ou incohérens, sans accepter pourtant soit le retour à la loi de 1849, soit la suppression des pénalités spéciales. D’autres enfin voudraient maintenir le droit de coalition, mais le réglementer et poser certaines limites à la liberté. Entre ces divers partis, quel est le meilleur? Et d’abord faut-il rétablir l’interdiction des coalitions[1]? C’est à ces questions que nous allons essayer de répondre.


I.

Tandis que chez nous on parle de revenir sur la réforme opérée en 1864, les peuples dont l’industrie est parvenue au plus haut degré d’activité marchent d’un pas ferme dans la voie de la liberté. Les Anglais et les Suisses s’y étaient engagés bien avant nous; les Belges et les Allemands nous y ont suivis. Chez ces quatre nations, le principe de la liberté est définitivement consacré; on a reconnu la nécessité de supprimer les vieilles lois prohibitives et d’accorder dans sa plénitude le droit de coalition. En Angleterre, on le sait, la réforme, proposée par Joseph Hume et défendue par Huskisson, date de 1824. Dès cette époque, le ministre anglais déclarait que « les lois contre les coalitions avaient plus que toute autre cause contribué à les multiplier et aggravé les maux auxquels on voulait porter remède. » De son côté, le comité d’enquête disait dans son rapport que « non-seulement les lois existantes étaient insuffisantes contre les coalitions, mais qu’elles produisaient l’irritation et la défiance, et donnaient aux crises ouvrières un caractère de violence qui les rendait éminemment dangereuses pour l’ordre public. »

En aucun pays, les relations des ouvriers et des patrons n’ont été plus réglementées qu’en Angleterre. Le premier statut sur ce sujet remonte au XIVe siècle. Sous le règne d’Edouard III, en 1350, le taux des salaires fut fixé pour les principales professions du royaume. Sous Edouard VI, un autre act constate que des travailleurs « ont conspiré et se sont liés par des sermons, au grand dommage des sujets de sa majesté, pour fixer le nombre d’heures de la journée de travail, » et frappe les coupables de peines rigoureuses : amende de 40 livres, pilori, dans certains cas l’oreille tranchée. Depuis cette époque, trente-sept acts furent successivement votés par le parlement pour régler les difficultés relatives aux rapports des maîtres et des ouvriers; cependant le but ne fut jamais atteint. Lorsque la loi de 1824 abrogea cette longue série d’ordonnances, on venait, depuis vingt ans, d’assister à des grèves terribles. Les trades-unions s’étaient multipliées malgré de nombreuses entraves; leurs menées souterraines, leurs violences et leurs crimes étaient bien faits pour effrayer l’opinion publique. Dès 1807, le père de Robert Peel se plaignait du peu de sécurité dont jouissait la propriété industrielle. « Beaucoup de capitalistes, disait-il, songent sérieusement à transporter leurs biens et leurs familles dans d’autres pays où ils pourront trouver plus de protection. » En 1810, 30,000 ouvriers des filatures de Manchester et des environs se mettaient en grève, et se laissaient entraîner à de graves désordres; en 1811, les ouvriers bonnetiers de Nottingham protestaient contre l’introduction des machines par une véritable insurrection. Les luddites, — c’est ainsi qu’on les désignait du nom d’un de leurs chefs, — pillèrent et brûlèrent les manufactures. Pendant six ans, leurs ravages continuèrent, les mesures les plus sévères durent être prises contre eux : en une seule année, on en pendit 18 à York. Dans les cas ordinaires, on appliquait aux grévistes la loi martiale. La loi de 1824, en établissant la liberté des coalitions, n’a pas subitement arrêté le mal; depuis cette époque, l’industrie anglaise s’est vue troublée par de nombreux conflits. Cependant il est un fait incontestable : malgré les réclamations d’une partie des manufacturiers, malgré les excès commis par les trades-unions et les souffrances qui en sont résultées, la liberté a été constamment maintenue. Les modifications successives apportées à la législation ont laissé intact le principe consacré dès 1824.

Aujourd’hui, après une aussi longue expérience, après les nombreuses enquêtes parlementaires qui ont éclairé toutes les faces du sujet, on peut penser que l’Angleterre doit être édifiée sur la nécessité de prohiber ou d’autoriser les ligues d’ouvriers ou de patrons. Eh bien! le résultat de ces cinquante années de pratique est une loi que le parlement a votée l’année passée ; cette loi fait tomber les dernières barrières auxquelles venaient se heurter les coalitions. Moyennant certaines conditions de publicité, elle offre l’existence légale aux trades-unions, et, tout en assurant l’ordre général et le respect de la liberté individuelle par des mesures très rigoureuses prises contre les perturbateurs, elle donne une entière facilité à l’entente des entrepreneurs ou des ouvriers. Les ligues des employeurs, comme on dit en Angleterre, et celles des travailleurs sont affranchies de toute entrave, pourvu qu’on n’ait recours ni à la fraude ni à la violence; dans ce dernier cas, des peines sévères rappellent aux plus ignorans la différence qui existe entre la liberté et le mépris des droits d’autrui.

De grands progrès se sont ainsi réalisés; on voit aujourd’hui des grèves durer plusieurs semaines sans entraîner de désordres sérieux. Celle toute récente des mécaniciens de Newcastle a offert un spectacle saisissant : près de 10,000 ouvriers chômèrent pendant cinq mois, surexcités par des ligues et des meetings formés dans tout le royaume, luttant contre l’introduction des ouvriers étrangers, allemands ou belges, auxquels les patrons voulaient, par une tactique légitime, ouvrir leurs ateliers, et obtenant enfin une transaction qui leur assurait certains avantages au point de vue de la réduction des heures de la journée de travail. Durant ce long et malheureux conflit, l’ordre ne fut pas un seul instant compromis, la justice n’eut à réprimer que de rares actes d’intimidation. De pareils faits ne se produisent pas sans agir vivement sur l’opinion; le parlement en a tiré des conclusions favorables à la liberté. Ses récentes discussions à propos du bill sur les trades-unions ont prouvé qu’en somme aucun parti ne regrettait le rappel des anciennes lois.

L’exemple de l’Allemagne n’est pas moins frappant. On sait avec quelle persistance ont été maintenus dans ce pays, et notamment en Prusse, les liens corporatifs et administratifs. Brisées une première fois après Iéna par la vigoureuse initiative de Stein, les anciennes entraves se resserrent promptement et ne commencent à se relâcher qu’après 1848. C’est de cette époque que date la propagande d’économistes distingués tels que MM. Schulze-Delitzsch, J. Faucher, Michaëlis, à qui l’on doit l’expansion des associations de crédit populaire, ainsi que les premières réclamations en faveur de la liberté de l’industrie. Malgré leurs efforts, la question des coalitions vint seulement en 1865 à la chambre des représentans. Après de longs débats, où les défenseurs de la liberté eurent à lutter contre l’alliance du parti féodal avec le parti socialiste, une loi libérale fut enfin votée en 1866. En 1869, le principe sanctionné par cette loi a été de nouveau discuté au moment de la délibération générale du code industriel de la confédération du nord et de nouveau confirmé par la majorité; aujourd’hui la liberté des coalitions est complète en Allemagne.

La Belgique a conservé jusqu’en 1866, dans son code pénal, nos anciens articles 414 et suivans; mais, depuis cette époque, elle a imité notre exemple, et elle possède comme nous la liberté des coalitions. Cette liberté existe également en Suisse; le seul canton où les associations ouvrières soient soumises à certaines restrictions est celui de Zurich. Quant aux États-Unis, il suffira d’un trait pour montrer quel degré d’indépendance y est laissé aux unions industrielles. En 1867, un agent diplomatique anglais, ayant reçu de son gouvernement la mission de prendre auprès du ministère américain des informations à ce sujet, écrivait au foreign office : « Le secrétaire au département de l’intérieur m’a répondu qu’il n’existait dans son administration aucun document sur l’objet en question, et qu’il était incapable de me fournir des renseignemens positifs. »

Le principe de la liberté, proclamé par nos voisins, consacré chez nous par la réforme de 1864, peut-il encore être contesté? L’ancienne doctrine d’après laquelle toute coalition des ouvriers ou des patrons était considérée comme illégitime, qui défendait aux entrepreneurs ou aux travailleurs de se concerter pour débattre le prix de la main-d’œuvre et de se retirer simultanément du marché, si leurs conditions étaient repoussées, cette théorie pourrait-elle être de nouveau soutenue? Précisons bien la question. Depuis qu’en France les fondateurs de l’économie politique moderne ont, au XVIIIe siècle, proclamé la liberté du travail, « la plus sacrée et la plus imprescriptible des propriétés, » depuis que la révolution a placé cette maxime à la base de nos institutions, on est arrivé nécessairement à conclure qu’en principe les relations de l’entrepreneur et du travailleur, assimilées à celles d’un vendeur et d’un acheteur quelconque, doivent être, comme celles-ci, absolument libres. Après avoir été bien longtemps entravé par des règlemens restrictifs de toute espèce, le droit de l’ouvrier et du patron à discuter en toute liberté leurs intérêts réciproques et à refuser de se lier l’un vis-à-vis de l’autre tant que les conditions de l’engagement n’ont pas été débattues et agréées par les deux contractans, ce droit est reconnu comme indéniable. Les objections ne se produisent que lorsqu’on passe de l’individu isolé à un groupe d’individus. Qu’un certain nombre de patrons et d’ouvriers s’entendent pour formuler leurs prétentions en menaçant de se retirer collectivement, si ces conditions ne sont pas acceptées, c’est là, dit-on, un délit; la justice doit sévir, en supposant même qu’il n’ait été porté atteinte ni à la liberté individuelle ni à l’ordre public. Comment justifie-t-on cette théorie?

