Les Clefs de la Bruyère

Revue des Deux Mondes3e période, tome 70 (p. 833-872).
LES
CLEFS DE LA BRUYÈRE

I. Œuvres de La Bruyère, nouvelle édition, par G. Servois (Collection des Grands Écrivains de la France, par Adolphe Régnier). — II. La Comédie de La Bruyère, par Édouard Fournier.

La Bruyère disait au début de son livre des Caractères : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage ; il est juste que je lui en fasse la restitution. » Voulait-il dire par ces paroles qu’il avait observé les hommes et qu’il avait tiré de la matière de ses observations des portraits abstraits et des critiques générales, comme font tous les moralistes ? ou bien, au contraire, cherchait-il à faire entendre qu’il avait relevé tels traits particuliers à telles ou telles personnes et fait de son livre le miroir vivant de son temps ? A-t-il eu en vue des classes et des groupes, ou des individus ? On sait que, dès la première apparition des Caractères, la malignité publique se plut à mettre des noms sous les portraits, et La Bruyère lui-même protesta contre ces méchantes interprétations. Dans la préface de son Discours à l’Académie française, il se plaint qu’on l’ait pris pour un auteur qui cherche « à amuser par la satire et point du tout à instruire par la saine morale ; » que ses adversaires, « au lieu de faire servir à la correction de leurs mœurs les traits semés dans son ouvrage, » se soient appliqués seulement à découvrir « quels de leurs amis ou de leurs ennemis ces traits pouvaient regarder ; » qu’ils aient donné au public « de longues listes ou, comme ils les appellent, des clefs, fausses clefs inutiles autant qu’injurieuses aux personnes et à l’écrivain. » Il dénonce « ce déluge d’explications qui inonde la ville et qui bientôt va gagner la cour. » Enfin il rappelle que, dans sa première préface, il avait protesté d’avance « contre tout chagrin, toute plainte, toute maligne interprétation, toute fausse application et toute censure, contre les froids plaisans et les lecteurs malintentionnés. » Nul doute que La Bruyère ne fût dans son droit en repoussant les interprétations que l’on prétendait donner de son œuvre. La critique et la satire des mœurs seraient impossibles si, en dépeignant les travers et les vices, on était censé attaquer des personnes et des êtres réels. La satire est générale; tant pis pour qui s’y reconnaît et pour qui l’on y reconnaît ! Voilà le principe, et certainement ce serait diminuer le livre des Caractères que de le rabaisser au niveau de la satire personnelle. Enfin, si l’on prend l’ensemble de l’ouvrage, il est certain que les généralités l’emportent de beaucoup sur les applications de personnes, quelque complaisance que l’on ait mise à en augmenter le nombre.

Néanmoins, il faut reconnaître aussi que La Bruyère n’a pas fait tous les efforts possibles pour éviter les applications particulières et que souvent, au contraire, il paraît avoir cherché à les provoquer. De nombreux passages ne sont pas seulement des observations abstraites et générales, mais des allusions à des choses et à des personnes réelles, et semblent avoir eu pour but d’attiser la curiosité. Même dans certains cas où l’application est encore un problème, il n’est guère douteux que La Bruyère n’ait eu des circonstances réelles devant les yeux, et si on en cherchait l’application, c’est bien à lui qu’il fallait s’en prendre ; car rien d’irritant comme un rébus inexpliqué. D’ailleurs il y a dans les clefs qui nous ont été transmises beaucoup plus d’applications certaines ou probables que l’on n’est tenté de le croire; et même, dans beaucoup de cas, les allusions sont évidentes et n’ont guère besoin de clefs. Toutes ne sont pas malveillantes et certaines d’entre elles n’ont rien de blessant pour personne. De nos jours, l’intérêt des clefs de La Bruyère a changé de caractère. Il ne s’agit plus de la satisfaction cruelle de reconnaître telle ou telle personne du monde dans tel ou tel portrait, ni du plaisir de voir déchirer ses propres amis. Tout cela a disparu avec la société de La Bruyère lui-même. Mais aujourd’hui nous aimons à rechercher sous des idées générales des faits individuels et concrets servant de base et de garant à la généralité. Les clefs, sous ce rapport, nous donnent une sorte de satisfaction scientifique. Elles nous apprennent sur quelle matière La Bruyère a travaillé : c’est sa propre expérience, ce sont les notes dont il s’est servi; sinon celles-là, au moins de semblables à celles-là, ce qui est pour nous la même chose. C’est une garantie de la vérité générale qu’on ait pu l’appliquer immédiatement à tels ou tels; car s’ils n’ont pas servi de modèles, ils n’en sont pas moins des exemplaires dans lesquels le modèle se vérifie et se multiplie. Enfin, ce qui n’est pas la moindre considération, c’est que l’étude des clefs est un voyage amusant à travers la société de ce temps, voyage où pour cicérone vous avez de temps en temps non-seulement La Bruyère, mais Saint-Simon, qui, pour lui, ne se fait pas faute de s’adresser aux personnes et les marque d’un trait brûlant à jamais ineffaçable. Au fond, c’est le spectacle de la vie que chacun peut prendre du côté gai ou du côté triste, selon son humeur, mais qui ne nous laisse jamais indifférens.

Voici maintenant l’histoire des clefs de La Bruyère, telle que nous la donne son savant et consciencieux éditeur, M. G. Servois, dans l’édition complète qui vient d’enrichir la collection des Grands Écrivains de la France. Nous avons souvent parlé ici de cette magnifique collection, dirigée par le regrettable Adolphe Régnier, récemment enlevé aux lettres, et qui avait voué à cette œuvre, avec un zèle infatigable, ses dernières années; et c’est pour nous toujours un plaisir que d’étudier nos grands auteurs dans ces éditions si riches, si curieuses, si exactes, si pleines de détails nouveaux et piquans. Sous ce rapport, la récente édition de La Bruyère ne le cède à aucune autre, et nous n’aurons guère qu’à reproduire, en le coordonnant, le travail de l’éditeur.

Les clefs ne furent d’abord que des notes marginales écrites par des lecteurs du temps sur leurs exemplaires; et il reste encore aujourd’hui un certain nombre d’exemplaires avec de telles notes qui, d’ailleurs, nous dit M. Servois, se reproduisent presque toujours les mêmes. Bientôt, aux notes marginales, succédèrent les listes écrites que l’on se passa de mains en mains et qui étaient transcrites sur le livre même. L’une des plus anciennes de ces listes porte en effet ce titre : Clef des Caractères de Théophraste, l’édition, Michallet, 1694. Il ne reste que deux de ces clefs manuscrites : celle que nous venons de citer et une autre formant un cahier relié de 61 feuilles in-4o, et ayant appartenu à la famille Cochin. Bientôt, ces clefs furent imprimées, et la première parut après la mort de La Bruyère, vers 1696 ou 1697. Depuis, toutes les grandes éditions de La Bruyère furent accompagnées de clefs. Dans la nouvelle édition que nous avons sous les yeux, les ciels sont accompagnées d’un commentaire suivi et approfondi où tous les documens contemporains, notamment les témoignages de Saint-Simon, sont rapprochés et critiqués.

Nous classerons les différens personnages dont il est question dans les clefs sous ces différens titres : les politiques, les courtisans, les financiers, le clergé et la magistrature, les écrivains et enfin les femmes. C’est bien la comédie humaine[1] que nous avons sous les yeux. Donnons-nous-en le spectacle.


I.

A tout seigneur tout honneur. Commençons par le grand roi. Il n’est pas besoin de clef pour savoir que le portrait du souverain tel qu’il est développé dans le dixième chapitre des Caractères n’est autre que le portrait de Louis XIV : « Que de dons du ciel ne faut-il pas pour bien régner! Une naissance auguste, un air d’empire et d’autorité, un visage qui remplisse la curiosité des peuples empressés de voir le prince et qui conserve le respect dans le courtisan ; une parfaite égalité d’humeur ; un grand éloignement pour la raillerie piquante, ou assez de raison pour ne se la permettre point ; ne faire jamais ni menaces ni reproches ; ne point céder à la colère et être toujours obéi ; l’esprit facile, insinuant, le cœur ouvert, sincère, etc., dont on croit voir le fond;.. du sérieux et de la gravité;.. le choix des personnes et le discernement des esprits;.. ces admirables vertus me semblent renfermées dans l’idée du souverain... et il me paraît qu’un monarque qui les rassemble est bien digne du nom de Grand ! » Personne ne peut douter que ce ne soit très sincèrement que La Bruyère se livrait à cette apothéose. Il avait, comme tous les hommes de son temps, la foi dans la royauté et une admiration extrême pour le souverain; et, d’ailleurs, à cette période du règne, tout le monde en pensait autant. Cependant il est permis de croire que s’il écrivait ce magnifique éloge en toute conscience, ce n’était pas sans faire in petto quelques réserves; et ce satiriste, si cruel pour tous, ne pouvait pas avoir émoussé complètement tous ses traits à l’égard d’un seul. En tout cas, tout en se laissant aller avec candeur à l’enthousiasme de La Bruyère, il me semble qu’on est un peu plus tenté de pardonner aux acrimonieuses censures de Saint-Simon.

Après Louis XIV, Mme de Maintenon. C’est elle que l’auteur désigne dans cette maxime délicate : « Il ne manque rien à un roi que les douceurs d’une vie privée; il ne peut être consolé d’une si grande perte que par le charme de l’amitié et par la fidélité de ses amis. » C’était encore toucher plus près du but que de dire : « L’un des malheurs d’un prince est d’être souvent trop plein de son secret : son bonheur est de rencontrer une personne sûre qui l’en décharge. » On savait ne pas déplaire à Louis XIV par une allusion discrète à ses préférences de cœur, que la politique ne lui permettait pas de déclarer, mais qu’il aimait à voir reconnaître et approuver. A plus forte raison était-on sûr de ne pas déplaire par de telles allusions à la personne chargée d’un rôle auguste dont elle était aussi fière qu’ennuyée.

S’il n’y a pas de doute sur l’allusion à Louis XIV, il n’y en a pas davantage sur l’allusion opposée qui s’adresse manifestement à son grand ennemi, Guillaume III. On ne peut évidemment demander à La Bruyère l’intelligence des faits qui se passaient alors en Angleterre, de même que de nos jours on n’a pas toujours bien compris en Angleterre ce qui se passait en France. Que Guillaume III fût le représentant d’une nouvelle forme gouvernementale et le fondateur de la liberté politique, qui pouvait alors, du moins en France, deviner cela? Mais ce qui frappait tous les yeux, c’était l’ambition personnelle du prince qui, avant de conquérir l’Angleterre, avait d’abord étouffé la république dans sa patrie. C’était surtout l’immoralité de l’usurpateur qui détrônait son beau-père, d’une fille qui chassait son père pour lui prendre sa couronne. C’est sous ce double aspect que La Bruyère nous le dépeint : « Vous avez surtout un homme pâle et livide qui n’a pas sur soi dix onces de chair et que l’on croirait jeter à terre du moindre souffle. Il vient de pêcher en eau trouble une île entière... Il a montré de bonne heure ce qu’il savait faire; il a mordu le sein de sa nourrice ; elle en est morte, la pauvre femme ; je m’entends, il suffit ! » Quelques pages auparavant, La Bruyère mettait en scène le prince d’Orange lui-même et le faisait parler : — « Un homme a dit : Je passerai les mers, je dépouillerai mon père de son patrimoine ; je le chasserai, lui, sa femme, son héritier, de ses terres et de ses états ; et, comme il l’a dit, il l’a fait. » — Évidemment, voilà un caractère qui n’est pas une peinture abstraite, mais un vrai portrait. Il ne s’agit pas ici de l’usurpateur en général ; il s’agissait d’un usurpateur en particulier. La Bruyère ne pouvait récuser l’application ; il la faisait lui-même.

La Bruyère n’aurait pas désavoué davantage l’application du portrait d’Emile, qui n’est autre que le grand Condé : — « Emile était né ce que les plus grands hommes ne deviennent qu’à force de règles, de méditations et d’exercice... Les jeux de son enfance ont été plusieurs victoires,.. incapable de céder à l’ennemi, de plier sous le nombre,.. une âme de premier ordre pleine de ressources et de lumières;.. grand dans la prospérité, plus grand quand la fortune lui a été contraire,.. dévoué à l’état, à sa famille, au chef de sa famille, sincère pour Dieu et pour les hommes,.. vrai, simple, magnanime, à qui il n’a manqué que les moindres vertus. » — Ce portrait peut être rapproché de celui de Bossuet; de part et d’autre, les ombres font un peu défaut. Ces « moindres vertus » qui manquaient à Condé étaient encore d’assez grandes vertus. La défection à l’ennemi, le guet-apens de l’Hôtel-de-Ville, les concussions signalées par Mme de Motteville ne sont pas des péchés véniels[2]. On comprend l’indulgence de La Bruyère. Il était de la maison du prince, le gouverneur de ses enfans; il était sous le charme; on avait oublié, peut-être n’avait-on jamais bien su ce qui s’était passé quarante ans auparavant.

