Les Classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique/VII.

Les Classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique
VII. — Criminalité, prostitution, dégénérescence.
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VII. — CRIMINALITÉ, PROSTITUTION, DÉGÉNÉRESCENCE.


C’est dans la classe des réfractaires que se rencontrent les gens étiquetés malfaiteurs.

« Malfaiteurs », ce mot logiquement devrait désigner ceux qui, consciemment ou non, font du mal à leurs semblables.

Dans ce cas, il est bien certain que les autocrates, les financiers et les généraux sont des malfaiteurs plus sanguinaires que les « Apaches » s’attaquant le soir au coin des rues aux passants attardés.

Mais, dans une société où tout est conventionnel, le mot malfaiteur se limite à qualifier les individus qui ont eu la malechance d’avoir affaire à la justice des tribunaux. Cette justice défendant l’ordre constitué, c’est-à dire les intérêts de la classe possédante, il est extrêmement rare que des privilégiés, même s’ils ont fait massacrer quelques centaines de mille hommes et râflé plusieurs millions, arrivent à se voir infliger officiellement l’infamante épithète.

C’est donc en immense majorité dans le prolétariat que se recrute le gibier pénitentiaire.

Parmi ces malfaiteurs qui n’assassinent point au nom de la patrie et qui ne volent pas avec la permission du Code, deux divisions bien tranchées apparaissent tout de suite : les malfaiteurs parfaitement normaux, victimes du milieu social (misère ou préjugés, y compris même les entraînements passionnels, souvent développés par l’éducation propriétaire) et les anormaux ou dégénérés.

La transformation du milieu devra éliminer ou réduire considérablement les délinquants du premier ordre, ceux que Lombroso appelle « délinquants occasionnels » ; elle rendra possible la guérison des seconds. Quant aux incurables, les plus irresponsables de tous — la responsabilité absolue n’existant pour personne, incompatible qu’elle est avec le déterminisme — les torturer ou les supprimer ne serait qu’une barbarie inutile, et dans une société moralement évoluée qui donc voudrait se faire tortionnaire ou bourreau ? Il conviendra tout simplement de les mettre dans l’impossibilité de nuire et de les empêcher non pas de satisfaire un besoin physiologique aussi respectable que les autres besoins, mais de reproduire une race de monstres qui serait condamnée d’avance aux pires douleurs.

La mort, le bagne et même la simple prison sont un legs de la barbarie médiévale et des religions. Pour empêcher les abus de la force, les fondateurs de sociétés n’avaient trouvé rien de mieux que d’inventer des juges célestes, punissant le mal et vengeant la faiblesse opprimée. Idée bientôt exploitée par les oppresseurs eux-mêmes et par les prêtres devenus leurs complices, qui prêchaient la résignation aux victimes confiantes uniquement dans l’intervention — terrestre d’abord, puis posthume — d’un père divin. Ce dieu, créé par les hommes et à leur image, devait non pas empêcher le mal — ce en quoi il se fût montré tout puissant et juste — mais le punir. À leur tour, les chefs d’État, prêtres, législateurs et juges, se présentant aux foules, auréolés d’un reflet de la divinité au nom de laquelle ils parlaient se sont enivrés de l’idée de leur supériorité qu’ils affirmaient en écrasant leurs semblables.

Malgré l’abolition de la torture, abolition qui n’a eu lieu que nominalement dans certains pays d’Europe, la majorité des juges modernes ont conservé une mentalité de tortionnaires. Sans aller jusqu’en Russie et en Turquie, pays gouvernés par une autocratie féroce et imbécile qui ne relève pas de l’humanité, on a pu entendre en Espagne, pays constitutionnel où existe une opinion démocratique, un juge militaire, le colonel Enrique Marzo, déclarer lors du trop célèbre procès de Montjuich, que : « Il convient de fermer les yeux à la raison ». Paroles atroces qui rappellent celles du magistrat français Laubardemont : « Donnez-moi une ligne de l’écriture d’un homme, je me charge de le faire pendre » ou encore ce madrigal du galant président des Brosses, adressé à une belle dame qui se montrait cruelle : « J’ai fait mettre à la question des gens qui étaient moins coupables que vous ».

