Les Classes pauvres en Angleterre - L’Enfance, ses ennemis et ses protecteurs

Les Classes pauvres en Angleterre - L’Enfance, ses ennemis et ses protecteurs
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 878-908).
LES
CLASSES PAUVRES
EN ANGLETERRE

L’ENFANCE, SES ENNEMIS ET SES PROTECTEURS.

C’est un fait tout à l’honneur de l’Angleterre qu’en aucun temps les misères humaines n’y ont excité plus de commisération et apitoyé plus de cœurs. Pendant que se multiplient les congrès où l’avenir des classes laborieuses et les inégalités dont elles se plaignent sont l’objet de discussions passionnées, une école humanitaire très pratique, soucieuse d’obtenir avant tout des résultats, s’empare peu à peu de l’esprit public qu’elle façonne et attendrit à sa guise. Les plus charitables initiatives se développent et s’exercent aux applaudissemens de spectateurs gagnés d’avance. L’ingéniosité des philanthropes ne recule devant aucune hardiesse, et c’est plaisir de voir les conférenciers, la presse, les représentans de l’Église nationale ou des sectes dissidentes s’unir et se confondre dans un même élan de fraternité. Les partis politiques eux-mêmes font trêve; il semble qu’un immense besoin de générosité et de dévoûment dévore l’âme du pays et qu’il n’existe plus rien en dehors de cette nécessité impérieuse : améliorer la condition des misérables, protéger l’enfance, surtout l’enfance, contre les forfaits dont elle est journellement la victime.

C’est qu’ils ont de redoutables plaies à guérir, nos voisins britanniques. En France, où la richesse publique est si heureusement répartie, nous ne connaissons guère ces détresses, ces dénûmens effroyables que l’habitant des cités anglaises coudoie, pour ainsi dire, à chaque pas. Qui de nous ne s’est étonné, scandalisé à la vue de la population sordide qui se répand dans les principales rues des grandes villes à l’heure où tout un monde de négocians et de gens d’affaires regagne, après une longue journée de travail, le quartier riche et la villa brillamment éclairée ? Une foule déguenillée, véritable cour des miracles, arrête le passant et l’assiège. La pluie tombe, un brouillard épais et sale vous pénètre et vous glace ; pressé de rentrer, de retrouver à la maison la lumière, la chaleur, l’accueil tendre et souriant des vôtres, vous résistez aux sollicitations, vous ne jetez même plus une aumône à ces enfans aux pieds nus, vendeurs d’allumettes et crieurs de journaux du soir dont les loques souillées et l’aspect maladif vous impressionnaient si vivement au début. L’étranger se familiarise avec le spectacle de ces malheureux. Il y en a trop, qu’importe un copper de plus ou de moins dans leur poche? D’ailleurs, l’argent qu’il donnerait volontiers, irait tomber immédiatement dans le tiroir d’un débitant de bière ou de gin.

Si nous nous habituons vite à frôler plusieurs fois par jour ces légions de misérables, l’Anglais qui les connaît depuis sa naissance s’affecte encore moins de les rencontrer. Il passe, droit et roide, sans détourner la tête ou ralentir sa marche allongée. Il ne fait pas la charité dans la rue, il est membre de trois ou quatre institutions de bienfaisance, donne libéralement et ne refuse pas d’augmenter sa cotisation annuelle si l’hiver est très rigoureux ou si le bureau des sociétés dont il fait partie signale un accroissement inquiétant des pauvres. Il consacre le temps et l’argent nécessaires aux œuvres dont ses amis ou le pasteur de sa paroisse lui indiquent l’urgence et l’utilité. De leur côté, les municipalités ne restent pas inactives, elles provoquent la générosité des citoyens, encouragent les fondations, concèdent gratuitement des terrains. On apprend un matin que des milliers de livres sterling ont été souscrites pour la création d’un hôpital ou d’un asile. Les noms les plus en vue figurent en tête des listes, et il arrive qu’un prince du sang daigne présider, la truelle d’argent à la main, à quelque inauguration solennelle. Le lendemain, la presse publie un compte-rendu détaillé de la cérémonie, tout rempli des titres et qualités des grands propriétaires ou des lords qui y ont assisté ; puis le silence se fait, la charité officielle disparaît momentanément de la scène ; des semaines, des mois s’écoulent et la jeunesse en haillons n’est ni plus rare ni moins épouvantable que par le passé. On la retrouve invariablement au coin des rues où elle s’attarde en de mortelles stations, moins redoutables cependant que les dangers d’un autre ordre qui l’attendent au logis. Nous verrons plus loin à quelle sorte d’embûches elle est exposée ; l’Angleterre est en présence d’un problème dont la solution s’impose à elle avec force et prend une place de plus en plus grande dans les préoccupations du pays.


I.

Il semble que dans une étude de ce genre il ne soit pas sans intérêt de marquer d’abord d’un trait rapide la condition présente des classes pauvres. Nous rendrons peut-être plus saisissant le tableau des périls qui menacent l’enfance si nous indiquons au lecteur l’ensemble des causes qui les ont fait naître. De la misère des pères à celle des fils, la transition n’est que trop facile. Quelle est donc l’étendue du mal et combien existe-t-il d’Anglais qui pourraient envier le sort du cheval de fiacre, de ce travailleur à quatre pieds dont Thomas Carlyle disait qu’il jouit de tout le nécessaire qui manque à l’homme ? Les relevés et les récits que renferme le livre de M. William Booth fournissent à cet égard des indications très complètes. Prenons le district le plus éprouvé de Londres, c’est-à-dire le quartier est avec Tower Hamlets, Shoreditch, Bethnal Green et Hackney, soit 908,000 âmes, moins d’un quart de la population totale de la ville. Il s’y trouve 331,000 habitans dont la condition sociale est la suivante : 17,000 pensionnaires des workhouses, des asiles et des hôpitaux, 11,000 fainéans ou récidivistes endurcis, sans domicile ; 100,000 besogneux ne connaissant de la vie que les privations, mais gagnant bon an, mal an, dix-huit schellings par semaine ; 74,000 familles très pauvres, vivant d’un salaire hebdomadaire de dix-huit à vingt et un schellings, la plupart du temps irrégulier ; 129,000 dont les rentrées d’égale somme présentent quelque fixité. Afin d’obtenir une évaluation approximative du reste des malheureux que renferme la métropole anglaise, il faudrait multiplier par quatre les chiffres qui précèdent, l’east end représentant à peu près, nous l’avons dit, la quatrième partie de l’agglomération londonienne ; mais l’arrondissement qui nous sert de point de départ étant le moins riche de tous, nous n’attribuerons à chacun des trois autres, conformément à une statistique très récente, que 220,000 pauvres au lieu de 331,000, soit un tiers de moins; au total, 660,000 et par conséquent, pour la ville entière, 991,000 créatures humaines dont l’existence est un problème. Restent les comtés, peuplés, l’Irlande à part, de 30 millions de sujets. Si la misère y était proportionnellement aussi terrible que dans l’est de Londres, on arriverait au chiffre fantastique et inadmissible de 10 millions de gens sans pain et sans asile. Gardons-nous de toute exagération. Nous ne réclamerons à la province, sur la foi de nos documens, que deux millions de misérables avérés. Il y aurait donc actuellement en Angleterre, nous ne croyons pas qu’on l’ait contesté, environ trois millions d’hommes manquant de tout, ou à peu près.

Trois classifications distinctes : les affamés sans feu ni lieu, dénués de tout, mais honnêtes ; ils composent la majorité. Puis ceux que le vice, cette industrie, alimente et fait vivre, enfin l’armée du crime ; tous sont ravagés par la boisson. A l’heure où tout se tait dans l’énorme ville, réfugiés dans cette partie de l’embankment située entre le Temple et Blackfriars, ils sont là tassés par douzaines, les vagabonds en quête d’un abri, et pas un des coins qu’offrent les angles rentrans de la maçonnerie, n’est occupé par moins de six d’entre eux. Serrés les uns contre les autres pour avoir chaud, ils dorment dans des positions de gens écrasés. Quelques-uns s’enveloppent de vieux journaux ou en entourent soigneusement leurs pieds glacés par l’humidité de la pierre. La plupart, harassés, répugnent à tout mouvement, résignés à l’inévitable. Ils ont passé la journée à errer dans les rues, à la recherche, non d’un métier, mais d’une occupation quelconque qui leur rapporte quelques pence. Les plus heureux sont ceux qui ont gagné un peu d’argent à ouvrir des portières, à tenir un cheval par la bride, à veiller, en l’absence du propriétaire, sur la caisse et les brosses du cireur en plein vent. Un relevé qu’il y a tout lieu de croire exact constatait récemment que 368 personnes n’avaient d’autre domicile que les quais de la Tamise entre Blackfriars et Westminster, pour ne citer qu’un quartier de Londres. Cependant au moment où ces chiffres étaient établis, la capitale ne traversait aucune période de crise industrielle ou commerciale, les affaires étaient en pleine activité, comme l’attestait surabondamment l’augmentation croissante de la vente des liquides, baromètre infaillible de l’allégresse générale[1]. Il est moins rare qu’on ne pourrait le supposer que des individus à bout de ressources, après avoir inutilement frappé à toutes les portes pour obtenir du travail, s’affaissent et meurent de faim dans quelque coin de la grande cité. L’année dernière, des policemen croisaient dans le parc de Saint-James un inconnu qu’à sa marche trébuchante et incertaine ils prirent d’abord pour un ivrogne. Tout à coup, l’homme s’évanouit : on le transporte à l’hôpital Saint-George, où il ne tarde pas à expirer; il avait eu le temps de raconter au médecin qui le soignait qu’il avait fait à pied le trajet de Liverpool à Londres, environ 320 kilomètres, et n’avait pas mangé depuis cinq jours. Le jury appelé, conformément à la loi anglaise, à rendre son verdict sur les causes du décès, se prononça dans le sens des révélations de l’infortuné, bientôt confirmées, d’ailleurs, par une analyse médicale ; il fut parfaitement établi que la mort provenait du manque absolu de nourriture.