Voilà, pour ce qui concerne les politiques, les applications certaines. En voici quelques-unes de plus douteuses; celle-ci, par exemple : « Il apparaît de temps en temps sur la surface de la terre des hommes rares, exquis, qui brillent par leurs vertus... Ils composent seuls toute leur race. » Ce passage s’applique-t-il au cardinal de Richelieu, comme le disent les clefs? Cela est possible; et même on ne saurait trop à quel autre l’appliquer. Cependant, le mot exquis paraît bien impropre pour caractériser le terrible cardinal ; et quelque extension que l’on donnât alors au mot de vertu, il semble aussi que ce ne fût pas celui qui viendrait à l’esprit en pensant à Richelieu. Il y a plus de doutes encore sur le passage suivant, où il est question de la vraie et de la fausse grandeur : l’une, « libre, douce, familière, populaire ; » l’autre, « farouche et inaccessible. » Devons-nous croire, comme le veulent des clefs, que La Bruyère ait pensé d’un côté à Turenne, et, de l’autre, à Villeroy ? Mais pourquoi Turenne, plutôt que Condé ou même Louis XIV, ou plutôt pourquoi ne serait-ce pas l’idéal de la vraie grandeur dont quelques traits pouvaient avoir été pris çà et là? A qui encore faut-il penser à propos de ces personnages « qui ont été une fois capables d’une action héroïque, » et qui font ensuite passer le public « de la curiosité et de l’admiration à l’indifférence et peut-être au mépris? » Est-ce au duc d’Orléans, frère du roi, qui avait une fois gagné la bataille de Cassel ? Est-ce à Jacques II, qui avait passé pour un héros, comme duc d’York, lorsqu’il commandait la flotte anglaise? Le premier est vraisemblable sans être certain. L’écrivain eût-il osé associer l’idée de mépris à celle d’un aussi grand prince? Est-ce à Colbert, comme il semblerait, que s’applique la maxime suivante : « Le panneau le plus délié et le plus spécieux qui ait été tendu aux rois par leurs ministres est la leçon qu’ils leur font de s’acquitter et de s’enrichir. Excellent conseil ! Une mine d’or, un Pérou pour ceux du moins qui ont su l’inspirer à leur maître ! » Sans doute, la première partie de cette maxime ne peut guère viser que Colbert ; mais a-t-on jamais mis en doute l’intégrité de ce ministre ? Peut-être, comme le dit M. Servois, le remboursement des rentes de l’Hôtel-de-Ville, qui ruina tant de monde, fit-il courir à Paris dans la bourgeoisie, de mauvais bruits contre Colbert, dont La Bruyère serait ici l’écho. Dans d’autres cas, l’application paraîtrait évidente si les dates ne s’y opposaient et si les événemens n’eussent suivi La Bruyère au lieu de l’inspirer. Par exemple, ne serait-on pas porté à croire que l’original de Timante, abandonné dans sa disgrâce par les courtisans, mais auquel une pension et un nouveau poste ramènent la faveur, est Pomponne, disgracié en 1672 et redevenu ministre d’état en 1691 ? Mais ce portrait, étant de deux ans antérieur à cette dernière date, ne peut évidemment lui être applicable. Il n’est pas douteux, d’ailleurs, qu’il n’y eût plusieurs personnages plus ou moins haut placés qui aient pu servir ici de prétextes et de modèles.

C’est bien, sans aucun doute, de Louvois qu’il s’agit dans la maxime 59 du chapitre sur la Cour. Mais il n’y est nommé qu’indirectement : « Celui qui dit : Je dînai hier à Tibur, ou j’y soupe ce soir, qui le répète, qui fait entrer le nom de Plancus dans les moindres conversations, qui dit : Plancus me demandait-, je disais à Plancus,.. celui-là même nous apprend dans ce moment que son héros vient de nous être enlevé par une mort extraordinaire… Il accuse le mort, décrie sa conduite,.. lui ôte jusqu’à la science des détails, ne lui passe point une mémoire heureuse, lui refuse l’éloge d’un homme sévère et laborieux, ne lui fait pas l’honneur de lui croire parmi les ennemis de l’empire un ennemi. » Plancus est évidemment Louvois : tous les traits s’appliquent à lui ; mais ici le but de La Bruyère est moins peut-être de peindre un grand ministre qu’un plat courtisan. Quant à l’ingratitude qui est peinte ici, il est probable que beaucoup d’originaux ont posé devant le satiriste. De même pour ceux qui disent à l’avènement d’un ministre : C’est mon ami ; il m’est assez proche, le fait a dû se produire plus d’une fois. On cite Villeroy, qui, lorsque Pelletier fut promu au contrôle général, s’écria qu’il en était ravi, « parce qu’ils étaient parens, » quoique ce ne fût pas vrai. Il est, d’ailleurs, peu important ici de savoir si tel personnage a été l’original de la copie ; il suffit que l’on en puisse voir en lui une des épreuves. On rapproche aussi des noms de Xanthus et de Crassus (Mérite personnel, 18), ceux de Louvois et de son fils Courtenvaux ; mais Louvois n’était probablement pas le seul ministre qui cherchât à pousser un fils incapable. Après les rois et les ministres, c’est le tour des grand seigneurs, et surtout des princes du sang. C’est évidemment au prince de Conti que s’applique le passage suivant : « Il vient de mourir à Paris de la fièvre qu’il a gagnée à veiller la femme qu’il n’aimait pas ; » ce que La Bruyère cite non comme un exemple d’héroïsme, mais pour prouver que l’on fait souvent « par bienséance » ce que l’on ne ferait pas « par inclination et par devoir. » Et, en effet, le journal de Dangeau nous apprend que le 12 octobre 1685 « M. le prince de Conti a pris le parti de s’enfermer avec Mme sa femme (atteinte de la petite vérole), quoiqu’il ne l’eût jamais eue. » Il fut atteint lui-même le 1er novembre et mourut le 9. Mme de Sévigné fait allusion à cette mort dans une lettre du 24 novembre ; l’application n’est pas douteuse. Mais à qui La Bruyère s’adresse-t-il dans cette apostrophe célèbre terminée par le mot le plus sanglant : « Si vous êtes ne vicieux, ô Théogène, je vous plains; si vous le devenez par faiblesse,.. souffrez que je vous méprise. » Ce trait est bien fort, appliqué aux enfans des dieux, comme La Bruyère lui-même appelle les princes du sang. Cependant le nom de Théogène qui veut dire précisément la même chose (né des dieux), et cet autre trait : « D’un rang et d’une naissance à donner des exemples plutôt qu’à les prendre d’autrui, » nous apprennent qu’il s’agit bien ici de la plus haute naissance, et, par conséquent, des princes du sang. Le morceau a été appliqué à Vendôme, l’un des plus vicieux de ce temps, et qui ne voyait que des gens obscurs, selon Saint-Simon. Mais Vendôme, à cette époque, était corrompu depuis longtemps, et n’était plus d’âge à recevoir des conseils, comme la suite du couplet en contient. Il est probable, au contraire, selon M. Servois, que ce passage renferme une leçon indirecte de La Bruyère à son ancien élève, le duc de Bourbon[3], alors âgé de vingt-trois ans, et sur lequel on pouvait espérer encore d’agir en lui rappelant quelques-unes de ses qualités : « Si vous êtes sage, tempérant, modeste, etc.. » Saint-Simon dit également du duc de Bourbon qu’il n’eut pas d’amis, mais « des connaissances obscures, » ce qui semble bien se rapporter à ce que dit La Bruyère « de cette sorte de gens qui ont juré de vous corrompre. » Ici, il faut louer le philosophe d’avoir osé parler sur le ton d’un maître et de n’avoir pas fléchi devant la naissance et le rang.

Au-dessous des grands seigneurs nous rencontrons les courtisans, et avant tous le premier d’entre eux, dont la vie était bien l’exemple le plus extraordinaire des vicissitudes de la fortune chez es gens de cour. Qui ne reconnaîtrait Lauzun dans le portrait suivant : « Straton est né sous deux étoiles : malheureux, heureux dans le même degré. Sa vie est un roman ; non, il lui manque le vraisemblable. Il n’a point eu d’aventures ; il a eu de beaux songes ; il en a eu de mauvais. Que dis-je? On ne rêve pas comme il a vécu. Personne n’a tiré d’une destinée plus qu’il n’a fait ; l’extrême et le médiocre lui sont connus, il a brillé, il a souffert, il a mené une vie commune... Il a exercé dans l’une et l’autre fortune le génie du courtisan... Le joli, l’aimable, le rare, le merveilleux, l’héroïque ont été employés à son éloge ; et tout le contraire a servi depuis pour le ravaler : caractère équivoque, mêlé, enveloppé ; une énigme, une question presque indécise. » Saint-Simon n’hésite pas à reconnaître Lauzun dans ce portrait ; car il écrit « qu’il a été un personnage si extraordinaire et si unique que c’est avec raison que La Bruyère a dit de lui qu’on ne rêve pas comme il a vécu. » Bussy, écrivant à Mme de Sévigné, appliquait à Lauzun un mot emprunté à un jeu du temps : « Je l’ai vu vif; je l’ai vu mort; je l’ai vu vif après sa mort. » Et Mme de Sévigné répondait : « J’admire l’étoile de Lauzun, qui veut encore rendre son nom éclatant quand il semble qu’il soit tout à fait enterré. » C’était, en effet, le moment où Lauzun revenait d’Angleterre, après la révolution de 1688, chargé de ramener en France la reine et le prince de Galles ; mais bientôt l’étoile pâlit de nouveau. « On lui ôte le romanesque et le merveilleux de l’aventure, elle est devenue quasi tout unie : voilà le monde et le temps. » Il est permis de croire que c’était encore à Lauzun que La Bruyère avait pensé dans une maxime antérieure qu’il a supprimée aux dernières éditions : « Une plus belle ressource pour un favori disgracié que de se perdre dans la solitude et de ne plus faire parler de soi, c’est d’en faire parler magnifiquement et de se jeter, s’il se peut, dans quelque haute et généreuse aventure. » On ne peut guère trouver que Lauzun auquel ce passage soit applicable. La Bruyère a dû le supprimer lorsqu’il lui eut consacré tout entier un nouveau portrait.

La Bruyère nous représente trois types différens de courtisans disgraciés : celui de Lauzun, qui se relève par quelque héroïque aventure ; celui de Vardes, qui traîne dans le monde les débris d’une faveur perdue ; et enfin celui du sage courtisan, qui choisit noblement la retraite et aime mieux disparaître tout à fait que de faire un nouveau personnage si différent du premier : « Il conserve le merveilleux de sa vie dans la solitude ; et, mourant pour ainsi dire avant la caducité, il ne laisse de soi qu’une brillante idée et une mémoire agréable. » Ces derniers traits ne peuvent guère mieux s’appliquer qu’à Bussy-Rabutin, que La Bruyère aimait à louer, parce qu’il avait été loué par lui. Bussy, en effet, avait été un des premiers à prendre connaissance du manuscrit des Caractères et à en présager le succès. La Bruyère le cite ailleurs avec Bouhours pour un des juges du goût. Ici il le flatte en le louant d’une sagesse qu’il n’avait guère, mais qu’il affectait volontiers ; car dans ses lettres à Mme de Sévigné ou à Mme de Scudéry, il se donne toujours pour un désenchanté qui place sa dignité dans la retraite, quels que fussent les amers regrets et les brûlans désirs que lui inspirent au fond les faveurs de la cour. Rien ne pouvait lui faire plus de plaisir que l’allusion de La Bruyère.

Un autre courtisan illustre de la cour de Louis XIV, aussi brillant que Lauzun, qui ne s’éleva pas si haut, mais qui ne. tomba pas si bas, est La Feuillade. Deux passages de La Bruyère semblent lui être applicables, ou du moins lui ont été appliqués par les clefs. Voici le premier: « Quel moyen de vous définir, Téléphon? On n’approche de vous que comme du feu et dans une certaine distance, et il faudrait vous développer, vous manier pour porter de vous un jugement sain et raisonnable. » Le second passage, bien plus significatif, est celui-ci : « Il y a des gens qui gagnent à être extraordinaires; ils voguent, ils cinglent dans une mer où les autres échouent et se brisent ; ils parviennent en blessant toutes les règles de parvenir. » On comprend qu’il n’y ait pas beaucoup de choix pour découvrir ces courtisans extraordinaires : on ne peut guère en nommer qu’un ou deux, parmi les plus célèbres. Lauzun écarté (et beaucoup de traits du passage ne lui sont pas applicables), c’est le nom de La Feuillade qui se présente nécessairement, car personne n’a plus que lui porté la flatterie jusqu’à l’extraordinaire : « La Feuillade, dit La Fare dans ses Mémoires, fou de beaucoup d’esprit, continuellement occupé à faire sa cour, fit sa fortune par ses extravagances... Il imagina des choses à quoi tout autre n’eût jamais pensé, » par exemple l’expédition de Candie, qu’il fit à ses dépens. « Une des choses qui lui a le plus servi, ce fut de se brouiller alternativement avec tous les ministres. » Saint-Simon nous a laissé aussi de La Feuillade un portrait qui est le commentaire vivant du passage de La Bruyère : « De l’esprit, une grande valeur, une plus grande audace, une pointe de folie, gouvernée toutefois par l’ambition, avec une flatterie et une bassesse insignes pour le roi, firent sa fortune. Il a renouvelé les anciennes apothéoses fort au-delà de ce que la religion chrétienne pouvait souffrir. » On sait, en effet, qu’il avait élevé un autel au roi sur la place des Victoires. Enfin, Mme de Sévigné l’appelle « le courtisan passant tous les courtisans, » et Bussy, « un extravagant sachant faire des romans mieux que personne. »

Lauzun et La Feuillade sont les deux grands courtisans du siècle de Louis XIV, ceux qui ont mis de l’imagination dans leur vie et dans leurs ambitions : ce sont des romanesques. Voici maintenant le courtisan positif, le courtisan machine, gourmé, gonflé de ses titres, servile observateur des rites, le maître des cérémonies par excellence, l’historiographe de la cour, le célèbre Dangeau. Peut-on le méconnaître dans le portrait suivant : « Un Pamphile est plein de lui-même, ne se perd pas de vue, ne sort point de l’idée de sa grandeur, de ses alliances, de sa charge, de sa dignité… Il dit : Mon ordre, mon cordon bleu… Un Pamphile veut être grand ; il croit l’être, il ne l’est pas ; il est d’après un grand… Il est sévère et inexorable à qui n’a pas encore fait sa fortune… Il vous quitte brusquement pour joindre un seigneur ou un premier commis ; et, s’il les trouve avec vous, il les coupe et vous les enlève… Les Pamphiles sont toujours sur un théâtre : gens nourris dans le faux et qui ne haïssent rien tant que d’être naturels. » Sans doute, c’est bien là le portrait d’un courtisan en général; mais Dangeau lui-même était le type du courtisan. Aussi tout le monde l’a-t-il reconnu. C’est le nom de Dangeau que donnent toutes les clefs. Comment ne pas reconnaître, en effet, celui que Saint-Simon nous peint « chamarré de ridicules,.. si plat, si fade, si grand admirateur de riens, pourvu que ces riens tinssent au roi ou aux gens en place, si bas adulateur, et, depuis qu’il s’éleva, si bouffi d’orgueil et de fadaises, si occupé à faire valoir ses moindres distinctions, qu’on ne pouvait s’empêcher d’en rire ? »