Un coup d’œil jeté sur les discussions de nos assemblées prouvera combien sont faibles les raisonnemens employés jusqu’ici. Il faut remonter à l’origine des débats publics qui ont eu lieu sur ce sujet. Le premier date de juin 1791. La suppression des corporations, jurandes et maîtrises avait été prononcée dans la nuit du 4 août 1789 et réalisée par le décret du 16 février 1791. Dès le mois de juin de la même année, les ouvriers employés dans les ateliers de la ville de Paris se mettent en grève. La constituante pense que cette tentative cache un essai de restauration des privilèges qu’elle vient de détruire, et ordonne de réprimer les entreprises de ce genre. Chapelier, chargé de faire le rapport, déclare que « toute coalition est contraire aux principes constitutionnels qui suppriment les corporations. » L’orateur procède par affirmations, et ces affirmations paraissent aujourd’hui bien hasardées. « Il ne doit pas être permis aux citoyens de certaines professions, dit-il, de s’assembler pour leurs prétendus intérêts communs. Il n’y a plus de corporations dans l’état; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. » Il termine par cette déclaration parfaitement socialiste : « les assemblées des ouvriers se sont dites destinées à procurer des secours aux travailleurs de la même profession malades ou sans travail;... c’est à la nation, c’est aux officiers publics en son nom, à fournir des travaux à ceux qui en ont besoin pour leur existence. » Ceci, on le voit, se rapproche beaucoup de la théorie du droit au travail[2]. La loi du 14-17 juin 1791 défendit « aux citoyens d’un même état ou profession de nommer ni présidens, ni secrétaires, ni syndics, de tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations sur leurs prétendus intérêts communs. » Quatre mois plus tard, les chambres de commerce étaient supprimées (16 octobre 1791).

Le consulat, par la loi du 22 germinal an xi, confirma et aggrava la législation précédente : toute coalition de la part des ouvriers «cessant en même temps de travailler... pour enchérir les travaux» fut punie de six mois de prison; la coalition des patrons n’entraînait qu’une amende de 100 à 3,000 francs et un mois de prison au maximum. Le code pénal de 1810, tout en adoucissant la punition, laissa subsister l’inégalité de peine : les articles 414, 415 et suivans frappèrent les ouvriers coalisés d’un mois au moins et de trois mois au plus d’emprisonnement. Les chefs ou moteurs pouvaient être condamnés à cinq ans de prison et à la surveillance de la haute police; les patrons ne s’exposaient qu’à une amende de 200 à 3,000 francs et à un emprisonnement, variant de six jours à un mois. Ici il n’était plus question de peines spéciales contre les chefs ou moteurs. En outre la coalition des patrons devait être « injuste et abusive » pour donner lieu à des poursuites, tandis que dans l’article relatif aux ouvriers on avait omis ces mots. Sous la restauration et la monarchie de juillet, le maintien de ces lois rigoureuses souleva de vives réclamations : des grèves nombreuses, des agitations sanglantes, des sociétés secrètes habilement fondées, vinrent prouver l’inefficacité des mesures restrictives. « Il ne s’est guère passé d’année durant ce laps de temps, dit M. Levasseur[3], sans que les tribunaux aient eu à juger un ou plusieurs procès de coalition, et pourtant le parquet ne recherchait pas ces procès; il laissait volontiers sommeiller la loi tant que des faits publics de violence ne se produisaient pas. » Malheureusement de sérieux désordres éclatèrent trop souvent; plusieurs émeutes sortirent des conciliabules souterrains des centres socialistes. Néanmoins ce n’est qu’en 1849, à l’assemblée législative, que le débat fut ouvert de nouveau au sujet des coalitions. Cette fois encore, une loi prohibitive fut votée par la majorité; elle a été maintenue jusqu’en 1864, et en ce moment on voudrait nous y ramener.

Quels sont cependant les argumens qui furent alors invoqués? C’est expressément pour assurer la liberté du travail et de l’industrie que le rapporteur de 1849, M. de Vatimesnil, réclame l’intervention de la loi contre le concert des capitalistes ou des travailleurs. Toute la question est de savoir ce qu’on appelle la liberté du travail. Voici dans quelles conditions exclusives cette liberté existe suivant M. de Vatimesnil. Il faut, dit-il, considérer deux élémens : d’abord la proportion des offres opposée à celle des demandes, ou, si l’on veut, la quantité des commandes prises en bloc comparée à la quantité des bras qui sont prêts à les exécuter; puis la concurrence à laquelle se livrent entre eux ceux qui font soit les offres, soit les demandes, autrement dit les entrepreneurs et les ouvriers. « Quand ces élémens de la fixation des prix agissent sans entraves, l’industrie, le commerce, le travail, sont libres, et les prix s’établissent d’une manière vraie et loyale. Dans le cas contraire, la liberté est altérée, et les prix deviennent factices. Or les coalitions ont pour résultat manifeste de détruire ou de modifier les effets de la concurrence. Elles sont donc contraires à la liberté du commerce, de l’industrie et du travail. » Est-il besoin d’insister longuement sur les défauts de ce raisonnement? L’auteur y réunit en un seul argument deux considérations très différentes. Les coalitions, dit-il, modifient ou détruisent les effets de la concurrence. Qu’elles modifient la concurrence, on ne peut le nier, car c’est là précisément le but qu’elles se proposent, comme toutes les formes possibles d’association contractée entre des intérêts individuels. Chaque fois que ceux qui font des offres ou des demandes se lient par une société de courte ou de longue durée, par une union, par un syndicat quelconque, ils substituent l’action collective à l’action isolée; la fusion des capitaux en sociétés grandes ou petites, puis des sociétés en vastes agglomérations, leur donne sur les divers marchés une puissance considérable. Toutefois lorsque les contrats qui lient les divers intéressés sont conclus librement, lorsqu’il n’est fait usage ni de la fraude, ni de la force, soit entre les associés, soit à l’égard des tiers, comment prétendre que les associations portent atteinte à la liberté du travail en détruisant la concurrence? N’est-ce pas imiter certains déclamateurs populaires qui, en présence de toutes les grandes sociétés industrielles modernes, crient au monopole? La loi doit être la même pour toutes les associations, qu’il s’agisse du travail ou du capital. Elle ne peut empêcher les intéressés de conclure des contrats tant que les parties n’usent que de moyens légitimes. Si la liberté individuelle ou l’ordre public est violé, que la justice intervienne, c’est son devoir. Tant que les personnes et les propriétés sont respectées, elle doit s’abstenir. Si quelque chose peut compromettre ou détruire la concurrence, ce sont précisément des lois, des règlemens qui viendraient, aussi bien que des menaces ou l’emploi de la force, entraver le droit naturel qu’a chaque individu de combiner son propre intérêt avec celui de son voisin. Sous prétexte d’assurer la liberté du travail, on la supprime en interdisant la coalition.

C’est là qu’on arriva en 1849 ; on voulut empêcher le concert et punir la coalition sans tenir compte ni des intentions ni des circonstances. Jusque-là du moins, dans l’article 415, les mots injustement et abusivement, s’appliquant à la tentative de faire varier les salaires, spécifiaient dans le cas des patrons le caractère que devait avoir la coalition pour se transformer en délit ; la loi de 1849 les supprime. Depuis, les tribunaux ont toujours jugé que « la coalition était punissable dans tous les cas, quelle que fût l’intention des coalisés, quelque légitime que pût être leur prétention, quelque exempts de blâme et d’immoralité que fussent les moyens employés pour former ou maintenir la coalition[4]. » La loi du 27 novembre 1849 punit également les coalitions de patrons et d’ouvriers d’un emprisonnement de six jours à trois mois et d’une amende de 16 francs à 3,000 francs. Les chefs ou moteurs s’exposaient à la surveillance de la haute police et à un emprisonnement variant de deux à cinq ans.

