Les Classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique/VIII.

Les Classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique
VIII. — Causes économiques de dégénérescence et de mortalité dans le prolétariat. — La tuberculose maladie de classe. — Les palliatifs bourgeois. — Le Néo-malthusianisme. — Les métiers homicides.
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VIII. — CAUSES ÉCONOMIQUES DE DÉGÉNÉRESCENCE ET DE MORTALITÉ DANS LE PROLÉTARIAT. — LA TUBERCULOSE MALADIE DE CLASSE. — LES PALLIATIFS BOURGEOIS. — LE NÉO-MALTHUSIANISME. — LES MÉTIERS HOMICIDES.


À côté des lésions organiques résultant de tares ataviques, il faut enregistrer celles produites par le manque d’hygiène, le manque d’alimentation suffisante et la nature ou les conditions du labeur.

Aux réguliers du travail et de la misère font généralement défaut les trois principaux facteurs de toute vie saine : l’air, la lumière et l’eau.

La vie de ces prolétaires se partage généralement entre l’usine malsaine et le logement — un taudis exigu — forcément malpropre, d’autant plus malpropre que le nombre de ses habitants augmentera.

Dans les usines, l’air chaud ou vicié, les poussières et détritus, les gaz délétères, le maniement des poisons industriels, constituent autant de germes de mort à la fois pour les ouvriers des deux sexes et pour les êtres qu’ils doivent enfanter. Le professeur Celli a montré dans le tableau ci-dessous quelle énorme quantité de poussière industrielle les travailleurs sont condamnés à aspirer chaque jour :

Dans un laboratoire de tapisserie            0g,05 par jour.
Dans une scierie            0g,09    —
Dans une fabrique de laine            0g,10    —
Dans une fabrique de ciment            0g,12    —

Dans une pièce d’habitation, cette quantité descend à 0 g 002 ; mais, par contre, il faut tenir compte du manque d’aération, de l’infection par l’escalier généralement sordide dans les maisons pauvres ou par les cabinets d’aisance dont la saleté est révoltante.

Le docteur Brouardel a établi dans son étude la Lutte contre la tuberculose que cette maladie, qu’on pourrait appeler « maladie de classe », car elle tend de plus en plus à se localiser dans le prolétariat, est intimement liée à la situation économique des individus. Quand les revenus d’un ménage ne lui permettent de posséder qu’un logement d’une pièce la mortalité est de 164 personnes pour mille. Avec un logement de deux pièces elle descend à 22 pour mille ; avec quatre pièces elle tombe à 7,4. À mesure que les travaux d’édilité, éventrant les vieilles rues étroites de Paris, font circuler l’air et la lumière, le fléau recule : ainsi l’élégant quartier des Champs-Élysées ne compte que 11 tuberculeux pour 104 fixés dans l’arrondissement ouvrier de Plaisance !

Mais ce n’est guère que le Paris bourgeois que les autorités se préoccupent d’assainir et embellir : la population miséreuse, de plus en plus refoulée du centre à la périphérie, va y porter ses plaies physiques et morales. Les moyens de communication sans cesse multipliés, trains de ceinture, métropolitain, tramways de pénétration, la font affluer le matin dans le centre de la capitale et la ramènent le soir dans ses taudis. De sorte qu’à mesure que s’aristocratise le Paris de la finance et du commerce, la banlieue prend un caractère lugubre de misère ouvrière : là où s’étendaient autrefois des espaces verdoyants, des prés, des buissons, des bouquets d’arbres, s’élèvent maintenant des masures de torchis, de plâtras et de planches, bientôt destinées à être remplacées par des habitations à six étages, où seront parcimonieusement mesurés l’air et la lumière, les propriétaires n’hésitant pas à sacrifier la salubrité générale à leur intérêt particulier.

Mais l’enfer du prolétariat français est surtout le département du Nord, véritable terre de prédilection de la tuberculose et de la mortalité enfantile. « Lille, Roubaix, Tourcoing, déclare Brouardel, forment le cercle d’un foyer tuberculeux d’autant plus intense que l’on se rapproche de ces villes ».

De l’étude si puissamment documentée de Léon Bonneff, l’Enfer des ouvriers[1], nous extrayons les passages suivants :

« Lille est la capitale de l’industrie textile. Dans ses faubourgs, dans les villes qui l’entourent se trouve massée une population de quelques centaines de mille personnes qui demandent leur vie aux filatures de laine et de lin. À la porte de Lille, boulevard Louis XIV, M. le docteur Roux, directeur de l’Institut Pasteur, a fondé un dispensaire anti-tuberculeux — un Preventorium, telle est sa dénomination officielle — qui porte son nom. Là viennent se faire soigner et assister les tuberculeux ouvriers.