Passons maintenant aux docks de Londres ; il est sept heures du matin, les trois immenses barrières de bois sont closes. Deux ou trois cents ouvriers rôdent aux alentours, attendant l’ouverture. En face, le public house regorgeant de clientèle ; peu à peu, le fleuve humain augmente, grossit et roule; on se presse, on joue des coudes, c’est à qui se rapprochera de l’entrée. « On ouvre, on ouvre! » et à ce cri répété accourent des masses nouvelles. Les portes tournent enfin sur leurs gonds, laissant pénétrer la multitude. Cent mètres de marche et la foule arrive à un étroit passage barré par une chaîne et gardé par la police. Les travailleurs embauchés la veille montrent leur ticket et passent. Ce sont les heureux, et on leur jette des regards d’envie. Cinq ou six cents défilent ainsi, un à un. Quand le dernier élu a mis le pied sur la terre promise, l’impitoyable chaîne, remise en place, sépare ceux qui auront de l’ouvrage et du pain, des autres qui ne mangeront pas de la journée. Pourtant une espérance demeure au cœur des évincés; si le trafic est exceptionnellement actif, si les docks sont encombrés de marchandises, on demandera des auxiliaires, pas beaucoup, les besoins du jour ayant été prévus et presque infailliblement calculés. On attend anxieusement le retour possible du contremaître, et s’il paraît, ce sont des assauts désespérés pour arriver jusqu’à lui, surprendre un coup d’œil, guetter un geste. La même scène se renouvelle deux ou trois fois jusqu’à huit heures du matin ; alors, il n’y a plus d’espoir, tout est fini, et dans la rue où ils se retrouvent, des hommes, dont quelques-uns sont des colosses, s’abattent en éclatant en sanglots. Hélas! ils pensent au logis, à l’apparence de confort dont ils jouissent encore et que, si l’argent manque, ils seront, du jour au lendemain, expulsés par un propriétaire sans entrailles. Un home est un home, si triste, si délabré qu’il soit, et l’amour profond que les Anglais ressentent pour le foyer en met l’abandon et la perte au rang des plus lamentables calamités. Il existe à Londres, aussi bien du reste qu’en province, des antres fétides, nauséabonds, nids de vermine et de fièvre, inhabitables en été, glacés en hiver, et qui n’en sont pas moins considérés par ceux qui y vivent, comme des oasis bénies, des lieux de repos dignes d’envie. Une chaise boiteuse et un matelas constituent l’ameublement ordinaire de ces taudis. On dort, on mange, on boit, on meurt aussi dans la même pièce. Et que d’efforts pour acquitter le loyer d’un schelling et demi ou de deux schellings à la semaine! Payer ou s’en aller, voilà l’alternative; s’il faut partir, perdre pied, adieu la vie de famille, le courage qu’on avait déployé jusque-là, adieu aussi l’espoir d’un sort meilleur. Catastrophes si fréquentes, ayant une origine et des conséquences d’une si douloureuse uniformité qu’il suffit, pour les connaître toutes, d’en prendre et d’en citer une au hasard. T... est un bon ouvrier cordonnier de Bethnal Green, qui gagne environ quatre schellings par jour. Il est gai et satisfait de sa condition, qui n’est pas mauvaise, en effet. Malheureusement, à Noël, il tombe malade et on l’emporte à l’hôpital, où il reste trois mois en traitement; huit jours après son départ, sa femme, terrassée par une attaque de sciatique, est, à son tour, conduite à l’infirmerie du quartier. Voilà les enfans à la rue, le mobilier saisi, vendu aux enchères. A la fin, le père et la mère entrent en convalescence, réussissent à se faire admettre, sans payer d’avance, dans une chambre meublée ; à eux deux, ils possèdent huit pence, quatre-vingts centimes. L’ouvrage manque, du reste ils sont trop faibles encore pour reprendre leurs occupations. Ils commencent par porter au mont-de-piété une chemise et un tablier et on leur prête un schelling sur ces misérables gages. L’angoisse redouble, le mari se défait de ses outils, c’est-à-dire de son gagne-pain : trois nouveaux schellings les aident à subsister pendant quelques jours. Rapidement, les dernières ressources disparaissent. Un matin, il ne leur reste plus que deux pence avec lesquels ils se procurent du thé. Pendant quarante-huit heures ils n’ont pas d’autre aliment; on les trouve mourant littéralement d’épuisement et de faim. Que faisaient donc la charité privée et la commission des secours à domicile?

Neuf fois sur dix, malheureusement, la souillure physique et morale, la misère et le crime ont l’alcool pour origine. L’intempérance est la cause reconnue, publiquement avouée, de presque tous les maux dont souffre l’Angleterre. D’autre part, les conférences, les exhortations privées ou publiques, les sermons, de quelque bouche qu’ils tombent, ont incontestablement fait leur temps et l’inefficacité de ces moyens persuasifs est absolument démontrée; il faut découvrir autre chose si on veut arracher les pauvres aux séductions de l’assommoir. Dans bien des cas, en effet, ce n’est pas seulement l’attrait irrésistible de la bière ou du gin qui les amène au comptoir de zinc. La lumière, la chaleur, la société des camarades, le bien-être qu’éprouvent les déshérités à se trouver momentanément à l’abri de la pluie et du froid, toutes ces raisons suffisent à emplir de consommateurs les salles enfumées des cabarets de la Grande-Bretagne. Il en est d’autres, plus décisives encore. Le wiskey impose silence aux révoltes de l’estomac vide et verse largement à ses adorateurs l’oubli et l’anéantissement de la pensée. Peu à peu, l’habitude est la plus forte, et il semble aussi intolérable d’être privé d’eau-de-vie que de nourriture. Sans doute la plus lourde responsabilité des conséquences que le penchant à boire entraîne avec soi retombe sur l’individu, mais il ne manque pas, en Angleterre, de philanthropes, de moralistes, d’apôtres de la tempérance pour affirmer hardiment que la société a en quelque sorte savonné elle-même la pente glissante où tant de malheureux glissent à la ruine et à la mort. Londres renferme 14,000 débits de boissons, le royaume-uni, 190,000. Il y a 30,000 arrestations par an pour ivrognerie dans la capitale, il y en a 16,000 à Liverpool, qui ne compte pourtant que 600,000 habitans. Encore faut-il se garder de prendre ces chiffres à la lettre ; ils ne constituent qu’un minimum dérisoire, une simple statistique officielle des gens que la police a pris au collet. Pour une personne conduite au poste, il y en a dix, sinon vingt, qui reviennent le soir au logis plus ou moins avinées. Ce sont de véritables malades que la passion de l’alcool domine au point de les laisser sans forces contre la tentation. Un spécialiste en ces matières, M. Isaac Hoyle, membre du parlement britannique, estime qu’il existe en Angleterre, parmi la population adulte, un ivrogne sur douze citoyens.

Et comment en serait-il autrement quand on constate à quel degré d’influence et de force en sont arrivés les débitans? Dans une étude publiée ici même[2], nous avons parlé de la puissance des licensed victuallers associations, de l’appui mutuel que se prêtent ces sociétés sur toute l’étendue du territoire britannique. Les débats qui viennent d’avoir lieu à la chambre des communes à propos des industriels en question, loin de porter atteinte à leur situation, n’ont fait qu’en accroître l’importance. Le parlement avait été invité en 1890 à voter un bill en vertu duquel une indemnité pécuniaire serait accordée aux propriétaires des maisons à qui la patente serait retirée. Le parti libéral s’est ému ; il a mené vigoureusement campagne contre une loi dont il prévoyait les funestes effets au point de vue de la moralité publique. Il a demandé, dès l’année dernière, le maintien de l’ancienne législation, c’est-à-dire le droit de retrait pur et simple de la licence, sans compensation. L’opposition a été si vive que le cabinet n’a pas cru devoir s’engager à tond, même sur un intérêt devenu aujourd’hui politique et électoral au premier chef. La proposition a été retirée, mais elle est revenue en discussion il y a quelques jours et on a fini, incidemment, par voter le principe de l’indemnité. Le gouvernement n’est en possession du droit de réduire le nombre des cabarets qu’à la condition d’en désintéresser les propriétaires. Peut-être, en même temps, accordera-t-on aux autorités locales des prérogatives au moins égales à celles des licensing benches, sortes de comités judiciaires investis du pouvoir de délivrer ou de retirer les patentes et qui font ordinairement preuve de la plus large indulgence à l’égard des public houses à Liverpool, par exemple, où on ne compte pas moins de 2,500 cabarets, cette magistrature spéciale, saisie récemment d’une requête tendant à la fermeture d’un établissement où la police découvrait jusqu’à 75 femmes à la fois, a refusé de faire droit à la demande des pétitionnaires. La preuve n’avait pas été faite, paraît-il, que les personnes dont il s’agit s’y fussent attablées plus longtemps qu’il n’est nécessaire pour absorber un « rafraîchissement. » L’arrêt ajoutait qu’au surplus le patron ne pouvait choisir ses consommateurs et refuser toute une catégorie spéciale d’habituées. On ne viendra pas aisément à bout des résistances que les tout-puissans commanditaires des débits de boissons opposeront à leurs adversaires. Le péril est cependant grave et pressant. Dans certaines villes, la vente des liquides ne suffirait pas à couvrir les frais d’exploitation, si la plupart des industriels, loin de repousser la clientèle féminine, ne la recherchaient, au contraire, soigneusement, dans un dessein plus intéressé qu’avouable.