Le rapporteur du projet de loi de 1864 n’eut pas de peine à démontrer l’insuffisance des raisons présentées par ses prédécesseurs. D’ailleurs l’expérience avait parlé ; la logique des faits s’était montrée plus forte que les argumens qu’on lui avait opposés. Après quinze années de pratique, l’inefficacité de la loi de 1849 était reconnue par tous les hommes de bonne foi. Toujours discutée et appliquée très inégalement, la nouvelle législation n’avait pas empêché les coalitions. De 1853 à 1862, 749 coalitions d’ouvriers et 98 de patrons furent jugées ; dans l, 427 cas, les poursuites avaient été commencées, puis abandonnées. Ces chiffres donnent une moyenne d’environ 200 affaires qui ont été annuellement portées devant les tribunaux, et pourtant l’autorité ne se servait pas volontiers de la loi ; les magistrats l’appliquaient comme à regret. « Ils semblaient presque, dit un document administratif, protester contre l’existence du délit que le code les forçait de réprimer. » Ils formulaient des peines légères que d’ordinaire le souverain effaçait sur la recommandation du tribunal lui-même. Des avocats célèbres défendaient les grévistes devant les tribunaux, et Berryer donnait l’exemple en plaidant plusieurs fois pour eux. L’opinion publique se prononçait presque toujours en faveur des accusés, et, par crainte de voir condamner des fautes d’un caractère douteux, facilitait l’impunité des coupables. Ce sont là les inconvéniens d’une législation qui s’appuie sur des bases mal fixées. La moindre incertitude dans le principe rend la loi impuissante; on n’a ni les avantages de la liberté, ni les garanties de la répression, et, par une intempestive sévérité, on désarme la justice.


II.

Les auteurs de la loi de 1864 ont cherché à remédier à cette fausse situation. D’après leurs propres déclarations, le but qu’ils ont poursuivi est double : d’une part assurer la légitimité de la coalition pure et simple, de l’autre frapper sévèrement les délits ou excès qui accompagneraient l’usage du droit nouveau. C’est là d’ailleurs l’objet qu’on s’est proposé partout où les anciennes lois restrictives ont été supprimées. Partout aussi on est venu se heurter dans l’application à de nombreux écueils. S’il est aisé en effet d’établir en théorie la distinction entre la coalition légitime et celle qui ne l’est pas, de prononcer des peines contre les délits commis sous prétexte de coalition, en réalité la répression n’est pas facile, et on peut craindre que la distinction faite par le législateur ne soit insuffisante dans la pratique.

On a cent fois énuméré les obstacles que rencontre la justice dans les poursuites de ce genre. L’esprit de corps qui lie les ouvriers entre eux, la crainte des représailles, font que ceux qu’on opprime aiment mieux souffrir en silence que de porter plainte. Les meneurs exploitent habilement la crédulité ou la timidité du plus grand nombre; ils entraînent leurs compagnons, et savent eux-mêmes se dérober à l’action de la justice quand le moment critique est venu. Ces difficultés sont réelles, et on ne songe pas à les nier; mais sont-elles insurmontables? Suffisent-elles à justifier cette assertion tant de fois répétée, que, si le droit de coalition est accordé, l’impunité est du même coup assurée à la violation de la liberté individuelle, à l’oppression des minorités par les majorités? qu’en prétendant affranchir le travail, on le soumet « à un despotisme plus pesant que celui du tsar Pierre ou du sultan Mahmoud, » comme le disait O’Connell en parlant des premières unions anglaises, et que par conséquent le mieux est d’interdire la coalition elle-même? Nous n’admettons pas cette conclusion. Dans bien des cas, la liberté engendre des excès difficiles à punir; ce n’est pas une raison pour la supprimer. La liberté de la presse, celle des réunions, donnent lieu à de nombreuses objections; on a souvent vu combien il était malaisé de réprimer les abus qu’elles produisent, et, trop souvent aussi sous ce prétexte, on a cru pouvoir les faire disparaître; mais les esprits libéraux ont toujours protesté contre cette façon d’agir.

Les excès du droit de coalition sont faciles à constater, et les désordres qu’ils engendrent frappent tous les yeux. Est-ce un motif pour abandonner le droit lui-même? Non. Que le législateur s’ingénie à trouver des moyens sûrs, prompts, énergiques, pour réprimer les fauteurs de violences ou de désordres. Comme l’a dit M. J. Stuart Mill, la première condition de la liberté des coalitions, c’est que celles-ci soient volontaires; jamais on ne punira trop rigoureusement ceux qui par les menaces ou la force, contraignent d’autres ouvriers à faire partie d’une ligue ou d’une grève. Cette condition est dans la pratique difficile à réaliser; mais les raisons supérieures du droit subsistent. Conservons la liberté, et cherchons les meilleurs moyens de la concilier avec le respect des minorités et le maintien de l’ordre public.

La loi de 1864 remplit-elle cet objet? A-t-elle établi nettement la distinction des coalitions légitimes et illégitimes? Il faut d’abord élucider un point qui, en France, comme chez nos voisins, a donné lieu à de vives controverses. Toutes les fois que la question des coalitions a été agitée, une notable fraction de l’opinion publique a demandé la suppression de toute législation spéciale sur ce sujet, et le retour pur et simple au droit commun. Déjà cette réclamation avait été faite en 1849 par une partie de la gauche, et on se souvient qu’en 1864 elle a été de nouveau soulevée avec énergie par l’opposition. La proposition trouvera probablement encore cette fois sur les bancs de l’assemblée un certain nombre de défenseurs. Le parti démocratique a toujours déclaré qu’il considérait le code pénal comme bien suffisant contre les délits qui peuvent naître du droit de coalition; toute pénalité spéciale lui a paru être une injustice. Cette opinion extrême a été soutenue dans chacun des pays où la réforme de l’ancienne législation industrielle a été agitée depuis quelques années; le débat s’est élevé en Angleterre comme en Belgique et en Allemagne. Malgré de nombreuses protestations, les chambres de ces divers pays ont, comme la nôtre en 1864, appliqué aux délits commis dans les coalitions des dispositions pénales particulières; nos législateurs ne mériteraient donc pas sur ce point plus de reproches que ceux des pays voisins. La vive opposition qui est née au sujet du droit commun est-elle bien justifiée? N’attache-t-on pas aux mots une valeur excessive? L’important en cette matière, c’est que la loi ne soit pas une loi d’exception frappant une certaine classe, épargnant les autres. Il est non moins essentiel que les limites de ce qui est permis et de ce qui est défendu soient nettement tracées, que la place laissée à l’interprétation arbitraire soit aussi réduite que possible. Une fois ces principes admis, on peut discuter sur l’opportunité de poursuivre tel ou tel délit, et sur la gravité des peines qu’on inscrit dans la loi; mais la question de forme devient secondaire. Il s’agit d’examiner si la législation existant au moment du rappel des anciennes lois restrictives prévoit et frappe suffisamment chacun des actes qu’on veut punir. Dans le cas négatif, le recours à des clauses additionnelles est indispensable. On a rappelé avec raison, dans la discussion de 1864, que, lorsque l’assemblée législative voulut en 1849 régler l’exercice du suffrage universel, des peines spéciales furent inscrites dans la loi électorale contre « ceux qui par voies de fait, violences ou menaces contre un électeur, l’auront déterminé ou auront tenté de le déterminer à s’abstenir de voter, ou auront soit influencé, soit tenté d’influencer son vote. » On trouverait dans nos codes bien des exemples pareils qui n’ont jamais motivé de réclamations. Pourquoi envisager autrement le sujet qui nous occupe ?