Il est bien évident que les Marzo, les Laubardemont et les des Brosses étaient des criminels, soit devenus tels sous l’influence du milieu, soit par suite de tares ataviques. Lombroso, dont il serait puéril de méconnaître les patientes recherches en anthropologie criminelle, mais qui a poussé l’esprit de système et de classification à un degré d’absolutisme extraordinaire, s’est efforcé de prouver que la plupart des criminels, comparés aux hommes dits normaux, présentaient des stigmates de dégénérescence. Mais son enquête n’a porté que sur les malfaiteurs reconnus estampillés officiellement, détenus dans les prisons et dans les bagnes, ce qui en amoindrit singulièrement la valeur. S’il eût porté ses investigations dans la classe dirigeante, parmi les malfaiteurs libres et respectés, on peut se demander s’il aurait reconnu chez un Guillaume II, un Nicolas II, un de Plœhve ou un Cecil Rhodes, par exemple, les stigmates de la criminalité. Combien autour de lui dans la société bourgeoise, parmi les financiers, les juges et même les médecins, Lombroso n’a-t-il pas dû coudoyer d’hommes à âme de voleurs et de tortionnaires, malfaiteurs en redingote opérant sous un autre décor et dans un autre milieu que les vulgaires délinquants !

Et puis, rien n’est plus élastique que le mot « crime ». L’attaque à la propriété, l’adultère, l’avortement sont-ils des crimes ? Oui pour les uns ; non pour les autres. N’est-ce pas d’un homme prêchant la transformation sociale et condamné comme malfaiteur que les chrétiens ont fait leur dieu ? Les criminologistes émules de Lombroso, qui présentent les novateurs anarchistes comme des fous criminels, ne déclarent-ils pas, d’autre part, l’esprit de routine et le misonéisme[1] des caractéristiques, en particulier de « l’infériorité féminine » et en général de toute infériorité intellectuelle ? Comment accorder deux assertions aussi opposées ? Si l’horreur des innovations est un sentiment propre à des êtres inférieurs, comment n’en pas conclure que les novateurs sont des êtres intellectuellement supérieurs à la masse misonéiste ?

Le docteur Dallemagne, professeur de médecine légale à l’Université de Bruxelles, déclare[2] : « Il est toute une catégorie de doctrines dont la préoccupation est de réduire dans l’individu à son minimum le droit de posséder et ce au profit d’une possession collective. Tant que ces doctrines ne prêchent que le communisme ou le collectivisme de ces choses nécessaires à chacun au même titre que l’air et l’eau, il n’y a rien à dire. Il faut, au contraire, encourager ces tentatives qui sont une tendance novatrice, si elle n’est pas nouvelle, opposée à l’accaparement par la force qui fut au fond de la plupart des coutumes des sociétés à leur début ».

Mais après avoir déclaré excellemment que les sociétés ne se sont développées que grâce à la libre initiative de novateurs (révolutionnaires) entraînant la masse retardataire et apathique, Dallemagne se hâte d’ajouter : « Jusqu’au moment où un accord librement consenti aura remanié les bases du droit de posséder, tout attentat contre la propriété constitue une tentative criminelle, au nom de quelque théorie qu’elle s’effectue ».

Comme il est douteux que les capitalistes consentent jamais à un « accord » rendant à la masse la propriété qu’ils détiennent, les bases du droit de posséder ne seraient jamais remaniées. Mais l’enchaînement des faits, l’évolution sociale, amèneront les prolétaires organisés à déposséder les privilégiés sans plus leur demander leur consentement que les bourgeois ne demandèrent le leur aux nobles propriétaires de l’ancien régime pour les déposséder et vendre leurs terres sous l’appellation de « biens nationaux ».