Si les chiffres que les institutions pénitentiaires ont livrés, en 1889, à la publicité sont exacts, 90,000 personnes reçoivent, en Angleterre, l’hospitalité forcée de l’État. Les établissemens affectés aux forçats sont peuplés de 11,660 individus. Les prisons locales en abritent 20,800 ; 1,270 enfans convaincus de crimes sont internés dans les maisons de correction ; 21,400 jeunes vagabonds incorrigibles apprennent un métier sur les bancs d’écoles industrielles où ils sont soumis à un régime des plus sévères. On compte encore 910 maniaques dangereux, 14,700 voleurs, 1,100 receleurs, et 17,000 accusés, placés sous arrêt préventif en attendant le jugement qui décidera de leur sort. Mais ces relevés ne représentent que la population sous les verrous évaluée à un moment donné, en un jour pris au hasard. Le nombre total des malfaiteurs de toute espèce, ayant passé, dans l’année, par les mains des geôliers, s’élève à 153,000, dont 25,000 subissant une première condamnation et 76,300 récidivistes, repris et incarcérés pour la dixième fois au moins, La somme que coûtent à l’état les frais de poursuite et d’entretien de tout ce monde dépasse largement 4 millions de livres, 100 millions de francs. Encore cette dépense est-elle relativement insignifiante si on la compare, d’abord à la déperdition de forces résultant de l’oisiveté obligée de 65,000 adultes, ensuite et surtout au montant des secours que la communauté est tenue d’accorder aux femmes et aux enfans ainsi privés de leur soutien naturel. On peut évaluer à 200,000 personnes le nombre approximatif des condamnés et de leurs familles, qui retombent à la charge du gouvernement et de la charité privée. Cet immense troupeau vit de la prison comme d’autres vivent de l’armée, du barreau ou de l’église. Le froid, la pluie, l’humidité, le frisson de fièvre sous les haillons à jour, plus encore le ventre creux, voilà des raisons suffisantes pour expliquer la fréquence et la répétition des délits. La cellule est un asile comme un autre, on y est mal nourri, mais on n’y meurt pas de faim, pourquoi n’y peut-on pas rester plus longtemps? Un matin, la peine est finie, la porte s’ouvre, le libéré est dans la rue d’où il vient, où on l’avait ramassé. Les affectueuses paroles du chapelain résonnent encore à ses oreilles : qu’il se défie des dangers qui l’attendent, qu’il prenne soin de les éviter! « Ne revenez jamais ici, mon ami, » a murmuré l’ecclésiastique, dans une dernière exhortation. Ces conseils, il est résolu à les suivre, le pourra-t-il ? Il cherche de l’ouvrage, mais alors ce sont des questions embarrassantes : « D’où venez-vous? chez qui avez-vous travaillé, où sont vos certificats ? » Cruelle alternative, faut-il avouer ou se taire? Dans le premier cas, c’est l’accueil injurieux, le doigt menaçant tendu vers la porte. Le silence ou le mensonge sont également inutiles; tôt ou tard, la vérité se découvre et l’homme est chassé. A l’heure actuelle, les prisons sont les véritables écoles du crime ; y entrer une fois, c’est être certain d’y revenir. Et que penser de l’intervention si étrange, si inattendue de la loi anglaise dans certains cas? Que ce soit misère, désespoir ou dérangement passager des facultés, un individu essaie d’attenter à sa vie ; on l’en empêche, on arrête à temps ses mains égarées, c’est bien, mais que croyez-vous qu’on fasse ensuite ? on l’enferme, car il est accusé de tentative de suicide, et si c’est assurément un acte blâmable, il n’est pas moins évident que le meilleur moyen d’amender le coupable n’est pas de le faire passer en jugement et de l’envoyer en prison, en compagnie des criminels. En Angleterre, l’État assume la charge de nourrir et de loger le malheureux dénué de tout. En fait, il se dérobe, autant que possible, à la responsabilité qui lui incombe en imposant à sa clientèle des conditions si difficiles à remplir que le solliciteur, découragé, s’éloigne de ces établissemens de bienfaisance où, s’il faut s’en rapporter au cri public, il ne rencontrerait que sécheresse et dureté. Aucun Anglais ne peut réclamer une part, si minime qu’elle soit, de ce fonds des indigens que les contribuables britanniques alimentent sans murmurer chaque année, s’il est constaté qu’il a encore quelque chose à lui. Pour avoir droit à l’assistance, il faut qu’il soit établi qu’il ne possède absolument rien. Lorsque la détresse, les privations prolongées l’ont obligé à se défaire pièce à pièce des objets les plus indispensables, lorsque son linge, son matelas, ses ustensiles de ménage ont pris, pour ne plus revenir, la route du mont-de-piété ou de la salle des ventes, quand tous ses efforts pour obtenir un emploi ont échoué devant les prétextes des uns ou l’indifférence des autres, bref, quand la misère l’a si radicalement dépouillé que les habits qu’il porte, — et quels habits! — Constituent son unique propriété, alors, mais alors seulement, l’administration daigne lever les yeux sur lui. Elle s’assure que l’homme est bien en règle, qu’il n’a rien gardé, qu’il n’a cédé à aucun sentimentalisme ridicule en conservant en cachette quelque souvenir touchant d’une femme morte ou d’un enfant disparu, et gravement elle lui délivre le secours à domicile dont la valeur, moitié en argent, moitié en nature, dépasse rarement cinq francs par semaine. Mais si la chute est profonde, s’il n’y a pas apparence que le malheureux puisse se relever un jour, c’est le workhouse à perpétuité. Autrefois, la majorité des pensionnaires de ce bâtiment se composait d’individus de cette classe. L’asile paroissial abritait indifféremment, derrière la double enceinte de ses hautes murailles, les misérables de toutes catégories, mendians, paresseux invétérés, ouvriers honnêtes vaincus par l’adversité. Aujourd’hui la proportion semble renversée. Peu à peu le service médical des établissemens de ce genre a pris une réelle importance. A Liverpool, le workhouse situé à l’entrée des quartiers pauvres compte 3,000 habitans, la population d’une petite ville, dont 2,400 malades. Les frais de médicamens atteignent 100,000 francs par an. Il y a des dortoirs et des salles pour les phtisiques, les blessés de la rue, les aliénés et les ivrognes qui en sont à la période du delirium tremens. Quant aux résidens valides, ils ne sont guère plus de 600, vieillards hors d’âge, matrones ou filles plusieurs fois condamnées, fainéans incorrigibles. Le travailleur anglais a l’horreur instinctive de ce lieu funèbre. S’il existe en lui quelque ressort, si sa dignité personnelle n’a pas entièrement sombré dans le naufrage de ses espérances et de sa fortune, il hésitera jusqu’au dernier moment à franchir le seuil de la maison redoutée. Plutôt que d’aliéner sa liberté en échange de l’existence matérielle que lui offre l’État, il s’adressera d’abord, s’il est provisoirement sans domicile, à ce qu’on appelle en Angleterre le casual ward, refuge essentiellement temporaire, dépendant du workhouse et fonctionnant d’après les mêmes principes, mais qui ne retient jamais ses hôtes plus de quelques jours, à la différence de l’asile municipal qui garde éternellement parfois, derrière ses portes massives, ceux qui ont eu le malheur d’y frapper. Il entre, le voici à l’intérieur du ward, soumis, dès les premiers pas, à la sévérité des règlemens. Peut-être, après un repos d’une nuit, compte-t-il reprendre, dès le lendemain, sa vie ordinaire et ses démarches pour trouver de l’ouvrage. Il a oublié qu’on ne lui donne sa nourriture et son lit qu’à la condition d’accomplir une tâche trop souvent au-dessus de ses forces. Il est venu implorer du secours, il s’est placé sous la protection du gouvernement, soit, il est admis, il ne couchera pas à la belle étoile, mais ses étranges bienfaiteurs lui feront payer l’hospitalité qu’il reçoit d’eux en l’occupant aux travaux les plus pénibles. Cet homme libre, qui n’a commis aucun délit, est traité comme un prisonnier. Pendant son séjour au ward, on l’assujettit à deux besognes, dont il serait malaisé de dire quelle est la plus ingrate. On l’oblige à casser et à réduire à des dimensions déterminées une demi-tonne de pierre dure, puis on pose devant cet être insuffisamment restauré, épuisé déjà par l’opération précédente, deux kilogrammes de câble hors d’usage qu’il devra détordre et transformer en fils d’étoupe. Cela se nomme le oakum picking. Rien n’est plus difficile et plus rebutant. Les doigts du manipulateur s’écorchent et se meurtrissent, la peau s’en va, la chair est à nu, la douleur insupportable. Nul n’est exempté de ce supplice. Autrefois, on n’exigeait des assistés que le quart de ce singulier travail, mais la clientèle affluait, devenait onéreuse, à la fin ; le local government board est intervenu et a quadruplé la dose. On garde l’homme jusqu’à ce qu’il ait achevé; s’il tarde ou s’il murmure, c’est la comparution devant le juge et la prison. Enfermé dans une pièce attenante à la cellule qu’il occupe, les heures qu’il passe dans l’exercice de ce métier de galérien ne sont interrompues que par l’arrivée de sa maigre pitance. Une pinte de soupe au gruau et 120 grammes de pain, soir et matin, voilà en quoi consiste la munificence officielle. L’ordinaire est amélioré si la paroisse est riche et si les pauvres y sont rares. Mais la chère est d’autant moins abondante que le quartier, plus misérable, fournit moins de gros imposés et amène aux guichets d’entrée un plus grand nombre d’affamés. Les femmes sont soumises à un régime semblable ; la charité qu’elles viennent demander au ward ne leur est, en aucun cas, gratuitement accordée. Elles aussi ont à accomplir une somme de travail moindre que celle qu’on exige des hommes, encore pénible cependant, deux livres d’étoupe à fabriquer et d’interminables lavages à la fontaine. La direction conserve deux nuits et un jour ses pensionnaires des deux sexes et les rend ensuite à la liberté. A la sortie, ils sont prévenus qu’ils ne peuvent se présenter deux fois dans le même mois à l’asile. Mais la faim est mauvaise conseillère et quelques effrontés seraient capables de braver, pour avoir du pain, l’interdiction administrative. Trois jours de détention, avec tâches supplémentaires, apprendraient à ces audacieux ce qu’il en coûte de tromper la surveillance des gardiens. En somme, ces méthodes n’ont pas été adoptées à la légère. L’État, qui les prescrit et tient la main à ce qu’elles soient rigoureusement appliquées, a voulu diminuer autant que possible le nombre des gens sans aveu, moitié mendians, moitié voleurs selon lui, qui sollicitent l’hospitalité des casual wards. Il y a réussi et c’est ainsi que dans toute la ville de Londres on ne compterait pas, dans ces établissemens, plus de 1,200 personnes à la fois. Si peu accueillans y sont les visages, si rébarbatif est l’appareil de la charité officielle, que le sommeil en plein air, sur le banc d’un parc ou sous l’arche d’un pont, paraît infiniment préférable à la majorité des vagabonds. Malheureusement, là comme ailleurs, l’innocent paie quelquefois pour le coupable, et il arrive que l’ouvrier honnête ou le paysan qui émigre à la ville s’éloigne, la haine au cœur et la faim grondante aux entrailles, de ces maisons où il n’a rien trouvé de ce qu’il y cherchait, ni l’aide matérielle, ni, ce qui est plus nécessaire peut-être, la parole affectueuse qui réconforte et console.