Les critiques qui portent sur l’obscurité et l’ambiguïté de la loi de 1864 nous paraissent mieux fondées ; on se souvient des orages qu’ont soulevés sur les bancs de la gauche des expressions mal définies comme celle de « manœuvres frauduleuses » introduites dans le texte de la loi, le maintien de l’article 416, qui conservait le délit « de défenses, proscriptions, interdictions prononcées par suite d’un plan concerté, » et qui, mal interprété, pouvait faire tomber presque toutes les coalitions sous le coup du code pénal. On avait le droit de craindre qu’une loi ainsi formulée ne fût qu’une concession apparente, fertile en dangers pour ceux qui voudraient en faire usage. Le mot de « piège » fut même appliqué au projet gouvernemental ; ni les déclarations des auteurs de ce projet, ni la pratique de la loi n’ont pu dissiper la mauvaise impression produite dès l’origine. Il y a là d’utiles changemens à réaliser. Il faut ôter à la loi tout caractère équivoque, supprimer les expressions vagues. La rédaction de l’article 414 est peu claire et pourrait être précisée[5]. L’aggravation de peine contenue dans l’article 415 n’est pas suffisamment motivée. Par contre, la punition beaucoup plus légère portée par l’article 416 contre « les amendes, défenses, proscriptions, interdictions, prononcées par suite d’un plan concerté, » n’est pas en proportion avec celle qui frappe (art. 414) les menaces ou manœuvres frauduleuses.

En Allemagne et en Belgique, on a réuni toute la partie pénale de la loi en un seul article qui frappe les divers délits : dans le code belge, d’un emprisonnement de huit jours à trois mois et d’une amende de 26 fr. à 1,000 fr.; en Allemagne, d’un maximum de trois mois de prison. En Angleterre, suivant l’usage de la législation nationale, on a fait une liste détaillée et presque minutieuse des atteintes qui peuvent être portées à la liberté du travail; « un amendement à la loi criminelle » voté récemment contient cette série de délits et renonciation des peines, qui sont fort rigoureuses et atteignent dans certains cas des fautes difficiles à déterminer. Ainsi le seul fait de stationner à la porte d’un atelier ou d’une maison particulière pour attendre un ouvrier au passage et lui faire une communication ou une réclamation est considéré comme un délit. De nombreuses protestations sont soulevées en ce moment par les classes laborieuses contre la rédaction de l’act, qui, interprété trop à la lettre, les soumettrait à une répression excessive. Le récent congrès des trades-unions tenu à Nottingham a, par un vote unanime, demandé la révision de cette partie de la législation pénale, et plusieurs membres du parti libéral se sont engagés à présenter ces réclamations au parlement dans sa prochaine session.

Revenons à la France : quelques-uns des reproches les plus vifs adressés en 1864 à la nouvelle loi n’ont plus aujourd’hui autant de raison qu’à cette époque. Tout en accordant la liberté des coalitions, le gouvernement impérial prétendait maintenir rigoureusement l’interdiction des réunions publiques et l’article 291 du code pénal ainsi que la loi d’avril 1834, qui prohibent les associations de plus de vingt personnes. C’était tomber dans une singulière contradiction, et l’opposition ne se fit pas faute de mettre en relief cette inconséquence du législateur. Ne se bornait-il pas à une fiction lorsqu’en autorisant de nom la coalition il menaçait les grévistes de poursuites pénales pour s’être réunis, ce qui est indispensable si l’on veut s’entendre, ou pour s’être associés, ce qui est le fond même de la coalition? On avait entouré l’exercice du nouveau droit de tant de difficultés qu’à coup sûr presque toutes les coalitions devraient venir s’y briser. Suivant une expression juste qui fut lancée dans la discussion, les « coalitions métaphysiques » pourraient seules se soustraire aux rigueurs de la loi; dans la réalité, on serait toujours punissable.

Dès 1868, une loi a permis, comme on sait, les réunions où les matières économiques seules seraient agitées. Sur ce point, les réclamations de 1864 ont donc reçu satisfaction. Quant à l’article 291 et à la loi de 1834, la question n’est pas aussi simple et vaut la peine d’être examinée de plus près. L’empire a toujours repoussé l’abrogation des mesures restrictives du droit d’association ; mais en refusant des modifications radicales, il a cependant fini par admettre des tempéramens considérables à la loi. Plusieurs fois, on a déclaré qu’on tolérerait la fondation et l’existence de groupes professionnels institués soit par les patrons, soit par les ouvriers[6]; les syndicats auraient la liberté de s’occuper des questions touchant aux intérêts économiques en s’abstenant de toute immixtion dans la politique. Forts de ces déclarations, les patrons et les ouvriers d’un grand nombre d’industries ont organisé des unions syndicales. Les nouvelles institutions ont déjà pris un grand essor. Les chambres de patrons se sont longtemps enfermées dans le cercle qui leur était tracé, et ce n’est que récemment, du moins à Paris, qu’on les a vues commencer à exercer une certaine influence politique. il n’en a pas été de même de beaucoup de chambres ouvrières. La recommandation capitale de l’empire s’est trouvée la plus vite négligée, et en vérité le pouvoir devait bien se douter que ses précautions étaient illusoires. On sait trop comment quelques-unes de ces sociétés se sont transformées en centres d’agitation révolutionnaire. Les meneurs du parti démagogique ont à un certain moment pris sur elles une influence déplorable. On a vu ces groupes se mettre aveuglément à la suite de l’état-major de l’Internationale, se fédérer entre eux, accepter des consignes et des chefs, et fournir à l’armée du désordre des soldats déjà tout enrégimentés.

Quel parti prendra-t-on à l’égard des associations syndicales? Dans quelles limites devront-elles être contenues? Quelle sera l’interprétation ou la nouvelle rédaction donnée à l’article 291 et à la loi de 1834? Ces questions sont graves et touchent de très près à celles des coalitions. En effet les deux libertés sont connexes, et l’une entraîne l’autre; l’exemple des pays où le droit de coalition se pratique depuis un certain temps le prouve bien. La coalition n’est qu’une forme temporaire donnée à l’union de certains intérêts contre les intérêts opposés. Quand les intérêts sont permanens, il est naturel que cette ligue devienne elle-même permanente. En Angleterre, les coalitions n’existent plus pour ainsi dire en dehors des Irades-unions ; l’institution s’est régularisée en se perpétuant. Une caisse normalement administrée, un état-major choisi suivant certains principes, des plans de campagne soigneusement étudiés, des ressources habilement accumulées et ménagées, telles sont aujourd’hui les conditions communes de toutes les ligues industrielles chez nos voisins; patrons et ouvriers ont renoncé aux anciennes luttes de détail, aux guerres où l’on se lançait sans chef, sans munitions, sans alliances. C’est là un mouvement qui tend à se produire partout. Dès que la liberté des coalitions a été rendue, on a vu en France s’organiser les sociétés de résistance; l’état a d’abord voulu les poursuivre, et plusieurs condamnations ont été prononcées; depuis, l’administration a été plus tolérante. Un certain nombre de ces associations subsistent et se développent; elles ne peuvent que grandir et se propager.

Examinons ce que doit être l’attitude du législateur vis-à-vis de ces sociétés. En dehors même de toute question de principe, le retour pur et simple à l’application rigoureuse des lois prohibitives serait plein de périls. D’abord il est à craindre que, loin de détruire ces groupes dangereux, on les transforme en sociétés secrètes. Contre celles-ci, la compression est vaine : on n’affaiblit pas les mauvaises passions en les forçant à se cacher. L’expérience a été faite successivement par tous les gouvernemens, et les récens exemples que nous offre l’histoire de notre pays devraient nous éclairer sur ce point. Nous le rappelions plus haut : les associations proscrites sous la restauration et la monarchie de juillet ne se sont pas endormies dans l’ombre où on les avait refoulées; elles y ont conspiré, et plusieurs fois elles ont passé du complot à l’action. Les émeutes de Paris et de Lyon ont prouvé quelle influence elles avaient conservée sur les ouvriers. Sous l’empire, malgré l’interdiction des sociétés maintenue pendant quinze ans, l’Internationale a pu se fonder à l’étranger et jeter sur notre sol le germe mystérieux de sa formidable organisation. Trois procès suivis de trois condamnations n’ont pas étouffé cette association, ils lui ont au contraire donné un nouvel éclat. Sans doute les lois compressives peuvent empêcher des sociétés de ce genre de prendre sur-le-champ un grand développement : les amendes, la prison, effraient le vulgaire des adhérons et les détournent d’inscrire ouvertement leurs noms; mais qu’y gagne-t-on? Des adhésions collectives remplacent celles des individus. C’est ce qui déjà sous l’empire avait lieu pour les sociétés ouvrières : celles-ci s’enrôlaient par groupes, et sur les listes de l’Internationale on trouvait des désignations génériques qui embrassaient des professions entières. Chaque ouvrier adhérait, non pas aux statuts de la société centrale directement, mais à une déclaration générale qui engageait le corps d’état. C’était là le mécanisme de la fédération.