Dallemagne déclare encore : « Le respect des lois, même dans ce qu’elles ont de contestable, est aussi une condition de stabilité sociale. Les lois ne sont jamais que des à peu près. Et pour cette raison aucun code ne doit prétendre à l’inamovibilité. Il faut, dans ce domaine, laisser la place aux remaniements. Il est même nécessaire d’ériger en mécanisme gouvernemental cette garantie du perfectionnement de nos institutions. Mais par le fait même que les lois sont et restent l’œuvre commune, sans cesse remaniée et sans cesse consentie, il est indispensable de les entourer de toutes les garanties de respect et d’intégrité. L’obéissance à la loi est donc forcément une sorte de critérium du degré d’adaptation sociale de l’individu[3] ».

Nous avons tenu à citer entièrement le passage, rien n’étant plus contraire à une impartiale critique que de juger d’idées émises seulement par une phrase ou par des phrases tronquées. L’aveu du Dr Dallemagne n’en est que plus suggestif : même lorsque les lois sont, de son aveu, « contestables », c’est-à-dire mauvaises, il faut les respecter… tout en poursuivant leur « remaniement ! » Il est indispensable d’obéir à ces lois même si elles sont édictées par un Tibère ou un Plœhve !

« Le respect des lois est une condition de stabilité sociale » qui en doute ? Reste seulement à savoir si les écrasés doivent conserver la stabilité d’une société qui pèse sur eux de tout son poids et si l’immobilité est un idéal.

Et c’est l’auteur qui déclare les criminels incapables de raisonner sainement !

Lombroso, de son côté, pousse si loin l’esprit de système, qu’il voit invariablement dans les anarchistes des criminels ou des aliénés : criminels lorsqu’ils suppriment un homme qui a pu, comme le roi Humbert ou le ministre Canovas, envoyer à la mort, de par sa situation supérieure des milliers de ses semblables[4] ; aliénés lorsqu’ils se contentent de penser autrement que la masse des humains. Pour lui, Louise Michel est une folle mattoïde.

Il est heureux que les savants n’aient pas, comme le rêvait Auguste Comte, le gouvernement exclusif de l’humanité, car avec l’esprit dogmatique naissant naturellement chez celui qui se croit supérieur aux autres, leur sophicratie deviendrait peu à peu une théocratie, leur science dégénérerait en religion. C’est, d’ailleurs, ainsi que se sont formées primitivement les religions : elles étaient la science de leur époque.

La science, à l’exception des mathématiques, est soumise aux fluctuations des temps et des milieux. Sans parler de l’histoire, qui n’est encore qu’un roman, du droit, science conventionnelle et desséchante aussi baroque que la théologie, combien d’absurdités n’ont pas été érigées en dogmes intangibles, au nom de la philosophie, de la physique, de la chimie, de la zoologie ! Le spiritualisme, le libre arbitre, l’horreur du vide, l’existence de deux fluides électriques, d’un fluide calorique, d’un fluide lumineux, d’un fluide magnétique, celle de corps simples, la permanence d’état de l’oxygène, de l’hydrogène, etc., tout cela a été enseigné solennellement, et le chercheur qui se permettait de douter était conspué par les savants officiels presque aussi implacablement que l’était par un concile l’hérétique refusant d’admettre le dogme de l’Immaculée Conception ou celui de l’infaillibilité papale.

Sous peine de se dessécher et se rétrécir à l’instar des religions en un ensemble de dogmes proclamés infaillibles, alors que les connaissances humaines sont pour la plupart soumises à une révision perpétuelle, la science doit donc, tout en constatant des faits et en tirant des hypothèses, se garder de conclusions trop absolues.