C’est un fait profondément regrettable que la désertion des campagnes anglaises tende d’année en année à s’accentuer au profit, — peut-on bien dire au profit? — Des centres commerciaux et manufacturiers déjà si encombrés. Les districts ruraux de certains comtés, le Norfolk, le South Lincolnshire, par exemple, se dépeuplent de plus en plus, et on croit que le recensement de 1891 mettra vivement en lumière cette émigration des ouvriers de l’agriculture. Tandis que la vie des champs récompense par la santé et la force ceux qui ont la sagesse de s’y consacrer, l’afflux incessant des désœuvrés à la ville contribue à la démoralisation de la jeunesse. Le fils de fermier né et élevé au village jouit de tous les biens qui manquent à son camarade des rues. Il a l’air pur, les arbres, le ciel bleu, l’exercice et la fatigue salutaires; il grandit loin des mauvaises pensées et des tentations malsaines, pousse et se développe avec la grâce robuste d’un chêne. L’autre, chétif, venu au monde dans les quartiers pauvres des cités, ne possède aucun de ces avantages. Il est pâle, étiolé, et sa jeune constitution s’atrophie au foyer paternel étroit et sombre, désert d’ailleurs et dont rien ne rappelle à l’enfant la bienfaisante influence. Le mari au chantier ou à l’usine, la femme à l’atelier de couture, rentrent le soir si harassés de leur journée et si brisés de lassitude qu’ils n’ont ni la force ni le loisir de s’occuper de leur monde. L’aîné des garçons est sorti, la fille est dehors. Bah! ils rentreront, pourquoi s’inquiéter? Le plus pressé, c’est d’avaler à la hâte un maigre souper et de gagner le lit pour être debout le lendemain à la première heure et présent à l’appel du contremaître. Manger, dormir, travailler, fonctions machinales absorbantes à côté desquelles il n’y a plus rien ! c’en est fait des repas pris en commun, de la vie patriarcale, du temps consacré à un repos nécessaire. Aiguillonné par la concurrence qui le presse, n’ayant de soucis que pour ses intérêts et sa fortune, le patron surmène ses employés, garde jusqu’à la nuit ses hommes épuisés, et tandis qu’aux champs le soir qui tombe et l’obscurité qui couvre la plaine ramènent sous le toit familial le laboureur fatigué, — le gaz, l’électricité, la lumière crue et aveuglante de la manufacture et de la boutique embrasent les villes et retiennent l’ouvrier loin des chers petits délaissés. On imagine aisément à quel abandon lamentable sont exposés les enfans du vagabond, du voleur, ou de la fille, lorsqu’il est si difficile aux travailleurs honnêtes d’exercer sur les leurs la surveillance indispensable. Il est vrai, l’amour maternel fait quelquefois des miracles et illumine de sa piété touchante les âmes des perverses et des corrompues. Entre le mal tentateur et l’être trop jeune pour y résister, la mère se dresse, résignée à sa propre ignominie, mais barrant la route à l’ennemi. Oui, il y a de ces exceptions. Mais à côté de dévoûmens trop rares, c’est par milliers qu’il faut compter les cas où la maternité n’est envisagée que comme une tâche importune. N’est-ce que cela? Non, hélas! Il existe dans les villes anglaises des couples prêts à tout, même à l’assassinat lentement et savamment accompli. Nous placerons sous les yeux du lecteur, en nous appuyant sur des témoignages qu’on n’a pas sérieusement contestés, les mystères du baby farming et de l’assurance sur la vie des nouveau-nés. Il n’est pas téméraire d’affirmer que les forfaits dont ces pratiques suggèrent l’idée et favorisent l’exécution seraient plus répandus encore, si la peur du bourreau et de sa corde, entrevus dans le cauchemar des nuits, ne préservait d’une mort violente des centaines de créatures innocentes.

II.

La Société nationale pour la répression des actes de cruauté envers l’enfance, qui s’est fondée à Londres il y a six ans, sous le patronage de la reine, a déclaré une guerre acharnée aux individus de toute espèce et de tout rang qui cherchent dans les deux industries dont nous allons parler leurs moyens d’existence. Le but que cette grande compagnie philanthropique s’est proposé d’atteindre n’est pas de procurer un abri ou du pain aux enfans qui en manquent, les associations privées et la charité officielle suffisant à peu près à cette tâche ; elle a entrepris de découvrir d’abord, d’avertir ensuite, finalement de poursuivre et de livrer à la justice les parens coupables de barbarie envers les garçons ou les filles dont ils ont la charge. L’année dernière, elle a fait incarcérer 468 personnes que les tribunaux du pays ont frappées de quatre-vingts ans de prison. Que de souffrances endurées, de hontes bues, de misères de toutes sortes, ne représentait pas ce chiffre élevé d’enquêtes et de procès! la moyenne de l’âge des victimes établissait que les sauvageries du père et de la mère s’exerçaient de préférence sur les tout petits. Les basses classes n’étaient pas les seules qu’une fureur criminelle poussât à maltraiter les enfans. Des artisans de métier, ouvriers habiles, presque bourgeois, s’étaient signalés par une brutalité persistante envers les leurs. On constatait avec humiliation que ni l’éducation, ni le taux élevé des salaires et le bien-être qui en résulte, ni les fréquentations qui moralisent et purifient, n’avaient d’action sur certaines natures portées à la méchanceté comme d’autres le sont à la miséricorde et à la tendresse. Tout en bas, à l’extrémité inférieure de l’échelle sociale, l’oisiveté, la débauche et l’ivrognerie avaient altéré les meilleurs instincts, transformé les êtres en brutes féroces. Tantôt il s’agissait de petites filles en haillons, envoyées à onze heures du soir, par une tempête de neige, chez le marchand de charbon ou de bière. Ici, c’était un jeune aveugle dont le père, pour plaisanter, dirigeait sur un fer rougi les mains tâtonnantes. D’affreux parens étaient convaincus d’avoir infligé à un malheureux de dix ans le supplice d’une nuit passée dans une cave étroite, peuplée de rats. Une mère, ayant brisé d’un coup de balai le bras de sa fille, n’en obligeait pas moins celle-ci à laver le plancher tout en continuant de la battre parce que l’ouvrage n’avançait pas. Et d’autres abominations encore, des infortunés pendus par les mains à un clou du plafond et battus de verges dans cette horrible position, des petits de quatre ans placés, les cuisses nues, sur les plaques brûlantes du foyer. poussant des cris de douleur et cherchant vainement à échapper à leurs bourreaux prodigieusement amusés. Ce martyrologe est de l’histoire, et l’association qui livre à la publicité de semblables faits pris au hasard dans la nomenclature des affaires dont elle a saisi la police, mérite assurément la reconnaissance de l’humanité tout entière. A mesure que les encouragemens lui arrivent sous forme de donations et de souscriptions, elle étend de plus en plus sa surveillance, mais ce n’est pas sans peine qu’elle est arrivée à se constituer. Visiblement le pays n’est pas encore avec elle, on la redoute, on n’est pas loin de la considérer comme une société d’espionnage s’immisçant, sans droit aucun, dans l’intérieur des familles, désorganisant les ménages, empêchant les pères de distribuer des corrections manuelles à leur progéniture s’ils le jugent à propos. Que veut cette poignée de curieux, d’indiscrets, tranchons le mot, de trouble-fêtes qui ne craint pas de provoquer l’action de la justice et en faveur de qui tout semble depuis quelque temps conspirer?

C’est qu’en effet, avant le vote de la loi du 23 août 1889, qui a modifié si complètement, en Grande-Bretagne, la législation arriérée d’autrefois et imposé des limites à la puissance paternelle, un père n’était pas strictement et légalement tenu de nourrir les siens. Si l’abandon où il les laissait les faisait retomber à la charge de la paroisse, l’administration pouvait le poursuivre et quand elle s’y décidait, ce qui était rare, ce n’était certainement pas dans l’intérêt des abandonnés, mais uniquement dans celui des contribuables. En fait, les « gardiens des pauvres » n’intervenaient presque jamais. Entre le père repu et l’enfant famélique, nul intermédiaire, rien qui protégeât celui-ci contre les sévices, la fainéantise ou simplement l’insouciance de celui-là. La mort d’un enfant survenait-elle, arrivait-on à savoir qu’aucun médecin n’avait été appelé, que le pharmacien du quartier n’avait pas fourni de remèdes, le coroner pouvait commencer une instruction. Il ne le faisait pas, presque toujours désintéressé des affaires de ce genre, sans gravité à ses yeux et si fréquentes qu’elles en perdaient toute importance. Bref, il restait chez lui. Tout cela est changé; les parens sont aujourd’hui dans l’obligation absolue de nourrir les êtres dont ils ont la charge, ou gare l’amende et la prison. Il n’est pas nécessaire qu’ils soient mariés ; il n’est pas même indispensable qu’ils soient réellement le père et la mère, il suffit que les mineurs vivent sous leur toit. S’ils ne les entourent pas de soins convenables, s’ils les négligent, les délaissent au point de mettre en danger leur santé et leur existence, c’est deux ans de travaux forcés qu’ils risquent, tout simplement. Avis aux mendians, forains, vagabonds, mères-nourrices sans lait et sans entrailles. Au reste, l’inconséquence était partout. Très sagement la loi n’autorisait pas le travail des enfans au-dessous de dix ans dans les ateliers couverts et chauffés, si à l’abri qu’ils y fussent des intempéries, mais elle restait indifférente au spectacle de ces mêmes êtres envoyés jusqu’à minuit, par tous les temps, en tournée de colportage, et rossés de belle manière s’ils ne rapportaient pas d’argent au logis.