Voici venir maintenant, par contraste, le courtisan grossier, débraillé, abusant d’une faveur qui ne vient pas de lui, dépenaillé, cassant les vitres, sorte de César de Bazan qui ne doit qu’à sa sœur, Mme de Maintenon, le droit d’être quelque chose en cour. C’est Théodecte, c’est-à-dire, suivant toutes les clefs, le chevalier d’Aubigné. La Bruyère a refait son portrait à plusieurs reprises : « J’entends Théodecte de l’antichambre ; il grossit sa voix à mesure qu’il s’approche. Le voilà entré : il rit, il crie, il éclate… Chacun a son fait… Il se met le premier à table et dans les premières places. Il mange, il boit, il conte, il plaisante et interrompt tout à la fois… Est-ce lui, est-ce Euthydème qui donne le repas?.. Le vin et les viandes n’ajoutent rien à son caractère. Si l’on joue, il gagne au jeu ; il veut railler celui qui perd et il l’offense ; les rieurs sont pour lui. » C’est sans doute du même personnage qu’il est question dans cet autre passage : « Le rebut de la cour est reçu à Paris dans une ruelle… Il est écouté, aimé ; il fait des jaloux et des jalouses ; on l’admire, il fait envie ; à quatre lieues de là, il fait pitié. » De ces portraits de La Bruyère rapprochez celui de Saint-Simon : « C’était un panier percé, fou à enfermer, mais plaisant avec de l’esprit et des saillies et des reparties auxquelles on ne se pouvait attendre… Avec le divertissant, il y avait beaucoup d’embarrassant à écouter tous ses propos, qu’on n’arrêtait pas où on voulait, et qu’il faisait à table, devant tout le monde, sur un banc des Tuileries et dans la galerie de Versailles, où il ne se contraignait pas de dire le beau-frère en parlant du roi. » Cependant, un des traits de Saint-Simon ne s’accorde pas trop avec le portrait de La Bruyère : « Avec cela, bon et honnête homme, poli, et sans rien de ce que la vanité de la situation de sa sœur eût pu y mêler d’impertinent. » Une autre chronique de la cour nous le représente « passant sa vie dans la débauche et consumant ses rentes dans les sanctuaires de Vénus... Il a quelquefois d’heureuses saillies. A travers tous ses défauts, on découvre quelques rayons de grandeur, mais fort mal ménagés. »

Il n’y a pas de contraste plus grand que celui de Théodecte et d’Arsène. Ici, c’est le raffiné, le dégoûté, le juge exquis et impitoyable en matière de goût, le contempteur du genre humain, oublieux de ses propres faiblesses : « Arsène, du plus haut de son esprit, contemple les hommes ; et, dans l’éloignement où il les voit, il est comme effrayé de leur politesse... Il croit, avec quelque mérite qu’il a, posséder tout celui qu’on peut avoir ; occupé et rempli de ses sublimes idées, il se donne à peine le loisir de prononcer quelques oracles... Il n’y a point d’ouvrage d’esprit si bien reçu dans le monde qu’il daigne lire ; incapable d’être corrigé par cette peinture qu’il ne lira pas. » Il n’y a qu’une voix sur l’original de ce portrait. Toutes les clefs, et nos meilleurs critiques (notamment Sainte-Beuve) l’appliquent sans hésiter à Tréville, célèbre parmi les courtisans, pour la haute affectation soit de goût, soit de sainteté ; car il avait eu des mouvemens et des retours, auxquels La Bruyère fait allusion lorsqu’il dit ; « Il abandonne aux âmes communes le mérite d’une vie suivie et uniforme, et il n’est responsable de ses inconstances qu’à ce cercle d’amis qui les idolâtrent. » Ce cercle d’amis était la société de Port-Royal dont Tréville faisait partie, « élevé jusqu’aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s’admirer réciproquement. » Au moment de l’une des conversions de Tréville, Bourdaloue, toujours en guerre contre Port-Royal, le prit pour cible dans un de ses sermons ; et le portrait du prédicateur rappelle celui du satiriste. Il le plaçait au rang « des esprits superbes qui se regardaient et se faisaient un secret plaisir d’être regardés comme les justes, les parfaits, les irrépréhensibles, qui prétendaient avoir le droit de mépriser tout le genre humain, ne trouvant que chez eux la sainteté et la perfection. » En partant de cette peinture, Mme de Sévigné nous dit : « Il n’y manquait que le nom ; mais il n’en était pas besoin ; » et elle nomme Tréville sans hésiter. Cette hauteur dans la vertu, qui n’était pas exempte de rechutes, car Saint-Simon l’accuse d’être retombé dans un grossier épicurisme, Tréville la portait également dans le goût. Il est certain qu’on le comptait au premier rang parmi les juges ; Boileau lui trouvait une justesse d’esprit admirable ; et ses amis de Port-Royal lui attribuaient plus d’esprit qu’à Pascal. Il mettait de la recherche jusque dans les repas, suivant Saint-Simon. Sainte-Beuve conjecture avec quelque vraisemblance que, pour lui avoir appliqué un portrait aussi incisif, La Bruyère a dû avoir quelque injure personnelle à venger.

Parmi les nombreuses peintures de La Bruyère, l’une de celles dont l’application est tout à fait certaine, c’est le caractère du distrait, de Ménalque, où tout le monde au XVIIe siècle reconnaissait le duc de Brancas. Ce portrait, par lequel La Bruyère s’est amusé lui-même et n’a cherché qu’à amuser le lecteur, est un peu une caricature ; il est trop prolongé ; on ne rit pas si longtemps d’une si longue suite de bévues toujours les mêmes : l’importance du travers n’est pas non plus en proportion avec l’étendue de la satire. Néanmoins on peut croire que La Bruyère, qui avait du goût, malgré la recherche de son esprit, et qui surtout aimait le court et le concis, n’a pas laissé sans raison cette longue plaisanterie dans son ouvrage: c’était un appât pour les esprits légers qui veulent rire et s’amuser : c’était une manière de les introduire dans son livre et de les y retenir, surtout les jeunes gens ; de même que Fénelon, pour plaire aux enfans, s’est amusé, dans ses fables, à la peinture un peu trop prolongée de l’Ile des plaisirs. Quoi qu’il en soit, Ménalque, c’est Brancas ; à côté des traits rapportés par La Bruyère, la chronique du temps en rappelle de tout pareils dans la vie de ce courtisan. On prétendait que, le jour de ses noces, il avait oublié son mariage, et que ce fut son valet de chambre qui vint le lui rappeler. Il était allé un jour, suivant Tallemant, en société avec son bonnet de nuit. Une autrefois il prit la reine mère, agenouillée dans l’église, pour un prie-Dieu, et se mit à genoux sur elle. Il écrivait à Mme de Villars et mettait l’adresse au mari. Mme de Sévigné rapporte de Brancas un grand nombre de distractions, celle-ci-entre autres : « Brancas versa il y a trois ou quatre jours dans un fossé. Il s’y établit si bien qu’il demanda à ceux qui allèrent le secourir ce qu’ils désiraient de son service... Je lui mande ce matin que je lui apprenais qu’il avait versé. » Il est probable d’ailleurs que toutes les distractions rapportées par La Bruyère n’étaient pas empruntées à Brancas. On cite encore d’autres distraits célèbres, ne fût-ce que La Fontaine, qui part de Paris pour aller voir sa femme à Château-Thierry, et revient sans l’avoir vue, parce qu’elle était sortie. La Bruyère prit de toutes parts, et sans doute même y mit du sien. Brancas lui-même une fois connu par ses distractions, l’on mit sur son compte toutes sortes d’enfantillages, comme on a fait de nos jours pour le célèbre Ampère.

Le nom de Villeroy est souvent cité par les clefs, à propos de certains passages des Caractères. Mais il faut distinguer ici le père et le fils. Le père avait été gouverneur de Louis XIV, et c’était un courtisan accompli, aussi bien pour la bassesse que pour la science du monde. Nous lui avons déjà vu appliquer ce mot à propos d’un nouveau ministre : C’est mon ami. Il disait cyniquement « qu’il faut donner le pot de chambre aux ministres quand ils sont en place, et le leur verser sur la tête quand ils n’y sont plus. » En même temps, sa vieille expérience du monde lui donnait une grande autorité, et on lui appliquait la maxime suivante : « Un vieillard qui a vécu à la cour, qui a un grand sens et une mémoire fidèle est un trésor inestimable ; il est plein de faits et de maximes… L’on y apprend des règles pour la conduite et pour les mœurs. » Le second Villeroy, également maréchal, le célèbre général connu par son incapacité et ses défaites, le courtisan frivole et superficiel, inepte dans les affaires, où il ne comprenait rien, au point d’embarrasser Louis XIV, qui avait de l’affection pour lui parce qu’ils avaient été élevés ensemble, serait, suivant les clefs, l’original de Ménippe : « Ménippe, dit La Bruyère, est l’oiseau paré de divers plumages qui ne sont pas à lui. Il ne parle pas, il ne sent pas ; il répète des sentimens et des discours, et il se sert si naturellement de l’esprit des autres qu’il y est le premier trompé… C’est un homme qui est de mise un quart d’heure de suite, qui le moment d’après, bâille, dégénère, perd le peu de lustre qu’un peu de mémoire lui donnait, et montre la corde. Lui seul ignore combien il est au-dessous du sublime et de l’héroïque. » Le portrait que Saint-Simon fait de Villeroy a de grandes analogies avec celui-Là, même pour l’expression : « Il se piquait d’être honnête homme ; mais comme il n’avait pas de sens, il montrait la corde fort aisément… C’était toujours, hors des choses communes, un embarras et une confiance dont le mélange devenait ridicule… D’ailleurs, nulle chose que des contes de cour, d’aventures, de galanteries, nulle lecture, nulle instruction, ignorance crasse sur tout, plates plaisanteries, force vent et parfait vide. » Saint-Simon dit encore « qu’il se croyait affranchi de la politesse par le caractère des gens, » ce qui se rapporte très bien à ce trait de Ménippe : « Si vous le saluez quelquefois, c’est le jeter dans l’embarras s’il doit rendre le salut. » Le trait final du portrait de La Bruyère est admirable : « Il croit que tous les yeux sont ouverts sur lui, et que les hommes se relaient pour le contempler. » Ici encore, c’est bien l’homme que nous montre Saint-Simon en l’appelant « un tissu de fatuité, de recherche et d’applaudissement de soi, de montre de faveur et de grandeur de fortune. »

Nous rencontrons enfin dans La Bruyère d’autres types de courtisans, aussi savamment démêlés que finement décrits : le courtisan insinuant, le courtisan orgueilleux, le courtisan enrichi. Voici le portrait du premier, qui serait celui de Lenglée : « Les cours ne sauraient se passer d’une certaine espèce de courtisans, flatteurs, complaisans, insinuans, dévoués aux femmes... Ils font les modes, raffinent sur le luxe et les dépenses... Il n’y a sorte de volupté qu’ils n’essaient... Dédaigneux et fiers, ils n’abordent plus leurs pareils, ils ne les saluent plus... Ils ont l’oreille des plus grands princes, ne sortent pas du Louvre et du château, où ils agissent comme chez eux,.. personnes commodes, agréables, riches, qui prêtent et qui sont sans conséquence. » Si l’on compare ce portrait à celui que Saint-Simon nous donne de Lenglée, on verra qu’ils se rapportent trait pour trait. « C’était un homme de rien, dont le père s’était enrichi... Il sut prêter de bonne grâce... Il fut des plus grosses parties du roi au temps de ses maîtresses... et il se trouva insensiblement de tous les voyages, de toutes les fêtes, lié avec toutes les maîtresses et avec toutes les filles du roi... fort bien avec les princes du sang... Il s’était rendu maître des modes, des fêtes, des goûts. » N’est-ce pas là le même homme ? D’ailleurs un trait particulièrement caractéristique se retrouve de part et d’autre. La Bruyère, parlant du commerce de ce genre de courtisans avec les femmes, ajoute : « Il leur souffle dans l’oreille des grossièretés. » Saint-Simon dit de son côté : « Il leur disait des ordures horribles. Quand il mourut, le monde y perdit du feu, des fêtes, des modes, et les femmes beaucoup d’ordures. » Il semble encore que Saint-Simon répète La Bruyère, et lui répond. Celui-ci avait dit que « les cours ne pouvaient se passer de cette espèce de courtisans. » Saint-Simon n’avait-il pas cette pensée en tête lorsqu’il écrit : « Une espèce comme celle-là dans une cour y est assez bien ; pour deux, ce serait beaucoup trop? »

Le courtisan orgueilleux décrit par La Bruyère a probablement pour original l’évêque de Noyon, Clermont-Tonnerre. A une époque où la fierté de la noblesse était chose commune, car La Bruyère l’avait raillée plus d’une fois, Clermont-Tonnerre s’était fait une réputation particulière d’orgueil et d’insolence, et il s’était formé une sorte de légende de ses traits de présomption, comme des distractions de Brancas. Il faut que le travers ait été poussé bien loin pour que Saint-Simon, si infatué lui-même des privilèges de la naissance, en ait été scandalisé. Voici d’abord le portrait tel qu’il est dans La Bruyère : « Un homme de la cour qui n’a pas un assez beau nom doit l’ensevelir sous un meilleur; mais s’il l’a tel qu’il ose le porter, il doit insinuer qu’il est de tous les noms le plus illustre ; il doit tenir aux princes lorrains, aux Rohan, aux Montmorency, et, s’il se peut, aux princes du sang ;.. faire entrer dans toutes les conversations ses aïeux paternels et maternels, et y trouver place pour l’oriflamme et pour les croisades, avoir des salles parées d’arbres généalogiques ; se piquer d’avoir un ancien château à tourelles et à mâchicoulis ; dire en toute rencontre : ma race, ma branche, mon nom et mes armes. » N’est-ce pas là l’homme dont Saint-Simon nous dit de son côté : « Toute sa maison était remplie de ses armes jusqu’au plafond ; des manteaux de comte et de pair dans tous les lambris... et deux grandes cartes généalogiques avec le titre : Descente de la très auguste maison de Clermont-Tonnerre des empereurs d’Orient, et à l’autre : Des empereurs d’Occident... Il me montra ces merveilles, que j’admirai à la hâte, mais dans un autre sens que lui. »

Le courtisan enrichi par le mariage et par mésalliance était une espèce qui ne manquait pas d’originaux. Aussi lorsque La Bruyère écrit : « Epouser une veuve, en bon français, signifie faire sa fortune, » on n’était pas embarrassé de nommer quelques courtisans, par exemple le comte de Marsan, qui avait épousé non pas une veuve, mais deux veuves, et en avait même manqué une troisième. Une première fois déjà, âgé de vingt-sept ans, il avait courtisé la veuve du maréchal d’Aumont, qui en avait soixante-cinq, et voulait lui donner son bien. Mme de Sévigné dit qu’il fit comme Lauzun, et manqua l’occasion. Mais il avait cette vocation ; car, après ce premier échec, il épousa en premières noces la veuve du maréchal d’Albret, riche, laide et maussade. » Il était lui-même, dit Saint-Simon, « jeune, avide et gueux. » Elle lui donna tout son bien par contrat de mariage ; mais elle fut la dupe de sa sotte passion ; son mari « la laissa dans un coin de la maison avec le dernier mépris et dans la dernière indigence. » Après la mort de cette première femme, Marsan se remaria encore avec une veuve, celle de Seignelay, qui lui apporta encore 65 mille livres de rentes. Saint-Simon n’a pas de termes pour peindre la bassesse de ce personnage : « Il était l’homme de la cour le plus bassement prostitué à la faveur et aux places, le plus lâchement avide à tirer de l’argent de toutes mains, qui toute sa vie avait vécu des dépouilles de l’église, des femmes, de la veuve et de l’orphelin, surtout du sang des peuples. »

Les comparaisons précédentes nous montrent, à ce qu’il nous semble, qu’il y a eu dans La Bruyère beaucoup plus d’allusions précises et personnelles que l’on ne le croirait d’après ses désaveux. Les rencontres que nous avons signalées ne sont pas fortuites. Dans le fond, La Bruyère n’était peut-être pas aussi fâché qu’il en a l’air des applications que l’on faisait de ses portraits. Si l’on réfléchit qu’il a donné lui-même huit éditions de son livre, et chacune enrichie de nouveaux portraits, on devine quelle arme il a eue entre les mains dans les dernières années de la vie pour se faire respecter. Que de saluts et de politesses n’a-t-il pas dus à la crainte de figurer dans une édition suivante, et d’avoir sa place dans les clefs ! Qu’un sage, regardé de haut par de sots et vaniteux courtisans, se soit armé contre eux de ce genre de défense, on le comprend, et on ne peut pas lui en trop vouloir pour cela. Quand on lit de près les Caractères, on est frappé de ce mépris des grands qui devance Beaumarchais et trouve pour s’exprimer des traits encore plus sanglans. Que de fois le philosophe n’a-t-il pas dû dire tout bas : Tandis que moi, morbleu!.. Les Caractères, comme les comédies de Molière, sont une revanche de l’esprit contre la naissance. Sans doute, c’est un moraliste qui parle, ce n’est pas un révolutionnaire; mais c’est toujours la morale qui commence la ruine des institutions.