L’anthropologie est une science née d’hier (seulement du milieu du dix-neuvième siècle) qui est appelée à un avenir immense, car une fois changée la base économique, c’est par l’étude de l’homme physique et moral, qu’on pourra achever de cicatriser les vieilles plaies de la société et créer une humanité saine. Mais dans sa branche la plus récente : l’anthropologie criminelle, on se trouve en présence de constatations encore trop contradictoires pour qu’il soit permis de conclure hâtivement. C’est ainsi, par exemple, que d’après Lombroso et Marro la gaucherie et l’ambidextrie prédomineraient chez les délinquants alors que le criminologue allemand Baer affirme le contraire. Sur les sensations acoustiques, désaccord complet : Ottolenghi et Frigerio déclarent que nul sens ne parvient à un degré de perfection égal à celui de l’ouïe chez les criminels ; Mme Tarnowsky, savante qui a importé en Russie l’anthropologie criminelle, dit exactement le contraire. Même désaccord entre les savants italiens et la doctoresse russe en ce qui concerne la sensibilité physique. Sur l’acuité visuelle, l’étendue du champ de vision et la perception des couleurs, les constatations ne concordent pas davantage. Enfin, pour ce qui est du tatouage, si fréquent chez les délinquants mais aussi chez les marins, les soldats et même nombre de travailleurs catalogués « honnêtes », Baer, d’accord avec Lucchini et Baker, et contrairement à Garrieri, Maraglia et Battistelli, lui dénie toute signification au point de vue de la criminalité.

Le tatouage, plus fréquent dans des « basses classes » que dans les hautes, est certainement un indice de goût contestable apparentant moralement ceux qui le pratiquent aux primitifs polynésiens. Et tandis que ces derniers se montrent fréquemment de véritables artistes, le tatoué européen ne témoigne le plus souvent que d’une imagination grossièrement obscène. Pourtant le même sentiment de coquetterie sauvage se traduit chez les élégantes du beau monde qui se font percer les oreilles pour y suspendre des boucles ou chez ceux et celles que la vue d’un uniforme militaire avec de l’or, de l’écarlate et des plumes fait se pâmer. Le général se redressant orgueilleusement sous son panache, l’individu — militaire ou civil — plastronnant en étalant un bout de ruban de couleur attaché à sa boutonnière ont une mentalité de sauvages ; ils sont les frères intellectuels des tatoués[5].

Quelle est la proportion des êtres normaux, rendus criminels par le fait du milieu, relativement à celle des criminels par dégénérescence ? c’est ce qu’on ne peut déterminer d’une façon absolue. Toutefois, il apparaît certain que la misère et les causes passionnelles entrent pour une part beaucoup plus grande que les tares ataviques dans la criminalité. Il y a des êtres fatalement poussés vers le meurtre par suite de lésions ou déformations cérébrales, ceci est incontestable : la marquise de Brinvilliers, parricide, infanticide, calomniatrice, incendiaire ; Gabrielle Bompard, prostituée, escroqueuse, calomniatrice, homicide ; Vacher, violateur, assassin, fou mystique, sont des exemples de cette catégorie. Si monstrueux puissent-ils apparaître, ils ne relèvent que de la pathologie.

Il n’est donc pas possible de contester que les malades, alcooliques, épileptiques, syphilitiques, tuberculeux, engendrent fatalement des malades, reconnaissables à de trop évidents stigmates de dégénérescence : ce serait nier l’évidence même. Il faut seulement que de ces tares, créées chez les ascendants par le milieu et perpétuées chez les descendants par l’atavisme en s’aggravant le plus souvent avec le temps, les privilégiés ne viennent pas arguer en condamnant le prolétariat, au nom d’une infériorité physique et morale, à l’asservissement perpétuel. Lombroso et ses émules qui voient les fatalités ataviques, oublient par trop l’influence du milieu.

« La future voleuse, écrit Mme Tarnowsky parlant des déshéritées russes, grandit sans apprendre à travailler et est livrée dans son désœuvrement à toutes les séductions de la rue. Elle a souvent froid et faim ; au logis, pas de feu, pas de pain et souvent des coups ; elle s’en lasse et finit par se vendre pour une friandise ou bien dérobe l’objet qu’elle convoite dans son oisiveté de toutes les heures.