« M. le docteur Verhœghe, chef de clinique à la Faculté de médecine à Lille, directeur du Preventorium, assisté de médecins-adjoints, examine les malades et accorde aux plus sordides parmi tous ces miséreux l’assistance temporaire : rations de viande, œufs, lait, chauffage, qui font totalement défaut aux consultants. L’opportunité de l’assistance est déterminée par une enquête et des visites à domicile dont est chargé l’enquêteur du dispensaire, M. Haentjens. Cet ancien ouvrier, à qui sa connaissance du flamand et du patois lillois permet l’accès de toutes les maisons, sait accomplir sa mission avec un tact, une délicatesse d’expressions, une urbanité qui font généralement défaut aux « visiteurs » des bureaux de bienfaisance et d’œuvres charitables privées.

« Son enquête porte sur la situation matérielle du malade, son habitation, ses ressources, sa cohabitation, ses antécédents, la situation hygiénique de son atelier. Nous l’avons accompagné à tous les quartiers de Moulins-Lille.

« Rue Philippe-de-Commines. Une rue boueuse et grise, noyée de pluie. Un couloir étroit et noir où les deux coudes touchent les deux murs, un escalier sans rampe et sombre comme une cave, deux étages, une porte que nous heurtons, un murmure en guise de réponse. Nous entrons. Une odeur épaisse et chaude — l’odeur indéfinissable de la maladie — prend à la gorge en dépit de la fenêtre entrouverte, étrangle. Notre guide nous dit très bas :

« — Quel âge attribuez-vous à la femme que vous apercevez ?

« — Quarante-cinq à cinquante ans.

« — Elle en a vingt-six.

« Sur une chaise défoncée, une femme en haillons tousse et crache sans interruption. Elle est d’une maigreur telle que les os de ses épaules font des saillies sous le fichu et que sa colonne vertébrale se dessine sous la camisole. Elle est appuyée à une table que recouvrent les flacons et bocaux pharmaceutiques. Elle ne peut se tenir debout. La pièce a quatre mètres sur deux. Un lit en occupe la moitié ! deux berceaux sont accotés au bois du lit. Un fourneau de fonte rougeoie près de la table. Cette femme est mère de cinq enfants. L’aînée a sept ans. Elle est là, les cheveux embroussaillés, les yeux sauvages. Elle n’est jamais allée à l’école ; elle reste auprès de sa mère pour la soigner, respirant auprès d’elle, buvant à son verre, essuyant ses lèvres.

« Le père a 32 ans. Il est charretier au tissage. Il part à cinq heures du matin pour soigner ses chevaux. Il rentre à sept heures du soir. Il gagne trois francs par journée ouvrable (dix-huit francs par semaine non coupée de jours fériés). Et ce sont là les seules ressources de la maisonnée. La mère, le père et les cinq enfants habitent cette unique pièce. On y dort, on y fait la cuisine, on y mange. Dans le lit dorment la moribonde, son mari et deux enfants. Les trois autres reposent dans les berceaux contigus.

« Autrefois, on faisait aussi la lessive dans cette chambre et le linge de la malade était mêlé au linge des bien portants. Le Preventorium — dont les ressources sont très modestes — lave maintenant le linge de la famille ; il donne un litre de lait par jour, deux kilogrammes de viande par mois ! Cette femme est tuberculeuse au troisième degré. Sa mort est imminente. Causes de la maladie : surmenage, privations ».

Après avoir cité d’autres exemples aussi navrants, décrit les cours emplies de détritus ménagers et traversées par des ruisseaux d’eaux grasses, épaisses et puantes, les linges mouillés étendus pour sécher dans l’unique pièce, la promiscuité des déshérités couchant pêle-mêle sur des paillasses sans draps, l’obscurité qui contraint dans certains logements à allumer la bougie dès deux heures de l’après-midi, les miasmes d’escaliers sans rampe où des Italiens, fabricants de statuettes, disséminent une âcre poussière blanche, Léon Bonneff conclut :

« Les conditions d’habitation étaient les mêmes partout : généralement une pièce sans air ni lumière suffisants, pour trois, quatre, huit personnes ; pareilles, les conditions de vie économique : par la faute de salaires insuffisants, la famille ouvrière, nourrie de légumes et de pommes de terre, hors d’état de réparer les forces usées au travail et de nourrir ses enfants ; pareilles aussi les conditions de labeur : dix heures pour les femmes, dix, douze, parfois davantage pour les hommes, en état constant de surmenage et réunissant ainsi toutes les conditions favorables au développement de la tuberculose ».

D’après l’enquêteur Haentjens, cinquante pour cent des ménagères qu’il visite couchent sans draps.