D’ailleurs, dans ces grandes ligues révolutionnaires, ce n’est pas la foule des simples soldats qu’il importe le plus de disperser; il faudrait saisir l’état-major. Or c’est là une tâche difficile. Les chefs complotent dans les ténèbres ou sur le sol étranger, et ils échappent aux poursuites. Si la justice parvient à en frapper quelques-uns, les autres s’esquivent, recrutent de nouveaux acolytes, et la direction suprême ne souffre pas d’interruption. A un moment donné, ce comité souverain, qui a conservé son unité d’action et son organisation hiérarchique, devient facilement le maître de la situation. Les chefs, d’abord sans soldats, sont bientôt suivis d’une nombreuse armée; on est d’autant plus prompt à leur obéir qu’ils ont dans les persécutions et les proscriptions trouvé plus de prestige; ils sortent de prison avec une auréole de popularité.

Il est encore un point plus grave; si l’on applique rigoureusement l’article 291 et la loi de 1834, il faudra poursuivre également tous les syndicats. Les chambres de patrons violent la loi aussi bien que les syndicats ouvriers, et n’existent comme eux qu’en vertu de la tolérance de l’administration. On devrait donc soumettre sans distinction les groupes professionnels à une commune proscription; ce serait là une extrémité déplorable. On a plus d’une fois fait ressortir les avantages qu’offre au commerce et à l’industrie la création de ces chambres centrales, où tous les intérêts de la profession sont représentés et discutés; des documens officiels ont témoigné de la part utile qu’avaient prise ces sociétés dans les élections consulaires, dans les enquêtes ouvertes par l’administration : « les tribunaux de commerce leur ont plusieurs fois confié la mission de donner leur avis sur des affaires contentieuses ou de les régler par la voie amiable[7]. » Sur le terrain politique, notamment au moment de l’élection des députés ou des conseillers municipaux, elles pourraient exercer une influence qui ne serait pas sans profit pour les opinions modérées.

Un certain nombre de ces sociétés ont fondé à Paris une sorte de syndicat général qui, sous le nom d’Union nationale du commerce et de l’industrie, devient un centre actif. D’autres groupes plus anciens existent, et leur importance est loin de décroître. Cette organisation des chambres syndicales est un fait considérable; tout réveil de l’initiative individuelle en France peut passer pour un symptôme heureux, et, quand ce phénomène se produit parmi les classes conservatrices, il ne faut pas risquer de l’étouffer dans son germe. Briser l’institution des syndicats, ce serait désarmer le parti de l’ordre au profit des partis violens. Ceux-ci resteront organisés en comités secrets, tandis que les honnêtes gens seront incapables de résister et de se défendre. La loi aura paralysé les bons citoyens sans affaiblir les mauvais. Dans les pays où le parti conservateur garde quelque virilité, les excès du droit d’association sont neutralisés par l’usage général qui est fait de ce droit : les intérêts savent se grouper et se concerter, on oppose les ligues défensives aux offensives et les coalitions aux coalitions. Au contraire l’isolement et, pour ainsi dire, le morcellement où nous sommes réduits depuis la révolution favorisent peu la cause de l’ordre. L’expérience nous l’a trop appris; tandis que les classes aisées vivent indifférentes et sans souci de l’avenir, les meneurs poursuivent leur travail souterrain parmi les classes laborieuses. L’éclatante prospérité des uns excite les convoitises des autres, et le luxe imprudemment étalé fournit des argumens aux plaidoyers subversifs des ennemis de l’ordre social. Ceux-ci, groupés en comités occultes, exercent une influence d’autant plus puissante qu’on ne les a jamais vus opérer au grand jour : n’ayant nulle occasion de contrôler leurs actes ou leurs paroles, les ouvriers se laissent aisément tromper par eux. Autour du premier drapeau qui se déploie portant une devise séduisante, ils accourent, s’enrôlent et marchent sans savoir où on les mène. Sans doute contre ces entraînemens déplorables des masses l’expansion de l’instruction scolaire aura d’heureux effets; mais il faut que l’instruction soit complétée par une certaine expérience pratique : celle-ci, comme l’a dit Franklin, est le meilleur maître d’école, ses leçons sont rudes, mais ce sont les plus profitables. Il est à prévoir qu’au début les sociétés ouvrières feront beaucoup de fautes. L’esprit de monopole n’a pas disparu; on en trouve de nombreuses traces dans les vœux formulés à diverses reprises par les délégués des travailleurs. Les trades-unions anglaises ont affiché pendant longtemps des tendances antiéconomiques et antilibérales, et l’expérience seule a fait renoncer la plupart d’entre elles à ces idées d’un autre âge. Quand la liberté n’a-t-elle pas commencé ainsi? « La théorie des lois prohibitives, a dit un économiste, est écrite en lettres de sang dans l’histoire de tant de guerres qui pendant des siècles ont déchiré le monde! » Que de famines il a fallu pour établir la liberté du commerce des grains! Quelle suite de souffrances avant de supprimer les abus des jurandes et des maîtrises! Soyons patiens à l’égard des classes qui débutent dans la voie de l’affranchissement, aidons-les de nos exemples et de nos conseils ; croire qu’on pourra parvenir à un état de paix sociale définitive avant d’avoir laissé les intérêts se grouper, se liguer, se combattre dans certains cas, c’est là une chimère permise seulement aux utopistes.

Si au début la liberté rend certaines luttes plus vives et plus ardentes, ce mauvais effet ne sera pas de longue durée. Des pensées d’apaisement et de conciliation naîtront de la constitution même des groupes professionnels. Le fait s’est produit en Angleterre, et nous avons récemment appelé sur ce point l’attention des lecteurs de la Revue[8]. Des juges compétens, les commissaires de l’enquête anglaise de 1867 dans leur rapport à la reine, M. le comte de Paris dans son livre sur les Associations ouvrières, M. G. de Molinari dans un récent et intéressant ouvrage intitulé le Mouvement socialiste et la pacification des rapports du travail et du capital, ont mis en relief les résultats importans obtenus par les trades-unions au point de vue de la régularisation de la lutte entre les patrons et les ouvriers et parfois même de l’heureuse solution des dissentimens. Grâce au zèle des imitateurs de MM. Rupert Kettle et Mundella, les conseils d’arbitrage fondés sur le modèle de ceux que nous avons décrits prennent un grand développement. Fréquemment les journaux anglais nous apportent la nouvelle que par ces conseils une crise importante a été prévenue ou arrêtée. Parmi les plus récens conflits ainsi terminés, nous pourrions citer ceux qui se sont produits dans les charbonnages du comté de Galles, puis dans les districts métallurgiques voisins de Middlesborough. Conformément à la résolution votée l’année passée par le congrès des trades-unions et confirmée cette année par une nouvelle déclaration du congrès de Nottingham, il n’éclate plus pour ainsi dire de désaccord sans qu’une tentative d’entente amiable soit essayée : les dernières grèves, notamment celle de Newcastle, en ont fourni la preuve. Même quand ces essais sont restés infructueux, on y trouve un symptôme des sentimens pacifiques qui, en mainte région manufacturière, commencent à prévaloir dans les rapports des entrepreneurs et des ouvriers anglais.


III.

Pourrait-on introduire législativement dans l’organisme industriel certains correctifs à la liberté des coalitions, régulariser en les codifiant les institutions faites pour adoucir les rapports des patrons et des ouvriers? L’essai a déjà été tenté plusieurs fois. Dès le commencement de ce siècle, l’Angleterre a voulu rendre obligatoire le recours aux conseils d’arbitrage, et des acts spéciaux ont été votés dans cette intention par le parlement; mais on a bientôt reconnu l’inefficacité de ce système, et on y a renoncé. En France, la question a été souvent agitée. Dès 1848, la commission de la constituante, chargée d’examiner un projet de loi sur les coalitions, demandait l’intervention légale du conseil de prud’hommes, ou, à son défaut, d’un comité composé en nombre égal de patrons et d’ouvriers. La commission de 1864 reprit ce projet et le discuta de nouveau. Le rapporteur formula même une proposition assez précise qui réglait le rôle des tribunaux d’arbitrage et le mode de nomination des comités qui, en l’absence du conseil des prud’hommes, devaient trancher les différends industriels. Les parties seraient obligées de porter leur dissentiment devant les arbitres avant que les ouvriers pussent déclarer la grève ou les patrons fermer leurs ateliers, faute de quoi elles seraient passibles d’une amende et de la privation des droits politiques. On fit à ce projet des objections graves; nous avons exposé ici même en quoi ces objections nous paraissaient justes, et les idées émises par le rapporteur peu praticables. Pour rendre le système efficace, il aurait fallu donner à la sentence d’arbitrage le caractère obligatoire; mais rendre obligatoire la sentence des arbitres, c’était s’exposer à établir une sorte de tribunal des salaires, et on violait la liberté des conventions que la nouvelle loi voulait précisément consacrer. On recula devant cette extrémité, et nous croyons qu’il en sera de même partout où le droit de se coaliser sera maintenu. Autant l’institution de comités de conciliation, dus à l’initiative des chambres syndicales et des groupes professionnels, nous paraît appelée à produire d’heureux résultats, autant l’intervention de la loi serait, nous le craignons, dangereuse ou tout au moins inefficace : pour que l’arbitrage puisse porter ses fruits, il faut qu’il résulte de la volonté spontanée des deux parties.