II.

Les courtisans avides et les nobles enrichis nous conduisent, par une transition naturelle, aux bourgeois gentilhommes, aux hommes d’affaires et aux hommes d’argent. On voit par La Bruyère que M. Jourdain a dû avoir beaucoup d’originaux dont on prononçait les noms : « Sylvain, de ses deniers, a acquis de la naissance et un autre nom ; il est seigneur de la paroisse où ses aïeux payaient la taille ; il n’aurait pu autrefois entrer page chez Cléopâtre, et il est son gendre. » Sous ce portrait, on plaçait le nom d’un fameux partisan, appelé George ou Gorge, qui avait acheté le marquisat d’Entragues, et épousé Mlle de Valençay, fille du marquis de ce nom, autre personnage du même genre. « On ne peut mieux user de la fortune que Périandre ; il a commencé par dire : Un homme de ma sorte ; il passe à dire : Un homme de ma qualité... Tout se soutient dans cet homme ; rien ne se dément dans cette grandeur qu’il a acquise, dont il ne doit rien, qu’il a payée[4]. » Il n’était pas bien nécessaire de chercher un modèle à ce portrait. Il devait y en avoir plusieurs. Ceux que l’on propose (Lenglée, Pussort) ne répondent qu’imparfaitement au signalement. Ainsi du portrait de Chrysippe, « homme nouveau et le premier noble de sa race... Il arrive à donner à l’une de ses filles pour sa dot ce qu’il désirait lui-même d’avoir en fonds pour toute fortune pendant sa vie. » Il n’y a pas là de quoi caractériser un homme. Voici un portrait plus accusé : « Sosie, de la livrée, a passé par une petite recette à une sous-ferme, et par les concussions, les violences,.. il s’est enfin, sur les ruines de plusieurs familles, élevé à quelque grade. Devenu noble par une charge, il ne lui manquait que d’être homme de bien : une place de marguillier a fait ce prodige. » Il doit y avoir là sans doute quelque allusion : mais on cite plusieurs noms. Le plus connu est celui du fameux Gourville, domestique de Condé : mais sa fortune avait été bien plus rapide et bien plus éclatante; il avait rendu de grands services et il était d’une grande capacité. La Bruyère d’ailleurs aurait-il traité aussi injurieusement quelqu’un de la maison de Condé? Il est probable que ce sont là des portraits généraux, pour lesquels il a pris, comme il le dit lui-même, un trait ici et un trait là, sans faire poser personne en particulier. J’en dirai autant de Crésus : «De toutes ses immenses richesses, que le vol et la concussion lui avaient acquises, et qu’il a épuisées par le luxe et la bonne chère, il ne lui est pas demeuré de quoi se faire enterrer. » On nomme plusieurs partisans ; mais le fait a dû se présenter souvent. Le partisan Aubert, enrichi sous Fouquet, répond à peu près au personnage, sauf qu’au lieu de se ruiner, on dit qu’il avait été ruiné par la chambre de justice qui l’avait taxé en 1666. Il mourut, dit-on, dans un grenier. Il avait bâti au Marais un hôtel, que l’on appelait l’Hôtel salé[5], parce qu’il en avait gagné l’argent par l’impôt sur le sel. On nomme également plusieurs dames, comme répondant au portrait d’Arfure : « Arfure cheminait seule vers le grand portique... Sa vertu était obscure et sa dévotion comme sa personne. Son mari est entré dans le huitième denier. Quelle monstrueuse fortune!.. Elle n’arrive à l’église que dans un char ; on lui porte une lourde queue... Il y a brigue parmi les prêtres pour la confesser. » Ce serait, dit-on, Mme de Beîzani, ou Mme de Courchamp ; mais ici les applications doivent se perdre dans la foule. C’est aussi vouloir chercher des clefs quand même, que de mettre un nom propre sous cette maxime : « Tel, avec deux millions de rente, peut être pauvre chaque année de 500 mille livres. » Heureux le XVIIe siècle, si Seignelay eût été le seul auquel une pareille maxime pût s’appliquer ! La Bruyère dit encore : « Il n’y a rien dont on voie mieux la fin que d’une grande fortune ! » On cite beaucoup d’exemples pris dans les hommes d’affaires du temps. Lenoir : André Levieux, Doublet. Soit; mais autant pour nous les prendre de nos jours. Ce sont là des vérités de tous les temps dont les originaux sont innombrables : ce ne sont plus des portraits. A plus forte raison, hésitera-t-on à prononcer le nom de Racine, malgré quelque analogie superficielle, à propos de cette pensée : « Les hommes pressés par les besoins de la vie, et quelquefois par le désir de la gloire, cultivent des talens profanes, et les quittent ensuite par une dévotion discrète qui ne leur vient qu’après qu’ils ont fait leur récolte, et qu’ils jouissent d’une fortune bien établie.» Mais La Bruyère était lié avec Racine et Boileau, et s’il a pensé au premier en écrivant ces lignes, il faudrait dire que l’amitié n’empêchera jamais nos moralistes de se permettre un trait méchant pour arrondir leur phrase : ce qui pourrait fournir un portrait dont La Bruyère serait le modèle au lieu d’en être l’auteur. Mais nous aimons mieux penser, malgré les apparences[6], que La Bruyère a parlé en l’air et sans allusion personnelle. Plus grave et plus violente est l’apostrophe suivante : « Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt... De telles gens ne sont ni parens, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être hommes ; ils ont de l’argent. » Les clefs nomment ici, parmi les partisans, Berlhelot père, fournisseur et commissaire-général des poudres ; mais peut-être est-ce injuste; car le roi, suivant Dangeau, l’estimait assez, et disait de lui qu’il était « l’homme d’affaires le plus capable de faire les recouvremens sans tourmenter les peuples. » Ce dernier trait lui ferait plutôt de l’honneur. On voit combien ici les noms sont difficiles à appliquer. On connaît le morceau d’un ton si solennel et si préparé qui commence par ces mots : «Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire » et qui se termine ainsi : « Un pâtre achètera un jour à deniers comptans cette royale maison... » Est-il vrai que Zénobie soit Catherine de Médicis, et que le pâtre enrichi soit Gourville ? Nous n’oserions pas l’affirmer. On connaît aussi le fameux portrait du riche et du pauvre, de Giton et de Phédon. On se donne la peine de chercher un nom pour Giton : et l’on nomme Barbezieux. Mais le portrait qu’en trace Saint-Simon n’a que peu d’analogie avec celui de Giton : « C’était un homme d’une figure frappante, extrêmement agréable, fort mâle, avec un visage gracieux et aimable... Personne n’avait autant l’air du monde, les manières d’un grand seigneur. » Est-ce là ce Giton que La Bruyère nous représente « le visage plein, les joues pendantes, l’estomac haut » qui « déploie un ample mouchoir et se mouche avec grand bruit, » qui « crache fort loin et éternue fort haut, » qui « dort le jour et dort la nuit. » Il s’agit ici d’un riche vulgaire et grossier, et non d’un homme de cour. C’est là évidemment un portrait anonyme. D’ailleurs, si l’on donne un nom à Giton, pourquoi n’en pas donner à Phédon? Le parallèle seul, un peu trop balancé, et même surchargé quelque peu de rhétorique, prouve qu’il s’agit ici de personnages de convention.

Il y a plus de vraisemblance dans les applications que l’on a faites des personnages que La Bruyère appelle les Saunions : « J’entends dire des Sannions : Même nom, mêmes armes; la branche aînée, la branche cadette... Ils ont, avec les Bourbons, sur une même couleur un même métal; ils portent, comme eux, deux et une... Je dirais volontiers aux Sannions: Votre folie est prématurée; attendez au moins que le siècle s’achève sur votre race. Ceux qui ont vu votre grand-père ne sauraient vivre longtemps. Qui pourra dire comme eux: Là il étalait et vendait très cher? » Non-seulement les clefs, mais divers contemporains de La Bruyère nomment ici les Leclerc de Lesseville, bourgeois enrichis et anoblis. D’Hozier, l’historiographe de la noblesse de France, le grand expert des origines et des naissances, dit, à propos des Leclerc de Lesseville : « Voyez les railleries que fait La Bruyère de cette prétendue noblesse dans ses Caractères[7]. ? » Mme du Prat, dans ses Notes sur les tableaux du château de La Goupillère, dit également que les Leclerc de Lesseville sont les personnages que La Bruyère « a si joliment peints et si malignement traités » sous le nom des Sannions. Ces Lesseville descendaient, dit-on, d’un tanneur du Mans. Ils étaient dans les parlemens : « Ils vivent tous, disent les clefs, de bonne intelligence, portent les mêmes livrées. Ils ont pour armes trois croissans d’or en champ d’azur. De ces deux branches sont venus MM. de Lesseville... La branche cadette a chargé son écu d’un lambel. »

On comprend aisément pourquoi les travers des financiers et des riches se prêtent moins aux applications personnelles que les gentilshommes et les courtisans : c’est que cette classe était trop nombreuse pour qu’il n’y eût pas un grand nombre de types pour les travers les plus communs. Peut-être aussi La Bruyère les voyait-il de moins près que ceux de la cour; au lieu d’individus, il peignait surtout des généralités. Enfin, les personnages désignés nous sont la plupart du temps peu connus et l’on ne peut guère vérifier la ressemblance. Il n’en est plus de même pour la magistrature et le clergé. Ici nous trouvons, quoique en petit nombre, des personnages plus caractérisés et plus en vue, parce qu’ils sont en contradiction avec l’esprit de leur classe. Les allusions se présentent donc avec un caractère plus accusé et plus reconnaissable. Par exemple, un magistrat ayant la manie de la chasse pouvait être alors un type original et remarqué : « Un autre, avec quelques mauvais chiens, aurait envie de dire : Ma meute!.. Il se môle avec les piqueurs; il a un cor... Il oublie lois et procédures : c’est un Hippolyte... Le voyez-vous, le lendemain, à la chambre où l’on va juger une cause capitale, il se fait entourer de ses confrères ; il leur raconte comment il n’a point perdu le cerf de meute ; l’heure presse, il achève de leur parler des abois et de la curée et il court s’asseoir avec les autres pour juger.» Ce magistrat chasseur, suivant les clefs, serait le président Le Coigneux, qui aimait beaucoup la chasse; il avait un gros équipage à sa terre de Morfontaine, où il allait quand le palais le permettait. A côté du magistrat chasseur, La Bruyère nous décrit le magistrat petit-maître, dont l’original n’est pas non plus douteux. C’est le président de Mesmes. Voici la peinture de La Bruyère : « Il y a un certain nombre de jeunes magistrats que les grands biens et les plaisirs ont associés à quelques-uns de ceux que l’on nomme les petits-maîtres.... Ils prennent de la cour ce qu’elle a de pire: la vanité, la mollesse, l’intempérance, le libertinage... Copies fidèles de très mauvais originaux. » Le jeune président de Mesmes, âgé de vingt-sept ans, nommé par les clefs, répond très bien à ce portrait, s’il faut en croire Saint-Simon, qui semble reproduire trait pour trait sur lui en particulier ce que La Bruyère dit en général : « Toute son étude fut celle du grand monde, à qui il plut et fut mêlé dans les meilleures compagnies de la cour, et des plus gaillardes. D’ailleurs il n’apprit rien et fut extrêmement débauché... Devenu président, il ne changea guère de vie... Grand brocanteur et panier percé... C’en est assez sur ce magistrat, qui, à toute force, voulait être homme de qualité et de cour, et qui se faisait souvent moquer de lui. » De tels travers ne doivent être considérés, sans doute, que comme une exception dont on peut trouver des exemples dans tous les temps. Mais que dirions-nous, aujourd’hui, d’un président de vingt-sept ans ? En regard du magistrat petit-maître se place le magistrat hypocrite, dont la fausse humilité cache l’orgueil et la bassesse : « C’est pure hypocrisie, dit La Bruyère, à un nom d’une certaine élévation de ne pas prendre d’abord le rang qui lui est dû, et que tout le monde lui cède... Il ne lui coûte rien d’être modeste, de se mêler dans la multitude qui va s’ouvrir pour lui... La modestie est plus amère aux gens d’une condition ordinaire. » Saint-Simon, dans le portrait qu’il nous donne d’Achille de Harlay, semble encore ici servir de preuve et de confirmation à l’allusion de La Bruyère : « Issu de ces grands magistrats, dit-il, Harlay en eut toute la gravité, qu’il outra en cynique, en affecta le désintéressement et la modestie, qu’il déshonora l’un par la conduite, l’autre par un orgueil raffiné, mais extrême, qui, malgré lui, sautait aux yeux.. Il se tenait et marchait un peu courbé, avec un faux air plus humble que modeste, et rasait toujours les murailles pour se faire faire place avec plus de bruit et n’avançait qu’à force de révérences respectueuses, et comme honteux, à droite et à gauche, à Versailles. » On attribuait aussi au même personnage l’ostentation et la gloire des bonnes actions, que La Bruyère censure dans l’article suivant : «Aristarque se transporte dans la place avec un hérault et une trompette. Celui-ci commence : Écoutez, peuple ; Aristarque, que vous voyez ici présent, va faire demain une bonne action. » Même allusion dans le passage suivant : «Les meilleures actions s’altèrent et s’affaiblissent par la manière dont on les fait, et laissent même douter des intentions. » On rapportait, en effet, que le président de Harlay, ayant reçu un legs de 25,000 livres du président de La Barroir, se transporta à Fontainebleau, où était la cour, et là, devant notaire, il déclara donner cette somme aux pauvres. Mme de Sévigné rapporte aussi de lui plusieurs belles actions publiques; mais elle les admire, semble les prendre au sérieux et n’y met aucune allusion ironique. « Franchement, ma fille, voilà ce que j’envie, voilà ce qui me touche jusqu’au cœur, devoir des âmes de cette trempe. » Mais Mme de Sévigné était une bonne âme ; elle croyait facilement au bien. Saint-Simon, au contraire, pousse tout au noir, et il nous fait de Harlay un portrait hideux: «Une austérité pharisaïque le rendait redoutable... D’ailleurs sans honneur effectif,.. sans mœurs dans le secret, sans probité qu’extérieure, sans humanité même; en un mot, un hypocrite parfait. »