Ce n’est pas tout; à côté des innovations bienfaisantes introduites dans une législation surannée, la comparution des enfans à la barre des cours royales a été l’objet d’heureuses modifications. Avant le mois d’août 1889, si torturés qu’ils eussent été, avec quelque lucidité qu’une intelligence éveillée leur permît de déposer, ils n’étaient pas admis à apporter en personne leur douloureux témoignage s’ils ne pouvaient (on croit à peine à de semblables exigences) fournir au juge une explication raisonnée de ce qu’est le serment prêté en justice, de sa valeur et de sa portée. Au nom de la religion, on refusait de les entendre. Les coups qui laissent des traces violettes et sanguinolentes, les traits pâles et tirés, l’effroi qui agrandit les yeux et les hébète, l’évidence palpable que ces malheureux étaient les victimes d’une brute, tout cela ne comptait pas; c’était inutile, on leur défendait de parler, d’émouvoir l’auditoire au récit touchant de leurs peines, puisqu’ils n’étaient pas théologiens. Le parlement a débarrassé la procédure de ces affligeantes puérilités. Aujourd’hui, les cours sont investies du pouvoir de tout entendre, de recueillir des plus jeunes bouches le triste aveu des cruautés paternelles. C’est en pleine connaissance de cause qu’elles décident si les faits soumis à leur appréciation sont véridiques, exagérés ou inventés. Troisième réforme et qui n’était pas moins nécessaire ; il y a deux ans, le père et la mère ne pouvaient être témoins à charge l’un contre l’autre lorsqu’il s’agissait de leur enfant. Or comme les actes répréhensibles commis par l’un des conjoints ne l’avaient été, la plupart du temps, qu’en présence du second et que la victime elle-même n’était pas autorisée à déposer, il résultait de ces dispositions bizarres que l’affaire échappait presque toujours aux tribunaux. Magistrature, police, public réclamant le châtiment des coupables, tout le monde était impuissant. L’enfant qui avait osé confier ses griefs à quelque âme compatissante et en demander le redressement à la couronne, retombait à la discrétion de ses bourreaux qu’aucune mesure protectrice n’avait, d’ailleurs, au cours de l’action judiciaire, dessaisis de sa personne. La loi de 1889 est encore une fois venue au secours des faibles en spécifiant qu’à partir de la minute même où la plainte était portée et jusqu’au jour du jugement, l’enfant pourrait être placé en lieu sûr, à l’abri de l’intimidation et des menaces. On ne s’en est pas tenu là. On a compris les actes de barbarie au nombre des délits conférant à la police le pouvoir de pénétrer, en vertu d’un mandat, dans une maison habitée. Actuellement, la justice traque les bêtes fauves jusque dans leurs tanières. Accompagné d’un médecin, le magistrat enquêteur requiert, au nom de la loi, l’ouverture des portes, constate les faits que la rumeur publique ou l’indignation des voisins ont portés à sa connaissance, adresse un rapport à l’autorité supérieure. Enfin, et ce n’est pas la moins sérieuse des améliorations apportées à l’ancien état de choses, le droit que possédait seule la cour de Chancery, de déposséder les tuteurs indignes et de leur retirer la gestion des biens des mineurs, a été accordé aux simples tribunaux de police, désormais investis, en faveur du pauvre, de ces utiles attributions. Des parens sont-ils convaincus de corriger d’une main trop lourde l’être jeune qui vit avec eux, celui-ci peut leur être enlevé, confié aux soins d’un ami de la famille qui reçoit, dès lors, du père et de la mère, la somme fixée par le magistrat pour l’entretien et l’éducation de l’enfant. Ce sont là des bienfaits considérables, et on peut affirmer que la loi d’août 1889 a été le point de départ d’une ère nouvelle en ce qui concerne le sort et la condition de l’enfance en Angleterre. L’esprit public (nous ne parlons, bien entendu, que des classes inférieures) ne s’en accommode pas encore. Les jurys auraient besoin d’être instruits et moralises. Ils hésitent, dans bien des cas, à froisser le sentiment général du district où ils siègent, à aller à l’encontre de cette notion grossière et primitive qu’un homme a le droit de traiter les siens comme il le juge à propos.

Ces précautions, ce souci de défendre l’enfance contre ses ennemis, il était temps que le parlement britannique les prît et s’en inspirât. Si minutieuses que soient les prescriptions de la loi de 1889, elles n’arrêtent pas toujours le bras des pères barbares, loin qu’elles préviennent un mal plus sérieux encore. Il existe en Angleterre des gens dont c’est le métier de trafiquer des jeunes existences. Associés à des individus sans scrupules, paysans nécessiteux ou fermiers ruinés établis à la campagne, ils publient dans les journaux des grandes villes des annonces du genre suivant : un respectable ménage prendrait un enfant à sa charge ; jolie maison bien située à proximité d’une des vallées les plus riantes du comté de,.. etc.; suit l’adresse pour le prix et les conditions, La formule varie à l’infini. Tantôt c’est une veuve dont le mari est à l’hôpital et qui cherche, dans la garde d’un nourrisson, un accroissement de ressources. D’autres fois, il s’agit d’un couple désespéré d’une prétendue stérilité et qui adopterait avec joie le dernier-né d’une famille trop nombreuse. Ces avis paraissent un peu partout dans la presse des régions du Nord et du Sud, depuis Sunderland jusqu’à Eastbourne et sous des noms différens, bien qu’ils émanent souvent de la même personne. Une prime est toujours exigée, 10, 20, 50 livres sterling, suivant le rang et la qualité des parens. On est plus coulant, et pour cause, sur la pension représentant les frais d’entretien et de nourriture. La pourvoyeuse, c’est-à-dire la femme qui a donné son adresse en ville, voit arriver chez elle une clientèle de deux sortes ; ou c’est une jeune fille dont la faute a eu des conséquences, mais qui est de bonne foi et que la pensée de se séparer de son baby affole et déchire, ou bien c’est la femme décidée à tout pour faire disparaître la trace vivante d’intimités illégitimes. Rien n’égale le flair de la matrone pour deviner du premier coup d’œil à quelle espèce de pécheresse elle a affaire. Dans le premier cas, elle rassure la pauvre mère. Hélas ! elle aussi a aimé, il y a longtemps, et de cet amour très ancien, rien malheureusement n’est resté que le souvenir. Elle serait si heureuse d’avoir quelqu’un à choyer ; le petit sera bercé, gâté, adoré ; on aura pour lui des soins maternels ; elle se répand en témoignages de sympathie, en malédictions hypocrites à l’adresse du séducteur assez vil pour abandonner la créature qu’il a mise à mal ; bref, la malheureuse est gagnée ; on débat le montant de la somme à verser immédiatement, l’enfant passe des bras de celle qui l’a mis au monde entre les mains de la mégère, et la mère s’en va, le mouchoir sur les yeux, retournant vingt fois la tête, étouffant ses sanglots dans l’escalier. À peine est-elle dehors, un télégramme est lancé ; le complice, averti, ira chercher le nourrisson à la gare à l’heure désignée et l’emmènera dans quelque affreux galetas où le pauvre être trouvera de la compagnie. Quinze jours, un mois après, une lettre bordée de noir et portant le timbre d’un village éloigné annonce avec force lamentations que l’enfant a succombé à un rhume ou à une méningite. Il est mort de faim tout simplement, mais la prime est encaissée, le tour est joué.

Lorsqu’il s’agit d’une femme dissimulant sa qualité sous le voile épais qui la couvre, mais conservant, malgré ses efforts pour donner le change, l’allure et le maintien d’une personne du monde, la pourvoyeuse renonce à son attitude doucereuse, jette le masque et laisse entendre à son interlocutrice qu’elle a pénétré son incognito, deviné sa situation et les raisons qui l’ont conduite chez elle. Dès lors, plus d’hésitation ni d’embarras ; l’entretien se poursuit sur le ton le plus naturel et le plus simple : 25 livres à la livraison, 25 au décès, propose la dame, et l’autre de répondre qu’elle ne peut pas, qu’elle a des offres plus avantageuses ; on finit pourtant par se mettre d’accord et le marché se conclut pour 80, 100, 200 livres sterling, suivant le cas ; il est entendu que dans un délai de trois mois au plus, le nouveau-né aura cessé de vivre. Encore une dépêche télégraphique au « receveur. » Brillante affaire, cette fois ; on n’en a pas tous les jours de semblables.

Voyons maintenant quel est l’accueil qui attend les infortunés à la campagne. Des commissaires de la Société pour la protection de l’enfance en ont découvert cinq dans une pièce large de deux mètres carrés et située au rez-de-chaussée d’une misérable chaumière. Trois d’entre eux rampaient sur le sol, couverts d’immondices. Un autre, fortement attaché à une chaise, était dans l’impossibilité de se mouvoir. Le cinquième gisait dans une baignoire. La chambre était d’une saleté horrible, et si puante que les témoins de ce spectacle, pris de nausées, reculèrent. Bien qu’ils fussent déjà grands, aucun des enfans ne pouvait marcher, un seul parvenait à se tenir debout, accroché aux meubles. Pas de feu, quoiqu’on fût en mars. Ces petits, nus ou peu s’en faut, étaient jaunes, émaciés, rachitiques, incapables de crier, étant trop faibles. Il fut impossible de découvrir le moindre aliment dans la maison. A côté, un homme et une femme contemplaient d’un œil sec ce tableau navrant, cette décomposition rapide de la jeunesse et de la vie. Oui, c’était là leur commerce, une manière pas fatigante de gagner leur pain ; après ces martyrs, il en viendrait de nouveaux, puis d’autres, d’autres encore qui occuperaient les places vides, et, sacrifiés d’avance, disparaîtraient à leur tour dans l’ombre muette du cimetière. On pourrait multiplier à l’infini les descriptions de ce genre ; ces prétendues fermes se ressemblent, toutes sont organisées pour rendre impuissantes les résistances de la santé et de la force. Dans un logement également tenu par un ménage et composé d’une chambre unique, on découvrait récemment quatre enfans atteints de maladies graves; sur le plancher, le couple étendu côte à côte; sur le lit, un baby mourant, affreux à voir, avec des plaies vives autour des yeux dont on ne s’expliquait pas la provenance, mais que le maître du logis attribua à la présence d’insectes rongeurs dans la pièce. Quand l’enfant pleurait, — et il pleurait, assura depuis un voisin, toute la nuit, — on lui jetait des vêtemens à la tête pour le faire taire.

Tels sont les vertueux habitans des champs à qui la procureuse des villes adresse les êtres qu’elle parvient à obtenir de la faiblesse, de l’ignorance ou de la perversité des parens. Les femmes qui pratiquent ce métier vivent généralement dans le monde des filles. Elles évitent d’écrire, ne communiquent que par le télégraphe avec leurs associés de la campagne. L’une d’elles, dont les manœuvres ont été découvertes dernièrement, envoyait dans la même semaine deux dépêches à Swindon et à Yarmouth pour annoncer aux complices qu’elle avait là-bas l’arrivée de deux enfans, habillés avec une élégance charmante et appartenant évidemment à la classe aisée. La société veillait, était sur ses traces. Quand on opéra une perquisition à son domicile à Londres, on se trouva en face d’une matrone entre deux âges, propre, très bien mise et qui tira gravement de sa poche un certificat d’honnêteté signé du vicaire de sa paroisse. Il fut constaté que cette créature avait, en moins d’un an, expédié à des paysans de sa connaissance vingt-quatre nourrissons qu’elle s’était engagée à soigner ou à adopter. Le développement de ses affaires l’avait perdue. Elle ne négligeait pourtant aucune des précautions d’usage pour dépister les recherches, disparaissant tout à coup, changeant de quartier à la moindre alerte, cessant de répondre aux propositions de la clientèle ; toujours en règle, d’ailleurs, et conservant avec soin l’acte de naissance de ses victimes qu’il est prudent d’avoir sous la main, pour le remettre, en cas d’enquête, au coroner. Rien ne provoque l’ahurissement des familles qui ont cherché, de bonne foi, pour quelque nouveau-né chétif, une résidence à la campagne, comme cet arrêt subit des pourparlers. Elles s’informent, reviennent à la charge, tiennent absolument à savoir ce qu’est devenue leur correspondante. Elle était si convenable, avec des manières si douces et si engageantes ! La prime était peut-être un peu élevée, mais les conditions de la pension, vraiment, elle les avait établies à un prix si modéré ! Pareille aubaine ne se retrouverait pas aisément, pourquoi cette personne distinguée ne donnait-elle plus signe de vie? Brusquement, un mot, une indication, un hochement de tête de la police ouvraient les yeux aux pauvres gens. Avec quelle tendresse ne serraient-ils pas contre leur cœur le petit qu’ils avaient failli confier à des mains scélérates !