Il est d’autres combinaisons dans lesquelles on a cherché un préservatif contre le retour trop fréquent des grèves. Ainsi on voudrait que les patrons et les ouvriers fussent tenus de se lier par un engagement à long terme, valable par exemple pendant un an, et qu’il leur fût interdit par la loi de se séparer avant l’expiration du contrat, sinon par une résiliation à l’amiable. Si l’on trouvait abusif de contraindre dans certains cas les ouvriers et les patrons à signer cet engagement, il faudrait du moins que le législateur reconnût ces sortes de contrats lorsqu’ils existent et leur donnât une sanction toute spéciale en fournissant à la partie lésée, en cas de rupture, un recours pénal contre la partie adverse. Le patron, pensait-on, pourrait ainsi s’assurer contre le brusque départ de son personnel, et l’ouvrier contre les risques du chômage. En cas de dissentiment, l’obligation pour les parties d’attendre, avant de se quitter, la un de l’engagement, leur donnerait le temps de la réflexion : les passions de la première heure se calmeraient; la raison reprendrait son empire, et on éviterait de funestes conflits.

Une combinaison de ce genre offre des avantages quand les conditions particulières de l’industrie, quand la coutume ou des conventions spéciales permettent de l’établir. Dans beaucoup de professions, des contrats analogues existent, et dans d’autres les habitudes locales y suppléent. Peut-être serait-il avantageux pour les patrons comme pour les ouvriers de se lier plus souvent qu’ils ne le font, quand la chose est possible, sinon par des traités formels, du moins par des engagemens moraux qui procureraient aux uns et aux autres une certaine sécurité. Parmi les souffrances de l’industrie moderne, il n’en est pas de plus graves que celles que causent les brusques variations amenées dans le personnel des ateliers par suite des fluctuations des commandes. Si ces variations sont inévitables, on pourrait du moins en adoucir l’effet dans certains cas; toutefois c’est là un domaine où la loi ne peut pas et ne doit pas intervenir. Forcer les entrepreneurs et les ouvriers à signer d’autres conventions que celles qui leur paraissent avantageuses pour leurs intérêts respectifs serait porter une atteinte grave à la liberté de l’industrie. En donnant une sanction pénale aux engagemens, la loi dérogerait encore d’une façon regrettable au droit commun : rien n’autorise à établir une distinction entre le marché du travail et celui des autres valeurs. D’ailleurs cette sanction serait une garantie purement illusoire ; on s’arrangerait pour ne pas violer ouvertement le contrat, mais pour forcer la partie adverse à consentir à une résiliation. Tous ceux qui ont quelque expérience de la vie d’atelier sentiront combien un tel contrat devient inefficace quand l’un des contractons est en humeur de le rompre. Un ouvrier qui voudra quitter l’atelier ne pourra jamais y être retenu. Il a mille moyens de rendre sa présence intolérable; il travaille mal, il perd son temps et met le désordre parmi ses compagnons. Comment recourir à la loi pour punir ces fautes? Le patron n’a qu’un seul moyen d’action, c’est de rendre à l’ouvrier sa liberté; il le délie volontiers de tous ses engagemens pour le congédier. Ce qui est vrai dans le cas d’un ouvrier isolé l’est encore plus s’il s’agit d’une coalition : comment retenir par la force des ouvriers qui se sont concertés pour nuire aux intérêts du patron? Plus celui-ci chercherait à les conserver, plus il augmenterait ses chances d’être ruiné. « Je ne voudrais pas, moi, chef d’industrie, disait M. Morin de la Drôme dans la discussion de 1864, retenir, fût-ce un jour, fut-ce une heure, un ouvrier malgré lui. Les ouvriers forcés de travailler malgré eux travaillent trop mal. » Tous les patrons, nous le croyons, seront d’accord sur ce point. En leur donnant la faculté d’imposer à la main-d’œuvre des engagemens formels, on leur fournirait une arme bien inefficace. De leur côté, les ouvriers y gagneraient-ils une certaine sécurité contre le chômage? Ici encore il faut se défier des illusions. Un contrat garanti par une sanction pénale n’empêchera pas les patrons de congédier une partie de leur personnel, si les circonstances l’exigent. Dans les industries où l’importance des affaires conserve un niveau à peu près fixe, où par conséquent il est possible d’employer presque constamment un nombre de bras peu variable, le contrat sera respecté tant que la mauvaise conduite ou le travail défectueux de l’ouvrier ne forcera pas à le rompre ; mais alors on se serait bien passé d’un contrat, et le simple intérêt des deux parties y eût suppléé. D’ailleurs les choses se passent déjà ainsi dans beaucoup de centres manufacturiers sans qu’aucune réglementation administrative soit jamais intervenue. Dans les industries au contraire où le chiffre des affaires est très flottant, ou bien les patrons refuseront de s’engager vis-à-vis des travailleurs et ne les prendront qu’à la condition de rester libres l’un envers l’autre, ou bien, s’ils acceptent l’engagement, ils s’arrangeront pour en rendre dans certaines circonstances la résiliation inévitable, ou bien enfin ils retiendront sur les salaires une somme équivalente au risque que leur fait courir l’obligation de conserver un nombre fixe d’ouvriers.

De toute façon, cette combinaison serait peu utile contre les coalitions et les grèves. Au moment où le contrat devrait être renouvelé, on verrait se reproduire plus graves toutes les difficultés dont nous sommes témoins aujourd’hui ; les parties se montreraient d’autant moins conciliantes qu’elles sauraient qu’elles vont s’engager pour un long terme; elles n’abandonneraient rien de leurs prétentions, sentant bien qu’un moment de faiblesse les lie pendant plusieurs mois. Ensuite un grand nombre de contrats étant naturellement périmés le même jour, les ouvriers seraient évidemment portés à une action commune, et les coalitions qu’on voudrait éviter renaîtraient presque nécessairement chaque année. En examinant la question sous toutes ses faces, il ne nous semble pas qu’une sanction pénale donnée aux engagemens industriels puisse devenir un gage sérieux de paix et de concorde. Les contrats de cette nature doivent être volontaires, résiliables ou modifiables dans certaines conditions et après certaines formalités déterminées d’avance. Ici encore, des institutions analogues aux conseils d’arbitrage anglais donneraient d’excellens résultats. On s’adresserait aux arbitres toutes les fois qu’il y aurait soit dissentiment sur l’interprétation des clauses du traité, soit demande de modifications introduite par l’une des parties. La seule obligation que s’imposeraient les contractans serait de ne pas rompre ni modifier le traité avant d’en avoir appelé au conseil d’arbitrage. Le rôle de celui-ci serait d’apaiser, de concilier, de faire prévaloir les idées raisonnables et d’écarter du débat les passions violentes ou les simples froissemens d’amour-propre. C’est en introduisant l’organisation des conseils anglais dans nos principaux centres manufacturiers que nous pourrions le mieux remédier aux abus des coalitions et des grèves.


IV.

En tout cas, gardons-nous de chercher ce remède dans un retour à l’interdiction des coalitions. Il est des pas en arrière qu’il n’est plus permis de tenter. L’histoire ne se recommence point. Dans d’autres pays, les conquêtes libérales et égalitaires se sont faites plus lentement que dans le nôtre, mais, une fois accomplies, on ne songe pas à les reprendre; chez nous, la fièvre révolutionnaire et les préjugés rétrogrades semblent se combiner pour compromettre la stabilité de nos institutions. On édifie en un jour, et en un jour on voudrait démolir. On n’a pas la patience de faire un essai sérieux de la liberté ni d’attendre qu’après les premiers excès le bien porte ses fruits. Certes les grèves qui se sont produites à la fin de l’empire ont été le plus souvent déplorables, les chefs du parti révolutionnaire ont fait un détestable usage des droits qu’on venait d’accorder. Les ouvriers se sont vus trompés et exploités; sous l’apparence de questions de salaires, c’est le communisme qu’on a propagé, et les prédications ardentes des meneurs démagogiques visaient plutôt au renversement de l’ordre social qu’à des réformes économiques. Ce n’est pas une raison pour croire qu’on ne rétablira la paix publique que par des mesures restrictives ; notre première préoccupation doit être de ne pas fortifier le parti du désordre en fournissant des prétextes aux réclamations des classes les moins favorisées.