Ce sont là les seules figures de magistrats qu’on puisse retrouver avec quelque vraisemblance dans les peintures de La Bruyère; Les portraits relatifs au clergé ne sont guère plus nombreux. Voici, par exemple, le prêtre libertin, dont l’original est encore un Harlay : « Il en coûte moins à certains hommes de s’enrichir de mille vertus que de se corriger d’un seul défaut... Ce vice est souvent celui qui convient le moins à leur état... On ne leur demande point qu’ils soient plus éclairés, plus amis de l’ordre et de la discipline, plus fidèles à leurs devoirs... On veut seulement qu’ils ne soient point amoureux. » Il est évident que ce passage ne peut s’appliquer qu’à un membre du clergé ; et, tout en le critiquant sur un point délicat, La Bruyère le relève sur le reste, en reconnaissant qu’excepté ce point, l’objet de sa critique a pu s’enrichir de mille vertus, et qu’on n’a. pas à lui demander d’être plus fidèle à ses devoirs. Enfin, il semble bien qu’il s’agit de quelqu’un de public et dont le travers est très connu. Or, voici ce que rapporte de Harlay, archevêque de Paris, le chansonnier Maurepas : « Mlle de Varennes, est-il dit, manière de courtisane dont l’archevêque de Paris était amoureux au vu et au su de tout le monde. Il allait publiquement souper chez elle, et elle venait souper à l’archevêché. Ils ne se quittaient que fort tard. Il lui donnait un argent considérable. » Bussy parle de cette intrigue dans une lettre du 15 janvier 1680, et l’abbé Blache dans un passage de ses Mémoires[8]. On parle également de Mme de Bretonvilliers et de Mme de Lesdiguières. Saint-Simon, à propos de son oraison funèbre par le père Gaillard, s’exprime ainsi : « La matière était plus que délicate. Le célèbre jésuite prit son parti ; il loua tout ce qui méritait de l’être, puis tourna court sur la morale. Il fit un chef-d’œuvre d’éloquence et de piété. » Le clergé nous offre encore à cette époque le type intéressant et romanesque du libertin converti. « L’on en voit d’autres, dit La Bruyère, qui ont commencé leur vie par les plaisirs,.. que les disgrâces ont rendus religieux, sages, tempérans : ces derniers sont pour la plupart de grands sujets sur lesquels on peut faire beaucoup de fond. » On cite ici, dans les clefs, l’abbé de Rancé ; et, malgré l’opinion de M. Servois, il nous semble que ce nom n’est pas mal trouvé. Il est d’ailleurs probable qu’il y avait alors beaucoup d’exemples de ce genre. Les conversions étaient fréquentes ; et si un Pascal, un Racine ont passé par cette crise, beaucoup d’autres en ont pu faire autant. Mais l’abbé de-Rancé est le type le plus tranché d’une conversion radicale, semblable à celle de saint Augustin, et passant d’une vie de plaisir à une vie d’abnégation absolue. Tout ce que l’on peut dire, c’est que précisément les expressions de La Bruyère ne sont pas tout à fait assez fortes pour convenir à une révolution si remarquable. Dans un ordre d’allusions plus triviales et plus légères, nous trouvons le prêtre égoïste et glouton, que La Bruyère nous dépeint en ces termes : « Gnathon ne vit que pour soi... non content de remplir à table la première place, il occupe à lui seul colle des autres. » Gnathon serait, dit-on, l’abbé Dance, le même que Boileau aurait peint dans le Lutrin sous le nom du chanoine Evrard : » Il eut mangé, disait Despréaux, des cerneaux à la fourchette. Il avait un surtout qu’il passait par-dessus ses habits, quand il se mettait à table, pour les préserver de la graisse et des sauces et manger plus vite. Allait-il manger en ville, il faisait porter cet habit de table. » Le portrait du bavard aurait pu être pris sans doute dans quelque classe que ce soit de la société; le modèle choisi par La Bruyère serait, dit-on, un ecclésiastique; mais, comme ce portrait est imité de Théophraste, il n’est pas probable que celui-ci ait pensé à l’abbé de Vassé, que l’on cite comme le portrait du bavard. C’est cependant ce que nous dit Mme de Prat. Elle reconnaît dans ce portrait, avec les clefs, son vieil ami et défunt cousin, « l’abbé de Vassé, qui a laissé dans la famille la ridicule réputation d’un bavard à outrance et d’un vaniteux excessif. » Plus intéressant et plus probable est le portrait du prêtre intrigant, dans lequel toutes les clefs reconnaissent Théophile de la Roquette, évêque d’Autun, l’original bien connu de Tartufe. Voici le passage de La Bruyère : « Il n’y a point de palais où il ne s’insinue… Il entre dans le secret des familles ; il est quelque chose dans tout ce qui leur arrive… ce n’est pas assez pour remplir son ambition que le soin de dix mille âmes. Il y en a d’un plus haut rang… Il veille sur tout ce qui peut servir de pâture à son esprit d’intrigue, de médiation et de manège. » Ici Saint-Simon est encore le commentateur de La Bruyère : « Tout sucre et tout miel, lié aux femmes importantes de ce temps-là, et entrant dans toutes les intrigues ; — toutefois grand béat. C’est sur lui que Molière prit son Tartufe, et personne ne s’y méprit… Tout lui était bon à espérer, à se fourrer, à se tortiller. » Terminons enfin cette galerie de portraits ecclésiastiques par celui du moine à la mode, si connu de nos jours, mais qui n’était nullement ignoré au temps de La Bruyère : on y voit peinte au vif la lutte du moine et du prêtre, qui certainement existe encore aujourd’hui, mais souterraine et secrète, tant le moine a pris d’ascendant : « Dans ces jours que l’on appelle saints, dit La Bruyère, le moine confesse pendant que le curé tonne en chaire contre le moine et ses adhérens. N’y a-t-il point dans l’église une puissance à qui il appartient de faire taire les parties ou de suspendre pour un temps le pouvoir du barnabite ? » Il y a ici une allusion évidente. Pourquoi ce nom du barnabite, et pourquoi le souligner s’il ne s’agissait que du moine en général ? On paraît d’accord que le moine en question serait le père La Combe, le confesseur de Mme Guyon. Il était, en effet, barnabite et, pendant un temps, très à la mode. L’allusion est d’autant plus vraisemblable que La Bruyère, on le sait, s’était beaucoup occupé du quiétisme. Il y a, certes, lieu de s’en étonner. Comment et pourquoi cet humoriste, ce satirique mondain s’est-il pris d’un intérêt si vif pour la plus âpre des controverses théologiques, au point de lui consacrer neuf dialogues d’une longueur et d’une froideur insupportables[9]? On ne saurait répondre à cette question. La biographie de La Bruyère est trop mal connue, sa personne nous est trop obscure pour que nous puissions nous expliquer cette singulière passion de théologie. Quoi qu’il en soit, le fait suffit pour nous faire comprendre qu’il ait pu s’intéresser particulièrement au barnabite, et nous signaler la lutte des séculiers et des réguliers dans le gouvernement des consciences. Après tant d’amères censures, relevons enfin chez La Bruyère un hommage rendu à la vertu ; c’est le portrait du vrai dévot, « qui prie autrement que des lèvres, hors de la présence du prince. » Tout le monde nomme ici le duc de Beauvilliers, l’ami de Fénelon, le gouverneur du duc de Bourgogne, celui dont Saint-Simon a fait un si beau portrait, « ne montrant pas sa dévotion, sans la cacher aussi et sans incommoder personne. » Enfin, pour en finir avec la religion, n’oublions pas le libre penseur ou, comme on disait alors, le libertin : « Quelques-uns achèvent de se corrompre par de longs voyages et perdent le peu de religion qui leur restait. Ils voient de jour à autre un nouveau culte, diverses mœurs, diverses cérémonies; ils ressemblent à ceux qui entrent dans les magasins, indéterminés sur le choix des étoffes,.. ils sortent sans emplettes. » Ce passage, sans aucun doute, s’applique, comme le pense M. Servois, au célèbre Bernier, le voyageur, l’ami de Molière, l’élève et l’abréviateur de Gassendi, le collaborateur de Boileau dans l’Arrêt burlesque. Bernier est déjà l’homme du XVIIIe siècle : c’est un sceptique, et il a, dans ses voyages, perdu le peu de religion qu’avait pu lui laisser son goût pour Épicure.

La Bruyère, malgré son humeur mordante, sa misanthropie, ses traits amers et profonds, n’en reste pas moins l’homme du XVIIe siècle, l’élève de Descartes et de Pascal, le chrétien croyant à la religion comme il croyait à la monarchie. Nous avons peine à croire aujourd’hui à cette simplicité de l’âme dans un homme qui déchire tous les voiles quand il s’agit des mœurs et des personnes. Et cependant, il n’y a pas à douter, La Bruyère croyait ; il croyait même plus simplement que Pascal, et n’a pas connu les troubles étranges que celui-ci a traversés. C’est très sincèrement, et non pour couvrir ses satires, que La Bruyère termine son livre par un chapitre contre ces esprits forts « que l’on n’appelle ainsi, dit-il, que par ironie. » La Bruyère est un moraliste bien plus profond que Voltaire, mais il n’a rien de voltairien. Il est du monde de Bossuet et de Fénelon, de Racine et de Boileau, de Mme de Sévigné, de ce monde où l’on avait tant d’esprit et où l’on croyait pourtant. Il protestait contre la dévotion de cour, les lâches démonstrations des courtisans ; mais il détestait et flétrissait à la fois les « deux sortes de gens qui fleurissent dans les cours, les libertins et les hypocrites. » Tel est le genre de libre pensée qu’a connu le XVIIe siècle: un La Rochefoucauld, un Pascal, un La Bruyère, étaient certainement des esprits bien autrement hardis et profonds qu’un Bernier, un Guy-Patin, un Gabriel Naudé, un Lamothe-le-Vayer ; et cependant ceux-ci déjà représentaient le siècle nouveau, celui qui allait s’ouvrir après eux ; ils allaient triompher à leur tour avec Bayle et Voltaire. Voilà ce que La Bruyère ne pouvait deviner. Il fut le dernier apologiste; après lui, pendant un siècle, il n’y en eut plus.

III.

Nous laisserons de côté la manie des collectionneurs que La Bruyère s’est amusé à ridiculiser pour amuser son public, et qui suggèrent aux auteurs de clefs un certain nombre de noms inconnus et peu intéressans ; et nous terminerons cette étude par les deux classes d’allusions qui ont, je crois, le plus d’intérêt pour nous : les écrivains et les femmes.

Les allusions littéraires à des personnages connus sont fréquentes chez La Bruyère, et dans beaucoup de cas, d’une application certaine ou très probable. Par exemple, nul doute que la pensée suivante ne vise Racine et Boileau : « Quelques habiles prononcent eu faveur des anciens contre les modernes ; mais ils sont suspects et semblent juger en leur propre cause. » En elîot, Boileau dans ses Réflexion sur Longin, Racine dans sa préface d’Iphigénie, avaient pris position dans la fameuse querelle. Ils s’étaient déclarés contre Charles Perrault, le chef du parti des modernes. Il est bien probable aussi que c’est à Perrault lui-même que s’appliquent les deux pensées suivantes : «Un auteur moderne prouve que les anciens nous sont inférieurs en deux manières, par raison et par exemple : il tire la raison de son goût particulier et l’exemple de ses ouvrages. Il avoue que les anciens ont de beaux traits ; il les cite, et ils sont si beaux qu’ils font lire sa critique. » Cependant M. Servois fuit ici quelques objections sérieuses. Le second volume du Parallèle (1690), où Perrault cite les extraits des anciens, n’était pas paru lors de la quatrième édition des Caractères (1689), où se trouve déjà cette pensée. D’un autre côté, on ne voit pas trop comment Perrault aurait pu tirer de ses propres ouvrages des preuves de la supériorité des modernes sur les anciens. L’éditeur propose, en conséquence, Fontenelle ou Tassoni. Il nous semble néanmoins probable que La Bruyère s’est surtout, dans sa critique, préoccupé de trouver un trait final, sans regarder de trop près à la justesse de l’application ; et dans ce sens, c’était bien le chef des modernes qu’il devait avoir dans l’esprit. D’ailleurs, même dans le premier volume des Parallèles, n’y a-t-il pas déjà quelques beaux traits des anciens, cités par l’auteur?