« C’est alors qu’elle vient expier en police correctionnelle l’inconvénient d’être issue de parents ivrognes, pauvres et vicieux.

« Après un premier stage en prison, notre jeune voleuse en sort riche d’expérience acquise auprès de ses compagnes de détention. Elle se promet de mettre à profit les leçons qu’elle en a reçues, d’être plus adroite à l’avenir et surtout de ne plus commettre la maladresse de se laisser prendre.

« À la suite du premier vol commis, toute relation est rompue avec sa famille qui, du reste, ne pourrait lui donner que misère et mauvais traitements : le délit devient par conséquent une nécessité. »

Cette simple histoire de la voleuse russe est de tous les pays.

Dans leur livre La femme criminelle et la prostituée, Lombroso et Ferrero ont constaté que l’infanticide était très répandu en Suède parce que les femmes pauvres, employées à tirer les traîneaux et en contact avec des hommes brutaux hors des villes, étaient souvent violées et que la suppression d’un petit être sauvait leur « honneur ! » N’est-ce pas le milieu et ses préjugés de morale sexuelle qui sont en ce cas directement responsables ?

Tout ce qui a été dit sur la criminalité s’applique à la prostitution. Cette plaie sociale, qui dans le prolétariat a pour cause la plus fréquente la misère, se retrouve dans la bourgeoisie sous le nom et la forme de mariage d’argent. Cette seconde forme de prostitution est même plus répugnante que la première parce qu’elle est plus hypocrite et que, n’étant point imposée par une inexorable nécessité, elle prétend au respect. La mariée qui, prostituée légale, aura vendu à un individu son corps pour un titre, ou une situation, méprise férocement la pierreuse qui se livre à plusieurs individus pour manger ; l’épouseur d’une dot est entouré d’une considération qu’on refuse au « marlou » exploitant sa « marmite » !

Lombroso et Ferrero ont donc manqué de tout esprit philosophique lorsqu’ils ont bourgeoisement proclamé la supériorité physique et morale de la femme « honnête » sur la prostituée. Honnête celle qui se sera vendue ou laissé vendre pour la vie par des parents proxénètes à un épouseur qu’elle n’aimait pas, le plus souvent même qu’elle ne connaissait pas ! Malhonnête celle qui se sera livrée temporairement à plusieurs individus pour avoir du pain et qui, étant tombée dans l’enfer de la prostitution, y sera restée !

Tout au plus ces deux anthropologistes auraient-ils pu proclamer la supériorité physique et intellectuelle — intellectuelle, non morale ! — des femmes non qualifiées prostituées sur une partie de celles adonnées à la prostitution réglementée et l’exerçant couramment.

Malgré leur tendance à découvrir partout des stigmates de dégénérescence, les deux savants précités sont obligés d’admettre que 63 % environ des prostituées n’en présentent aucun.

C’est donc, de leur aveu implicite, la misère qui demeure la grande pourvoyeuse de la prostitution, et une transformation du milieu économique, en universalisant le bien-être, sauverait ce 63 % de malheureuses. Mais il est bien évident aussi que les rejetons de pareilles mères doivent présenter dans leur organisme les tares causées par la syphilis et l’alcoolisme, compagnons inséparables de la prostitution, et que ces tares pourront finir par se fixer héréditairement en s’aggravant si le milieu demeure néfaste, en s’atténuant s’il est amélioré, en disparaissant peut-être entièrement s’il est tout à fait changé.