Aujourd’hui, lorsque certaines catégories d’individus se plaignent de l’oppression qui pèse sur eux, de l’exploitation du travail par le capital, des chaînes du salariat, on les met volontiers au défi de citer un seul article de nos lois qui justifie leurs déclamations. C’est une grande force pour une société que d’avoir le droit de dire à ceux qui demandent la suppression des privilèges : ces privilèges n’existent plus. L’égalité devant la loi s’est chaque jour, depuis 1789, affirmée par des conquêtes nouvelles; l’extension du cens électoral, puis le suffrage universel, l’abolition de la dernière des dignités héréditaires, la pairie, l’abrogation de l’article 1781, la modification dans un sens favorable aux bourses modestes de nos lois sur les sociétés commerciales, le fractionnement de la rente en petites coupures, la multiplication des caisses d’épargne, le rappel des lois contre les coalitions et des dispositions relatives aux livrets, ne sont-ce point là des pas incontestables faits dans la voie de la démocratie? Les mesures radicales ne pourraient pas rendre l’égalité de droits plus parfaite qu’elle ne l’est après ces nombreuses réformes législatives. Le parti conservateur ne néglige point ce genre d’argumentation, et c’est avec raison, car il s’appuie sur des faits positifs; mais, pour que le raisonnement garde toute sa valeur, il ne faut pas de mesures contradictoires. Or il n’est pas de terrain plus périlleux sous ce rapport que celui des coalitions. En voulant restaurer une législation qui, de l’aveu du gouvernement, était tombée en désuétude lorsqu’elle fut supprimée officiellement, et qui est aujourd’hui abandonnée par les peuples industriels les plus importans des deux mondes, il semblerait qu’on cherche à rendre un privilège aux patrons, et c’est là un reproche qu’il faut à tout prix éviter. Pour que l’interdiction des coalitions ne constituât pas un privilège, elle devrait peser également sur les deux parties et entraîner pour l’une et pour l’autre des conséquences pareilles. Comment obtenir ce résultat? Il n’est pas de sujet qui ait été plus controversé depuis un siècle. Chaque fois qu’il a été question des lois sur la coalition, les partisans de la liberté, et Adam Smith le premier, ont montré l’inégalité de la législation à l’égard des patrons et à l’égard des ouvriers. C’est en vain qu’en 1849 on a essayé de rétablir l’équilibre en soumettant aux mêmes peines les deux parties, tandis qu’auparavant les travailleurs étaient plus spécialement atteints. L’égalité peut être inscrite dans la loi et ne pas exister dans la réalité. On sait la facilité avec laquelle les ligues de patrons échappent à la surveillance administrative; grâce au petit nombre des coalisés, qui permet une action rapide, silencieuse, les patrons peuvent s’entendre, dit Smith, « par des complots conduits dans le plus grand secret, » tandis que les ligues des ouvriers « entraînent toujours une grande rumeur, » soit par la multitude des intéressés, soit par le défaut de calme et d’ordre propre aux assemblées populaires. La constitution de l’industrie moderne fournit d’autres argumens aux adversaires des lois prohibitives. Depuis Adam Smith, la grande industrie a pris une extension considérable : les petites fabriques d’autrefois sont remplacées par de vastes usines. Les ouvriers ne se trouvent plus, comme naguère, en face de patrons plus ou moins nombreux se faisant concurrence et maintenant par leur rivalité même les salaires à un certain niveau. Aujourd’hui dans plusieurs localités, des populations entières travaillent pour un seul patron; la main-d’œuvre ne peut être offerte qu’à un acheteur unique. Si les ouvriers viennent isolément débattre les conditions du marché, ils seront obligés soit d’accepter les prix qu’on leur impose, soit d’aller chercher du travail dans d’autres régions industrielles, au risque d’y retrouver les mêmes difficultés. Le refus du travail n’a de gravité pour l’entrepreneur que s’il est fait par un certain nombre d’ouvriers à la fois; sinon le patron laisse l’ouvrier récalcitrant épuiser ses économies, ce qui en général ne dure pas longtemps, et, s’il le reprend ensuite sans rien changer aux conditions offertes, c’est par pure bienveillance. Lorsque les travailleurs substituent le chômage collectif au chômage individuel, leur situation vis-à-vis du patron devient beaucoup plus forte; s’ils ont amassé d’avance quelques ressources qui leur permettent de vivre pendant un certain nombre de jours sans salaires, ils peuvent mettre les entrepreneurs dans un sérieux embarras, et obtenir une hausse de prix que ne leur aurait pas procurée l’action isolée. Soumettre les coalitions à des poursuites légales, c’est donc charger le travail d’entraves très réelles, tandis que les chaînes imposées au capital sont fictives. Telle est la thèse que défendent beaucoup d’hommes éminens, et parmi eux un grand nombre d’économistes qui font autorité. On sent combien le débat est délicat; en négligeant de tenir compte d’argumens aussi sérieux, on risquerait de fournir des armes nouvelles aux ennemis de l’ordre social.

La liberté a l’immense mérite de couper court à toutes les récriminations : le règlement des relations de l’entrepreneur et de l’ouvrier est une question complexe où le législateur ne peut intervenir sans faire injustement pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Son action altère les rapports naturels entre l’offre et la demande, et donne un appui fâcheux aux notions économiques les plus fausses. « En Angleterre, dit M. de Molinari[9], le socialisme a fait peu de prosélytes. Quoique les trades-unions soient demeurées longtemps à l’état d’associations secrètes ou quasi secrètes, on ne trouve dans leur organisation et dans leurs actes aucune trace des doctrines socialistes ou communistes. Les unionistes ne jurent point le serment d’Annibal contre le salariat, et ils ne songent en aucune façon à le remplacer partout par l’association; encore moins rêvent-ils l’organisation de la gratuité du crédit. Ils ne font aucune objection théorique contre le salaire, et il leur paraît assez indifférent de recevoir leur rétribution sous une forme ou sous une autre. » A quelle cause attribuer cette heureuse situation des esprits? Nous répondrons comme M. de Molinari : à la liberté. Affranchis de toute entrave légale, les ouvriers anglais ont fini par assimiler la main-d’œuvre à tous les objets qu’ils voient s’échanger entre les producteurs et les consommateurs. Suivant les paroles de M. Stuart Mill, « la pratique des grèves leur a mieux que toute autre chose appris les rapports qui existent entre le taux des salaires et l’offre et la demande du travail. » Les enseignemens de l’expérience, complétant ceux des doctrines économiques répandues avec plus de zèle que chez nous, les ont instruits peu à peu du caractère inéluctable des grandes lois de la production et de l’impossibilité des transformations radicales et subites dans les relations sociales. D’ailleurs, si le droit de se coaliser est laissé aux classes laborieuses, des hommes de bonne volonté font des efforts sérieux pour les détourner de s’en servir imprudemment : ils montrent les dangers des conflits, ils rappellent les ruines que ces luttes ont amenées, ils répandent des statistiques marquant les résultats déplorables de la plupart des grèves; le recours à la conciliation ou à l’arbitrage est vivement recommandé pour éviter les crises stériles. Avec de la patience, on peut ainsi faire prévaloir les idées saines, et voir lentement, mais sûrement, se réaliser le progrès. Pourquoi l’entente, qui habituellement caractérise les relations de l’entrepreneur avec ceux qui lui fournissent les matières qu’il transforme, ne finirait-elle point par s’établir dans ses rapports avec les ouvriers? Pourquoi les guerres violentes troubleraient-elles toujours le marché du travail, tandis que la paix favorise les autres parties du domaine de l’échange? Aujourd’hui, dans le commerce, on ne voit plus naître que des luttes pacifiques : l’acheteur ne regarde pas le vendeur comme un ennemi, ni réciproquement. Du petit au grand, consommateurs et producteurs débattent avec calme les conditions des affaires; on n’entend plus parler de pendre comme accapareurs les négocians qui font sur une vaste échelle le commerce des grains; on n’admet plus que, suivant l’expression de Montaigne, « le proufict de l’un fasse le dommage de l’autre. » D’où vient cette pacification générale des marchés industriels qui aurait bien surpris nos pères? Il faut l’attribuer en grande partie à la suppression de toutes les barrières artificielles qui entravaient les transactions. L’abolition des monopoles, des taxes, des règlemens, des tarifs prohibitionistes, laisse le champ libre à tous ceux qui font des offres ou des demandes, et ôte aux (ms comme aux autres le prétexte de soulever des réclamations passionnées. Chacun suit son intérêt et admet que son voisin se laisse guider par le même mobile. Si l’acheteur ou le vendeur se trompe, l’expérience le ramènera dans la bonne voie, et il ne veut pas qu’on lui impose d’autre règle de conduite que celle qu’il a librement adoptée. Tels sont les principes qui ont prévalu dans le commerce et l’industrie. Pourquoi ne s’étendraient-ils pas à la question particulière des relations des ouvriers avec les entrepreneurs? On ne peut justifier sur ce terrain plus que sur tout autre une interdiction autoritaire pesant sur les parties en présence. Il est permis d’attendre de la liberté sur le marché du travail les mêmes résultats heureux que partout ailleurs. Quelques personnes se figurent que, s’il était prouvé que l’usage du droit de coalition tourne le plus souvent au désavantage des ouvriers, il n’y aurait aucune bonne raison pour laisser dans leurs mains une arme aussi dangereuse. Mieux vaudrait, disent-elles, en supprimant de funestes tentations, empêcher les ouvriers de se ruiner et de ruiner l’industrie pour le vain plaisir d’exercer un droit stérile. Nous n’admettons pas ce raisonnement. Plus nombreuse et plus pauvre est la classe à laquelle on veut appliquer les lois soi-disant tutélaires, plus graves sont les conséquences que l’intervention législative produit fatalement. Un premier bienfait pousse le monde des cliens à de nouvelles exigences; l’état devient une sorte de providence responsable des maux que souffre chaque citoyen, et est tenu de les réparer. L’ouvrier lésé renonçant à la liberté compte en échange sur des secours. En le défendant contre ses propres erreurs, vous vous engagez à le défendre aussi contre la misère. Privé d’un moyen qui lui paraissait efficace, il demandera que la société lui rende l’équivalent de ce qu’elle a supprimé. Le moins qu’on puisse faire est de lui garantir de l’ouvrage et une rémunération convenable; c’est le droit au travail, avec la garantie d’un minimum de salaire. N’est-ce pas là précisément la conclusion à laquelle ont abouti nos pères, lorsqu’ils ont pour la première fois en 1791 érigé en principe l’interdiction des coalitions? L’enchaînement des deux ordres de faits est si étroit qu’à cette époque on a passé sans hésiter de l’un à l’autre. Rappelons-nous encore une fois les paroles de Chapelier, qui, pour motiver la prohibition des sociétés ouvrières, même de celles se disant « destinées à procurer des secours aux ouvriers de la même profession, malades ou sans travail, » s’écriait : « C’est à la nation, c’est aux officiers publics en son nom, à fournir des travaux à ceux qui en ont besoin pour leur existence ! »