Mais il s’en faut que le mensonge, la ruse ou les fausses déclarations soient indispensables au succès de ces entreprises. Il n’est pas toujours nécessaire d’inventer, et les plans les plus simplement conçus sont quelquefois ceux qui réussissent le mieux. Dans le second des exemples que nous citions plus haut, le ménage n’avait pas eu recours aux services de la pourvoyeuse, il ne s’était pas mis en peine de couvrir d’un prétexte quelconque ses machinations intéressées. Un avis inséré dans deux journaux de Londres avait suffi à lui procurer des pensionnaires. Seule, l’adresse donnée était inexacte. Que ce fût inconscience ou coquinerie, des voisins confortablement installés à quelque distance du couple infanticide avaient consenti à ce que leur propre domicile fût indiqué dans l’annonce. Là-dessus, sans qu’aucune information complémentaire eût été sollicitée, sans que les familles eussent jugé à propos d’interroger, d’écrire, de se renseigner, deux enfans étaient arrivés, précédés de lettres contenant simplement l’indispensable prime, 10 livres sterling pour l’un, 20 pour l’autre. Les mères n’ont jamais revu leur nourrisson et peut-être était-ce bien là ce qu’elles voulaient. Mentionnons encore, avec la société pour la répression des actes de cruauté envers l’enfance, la conduite particulièrement révoltante d’une femme qui s’était débarrassée, moyennant 12 schellings par semaine, de deux nouveau-nés. Elle n’ignorait pas que les individus avec qui elle avait traité laissaient lentement mourir de faim et de froid les misérables créatures. Elle le savait et ne craignait pas de faire au taudis où ils dépérissaient des visites régulières ; elle ne cessa d’y venir que lorsque l’un et l’autre eurent succombé. Probablement, dans ce cas, comme dans les cas analogues, on avait eu soin de se préparer, à tout hasard, des témoignages. La police est curieuse et elle pourrait avoir, — qui sait? — La pensée de causer avec les fournisseurs du voisinage, de s’informer auprès du laitier ou du boulanger, par exemple, si les habitans du logis suspect ont fait régulièrement chez eux les provisions nécessaires. Il y a là un danger possible, facile, d’ailleurs, à éviter, grâce à quelques précautions élémentaires. Aussi est-il assez rare que la victime soit, dès le début, soumise au régime des privations. Des individus ont même avoué qu’au lieu d’affamer les enfans, ils aimaient mieux les gorger, l’indigestion chronique étant tout aussi funeste à leur santé que le jeûne. Mais c’est là un système coûteux et la plupart préfèrent s’en tenir aux méthodes usitées. Le gruau, la semoule, le fait, les œufs, tout ce qui sert à l’alimentation du premier âge, est acheté avec ostentation, distribué avec une libéralité hypocrite. Caresses et gâteries, rien ne manque, et ils goûtent ces joies, les innocens, sans doute avec l’illusion qu’elles sont éternelles. Mais la comédie ne dure pas. Peu à peu, le jeune visage perd de sa fraîcheur et de son éclat; le rire s’éteint, la face devient pâle et triste. Le condamné lève sur son entourage de grands yeux surpris; il ne crie pas encore, mais il souffre, et à mesure que diminuent les rations, s’accentue l’affaiblissement. Alors ce sont les remèdes demandés en hâte à la pharmacie pour une maladie que l’enfant n’a pas. Une médication brutale achève de porter le trouble dans un corps frêle et épuisé. Quand la vie ne tient plus qu’à un souffle, une fenêtre ouverte, un courant d’air glacial savamment dirigé précipitent le dénoûment, provoquent les convulsions libératrices. Oui, victime et bourreau, tous deux sont délivrés en effet, mais le plus à plaindre n’est pas celui qui est parti.

En 1889, aux assises du Derbyshire, le juge Wills, parlant des ravages que tant de manœuvres criminelles exercent dans la population infantile, déclarait qu’au cours des procédures entamées il avait constaté que la vie des enfans avait presque toujours été assurée. C’est là, ajoutait l’honorable magistrat, un fait profondément regrettable. Les sociétés d’assurances inondent le pays de courtiers et d’agens. Ils pénètrent au foyer des familles, réussissent à leur arracher une signature et voilà le nom du nourrisson porté sur une police souscrite, en cas de mort, au profit des parens. Plus la somme à recevoir après le décès est élevée, plus la tentation est redoutable. Sans doute, à l’origine de ces combinaisons malfaisantes, on n’avait en vue que l’épargne, la possibilité de faire face à des dépenses exceptionnelles, en cas d’accident. Il était possible que le père et la mère se fussent tout d’abord laissé guider par des considérations de ce genre. Plus tard, l’expérience professionnelle avait démontré qu’il se livrait dans l’âme des besogneux ou des cupides un combat dont l’instinct paternel ne sortait pas toujours victorieux. Et M. Wills concluait sans ménagemens que ces institutions étaient devenues un danger national, qu’elles mettaient décidément en péril l’existence des nouveau-nés. Il n’était pas le seul à professer ce sentiment. Un an auparavant, M. Day, président des assises du Wiltshire, avait traité ces associations de fléaux, d’écoles d’ignominie et de meurtre. De son côté, le courageux directeur de la Société nationale commençait une campagne vigoureuse. Il accumulait les témoignages, versait au débat l’avis décisif des hommes de loi, des magistrats et des médecins. Les coroners du nord-est et de l’ouest de la capitale, celui du district de Kingston en Surrey, puis en province ceux de Birmingham, Coventry, Gloucester, Neath, lui communiquaient leurs révélations et leurs craintes. Selon eux, l’accroissement inquiétant de la mortalité infantile devait être attribué à l’assurance, et la situation resterait la même, aussi longtemps que certains parens auraient un intérêt pécuniaire à ce que leurs enfans disparussent. « Le 23 mars dernier, écrivait le docteur B. de Rotherham, une mère sortait de chez elle par une pluie battante et m’apportait un baby de onze mois, à peine vêtu, qui paraissait atteint de pneumonie. Je la renvoyais immédiatement avec des médicamens, non sans l’avoir sévèrement réprimandée d’une imprudence qui devait avoir des suites fatales. Le lendemain, le malade était mort. Lorsque les parens vinrent réclamer chez moi le certificat constatant l’affection à laquelle l’enfant avait succombé, je ne consentis à le leur délivrer qu’après les avoir avertis que je les signalerais à la justice au cas où ils recommenceraient leurs manœuvres. Onze jours après, la même femme amenait à mon cabinet un autre enfant, de trois ans celui-là, presque mourant et dont l’état d’affaiblissement général provenait évidemment d’un manque de soins. Il mourait à son tour dans la même journée. Une inspection à la maison mortuaire ne tarda pas à me convaincre de la culpabilité de la famille ; je ne conservai plus aucun doute quand on m’informa de l’existence d’un contrat d’assurance, et je dénonçai les coupables à la police, après leur avoir nettement refusé l’attestation qu’ils avaient espéré arracher à ma faiblesse. »

Le rôle du médecin est dans ces sortes d’affaires particulièrement délicat. A vrai dire, c’est de lui que dépendent non-seulement le paiement de la somme assurée, de ces quelques livres sterling dont la possession éventuelle est l’unique raison du crime, mais ce qui est plus sérieux, la liberté ou l’arrestation du couple suspect. Il faut que les apparences soient sauvegardées, et qu’avant que la mort survienne, le nourrisson ait été soumis à une visite médicale au moins. Si elle n’a pas eu lieu, le meurtre, les précautions infinies qu’on a prises pour en dissimuler les traces, tout cela ne sert plus à rien. Le succès n’est acquis, ne devient définitif que lorsque le père et la mère, s’éloignant en toute hâte de la maison du docteur, tiennent et serrent dans leurs mains fébriles l’indispensable déclaration que le décès est dû à des causes naturelles. Alors seulement on respire, tant d’efforts n’ont pas été dépensés en pure perte. Il s’en faut, du reste, que les médecins se montrent toujours aussi rigoureux que celui dont nous rapportions tout à l’heure l’honorable résistance. La plupart hésitent à prendre un parti violent, quelque douteux que soit le cas, si louches que leur paraissent les créatures qui sont devant eux et dont ils devinent l’angoisse intérieure, en dépit de la contenance assurée. S’ils refusent le papier, c’est la misère dans un logis peut-être honnête, c’est à coup sûr la comparution devant le coroner, les dépositions à la police, le grand et le petit jury, la cour d’assises. Ce n’est pas sans ennui qu’un praticien occupé songe aux démarches sans nombre, au temps perdu que lui coûtera sa résolution. II lui vient à la pensée qu’il ne possède, après tout, aucune preuve déterminante, qu’en l’absence de témoignages décisifs, les accusés seront peut-être acquittés. Y a-t-il eu réellement assassinat, ou simplement ignorance et stupidité? Au fond, son opinion est faite, mais il prévoit volontiers les objections, se représente le parti qu’un défenseur habile pourrait tirer d’un procès ainsi engagé. Non, décidément, il n’ira pas jusqu’au bout, il laissera tomber l’affaire. Certes, il répugne à signer le document qu’on lui demande, mais est-ce bien à lui qu’il appartient de livrer les criminelles à la justice? La police existe, c’est à elle de commencer une enquête, si elle le juge à propos. Telles sont les réflexions qui assaillent l’esprit des médecins des petites villes. Ces scrupules, les coupables les pressentent et les exploitent. Ils en tirent une sorte d’indication du point précis où ils peuvent aller sans encourir de risques sérieux. Dans les grands centres, ils ont encore moins de motifs d’inquiétude, le docteur disposant à peine de quelques minutes pour visiter la clientèle à domicile. L’avis est formulé à la hâte, signé sans difficulté, le temps manque pour s’attarder aux cas suspects, flairer le mensonge et les histoires. D’autre part, la situation des coroners n’est pas moins difficile. Eux aussi hésitent à poursuivre d’office en l’absence du principal témoignage. Ils ouvrent la main et voilà les meurtriers au large, riant sous cape, prêts à recommencer avec la quasi-certitude de l’impunité.