On sait comment dans toutes les grandes villes du monde dit civilisé est organisée la traite des blanches. Des agences clandestines fonctionnent à Londres, Paris, Berlin, Rome, Genève, etc. pour fournir de chair féminine les maisons de prostitution des pays les plus éloignés : l’Australie, l’Argentine ou le Transvaal. De misérables courtiers ou racoleurs attirent par leurs promesses des filles de campagne, des orphelines en quête de place ; une fois qu’elles sont tombées en leur pouvoir, elles y restent fatalement. Ce ne sont pas les efforts de quelques philanthropes, les uns bien intentionnés, les autres simplement réclamiers, qui pourraient les tirer du profond abîme. D’ailleurs la prostitution est considérée par l’immense majorité des bourgeois législateurs, fonctionnaires ou simples particuliers comme un « mal nécessaire ». Sans elle, les Don Juan iraient perturber de leurs ardeurs et souvent contaminer de leurs maladies infectieuses les honorables foyers bourgeois !

Pour la majorité des prostituées comme pour celle des criminels, il y a donc surtout malfaisance du milieu. Au début, ces femmes peuvent témoigner d’une intelligence non inférieure à celle de la bourgeoisie qualifiée d’« honnête » ; mais dans un ambiant de misère, de brutalité et d’arbitraire policier, leurs facultés intellectuelles finissent fatalement par s’atrophier : la prostituée qui a longtemps pratiqué tombe peu à peu dans l’hébétement.

Au point de vue moral, est-elle inférieure à la bourgeoise ? Il faudrait d’abord savoir ce qu’est la morale. Si le respect d’une religion démente, de l’autorité indiscutée sous toutes ses formes, de l’exploitation légalisée par le Code, de la patrie, mensonge solennel sous lequel se cachent les intérêts capitalistes, constituent une morale, la prostituée prolétarienne et l’« honnête » bourgeoise se valent à peu près, car, d’une façon générale elles y croient l’une et l’autre, la première peut-être avec plus de sincérité, la seconde avec plus de formalisme.

Au point de vue du sentiment, de l’humanité, de la générosité et même quelquefois de l’amour, c’est souvent la prostituée qui l’emporte sur la bourgeoise. Combien se livrent à leur triste métier, qui les dégoûte et dont elles meurent, pour faire élever quelque enfant, alors que le père, un jeune bourgeois, séducteur au beau langage, se sera éloigné de la malheureuse devenue mère !

Nombre de femmes tombent dans la prostitution par suite de l’insuffisance des salaires que les patrons maintiennent à un tarif de famine, ce qui oblige l’ouvrière à chercher des ressources supplémentaires. Chez d’autres, c’est la révolte contre la vie de bête de somme qui les condamne à écouler leur vie, leur jeunesse à la fabrique, rivées sur une tâche monotone. D’autres encore, aux goûts plus raffinés, s’indignent à la pensée de devenir la compagne-esclave du déshérité de leur classe qu’elles ne connaissent que trop bien et qui leur apparaît généralement sous l’aspect d’un individu aux allures et au langage grossiers, mal soigné de sa personne, puant le tabac et l’alcool. Elles se disent que dans le nombre d’hommes divers qu’elles connaîtront, elles pourront rencontrer le riche entreteneur qui les fera entrer dans une vie nouvelle.

La prostitution a, d’ailleurs, son aristocratie et sa plèbe : elle présente le reflet d’une société où tout est hiérarchie et hypocrisie, et l’on voit, dans les pays où subsiste la police des mœurs, le même agent brutaliser la pauvre racoleuse du trottoir et s’incliner devant la courtisane de haute marque qui exerce exactement le même métier, mais se fait payer plus cher.





  1. Horreur des nouveautés.
  2. Stigmates biologiques et sociologiques de la criminalité, par le Dr Dallemagne.
  3. Stigmates biologiques et sociologiques de la criminalité, par le Dr Dallemagne.
  4. Et à ce compte que penser des bourgeois mêmes qui, tout en flétrissant les anarchistes régicides de leur époque, glorifient, statufient Harmodius, Aristogiton, Brutus et célèbrent en musique l’apothéose de Guillaume Tell !
  5. Et même, il y a peu d’années, ce fut la mode, qui alla jusqu’à la fureur, dans la haute société anglaise, de se faire tatouer. Il y a là bien probablement un réveil d’atavisme.