« Lille, déclare dans la même étude Léon Bonneff, présentait, il n’y a pas longtemps encore, cette particularité de loger en de véritables terriers à bêtes certains de ses habitants. Les « caves de Lille » furent célèbres. Une trappe s’ouvrait au ras du trottoir. Par un escalier on descendait dans un caveau cintré, on marchait sur une aire de terre battue. La famille ouvrière habitait cette caverne. Le soir venu, on baissait la trappe et tous dormaient dans ces trous humides où nulle ouverture ne demeurait pour le passage de l’air.

« Les caves n’ont pas toutes disparu ».

D’après le docteur Verhaeghe, la tuberculose est d’abord provoquée par l’insalubrité même du métier de tisserand et d’ouvrier de filature, ces hommes étant condamnés à respirer pendant leur travail, en des ateliers généralement malsains, une énorme quantité de poussière. D’où vient que, parmi les peigneurs de lin, 69 pour cent sont atteints d’affections des voies respiratoires et que la plupart de ces prolétaires meurent avant l’âge de quarante-cinq ans. Mais l’insuffisance d’alimentation joue un rôle non moins considérable comme facteur de mortalité : sur cinq cent dix-neuf tuberculeux examinés par le directeur du dispensaire Émile Roux, trois cent cinquante-et-un (soit 68 %) ont été frappés de l’implacable maladie par suite d’inanition. Et ce nombre va croissant (71,25  % en 1903, 76,67 % en 1904).

Enfin, sur 382 ouvriers tuberculeux examinés en 1902, 374 (soit 97,48 %) étaient des victimes du surmenage physique. Cette proportion s’est élevée à 98,22 % en 1903.

Nombre de ces malades seraient guérissables (il se présente au dispensaire Émile Roux 104 tuberculeux au premier degré pour 308 au second degré, ceux-là presque incurables). Mais l’implacable nécessité économique est là, qui les oblige à continuer de travailler jusqu’à ce qu’ils tombent mourants.

Sur 823 000 travailleurs de l’industrie textile, 339 469 sont des femmes, âgées pour la plupart de treize à trente-cinq ans. Après cet âge, elles meurent ou sont trop surchargées d’enfants pour continuer à se rendre à l’usine. La proportion des ouvrières atteintes d’affections des voies respiratoires oscille entre 14,28 % et 51,54 %. Parmi les plus éprouvées, il faut citer les « fileuses du mouillé » qui, pour un salaire de 0,20 par heure, travaillent à demi-nues, dans l’eau chaude, souvent brûlante et toujours surchargées de matières toxiques, la tête plongée dans la vapeur d’eau et les mains rongées par les acides.

La race flamande est prolifique, et à l’insuffisance d’alimentation, au surmenage, à l’insalubrité du logement et à celle du travail, viennent s’ajouter pour les ouvrières les grossesses successives. Sur 29 ouvriers veufs interrogés, 19 ont déclaré que leur femme avait été emportée par la tuberculose.

L’alcoolisme, qui sévit si épouvantablement chez les populations maritimes du Nord-Ouest et de l’Ouest, n’apparaît chez les ouvriers tuberculeux que dans la proportion de 17 %. C’est donc la situation économique qui est directement et avant tout cause de la terrible maladie, et non pas l’intempérance de la classe travailleuse, comme le prétendent certains savants et moralistes bourgeois cherchant à faire oublier la solution expropriatrice que comporte le problème social. Il est certainement incontestable qu’un grand nombre de prolétaires se livrent à la boisson et il serait étonnant, impossible même, qu’il en fût autrement. Les êtres humains réduits à la condition de bêtes de somme, n’éprouvent-ils pas fatalement le besoin physique de surchauffer leur organisme débilité par le sur-travail et le manque d’alimentation suffisante, comme le besoin moral de s’étourdir, et le cabaret empoisonneur, auxiliaire de l’exploitation capitaliste, n’est-il pas le seul lieu de « plaisir » qui leur est accessible ? Reprocher à la classe ouvrière son intempérance, c’est reprocher à la victime d’une agression la faiblesse que lui causent ses blessures.

On assiste, en effet, depuis que l’élite organisée du prolétariat a orienté sa marche vers ce but logique : expropriation des capitalistes et socialisation du capital, à une éclosion de doctrines pseudo-sociales et en réalité ultra-bourgeoises. Aux déshérités qui se meurent faute d’une nourriture réconfortante, on prêche à la façon des prêtres l’abstinence et le végétarianisme ; un docteur a découvert que par une alimentation semi-carnivore, les ouvriers de France et d’Angleterre pourraient se nourrir avec 0,85 c. par jour et rivaliser avec les moujicks russes et les travailleurs hindous qui, sans jamais manger de viande, travaillent jusqu’à dix-huit heures par jour. Quel idéal ! En même temps, ils deviendraient « prolifiques et doux » ; ils reproduiraient la quantité de bétail nécessaire pour emplir les usines et ils ne se révolteraient pas !