Il n’y a peut-être pas, affirme le révérend Benjamin Waugh, de ville d’Angleterre où ne se passent des faits de ce genre. Un médecin de l’une des principales villes de la région du Middland disait récemment qu’il estimait à plusieurs centaines le nombre d’enfans qui disparaissaient de cette manière, rien que dans la cité où il exerçait sa profession. Les boards of guardians, les membres du clergé, les hauts dignitaires de l’église anglicane, sont depuis longtemps fixés à cet égard. L’homme dont la passion ou le désespoir ont égaré la raison et qui tue pour obéir à l’instinct féroce du moment, s’écrie l’évêque de Peterborough, est comparativement excusable, digne même de compassion, à côté du coquin ténébreux qui accomplit froidement l’œuvre de mort. La presse ne reste pas en arrière ; elle prend une part active à ce grand mouvement de réprobation. La Saturday review, les journaux spéciaux comme le Lancet, le British medical Journal, The Hospital, et aussi les feuilles de province désapprouvent les procédés des compagnies, déplorent que des tentations pareilles soient, en quelque sorte, semées sous les pas des pauvres. Le Times écrit que si, dans la plupart des cas, la preuve absolue de la culpabilité des parens ne peut être faite, il ne se dégage pas moins des débats l’impression morale qu’on est en présence de criminels dont les pratiques coûtent à l’Angleterre des milliers d’existences. Quant à la Société nationale pour la répression des actes de cruauté envers l’enfance, elle n’est pas embarrassée pour mettre sous les yeux du public anglais les plus tristes exemples de perversité. Voici, dit-elle dans un des derniers rapports qu’elle a distribués, voici un individu qui ne travaille que le temps qu’il faut pour subvenir à son entretien et à celui de sa femme. Le ménage est en bons termes. Tous deux ont de l’affection l’un pour l’autre et ne ressentent d’éloignement que pour les êtres issus de leur mariage et qui constituent une charge sérieuse, décidément. Avant leur naissance, les douceurs ne manquaient pas; il y avait toujours de la bière pour remplir les verres, du tabac pour bourrer la pipe. Graduellement, l’instinct paternel a disparu, l’égoïsme est devenu féroce ; le couple semble n’avoir d’autre conception de la vie que celle qui consiste à tout rapporter à soi, à sacrifier à l’intérêt personnel autrui et le reste. L’un des petits a quatre ans, l’autre en a deux; on s’en occupe le moins possible; ils habitent la rue, couverts de crasse, un vêtement troué sur la peau, leurs pauvres figures maigres ravagées par les larmes; les voisins ont pitié d’eux, émus de leurs gestes supplians, de leurs fouilles désespérées dans la boîte aux ordures, à la recherche des restes. La mère, d’ailleurs, les encourage à mendier de porte en porte. Un soir, le père rentre; il a dans sa poche une police d’assurances sur la tête de ses fils, que les camarades l’ont vivement exhorté à signer. A partir de ce moment, la condition des infortunés s’aggrave. Non-seulement ils ne reçoivent plus rien au logis, mais les locataires compatissans qui les nourrissent de temps à autre sont aigrement priés d’avoir à se mêler de leurs affaires. Aucune considération ne les sauvera, ils mourront sous les coups ou périront d’inanition. L’aîné ne prolongea pas la résistance; trois fois par jour on l’expédiait au cabaret pour en rapporter de la bière; un matin, les jambes lui manquèrent, il s’affaissa, rendit le dernier soupir. Le petit cadavre était à peine refroidi, la mère courait chez le médecin, en obtenait, on ne sait comment, un certificat, et le lendemain touchait à la caisse de la compagnie les 70 schellings d’assurance. Le plus jeune luttait encore, ayant la vie dure, ne voulant pas s’en aller. Quand les parens le trouvaient sur leur passage, rampant sur le ventre, d’une maigreur de squelette, ils l’écartaient d’une bourrade, l’envoyaient rouler dans un coin. On finit par empoigner ces brutes. La femme fut arrêtée au retour d’une course à une agence où elle venait d’assurer pour 30 schellings une fille qui lui était née. Le père ne tarda pas à la suivre en prison. L’autorité commença une enquête approfondie ; on exhuma la dépouille de l’enfant mort, et le couple, prévenu d’homicide (manslaughter''), fut traduit en cour d’assises et condamné aux travaux forcés. Quant au martyr qui avait eu la chance inespérée de survivre, on le confia à une société charitable. Il n’était heureusement qu’affamé, pesait huit livres à deux ans et doublait de poids et de volume quinze jours après sa délivrance.

Autre histoire : quatre enfans de deux à sept ans sont enfermés à clé dans une chambre, abandonnés sans nourriture aucune pendant trente-six heures. La mère est ivre, le père, gras et bien portant, passe sa vie au coin des rues. C’est un loafer ou un cornerman, un de ceux dont la félicité consiste à rester accoudé, toute une journée, à la porte des public-houses. C’est le moins mauvais des deux cependant ; il lui arrive de penser quelquefois à ses enfans et de leur rapporter des effets qu’il s’est procurés de droite et de gauche, au hasard de ses flâneries vagabondes. Ceux-ci n’en jouissent pas longtemps. La mère les en dépouille, engage les hardes au mont-de-piété, s’enfonce un peu plus dans l’ivrognerie. Elle quitte le domicile conjugal le samedi, jour de congé et d’allégresse, et ne revient guère au logis que le lundi, dans quel état ! Les petits ont hurlé de faim et de froid, affolant le voisinage; on a dû leur passer des vivres par la fenêtre. Le lendemain, le plus jeune était mort, et ce cas de shocking neglect parut cette fois si scandaleux que le médecin n’hésita pas à refuser le certificat. La somme assurée échappa à la convoitise du ménage ; il n’avait pas compté sur cette déception et moins encore, sans doute, sur les années de prison que les tribunaux lui infligèrent. Ces gens-là n’avaient pas de chance; ils auraient pu, sans injustice, se plaindre de la condamnation qui les frappait, alors qu’à côté d’eux, dans la même rue, des parens non moins coupables réussissaient à narguer la loi. Ces derniers s’étaient engagés, moyennant cinq schellings par semaine, à recevoir et à entretenir un neveu qu’ils assuraient, dès le jour de son arrivée, pour deux livres sterling. Six mois après, le pauvret n’existait plus, et on jugera, par le bulletin médical suivant, de l’état où se trouvait le cadavre et du supplice qu’avait enduré le malheureux pendant ces cent quatre-vingts jours : « Le corps, écrivait le docteur, n’a que les os et la peau, pèse 16 livres quand il devrait en peser 40. Blessures à l’orteil et au genou droit; contusions au péroné et à la jambe gauche. Les poignets sont sillonnés de cicatrices profondes, provenant de ligatures. La bouche garde les traces d’un coup de poing qui a fait sauter deux dents. Plaies aux joues, aux oreilles, au front, etc. » L’affaire était grave, les meurtriers s’en tirèrent cependant. Le témoignage des voisins manqua ; il fut impossible de prouver qui avait attaché les cordes, battu et torturé l’enfant. Celui-ci vivant, d’ailleurs, sous le toit de deux personnes non admises à déposer l’une contre l’autre, l’enquête ne put aboutir. Laissé en liberté, le couple se présenta aux guichets de l’agence, qui s’exécuta sans difficultés.

Nous n’en finirions pas si nous voulions rapporter l’un après l’autre les cas que la Société nationale enregistre quotidiennement. Il n’y a que les moyens employés qui diffèrent, le dénoûment est toujours le même. Peut-être objectera-t-on que, dans les bas-fonds où nous avons conduit le lecteur, l’intérêt pécuniaire n’est, après tout, qu’accessoire, et que rien n’y sauverait la jeunesse des brutalités de l’ivrogne ou du fainéant. Cela est possible, mais il n’en est pas moins vrai que le profit éventuel, le gain entrevu, ne constituent pas un encouragement à renoncer aux cruautés et aux sévices. Le courtier qui sonne à la porte des misérables pour toucher la prime hebdomadaire, quelques pence, laisse en même temps au logis le germe des tentations mauvaises, tout un ferment de perversité et de bassesse. L’idée du crime à commettre se lève, grandit lentement, repoussée d’abord, puis tolérée, acceptée enfin, tant elle est tenace et obsédante. « Vous n’avez rien à craindre, murmure la voix intérieure ; affamez vos enfans, maltraitez-les, n’appelez de médecin que lorsqu’il n’y a aucun espoir de les guérir; faites-les mourir, en un mot, et, au lieu de donner de l’argent, vous en recevrez. Au besoin, hâtez la catastrophe finale par l’introduction dans l’estomac du malade de poudre aux rats (cela s’est vu) ou de sirops empoisonnés. La compagnie paiera, heureuse même d’en tirer réclame et de coucher sur les prospectus qu’elle distribue les noms de ceux qui auront passé à sa caisse. » L’agent d’assurances n’attache, en effet, aucune importance au décès de sa jeune clientèle. Évidemment, si les pratiques dont nous parlons prenaient une extension excessive, les sociétés ne manqueraient pas de s’en alarmer et d’exercer sur les opérations de leurs représentans un contrôle plus rigoureux. Mais nous avons à peine besoin de dire que la majorité des contractans est honnête et que les autres, ceux qui constituent l’exception, ne sont pas assez nombreux pour mettre en péril la prospérité de l’entreprise; au contraire, ils deviennent, entre les mains des puffistes, comme une sorte d’appeau à attirer la foule, une preuve vivante que les transactions sont loyalement conduites et que l’argent est réellement compté aux familles, en cas de malheur. « Un enfant mort? disait à M. le révérend Benjamin Waugh un de ces étonnans industriels, il n’y a pas de meilleure amorce à nos lignes de pêche. — Au lendemain des enterremens, affirmait gravement un deuxième, il nous vient plus de monde que jamais. Contesterait-on, par hasard, que nous soyons d’honnêtes gens parce que nous prenons au ralentissement ou à l’activité de nos affaires un intérêt légitime? » Quoi de plus naturel que ce langage, et comme on s’explique que les compagnies n’y regardent pas de trop près! Elles se gardent bien d’élever des difficultés, de chicaner, de reprocher à tel ou tel de leurs mandataires l’acceptation trop facile de cliens suspects. Somme assurée, commission de l’agent, elles paient sans hésitation, les cliens honnêtes et les polices périmées dont les versemens restent acquis formant la contre-partie très rassurante des cas où il y a eu abus de confiance. D’ailleurs, répétons-le bien haut, nous ne parlons ici que d’une minorité, puisque des calculs auxquels s’est livrée la Société nationale, il ne résulte pas que le nombre des victimes dépasse un millier par an. Il est vrai que ceux-là mêmes qui donnent ce chiffre ne vont pas jusqu’à en certifier l’exactitude. Ils font des réserves; peut-être y aurait-il lieu de l’élever et, contre les évaluations modérées, ils produisent des statistiques qui autorisent le pessimisme. Sur deux cent seize enfans au-dessous de dix ans ayant, en six mois, péri de mort violente, rien que dans le quartier de Whitechapel, il n’y en a pas moins de cent dix-huit au décès desquels les parens avaient à gagner. Ainsi, ce seul coin de Londres fournissait, dans une mesure importante, matière à d’inquiétantes analyses. Il n’est pas rare, en outre, et c’est là une considération qu’on ne peut pas négliger, que le père et la mère dissimulent la vérité. Le mensonge ne coûte guère à qui mène à bien, sans faiblir, les plus sinistres besognes. Ce n’est qu’un jeu de dépister le magistrat enquêteur, de nier hardiment qu’il y ait un contrat enfoui quelque part, à l’abri des perquisitions indiscrètes. D’un autre côté, les relevés du registrar general pourraient bien apporter aux alarmistes des argumens redoutables. Pendant longtemps, les comtés du sud de l’Angleterre ont pu montrer avec orgueil leurs tables de mortalité infantile. Elles étaient les plus faibles du royaume, très différentes de celles du nord, où fonctionnait largement le système incriminé. Actuellement, les deux régions marchent de pair, le sud, jusqu’ici vierge, ayant à son tour reçu la visite des agens d’assurances. D’autres exemples, choisis çà et là, ne sont pas pour atténuer l’impression fâcheuse qui se dégage de cet ensemble de faits. Dans une ville du Staffordshire, Leek in the Potteries, une société qui exerçait depuis trente ans l’industrie en question ferme ses portes, renonce aux affaires. Aussitôt la moyenne des décès, qui était de 156 enfans sur 1,000, tombe à 109 pendant l’exercice suivant. Une nouvelle compagnie arrive, s’installe, reprend les opérations abandonnées, et on s’aperçoit, un an après, que la proportion a remonté jusqu’à 170 sur 1,000. Ce chiffre est resté le même pendant sept ans; en 1883, il grossissait encore, la moyenne de 186 était atteinte, alors qu’elle n’est pour toute l’Angleterre que de 147. Nouveaux symptômes : les agences tiennent à la disposition du public un mode d’échelle graduée suivant lequel la somme à payer, faible au début, sinon nulle, grandit avec l’âge même du baby. Supposons que celui-ci, assuré dès sa naissance, ne soit admis « à bénéfice » qu’à six mois révolus : on est à peu près certain qu’il franchira sans encombre cette période improductive. Au contraire, on est arrivé à cette constatation douloureuse que la mortalité allait en augmentant, précisément à partir de l’époque où le décès devenait de plus en plus rémunérateur.