A qui La Bruyère a-t-il pensé dans la maxime suivante : « Un homme ne chrétien et Français se trouve contraint dans la satire ; les grands sujets lui sont défendus; il les entame quelquefois, et se détourne ensuite sur de petites choses qu’il relève par la beauté de son génie et de son style. » Les clefs ne donnent ici qu’une indication absurde, celle d’un certain Le Noble, auteur de pasquinades absolument inconnues. On a quelquefois pensé que La Bruyère, dans ce passage, s’était désigné lui-même, et avait voulu signaler les entraves que son esprit critique trouvait dans les mœurs, les idées, les institutions du temps. Un pénétrant critique, M. Ernest Havet, a solidement réfuté cette interprétation. Il objecte que La Bruyère ne s’est pas du tout interdit les grands sujets, qu’il n’a jamais prétendu faire de la satire, que rien ne donne à penser qu’il fût plus hardi au fond qu’il ne l’a été en réalité, par exemple révolutionnaire en politique, incrédule en religion : enfin il n’eût pas osé, en parlant de lui-même, vanter la beauté de son génie et de son style. M. Havet, auquel se rallie sans hésiter M. Servois, croit que l’allusion vise directement Boileau, dont le nom seul rappelle par lui-même l’idée de la satire, qui a essayé de toucher à de grands sujets, mais les a à peine entamés, qui relève par la beauté du style des choses petites et communes. « Au fond, dit M. Havet, il me paraît que ce penseur avancé et décisif estimait que la satire de Boileau manquait d’originalité et d’audace; ce qu’il admirait dans Boileau, c’était la verve de l’écrivain et le relief de ses vers. » Bien de plus net et de plus probant. Cependant ne serait-il pas permis de dire aussi que La Bruyère, en visant directement Boileau, n’a pas été sans quelque arrière-pensée relative à lui-même? Pourquoi aurait-il dit : chrétien et Français, s’il n’avait eu conscience que ces deux qualités étaient à l’écrivain une grande liberté? Et ce manque de liberté, il avait bien pu le sentir pour lui-même aussi bien que pour les autres. Qui peut dire, s’il eût été entièrement libre, qu’il n’eût pas désavoué les abus et les excès de la puissance royale tout en la respectant et l’admirant? S’il s’est permis quelque allusion à Mme de Maintenon, croit-on qu’il se fût privé d’une allusion à Mme de Montespan, s’il avait pu la hasarder? Croit-on que les bâtards royaux n’auraient pas pu lui inspirer des sentimens analogues à ceux qu’a exprimés plus tard Saint-Simon avec tant de virulence? Est-il bien certain qu’il n’y eût pas dans l’arrière-fonds de ces esprits si soumis le sentiment qu’un pouvoir sans limites est quelque chose de bien au-dessus des forces de la nature humaine ? Au moins, comme moraliste, n’eût-il pas pu censurer les vices sans blesser la royauté, comme on le voit flétrir d’une manière sanglante les bassesses des grands seigneurs, sans qu’on puisse le suspecter d’avoir voulu attaquer la noblesse comme institution? Qui prouve aussi qu’il n’eût pas combattu la superstition, comme il a combattu l’hypocrisie et le libertinage? Sans le supposer révolutionnaire ni incrédule, on peut penser que la liberté de sa critique a rencontré des obstacles et qu’il en a quelque peu souffert. Ne voulant pas dire cela de lui-même, qu’il l’ait mis sur le compte de Boileau, cela est certain. On ne voit pas cependant que Boileau ait beaucoup souffert d’être né chrétien et Français. Boileau était un écrivain, mais il n’était pas un penseur ; La Bruyère est un penseur et un écrivain. Ce qui était un obstacle pour l’un n’en était pas pour l’autre, qui de lui-même restait en-deçà.

Il y a aussi un problème intéressant dans le passage suivant : « Deux écrivains dans leurs ouvrages ont blâmé Montaigne... L’un ne pensait pas assez pour goûter un écrivain qui pense beaucoup ; l’autre pense trop subtilement pour s’accommoder de pensées qui sont naturelles. » Point de doute sur le second de ces deux écrivains ; c’est pour tous les commentateurs Malebranche, qui, en effet, pense bien subtilement, et qui dans la Recherche de la vérité (liv. II, troisième partie, ch. VI) a vivement et spirituellement critiqué Montaigne. Mais on n’est pas d’accord sur le premier. Nicole est nommé dans la plupart des clefs ; et nous inclinons à croire que c’est bien de lui qu’il est question. Cependant on fait deux objections : la première, c’est qu’il vivait encore en 1687 et qu’on ne voit pas la raison de cet imparfait : il ne pensait pas assez ; la seconde, c’est que la page des Essais de morale que Nicole a consacrée à Montaigne n’a paru qu’après les Caractères. Mais cette seconde raison ne vaut rien ; car déjà, dans la Logique de Port-Royal, Nicole avait parlé de Montaigne sur le ton de la satire ; et l’on savait bien dans le monde que Nicole avait collaboré à la Logique, et que les parties les plus ingénieuses étaient de lui. Si La Bruyère a employé l’imparfait, je crois que c’est tout simplement une politesse, ayant pour but de dépister le lecteur. On peut dire de quelqu’un sans le blesser qu’il pense trop subtilement, mais il est dur de dire d’un autre qu’il ne pense pas assez : l’application eût été trop brutale. Quant au nom de Balzac, proposé par Sainte-Beuve et qu’aucune clef ne cite, je doute fort qu’il puisse convenir ici. Qui est-ce qui se rappelait en 1687 que Balzac avait parlé de Montaigne cinquante ans auparavant? Et d’ailleurs, il n’est nullement vrai de dire que Balzac « n’estimait Montaigne en aucune manière. » L’opposition de Malebranche et de Nicole est bien plus vraisemblable.

Voici un autre passage dont le sens n’est guère douteux, mais dont on hésite, par respect, à faire l’application à un grand nom devenu pour nous quelque chose de divin : « Certains poètes sont sujets dans le dramatique à de longues suites de vers pompeux qui semblent forts, élevés, et remplis de grands sentimens. Le peuple écoute avidement,.. il n’a pas le temps de respirer... J’ai cru dans ma jeunesse que ces endroits étaient clairs et intelligibles et que j’avais tort de n’y rien comprendre ; je suis détrompé. « Les clefs appliquent ce passage à Thomas Corneille. Mais La Bruyère se serait-il donné la peine d’écrire cette critique pour ce faible écrivain? L’application d’ailleurs se faisait d’elle-même ; et si La Bruyère ne voulait pas qu’on pensât au grand Corneille, il devait le dire. En réalité, c’est bien à Corneille, comme l’a pensé Voltaire, que ce passage s’applique. La Bruyère appartenait à une génération pour laquelle Corneille avait beaucoup perdu. Il raille quelque part ceux qui « admiraient dans Œdipe les souvenirs de leur jeunesse. » Il était l’ami de Racine et de Boileau ; et dans ce camp-là, on n’était pas tendre pour Corneille. Boileau l’accusait de galimatias double. Fénelon, avec lequel La Bruyère avait beaucoup d’idées littéraires communes, se moque également de l’emphase et de l’obscurité de Corneille; il cite le début de Cinna et rappelle à ce sujet « un mot piquant de M. Despréaux. » Il y a toujours une famille de critiques à laquelle Corneille est antipathique (Vauvenargues, par exemple). Il n’y a donc aucun doute sur le personnage que La Bruyère a eu en vue dans ce passage ironique. Ajoutons seulement que, sensible aux défauts de Corneille, La Bruyère n’était nullement fermé à ses beautés, et que, dans son fameux parallèle, il lui a rendu pleine justice. Il loue « la sublimité de son génie auquel il a été redevable de certains vers, les plus heureux qu’on ait jamais lus. » Il reconnaît « l’extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre d’ouvrages qu’il a composés. » La Bruyère n’a donc pas méconnu les deux traits essentiels du génie de Corneille : la grandeur d’âme et l’invention. On peut l’excuser d’avoir signalé, même un peu durement, l’un de ses plus grands défauts.

Voici encore deux allusions dont le sens ne peut être l’objet d’aucun doute : « Un homme paraît grossier, lourd, stupide ; il ne sait pas parler ni raconter ce qu’il vient de voir ; s’il se met à écrire, c’est le modèle des bons contes ; il fait parler les animaux, les arbres, les pierres, tout ce qui ne parle pas : ce n’est que légèreté, qu’élégance, que beau naturel et que délicatesse dans ses ouvrages.» Qui ne reconnaît La Fontaine? « Un autre est simple, timide, d’une ennuyeuse conversation ; il prend un mot pour un autre, et il ne juge de la beauté de sa pièce que par l’argent qui lui en revient ; il ne sait pas la réciter, ni lire son écriture. Laissez-le s’élever par la composition ; il n’est pas au-dessous d’Auguste, de Pompée, de Nicomède ; il est roi et un grand roi ; il est politique, il est philosophe. »

Ce contraste si souvent remarqué chez les écrivains entre le génie qui éclate dans leurs ouvrages et leur médiocrité dans le monde et dans la conversation prêtait facilement à la critique, et l’on comprend que La Bruyère ne se soit pas refusé la satisfaction de cette antithèse. Mais la contradiction était-elle aussi grande dans la réalité qu’il nous la peint ici? Il est permis d’en douter. Le génie est intérieur et solitaire ; il n’est libre et tout entier lui-même qu’avec lui-même ; mettez-le dans un milieu mondain, il peut en être tout gêné, tout glacé, tout éteint. La fausse chaleur du monde qui émoustille les esprits superficiels paralyse les esprits sérieux. Cela sans doute n’est pas vrai de tous, et de très grands esprits ont su être aussi brillans dans la conversation que dans leurs écrits ; mais beaucoup ne peuvent supporter cette atmosphère factice. Est-ce à dire qu’ils seront nécessairement pour cela « stupides et ennuyeux ? » Non ; il est probable que dans l’intimité, dans la liberté, au milieu de leurs amis et de leur société propre, ils retrouveront une verve, une grâce, une abondance que la société proprement dite ne sait pas exciter. Cela était vrai, par exemple, de Jean-Jacques, qui, lui aussi, il le dit lui-même, passait pour lourd et stupide en société, mais dont quelques amis (Dusaulx, d’Escherny) rappellent avec enthousiasme le charme exquis dans ses bons jours, dans ses abandons intimes et familiers. Il en était certainement de même de La Fontaine. Une de ses amies, Mme Ulrich, disait de lui : « Il était comparable à ces vases simples et sans ornemens qui renferment au-dedans des trésors infinis. Il se négligeait,.. il était triste et rêveur ; et même, à l’entrée d’une conversation, il était froid quelquefois ; mais dès que la conversation commençait à l’intéresser, ce n’était plus cet homme rêveur ; c’était un homme qui parlait beaucoup et bien, qui citait les anciens, et qui leur donnait de nouveaux agrémens ; c’était un philosophe, mais un philosophe galant ; en un mot, c’était La Fontaine. » Saint-Simon, de son côté, a fait remarquer que La Fontaine n’aurait pas été l’ami des femmes spirituelles et distinguées, comme Mme de La Sablière, et n’aurait pas décrit si bien le charme de la conversation féminine, s’il eût été le lourdaud que l’on nous dit. Que La Fontaine, quand on l’invitait à dîner pour jouir de son esprit, fût resté sans mot dire, c’est ce qui arrive souvent aux gens qui ont le plus d’esprit. Louis Racine nous dit que chez son père, où La Fontaine venait souvent dîner, ses sœurs n’en avaient conservé que le souvenir d’un homme « fort malpropre et fort ennuyeux, » mais alors La Fontaine était vieux et fatigué ; il est probable que la bonne Mme Racine ne l’inspirait pas beaucoup ; et Racine converti ne cherchait pas sans doute à réveiller le bonhomme par les souvenirs un peu légers de leur commune jeunesse. Mais lorsque avec lui, Molière et Boileau, ils formaient ce quatuor charmant que La Fontaine a peint lui-même si agréablement dans Psyché, il est probable qu’il ne le cédait alors à aucun de ses amis.

Quant à Corneille, tous les témoignages semblent plutôt confirmer le témoignage de La Bruyère que le contredire. Voltaire disait : « Mon père avait bu avec Corneille ; il me disait que ce grand homme était le plus ennuyeux mortel qu’il eût jamais vu. » Vigneul-Marville parle dans le même sens : « La première fois que je vis Corneille, je le pris pour un marchand de Rouen. Son extérieur n’avait rien qui parlât pour son esprit, et sa conversation était si pesante quelle devenait à charge dès qu’elle durait un peu. » Fontenelle lui-même, son neveu, disait de lui : « Il avait l’air fort simple et fort commun, toujours négligé et peu curieux de son extérieur. » De plus, nous n’avons ici aucun témoignage qui vienne, comme pour La Fontaine, rectifier et contre-balancer ces jugemens. Et cependant j’ai encore peine à croire qu’ils soient absolument vrais. Tous paraissent se rapporter aux dernières années de Corneille ; il était vieux; il était pauvre; il était chagrin. Obligé de travailler sans cesse pour gagner sa vie, et voyant sa gloire et ses succès pâlir de jour en jour, abandonné par le public pour de jeunes rivaux, il dut se négliger de plus en plus. Il voyait peu le monde ; et, comme il arrive toujours, plus il y devenait étranger, plus il était gêné et ennuyé. Quand on s’ennuie, on ennuie les autres, et c’est une réciproque inévitable. Le travail continu et forcé développe les facultés dans un seul sens et les atrophie dans tous les autres. Les raffinés comme La Bruyère, les gens de cour, les hommes de lettres en faveur pouvaient trouver Corneille lourd et fastidieux, il ne s’en souciait guère ; et, quand on lui faisait remarquer les défauts de sa mise ou la lourdeur de sa conversation, il répondait en souriant et avec un juste orgueil : « Je n’en suis pas moins Pierre Corneille. » Tout cela peut donc être vrai du Corneille des derniers temps. Mais que Corneille jeune et dans tout son éclat, au temps du Cid et de Cinna, non chez les grands, mais dans sa famille et avec ses amis, dans sa maison de Petit-Couronne, aux bords de la Seine, n’ait pas eu alors des momens de gaîté et de grâce, des mots généreux dignes de Rodrigue, je ne puis le croire. Si j’en juge d’après les Examens de ses tragédies, il me semble qu’il devait parler avec naïveté et avec force de ses drames, en expliquer négligemment et finement le fort et le faible, relever ironiquement les sottes critiques et parler de son propre génie avec simplicité et fierté. S’il a dit plus tard qu’il ne jugeait de la valeur de ses pièces que par l’argent qu’elles lui rapportaient, c’est le mot d’un vieillard usé par la vie et désenchanté de la gloire; mais ses admirables Examens prouvent bien qu’il avait conscience de la beauté de ses œuvres et souvent de leurs défauts ; et aujourd’hui encore, de savans critiques pourraient s’instruire à son école. Quoi qu’en dise La Bruyère, heureux ceux qui ont pu jouir de l’intimité de Corneille jeune et glorieux, dans toute la fraîcheur de son talent, dans toute la verdeur et la candeur de son génie !