Telle est l’extrémité où mène fatalement l’ingérence intempestive de l’état dans les matières que seule la liberté devrait régler; toutes les responsabilités sont déplacées dès qu’on limite par des bornes factices le champ d’action de l’individu. Dans une démocratie, l’égalité de droits doit être poussée aussi loin qu’elle est compatible avec le maintien de la paix publique. Chaque citoyen compte alors pour vivre sur ses propres efforts, et ne se sent plus autorisé à exiger l’assistance d’autrui. C’est là le véritable principe de l’indépendance, et par suite de la responsabilité individuelle. Si l’on repousse l’égalité, il n’est plus que deux formes de sociétés possibles: l’une est la société aristocratique où subsiste une classe privilégiée, un patriciat qui possède la faculté d’imposer des entraves aux classes inférieures, et qui dû même coup accepte la charge de pourvoir à la subsistance et aux besoins des masses. C’est ainsi qu’autrefois on comprenait le patronage. L’autre forme est le césarisme où l’état domine les volontés particulières, où, comme dans le premier cas, en échange de l’autorité qui lui est remise, le gouvernement répond du bon ou du mauvais sort des sujets; chaque plainte de ceux-ci doit-être apaisée par une libéralité ou étouffée par la force ; tel est l’éternel destin des empires absolus et des oligarchies.

Devons-nous marcher dans une de ces deux voies? Poser la question, c’est la résoudre. Chercher à reconstituer une aristocratie privilégiée dans un pays où depuis cent ans la révolution a balayé successivement toutes les institutions du passé, est une folie qu’il serait imprudent de tenter. Reste le césarisme socialiste vers lequel nous pousse une portion du parti radical. Chaque fois que les classes conservatrices se laissent entraîner par une fausse notion de leur intérêt à des mesures prohibitives, c’est au socialisme autoritaire qu’elles fournissent des armes. Leurs argumens et leurs exemples seront un jour retournés contre elles, et elles créent un précédent bien dangereux. Telle est la pensée que le parti de l’ordre devrait avoir toujours présente à l’esprit. Sachons affronter résolument les premiers périls de la liberté, si nous ne voulons pas être étouffés par le despotisme démagogique, qui est le pire de tous. Développons l’énergie individuelle par la pratique de tous les droits qui peuvent s’accorder avec l’ordre général, formons des caractères capables de résister aux entraînemens désastreux. L’histoire de ces dernières années révèle dans notre nation un certain manque de virilité, par suite duquel toutes les folies ont été possibles : l’Internationale et la commune se sont appuyées sur cette faiblesse déplorable, qui a déjà plusieurs fois courbé la France sous de funestes tyrannies. Un pays ne vaut que par la fermeté de ses classes moyennes, et l’énervement de ces dernières est mille fois plus périlleux que les agitations passagères de la liberté. Celle-ci fortifie les mœurs, donne aux intérêts et aux hommes leur véritable prix, crée enfin un peuple qui sait ce qu’il est, ce qu’il veut et où il va. Au contraire, dans une nation désagrégée par l’intervention constante du pouvoir suprême qui empêche toute union, toute association partielle, la sécurité factice dont le parti conservateur jouit pendant quelque temps lui désapprend à se défendre lui-même, et le désarme pour le jour où un gouvernement révolutionnaire, au lieu de le protéger, veut l’opprimer. Les dictatures démagogiques trouvent d’autant plus de facilité à s’établir que les centres de résistance ont disparu; habituées à subir des lois injustes, les classes laborieuses n’ont qu’une pensée : substituer la tyrannie populaire à ce qu’elles appellent le despotisme de la bourgeoisie, et, pour atteindre ce but, elles se groupent autour du premier chef venu. On ne songe plus, les uns qu’à fomenter, les autres qu’à réprimer des agitations violentes, et le désir ou la crainte des révolutions empêche des deux côtés tout essai de réforme sérieuse.


EUGENE D’EICHTHAL

  1. C’est là ce que demande le projet de loi déposé récemment par M. Peltereau-Villeneuve et plusieurs autres députés.
  2. La révolution entrait alors dans la voie qui devait la conduire à de dangereuses innovations; il suffit de rappeler ici le rapport du comité pour l’extinction de la mendicité.
  3. Histoire des classes ouvrières depuis 1789.
  4. Voyez l’arrêt de la cour de cassation du 24 février 1859 et celui du 15 novembre 1862.
  5. « Art. 414. Sera puni d’un emprisonnement de six jours à trois ans et d’une amende de 16 francs à 3,000 francs, ou de l’une de ces deux peines seulement, quiconque à l’aide de violences, voies de fait, menaces ou manœuvres frauduleuses, aura amené ou maintenu, tenté d’amener ou de maintenir une cessation concertée de travail, pour forcer la hausse ou la baisse des salaires ou porter atteinte au libre exercice de l’industrie ou du travail.
    « Art. 415, Lorsque les faits punis par l’article précédent auront été commis par suite d’un plan concerté, les coupables pourront être mis, par l’arrêt ou le jugement, sous la surveillance de la haute police pendant deux ans au moins et cinq ans au plus.
    « Art, 416. Seront punis d’un emprisonnement de six jours à trois mois et d’une amende de 16 francs à 300 francs, ou de l’une de ces deux peines seulement, tous ouvriers, patrons et entrepreneurs d’ouvrage qui à l’aide d’amendes, défenses, proscriptions, interdictions prononcées par suite d’un plan concerté, auront porté atteinte au libre exercice de l’industrie ou du travail. »
  6. Voyez entre autres la déclaration de M. Forcade de La Roquette, ministre des travaux publics, dans son rapport du 30 mars 1868.
  7. Rapport de M. de Forcade, déjà cité.
  8. Voyez, dans la Revue du 15 juin 1871, les Grèves et les conseils d’arbitrage en Angleterre.
  9. Le Mouvement socialiste, p. 143.