A l’heure où nous écrivons, la chambre des lords est saisie des faits que le courageux directeur de la Société nationale signale au pays avec une infatigable persévérance. Un comité composé des plus grands noms du royaume est chargé de faire une enquête. Elle aboutira, nous n’en doutons pas, à dissiper les ténèbres, à mettre en pleine lumière une situation obscure encore, un mal dont ceux qui en vivent retarderont le plus possible l’apparition au grand jour. Mais voudra-t-on, c’est là le point principal sur lequel insiste le révérend Waugh, voudra-t-on défendre aux compagnies d’assurances de signer des engagemens bilatéraux sur la vie des nouveau-nés, de mettre, en quelque sorte, leur tête à prix? Assurément, l’interdiction pure et simple serait accueillie avec regret par l’immense majorité des contractans de toutes classes, par ceux qui n’ont pas d’arrière-pensée et se défendraient avec énergie d’avoir autre chose au cœur que l’amour de la famille et le souci du bien des leurs. Mais l’école humanitaire dont nous parlions au début de cette étude, sans déclarer le moins du monde qu’elle n’a cure des intérêts individuels, s’efforce, avec une ardeur qui l’honore, de porter la question plus haut, de briser le cercle étroit où ses adversaires voudraient l’enfermer. Elle veut améliorer le sort des pauvres, préparer des générations meilleures. Au lieu de se borner à panser momentanément les plaies, c’est la cause intérieure qu’il faut attaquer. Le traitement passager des infirmités humaines n’est qu’un palliatif insuffisant, un adoucissement, appréciable sans doute, des souffrances de l’heure présente, mais qui disparaît sans laisser de traces, sans déposer au plus profond du malade la semence qui régénère. En somme, c’est le relèvement de la créature qu’il est indispensable d’entreprendre, en lui inculquant le sens de la dignité et de la responsabilité personnelles. Faut-il aller jusqu’à la tutelle? Non, apôtres et philanthropes ne proposent pas d’amoindrir les prérogatives des pères. Que des êtres qui n’ont pas de quoi vivre, dont le dénûment est l’hôte familier, qui ne possèdent, d’ailleurs, aucune des vertus du soutien de famille, que la paresse, l’ivrognerie, toutes les déchéances ont lentement dégradés ; — que ces êtres soient investis d’une puissance dangereuse, soit, il faut bien y consentir. Qu’ils continuent donc d’avoir la garde légale de leurs enfans, qu’ils conservent le droit de les nourrir, de les diriger, de les punir à leur guise : assurément, c’est beaucoup, c’est trop peut-être. Mais qu’à côté de ce pouvoir presque illimité se glisse, avec l’approbation de l’État, la tentation d’en abuser; que l’excitation aux pires méfaits se produise à chaque instant sous la forme la plus odieuse, voilà ce qu’il ne paraît plus possible de tolérer. On peut avoir directement intérêt à la mort de son semblable, la société est ainsi faite; mais le devoir de la législation est de ne laisser aux mains de personne les moyens de la hâter. Grâce pour l’enfant et pitié pour ceux que ni l’éducation, ni le bien-être, ni l’idée morale ne protègent contre les embûches dressées sous leurs pas !

Ainsi s’exprime le sentiment public, ainsi parle la voix charitable qui est au fond de l’âme du peuple. On étale hardiment les misères sociales, on met à nu les plaies, on pose le doigt sur la chair palpitante, au risque de redoubler la souffrance. C’est qu’il faut guérir avant tout; parvenue à un degré supérieur de civilisation et d’influence, l’Angleterre fait à l’armée du vice et du crime une guerre ouverte, elle ne veut plus qu’on l’accuse de dissimulation et d’hypocrisie. Au surplus, elle a besoin de tous les siens, et les jeunes existences lui semblent trop précieuses pour être ainsi fauchées en leur printemps, ravies par des misérables à la nation et à sa fortune. Quoi! mille enfans disparaîtraient tous les ans, et l’opinion indignée ne réussirait pas à endiguer ce fleuve de boue et de sang! Des hommes seraient venus au monde, destinés à développer la richesse du pays, peut-être à l’illustrer de leurs vertus et de leur génie, et il suffirait d’une main coupable pour arrêter la croissance de ces ouvriers, de ces négocians, de ces écrivains, peut-être de ces héros ! Sans parler de ce fait humiliant que, sur le territoire britannique, des petits souffrent et gémissent et que la société n’arrive pas à les défendre, il y a le rôle utile qu’ils rempliraient, la force perdue dont il n’est pas admissible qu’on se prive plus longtemps. À ces raisons d’ordre pratique, à cet instinct qui pousse les membres d’une même communauté à conserver leur bien et à l’augmenter, se mêle un sentimentalisme touchant qui se répand et trouve sa voie dans la presse, les conférences et le parlement. Revues, magazines, publications périodiques anciennes et nouvelles s’intéressent aux pauvres et aux malheureux, rivalisent de récits pathétiques. Grand et curieux mouvement, où toutes les questions sont menées de front, traitées avec une compétence et une habileté vraiment remarquables. C’est la commission du travail qui appelle dans son sein les conseillers les plus écoutés des classes laborieuses, c’est la chambre qui est saisie à chaque instant de projets philanthropiques destinés à réformer, dans un sens toujours meilleur, la vieille législation du pays. Et les associations privées sont là qui se remuent, fouillent et pénètrent partout, dénonçant aux pouvoirs publics les injustices et les hontes, montrant ainsi ce que peut réaliser de durable et de fort l’initiative de citoyens libres. Mais rien n’est plus humain et plus consolant à la fois que cette marche en avant contre les bourreaux de l’enfance. Jamais elle n’a paru plus sacrée ; on écoute en frémissant son cri d’agonie et de désespoir, on contemple, avec un attendrissement qui va jusqu’aux larmes, la gravure populaire où la petite fille, le step child, grelottant sous ses loques, les pieds dans la neige, sanglote silencieusement à la porte de la maison paternelle.

On a bien souvent cité, et nous la rappellerons à notre tour, la célèbre tirade de Robert Browning sur la mère dénaturée. Il semble que l’inspiration du maître ne se soit jamais présentée avec plus de force à la pensée de toutes les familles où il y a du pain, du feu, de la lumière et des oreillers tout blancs où les petits reposeront le soir leurs têtes souriantes. Lorsque Ivan Ivanovitch procède à l’exécution sommaire de la malheureuse qui, pour sauver sa vie, a jeté aux loups qui la poursuivaient l’enfant qu’elle portait dans ses bras, le vieux pope du village ne se contente pas d’applaudir au châtiment, il proclame serviteur de Dieu l’impitoyable justicier :


The mother drops the child ! Among what monstrous things
Shall she be classed ? Because of motherhood, each male
Yields to his partner place, sinks proudly in the scale :
His strength owned weakness, wit — folly, and courage — fear,
Beside the female proved male’s mistress — only here.
The fox-dam, hunger-pined, will slay the felon sire
Who dares assault her whelp : the beaver, stretched on fire,
Will die without a groan ; ne pang avails to wrest
Her young from where they hide — her sanctuary breast.


« La mère laisse tomber l’enfant ! Parmi quels êtres monstrueux — Doit-elle être classée ? À cause de la maternité, chaque mâle — cède la place à sa compagne, s’efface noblement devant elle : — sa force, il l’avoue faible ; son cerveau, impuissant ; son courage, tremblant. — Auprès de lui elle se montre, dans ce seul cas, la plus grande des deux. — La femelle du renard, mourant de faim, tuera le père sans entrailles — qui ose assaillir sa progéniture ; le castor, entouré de flammes, — mourra sans une plainte ; nulles transes ne peuvent arracher — ses petits du sanctuaire où ils s’abritent, le sein maternel. »

Ce sont là des vers admirables et dont aucune traduction ne saurait rendre le souffle et l’allure ; avec quelle passion ne se fût-il pas associé au généreux élan de ses compatriotes, le poète qui dort aujourd’hui à Westminster ; de quels accens irrités n’eût-il pas flétri les forfaits de créatures sans nom, lui qui s’inclinait si profondément devant l’auguste majesté des mères !


JULIEN DECRAIS.

  1. L’excédent du dernier budget anglais est dû, en grande partie, à une augmentation de 9 pour 100 dans la consommation de l’alcool.
  2. Voyez la Revue du 15 août 1890.