Voici encore un portrait dont l’original est certain, car il s’y est reconnu lui-même et il s’en est trouvé flatté, quoiqu’il n’y ait pas trop de quoi : « Voulez-vous un autre prodige ? Concevez un homme doux, facile, complaisant, traitable, et tout d’un coup violent, colère, fougueux, capricieux. Imaginez-vous un homme simple, ingénu, crédule, badin, volage, un enfant en cheveux gris; mais permettez-lui de se recueillir, ou plutôt de se livrer à un génie qui est en lui. — Quelle verve! quelle élévation! quelle latinité! — Parlez-vous d’une même personne ? Oui, de Théodat et de lui seul. Il crie, il s’agite, il se roule à terre, il se relève, il tonne, il éclate... II par le comme un fou et pense comme un sage... On est surpris de voir naître et éclore le bon sens du sein de la bouffonnerie, parmi les grimaces et les contorsions. » Ce portrait était si bien celui de Santeuil que celui-ci remercia La Bruyère en signant: Votre ami Théodat fou et sage. La Bruyère, en lui écrivant, rappelait ce portrait en disant : « Je vous ai bien défini la première fois : vous avez le plus beau génie du monde ; mais, pour les mœurs, vous êtes un enfant de douze ans et demi. » Tous les témoignages, d’ailleurs, sont d’accord pour nous peindre Santeuil tel que le décrit ici La Bruyère. C’était un bouffon auquel on croyait du génie : « On eût dit d’un fou, dit La Monnoye, d’un saltimbanque et quelquefois d’un possédé. Je l’ai vu faire des cabrioles, faire la couleuvre... D’un autre côté, ses poésies étaient si belles qu’on oubliait, en les lisant, toutes ces indignités... Il a atteint en quelques-unes de ses hymnes la perfection des anciens. »

Un personnage plus important que Santeuil, et qui est resté plus célèbre, a plus d’une fois, si l’on en croit les clefs, mérité les épigrammes et les satires de La Bruyère. C’est tout un épisode de l’histoire littéraire du XVIIe siècle : « Cydias est bel esprit; c’est sa profession. Il a une enseigne, un atelier, des ouvrages de commande... Dosithée l’a engagé à faire une élégie; une idylle est sur le métier : c’est pour Crantor... Il n’ouvre la bouche que pour contredire : Il me semble, dit-il gracieusement, que c’est tout le contraire de ce que vous dites; ou : Je ne saurais être de votre opinion; ou bien: C’était autrefois mon entêtement, comme il est le vôtre; mais... Il évite de donner dans le sens des autres et d’être de l’avis de quelqu’un... Cydias s’égale à Lucien et à Sénèque, se met au-dessus de Platon, de Virgile et de Théocrite. Uni de goût et d’intérêt avec les contempteurs d’Homère, il attend que les hommes détrompés lui préfèrent les poètes modernes. En un mot, c’est un composé du pédant et du précieux. »

Ce portrait, au moment où il parut, passa sans application particulière. Il ne semble pas que, du vivant de La Bruyère, on y ait reconnu Fontenelle. Mais celui-ci s’y reconnut lui-même. On le sait par le témoignage de son neveu, l’abbé Trublet, qui le lui applique sans hésiter : « Sous le nom de Cydias, M. de La Bruyère paraît avoir voulu peindre M. de Fontenelle... Je ne me prévaudrai pas du silence des clefs sur le véritable original ; la charge, pour être forte, n’ôte pas la ressemblance. M. de Fontenelle avait été cruellement offensé par ce portrait. » M. Servois fait observer que tous les traits s’en appliquent bien à Fontenelle, sauf peut-être un seul, la manie de contredire. Ce défaut ne se concilie guère avec les habitudes d’esprit de celui qui disait : Tout est possible et tout le monde a raison. Mais c’était Fontenelle vieilli et blasé qui professait ces axiomes, et peut-être, dans sa jeunesse, aimait-il à poser un peu dans le monde ; c’était un homme à paradoxes ; il était ami des choses nouvelles, curieux de science, et plus ou moins suspect de libre pensée. Il peut donc avoir aimé à étonner et à contredire, « attendant dans un cercle que chacun s’explique pour dire dogmatiquement des choses toutes nouvelles et sans réplique. » Les sceptiques sont souvent dogmatiques dans la conversation. Autrement, tous les autres traits s’appliquent à Fontenelle, qui ne s’y est pas trompé. Son atelier et ses commandes sont bien connus[10]. Il visait au Platon et au Théocrite, et rien ne le définit mieux, du moins pour un adversaire, que « le composé de pédant et de précieux. » Le goût des sciences, qu’avait Fontenelle, pouvait bien passer auprès des lettrés pour de la pédanterie, et l’auteur de la Pluralité des mondes ne peut guère se défendre contre l’accusation de préciosité.

M. Servois nous dit, d’après l’abbé Trublet, que c’est de ce morceau que date l’animosité de Fontenelle contre La Bruyère. Mais ce portrait est de 1694, et déjà, dès l’année précédente (1692), il avait piqué Fontenelle par son discours de réception à l’Académie française, soit par sa partialité pour Racine contre Corneille, soit par son silence à l’égard de Fontenelle, tandis qu’il avait fait les portraits les plus brillans de Boileau, de Bossuet, de Fénelon. De là de vives attaques insérées dans le Mercure contre le discours de La Bruyère et inspirées, dit-on, par Fontenelle. Celui-ci aurait donc, en réalité, été l’agresseur. Mais La Bruyère, qui était de taille à se défendre, le fit dans la Préface de son discours, où il raille d’une manière sanglante ceux qu’il appelle les Théobaldes, c’est-à-dire Fontenelle, Visé, Thomas Corneille : « Je viens d’entendre, dit Théobalde, une grande vilaine harangue qui m’a fait bâiller vingt fois et qui m’a ennuyé à la mort. » Il accuse ensuite ce Théobalde d’avoir ameuté contre lui la cour et la ville et d’avoir même excité la plume du journaliste. Or, c’étaient bien Fontenelle et Thomas Corneille que La Bruyère avait en vue dans cette préface : c’est ce qui résulte du passage suivant : « Ils font plus ; violant les lois de l’Académie, qui défendent aux académiciens d’écrire ou de faire écrire contre leurs confrères, ils lâchèrent sur moi deux auteurs. » Les Théobaldes étaient donc de l’Académie et ne peuvent être que ceux que j’ai nommés. Il est ainsi certain que le point de départ de la querelle fut le discours de réception à l’Académie, et le portrait de Cydias n’est lui-même qu’une revanche contre l’article du Mercure. On sait d’ailleurs (et tout vient sans doute de là) que Fontenelle, soit comme partisan des modernes, soit comme neveu de Corneille, était ennemi de Racine et de Boileau ; et La Bruyère, au contraire, était leur ami et de leur camp littéraire.

Passons rapidement sur des allusions plus ou moins douteuses et qui n’auraient d’autre valeur que de nous rappeler quelques noms célèbres. Tout ce que dit La Bruyère sur le style épistolaire des femmes, « où ce sexe, dit-il, va plus loin que le nôtre, » sur cet art de trouver « des tours et des expressions » que les hommes n’atteignent qu’avec effort, sur l’art « de faire lire dans un seul mot tout un sentiment et de rendre délicatement une pensée délicate, » tout ce morceau s’appliquerait à merveille à Mme de Sévigné, si ses lettres eussent été connues à cette époque. Peut-être La Bruyère en a-t-il eu quelque communication; peut-être aussi parle-t-il d’une manière plus générale. Nous avons déjà cité plus haut un trait épigrammatique qui pourrait s’appliquer à Racine, si La Bruyère n’était pas son ami. On peut aussi considérer comme vraisemblable que La Bruyère a pensé à Bossuet lorsqu’il a dit : « Qu’a besoin Trophime d’être cardinal? » Cela ne voulait point dire que Bossuet eût désiré d’être cardinal sans y réussir, mais, au contraire, qu’il n’avait nullement besoin de ce titre pour être Bossuet, comme on le voit par ce qui précède : « Celui qui ne saurait être un Érasme doit penser à être évêque. » Enfin ce trait : « Un homme qui a du mérite et de l’esprit n’est pas laid » s’applique sûrement à Pellisson, et celui-ci à Mabillon : « Une personne humble qui est ensevelie dans le cabinet, qui a médité, cherché, consulté, confronté, lu et écrit pendant toute sa vie, est un homme docte, tandis qu’un pédant est un docteur. »

On peut rattacher à la littérature toutes les appréciations de La Bruyère sur les orateurs de la chaire. On sait que, sur ce domaine, son goût se rapproche beaucoup de celui de Fénelon. Il voulait une éloquence simple et unie, toute près des Écritures, et dépouillée de tous les artifices de la rhétorique et de l’éloquence. Plusieurs de ces allusions ont été rattachées à des orateurs du temps, par exemple celle-ci : « Jusqu’à ce qu’il revienne, dit-il, un homme qui, avec un style nourri des saintes Écritures, explique au peuple la parole divine, uniment et familièrement, les déclamateurs seront suivis. » Ce passage, dit-on, serait applicable à M. Letourneux ou Letourneur, prieur de Villers-sur-Fère. C’est de cet orateur que Louis XIV disait un jour en parlant à Boileau : « Quel est ce prédicateur qu’on nomme Tourneux? On dit que tout le monde y court; est-il si habile? — Sire, reprit Boileau, Votre Majesté sait que l’on court toujours à la nouveauté. » Le roi le pria d’en dire sérieusement son sentiment. Il répondit : « Quand il monte en chaire, il fait si peur par sa laideur qu’on voudrait l’en faire sortir, et quand il a commencé à parler, on craint qu’il n’en sorte. (Louis Racine.) » Voilà ce que La Bruyère aimait. Voici ce qu’il repousse : « les citations profanes, les froides allusions, le mauvais pathétique, les figures outrées. » C’était, à ce qu’il paraît, la manière de prêcher de l’abbé Boileau ; l’abbé Legendre par le de celui-ci en ces termes dans ses Mémoires : « Ses discours n’étaient qu’un tissu de fleurs ; on n’y trouvait que portraits, antithèses et allusions. » Un autre prédicateur, Anselme, avait les mêmes défauts : « L’un et l’autre, dit Legendre, avaient peu de théologie. » Enfin cet orateur chrétien que La Bruyère et Fénelon demandaient et espéraient, cet orateur, suivant La Bruyère lui-même, serait venu satisfaire ses désirs et justifier ses espérances. « Cet homme, dit-il, que je souhaitais impatiemment et que je ne daignais pas espérer de notre siècle, est enfin venu. Les courtisans, à force de goûter et de connaître les bienséances, lui ont applaudi: ils ont, chose incroyable, abandonné la chapelle du roi pour venir entendre avec le peuple la parole de Dieu annoncée par cet homme apostolique! » Quel était cet homme apostolique? Ici, nous n’avons plus besoin des clefs. La Bruyère le nomme lui-même. Il désigne en note de ce portrait, le nom du père Séraphin, capucin, qui plut fort au roi. En revanche, il ne réussit pas à Paris, comme le dit La Bruyère lui-même : « La cour n’a pas été de l’avis de la ville... Je devais le prévoir. Depuis trente ans, on prête l’oreille aux déclamateurs. » Quelle était donc la vraie valeur de cet orateur, qui avait excité l’enthousiasme de La Bruyère et qui a laissé si peu de nom? Il paraîtrait que notre philosophe s’est ici un peu trop avancé. D’autres témoignages ne sont pas si favorables au père Séraphin, comme le prouve ce passage piquant de l’abbé Legendre : « Du talent, il n’en avait point que celui de crier bien fort et de dire crûment des injures. Prêchant devant le roi, le premier médecin présent, il se demandait à lui-même si Dieu n’a pas dans ce monde des exécuteurs de sa justice : « Qui en doute? s’écria-t-il. — Et qui sont ces exécuteurs? — Ce sont les médecins... Tout Diogène que ce bonhomme était en chaire, il ne l’était nullement à table. C’était un beau dîneur, et lorsqu’il était hors du couvent, il ne voulait manger ni boire que du meilleur.» Le même témoin nous le représente aussi comme très avide. Devant prêcher à Saint-Benoît, il se fit avancer l’argent de la prédication, et l’argent mangé d’avance, il disait au marguillier : « Si le fonds manque, qu’on fasse une quête dans la paroisse; autrement je ne prêche pas. » Il en coûta 1,000 francs au cardinal de Noailles pour le régaler pendant le carême. » Voilà le personnage, s’il faut en croire la chronique ecclésiastique du temps; voilà l’homme apostolique de La Bruyère[11]. Quoi qu’il en soit, rien ne reste du père Séraphin, pas même un exorde, comme celui du père Bridaine. Son éloquence étant tout homilétique et non littéraire, nous ne pouvons en juger. Il est difficile de croire qu’un homme qui avait enlevé La Bruyère et qui avait plu à la cour n’eût aucun talent; mais ce talent n’était peut-être pas toujours d’un très bon goût et ne se soutint sans doute pas longtemps. On raconte qu’un jour il avait endormi Fénelon, et qu’il l’avait tancé pour cela du haut de la chaire. Le fait, s’il est vrai, serait bien piquant; car, si La Bruyère a raison, c’était en appliquant les principes de rhétorique chrétienne communs à La Bruyère et à Fénelon, que le saint homme aurait endormi cette ouaille illustre. L’auteur des Dialogues sur l’éloquence aurait donné ce jour-là un plaisant démenti à ses théories.