Ces théories ont tout juste autant de valeur que celles qui prêchaient l’épargne aux ouvriers réduits à des salaires insuffisants pour vivre d’une vie humaine avec leur famille, ou que celles qui déclaraient l’association des sans-le-sou capable de concurrencer et éliminer pacifiquement les richissimes capitalistes !

Cependant il serait injuste d’assimiler à ces théories bourgeoises celle du néo-malthusianisme qui a proclamé le principe éminemment juste de la maternité consentie et déclaré préférable pour l’humanité d’augmenter en qualité plutôt qu’en quantité. Les parents incurablement malades ou réduits à la dernière misère qui jettent dans la vie des malheureux condamnés à toutes les misères font preuve d’une inconscience ou d’un égoïsme monstrueux. Il est vrai qu’ils savourent patriotiquement les félicitations des repopulateurs à tout prix qui réclament de la chair à travail et à canon ! La thèse néo-malthusienne peut certainement, comme toute autre, tomber dans l’exagération jusqu’à l’absurde et même être exploitée par des défenseurs de l’organisation économique actuelle, socialistes à faux nez qui, méconnaissant tout un siècle d’histoire et d’évolution prolétariennes et se présentant comme les seuls solutionnistes du problème, relèguent la révolution transformatrice de la société à l’époque où il n’existera plus sur terre qu’une humanité, consciente et restreinte en nombre. S’il devait en être ainsi, la classe capitaliste pourrait continuer pendant des siècles à écraser le prolétariat !

Mais en tant que mise en garde contre la multiplication des malheureux dans la société actuelle et affirmation du droit de la mère à n’enfanter que lorsqu’elle le veut, la propagande néo-malthusienne a été salutaire, malgré les railleries faciles dont on a pu cribler ses adeptes.

En outre des travailleurs du textile, la phtisie et les affections pulmonaires fauchent terriblement parmi les batteurs de tapis, les cardeurs de matelas, les porcelainiers, les faïenciers, les potiers, les briquetiers, les meuliers, les chiffonniers, les brossiers, les verriers, les blanchisseurs, les égoutiers. L’empoisonnement par le plomb et ses composés atteint les peintres en bâtiment, les typographes, les métallurgistes du plomb, les tisseurs au métier Jacquart, les ouvriers fabricants d’accumulateurs, de cartons colorés, de crayons colorés, les dentellières. L’empoisonnement par le mercure et ses composés s’attaque aux fabricants de baromètres et thermomètres, aux coupeurs de poils, aux ouvriers chapeliers ; l’empoisonnement par le sulfure de carbone aux fabricants de ce produit et aux caoutchoutiers ; l’empoisonnement par l’arsenic et ses composés aux fabricants de verts arsenicaux, aux fleuristes, aux ouvriers en papiers peints, aux mégissiers et tanneurs, aux naturalistes taxidermistes. Quant aux carbures d’hydrogène : pétrole, benzine, aniline, goudron, etc., ils occasionnent des troubles graves chez les ouvriers qui les fabriquent, ainsi que chez les teinturiers et les dégraisseurs.

Quoi d’étonnant que les prolétaires condamnés par la nécessité économique à se livrer pendant toute leur vie à des travaux meurtriers finissent par contracter des lésions organiques et des prédispositions morbides qu’ils transmettront à leur descendance ? La lente et progressive différenciation de type physique chez les diverses classes sociales est chose fatalement logique, indéniable. Mais tandis que les savants de l’anthropologie criminelle ne sont que trop enclins à voir dans les anomalies physiques et les infirmités héréditaires des stigmates certains de démence ou de criminalité frappant de déchéance irrémédiable celui qui les présente, il convient bien plutôt d’y voir des tares de misère, imputables à l’organisation économique, et encore guérissables dans un milieu meilleur. En un mot, c’est la société capitaliste, créant la splendeur des uns par l’exploitation des autres qu’il convient de stigmatiser — et abattre — au lieu de flétrir ses victimes.

Les constatations des anthropologistes criminels, précieuses comme indication générale mais non uniformément admissibles d’une façon absolue, se complètent donc, et souvent se corrigent, par les enquêtes documentées et les statistiques consciencieuses des écrivains sociologues. En réunissant les unes et les autres, il est possible d’envisager sainement le complexe problème social dont les deux éléments fondamentaux demeurent : le milieu, l’hérédité.





  1. Publiée dans la Nouvelle Revue, 15 mars 1906.