Puisque La Bruyère s’est dispensé, suivant Boileau, de ce qu’il y a de plus difficile en écrivant, à savoir de l’art des transitions, on voudra bien nous accorder la même dispense, ou du moins ne pas nous supposer de mauvaises intentions si nous faisons succéder les femmes aux prédicateurs. Ici, il faut avouer que la curiosité, peu généreuse, qui nous fait chercher des noms propres sous la peinture des vices généraux de l’humanité, n’est pas satisfaite autant que la méchanceté naturelle du cœur humain pourrait le souhaiter. On comprend d’ailleurs facilement que La Bruyère soit beaucoup plus sobre d’allusions personnelles directes quand il s’agit des femmes que quand il s’agit des hommes. Il se fait plus de scrupule de tracer ici des portraits dont on pouvait désigner les noms. Tout au plus pourrait-on reconnaître ouvertement sous les noms de Claudie et de Messaline, les noms tout à fait déshonorés de Mme d’Olonne et de la maréchale de La Ferté : « Leur beauté et le débordement de leur vie, dit Saint-Simon, firent grand bruit. Aucune femme, même des plus décriées pour la galanterie, n’osait les voir ni paraître avec elles... Quand elles furent vieilles et que personne n’en voulut plus, elles lâchèrent de devenir dévotes. » On rattache aussi le nom de Mme de Montespan au portrait d’Irène : « Irène se transporte à grands frais A Epidaure... Elle dit qu’elle est le soir sans appétit. L’oracle lui ordonne de dîner peu. Elle déclare que le vin lui est nuisible ; l’oracle lui dit de boire de l’eau... Ma vue s’affaiblit, dit Irène. — Prenez des lunettes. — Je m’affaiblis moi-même. — C’est que vous vieillissez. — Quel moyen de guérir de cette langueur ? — Le plus court, Irène ; c’est de mourir. » Saint-Simon et Dangeau, de leur côté, nous représentent Mme de Montespan « aimant à voyager par inquiétude » et « allant à Bourbon sans besoin des eaux. » Ce fut là même qu’elle mourut, en 1707, à soixante-six ans. Elle y était, dit encore Saint-Simon, « sans besoin, comme elle faisait souvent. » Elle pensait souvent à la mort et en avait une grande frayeur. Nous avons plus haut, à propos de Louis XIV, rappelé quelque allusion directe à Mme de Maintenon ; il est inutile d’y revenir ici. Quant à la peinture que fait La Bruyère des vieilles coquettes et des mauvais ménages, elle peut s’appliquer à tant de personnes qu’il est oiseux de rechercher qui La Bruyère a pu avoir plus particulièrement en vue.

Il semble donc que, dans cette question des clefs de La Bruyère, les portraits de femmes mériteraient à peine d’être mentionnés, si le problème le plus curieux et le plus piquant que l’on puisse avoir à résoudre en ce genre, ne portait précisément sur un nom de femme. Comme il s’agit ici d’un point délicat et mystérieux, touchant à l’âme même de La Bruyère, à cette âme qui nous est si peu connue, quoique son esprit soit pour nous tout à nu, on ne s’étonnera pas que nous ayons réservé cette énigme pour la fin.

Parmi les portraits de La Bruyère, il en est un des plus agréables, et même tout à fait délicieux ; c’est le morceau intitulé : Fragment, qui commence de cette manière étrange et un peu recherchée «...[12] Il disait que l’esprit chez cette belle personne était un diamant bien mis en œuvre. » On peut dire que c’est le portrait de La Bruyère qui est un diamant. Nulle part, il n’a eu une touche aussi délicate et aussi aimable. Toute son âpreté s’adoucit pour cette belle personne ; il ne connaît plus les traits de la satire ; il parle comme quelqu’un qui est sous le charme ; il admire, il loue ; il aime peut-être, ou du moins il le laisse entrevoir : « C’est, dit-il, une nuance de raison et d’agrément qui occupe l’esprit et le cœur. On ne sait si on l’aime ou si on l’admire, il y a en elle de quoi faire une parfaite amie ; il y a aussi de quoi vous mener plus loin que l’amitié... Trop jeune et trop fleurie pour ne pas plaire, mais trop modeste pour songer à plaire, elle ne tient compte aux hommes que de leur mérite et ne croit avoir que des amis... S’il s’agit de servir quelqu’un, Arténice n’emploie auprès de vous que la sincérité, l’ardeur, l’empressement et la persuasion... Ce qui domine chez elle, c’est le plaisir de la lecture avec le goût des personnes de nom et de réputation... On peut la louer d’avance de toute la sagesse qu’elle aura un jour et de tout le mérite qu’elle se prépare, puisqu’avec une bonne conduite, elle a de meilleures intentions, des principes sûrs. »

Ce qui ne peut faire de doute aux yeux de qui que ce soit, c’est que ce portrait représente une personne réelle, une créature vivante et individuelle : on ne parle pas ainsi d’une beauté en général. Cependant les clefs ne citent aucun nom ; et l’on serait réduit à ne citer personne, si l’on n’avait un témoignage formel et décisif, ou qui du moins paraît tel : c’est celui de l’abbé Chaulieu. Celui-ci, à l’occasion d’une lettre de M. de La Faye à Mme D***, ajoute ces mots : « Cette lettre a été adressée à Mme d’Aligre, femme en premières noces du fils du chancelier de ce nom. Elle était fille de M. Saint-Clair Turgot, doyen du conseil. M. de La Bruyère l’a célébrée dans ses Caractères sous le nom d’Arténice ; et c’est pour elle que l’amour m’a dicté une infinité de vers que j’ai faits. C’était, en effet, une des plus jolies femmes que j’ai connues, qui joignait à une figure très aimable la douceur de l’humeur et tout le brillant de l’esprit. Personne n’a jamais mieux écrit qu’elle et peu aussi bien. »

Ainsi nous connaissons l’original du portrait d’Arténice, mais c’est ici que le problème commence. L’original était-il semblable au portrait? Tout ce que nous savons de cette aimable dame n’est pas trop d’accord avec l’idéal que La Bruyère nous a laissé d’elle. Il la loue « de la sagesse qu’elle aura un jour. » Elle ne l’avait donc pas encore tout à fait; et cette sagesse, s’il faut en croire les chroniqueurs et Chaulieu lui-même, laissait beaucoup à désirer? Bien plus, au moment même où La Bruyère écrivait, quelque ombre planait déjà sur sa réputation. La vérité est que Catherine Turgot, mariée à treize ans, en 1686, à M. d’Aligre de Boislandry, était, en 1693, un an avant le portrait de La Bruyère, en procès avec son mari qui demandait sa séparation pour cause d’adultère et même pour quelque chose de plus. Que le mari eût raison ou non en cette circonstance, il est difficile de le savoir, et il ne faut pas trop s’en rapporter aux chansonniers du temps. Ce qui est certain, c’est qu’il y eut une séparation à l’amiable par l’intermédiaire du chancelier de France Boucherat. Quelque inquiet qu’ait pu être le mari à ce moment, et la suite prouva qu’il ne l’avait peut-être pas été trop, on n’aime pas trop voir ce procès (mêlé d’expertises médicales) venir à travers les exquises et délicates allusions de La Bruyère. On peut supposer qu’il croyait à la pureté de son héroïne et qu’il cherchait peut-être à la consoler et à la venger de persécutions cruelles et indignes. Cependant quelques mots de ce portrait même ne semblent-ils pas indiquer qu’il ne la trouvait pas tout à fait sans reproches? Autrement, pourquoi la louer de « la sagesse qu’elle aura un jour? » pourquoi dire que ses intentions sont meilleures que sa conduite? Ne peut-on pas croire que La Bruyère, en l’appelant « sur un grand théâtre où elle ferait briller toutes ses vertus, » voulait susciter et réveiller en elle un grand mérite qui dormait encore et n’attendait que les « occasions? » Il n’y a donc pas tout à fait contradiction entre le portrait de La Bruyère et l’histoire de la personne au moment où ce portrait a été écrit : une belle et jeune femme passe facilement pour persécutée, si son mari est un sot, ce qui pouvait bien être, et s’il avait des torts envers elle, ce qui est probable. Quelques légèretés pouvaient être pardonnées et n’ôter rien à la perfection du mérite.

Malheureusement si le portrait de La Bruyère pouvait avoir sa vérité en 1694, lors de la publication de la 8° édition des Caractères, il parait que dès la même année, la haute sagesse de la dame commença à se démentir : car ce, fut cette année même que commença son commerce avec l’abbé de Chaulieu, qui l’a chantée dans ses poésies et qui fut son amant. Ce fut elle qu’il célébra sous le nom d’Iris, et qui lui fut, dit-il, fidèle pendant « quatre ans. » Vers cette époque, elle le quitta pour un autre amant, le marquis de Lassay, dont nous avons les Mémoires, et celui-ci, dit-on, pour M. de Chevilly, qu’elle épousa en secondes noces en 1712, après la mort de son premier mari. On voit qu’Arténice, si du moins c’est bien Catherine Turgot[13], a bien peu donné raison à l’horoscope que La Bruyère avait tiré pour elle.

L’étrange contraste qui existe ici entre l’idéal et la réalité, et la désillusion qui en résulte pour nous, a suggéré à un ingénieux commentateur, M. Edouard Fournier, dans sa Comédie de La Bruyère, une interprétation originale. Suivant lui, le portrait est une sorte d’ironie et de leçon à l’adresse de la jeune femme. La Bruyère l’aurait opposée à elle-même, telle qu’elle était comme jeune fille dans sa pureté et son innocence, à ce qu’elle était sur le point de devenir au moment de la séparation judiciaire. Mais ce portrait ne peut s’appliquer à la jeune fille, Catherine Turgot s’étant mariée à l’âge de treize ans. C’est donc de la jeune femme qu’il s’agit ; or elle n’avait guère alors que trente ans. A quelle époque aurait-elle été la personne idéale qu’elle ne serait plus? Enfin, l’hypothèse est bien cherchée et bien artificielle. L’erreur de M. Fournier est tout entière dans ces prémisses : « Tant d’éclat dans l’éloge, dit-il, me mit en soupçon pour cet éloge même venu d’une telle source. Je me demandai si la malice pouvait ainsi abdiquer tout d’un coup. » — Mais une seule réflexion suffit pour expliquer le paradoxe, c’est que La Bruyère, malgré son âge et malgré sa malice, était amoureux, ou du moins sur la pente de le devenir; et il le fait entendre comme nous l’avons vu. Cela suffit pour que cette malice fût émoussée, sa clairvoyance trompée, sa misanthropie domptée. Il y a cependant dans la conjecture de M. Edouard Fournier un élément de vraisemblable : c’est lorsqu’il remarque que ce passage est donné comme un fragment : « Ce n’est qu’un débris d’émail, dit-il, où l’on devra chercher non une physionomie entière, mais un côté de physionomie. » — Peut-être, en effet, La Bruyère voulait-il indiquer à la jeune femme que ce « pur hommage » n’était pas toute la vérité, la vérité sans mélange. Comme Alceste, il idéalisait son idole, peut-être sans fermer les yeux sur ses défauts. Comme Alceste aussi, quand il la vit telle qu’elle était, il a dû avoir d’amers regrets et des retours cruels. Pour nous, c’est un regret aussi qu’on ait dépoétisé une si charmante figure ; voilà ce qu’on gagne à vouloir savoir le dessous des cartes; et il est bien fâcheux que, pour une fois que La Bruyère a voulu peindre la sagesse et la vertu, il se soit trompé.

Cependant, malgré cette dernière déception, il nous semble que cette étude des clefs de La Bruyère n’est pas tout à fait stérile. Elle nous montre quel fond réel a servi de substance à ces peintures brillantes. Ce n’est pas l’esprit seul qui a tissu ce livre : ce ne sont point des élucubrations créées artificiellement dans le cabinet; des êtres vivans et réels ont été vus, observés, pris sur le vif par le rival de Molière. Les peintres font souvent des études et des esquisses sur nature, qu’ils transportent ensuite en les combinant et en les transformant dans des œuvres d’un caractère plus général. Ainsi en est-il des grands observateurs de la vie humaine. Le particulier est pour eux le type du général : dans un homme ils voient les hommes. Les clefs de La Bruyère nous permettent avec un suffisant degré de vraisemblance de saisir ce procédé à sa source. Nous prenons l’observateur sur le fait. Ce n’est pas là seulement une curiosité frivole et une malignité inconsciente : c’est le besoin de comprendre qui nous guide et qui est par là satisfait.


PAUL JANET.

  1. C’est le titre même qu’un ingénieux écrivain, M. Edouard Fournier, avait donné à un livre qui a le même objet que ce travail. Il est intitulé la Comédie de La Bruyère. Il va sans dire que nous avons utilisé cet ouvrage, qui, d’ailleurs, avait déjà passé tout entier dans le commentaire de M. Servois.
  2. Les mémoires du temps attribuent à Condé le guet-apens suivi d’incendie et de massacres qui eut lieu à l’Hôtel-de-Ville à la fin de la Fronde, et qui rappelle les scènes de la commune. (Voir Sainte-Aulaire, Histoire de la Fronde, t. II, ch. XIX), Quant aux concussions, voici le témoignage de Mme de Motteville, dont tout le monde reconnaît la haute impartialité : « Les deux princes (Gaston et Condé), en prenant beaucoup d’argent, empêchaient (Mazarin) d’en user à sa fantaisie. Il n’était que le corsaire ; et les princes étaient les grands voleurs qui ressemblaient à Alexandre. »
  3. On a pu supposer aussi qu’il s’agissait du duc d’Orléans, le futur régent.
  4. Voilà l’original du fameux mot de Beaumarchais : « Nul ne peut me contester ma noblesse, car j’en ai la quittance. »
  5. C’est l’Hôtel Juigné, occupé plus tard par l’École centrale.
  6. Il faut reconnaître qu’une satire semblable circulait dans le public, comme le prouvent ces vers du duc de Nevers :

    Ces illustres du temps, Racine et Despréaux
    Sont du mont Hélicon les fermiers généraux.

  7. Mémoire sur les véritables origines de Messieurs du Parlement. Disons cependant que la note n’est pas de d’Hozier et qu’elle n’est qu’en marge d’une copie de ce mémoire.
  8. Voyez Revue rétrospective, t. I. p. 165).
  9. Dans ces longs et fastidieux Dialogues sur le quiétisme, je n’ai trouvé qu’un trait digne de La Bruyère ; mais il est bien piquant. Une pénitente se plaint à son directeur de son mari, qui n’est pas assez dévot, et elle en dit pis que pendre : « Ma fille, dit le directeur, il ne faut haïr personne, pas même son mari. — mon père ! répond-elle, je le hais en Jésus-Christ. » — (Dialogue III. p..584, t. Il des Œuvres.)
  10. M. Servois cite de nombreux exemples de ces écrits de commande.
  11. Peut-être cependant l’abbé Legendre est-il un témoin un peu suspect. Le père Séraphin était accusé de quiétisme; et le quiétisme était la bête noire de l’abbé Legendre. D’un autre côté, il faut dire que le quiétisme ne serait pas nécessairement en contradiction avec les instincts un peu sensuels du père Séraphin.
  12. Ces points sont de La Bruyère.
  13. C’est ce qui a été contesté par quelques critiques, par exemple, M. Destailleurs, M. Desnoiresterres : ce qui nous paraît cependant confirmer le témoignage de Chaulieu, c’est qu’Arténice ou Arthénice est l’anagramme de Catherine.