Les Cités lacustres de la Suisse

LES
CITES LACUSTRES
DE LA SUISSE

UN PEUPLE RETROUVE

Habitations lacustres des temps anciens et modernes, par M. Frédéric Trayon ; Lausanne, 1860.

Nos historiens ont souvent regretté d’en être réduits à des hypothèses sur les anciens habitans de la Gaule. Dix-neuf siècles déjà se sont écoulés depuis les expéditions de César, et c’est aujourd’hui seulement qu’un rayon de lumière vient éclairer les tribus éparses sur le territoire devenu notre patrie. Ce même conquérant qui se vante d’avoir exterminé un million de nos ancêtres sur les champs de bataille est aussi le premier écrivain qui nous révèle d’une manière assez complète les mœurs, la religion, la constitution politique des peuples divers réunis sous le nom de Gaulois ; mais quelles étaient les origines de tous ces peuples, — Belges, Celtes, Ibères ? L’histoire proprement dite est à cet égard presque silencieuse, et c’est à d’autres sciences qu’il faut faire appel pour suivre à travers l’obscurité des siècles les migrations de nos pères et les limites changeantes de leurs domaines. Des inductions tirées de la linguistique, de l’anatomie comparée, aident les savans dans ces recherches difficiles, mais elles ne suffisent pas pour donner le caractère de l’évidence aux conclusions généralement adoptées : les conjectures ne sont pas encore transformées en faits indubitables.

Si d’anciens noms de lieux défigurés par un long usage ont une grande importance pour la reconstruction de l’histoire des Gaulois, les vestiges des monumens qu’ils ont élevés sont bien plus précieux encore : quelques débris étudiés avec sagacité nous en apprennent plus sur les mœurs, la vie intime et l’histoire vraie des peuples disparus que des dictionnaires entiers de mots retrouvés. Même les nations qui ont laissé leur chronologie et le récit de leurs œuvres renaissent pour ainsi dire quand on fait la découverte de leurs habitations, des mille objets qui les entouraient, du milieu où elles ont vécu. Les bas-reliefs et les taureaux ailés de Nimroud n’ont-ils pas fait revivre cette histoire d’Assyrie qui semblait si reculée, et les fouilles qui nous ont rendu Pompeï n’ont-elles pas exhumé comme une image de la société romaine ? Malheureusement les traces des populations successives qui ont habité la Gaule sont assez difficiles à rencontrer aux endroits mêmes où l’on avait l’espoir de les trouver. Ce n’est pas dans les plaines riches et fertiles, ce n’est pas sur le bord des grands fleuves, là où s’étaient établies autrefois de puissantes sociétés gauloises, qu’il faut chercher les restes des habitations de nos pères. À leurs cités détruites ont succédé tant d’autres villes plus riches et plus populeuses, le sol a été si souvent tourné et retourné, les ruines ont été si souvent amoncelées sur les ruines antérieures, que tous les débris de l’antique occupation ont été réduits en poussière ; le temps et les hommes ont travaillé de concert à effacer tous les vestiges. Pour surprendre le secret des anciennes peuplades, il faut visiter les contrées arides où les habitations ont toujours été clair-semées, surtout les pays de forêts qui convenaient aux chasseurs, et qui n’ont pu se repeupler de tribus agricoles, lorsque la conquête les eut une première fois privés de leurs habitans. Tandis que les régions les plus historiques de notre patrie offrent à peine quelques débris antérieurs à l’époque gallo-romaine, les bruyères de la Bretagne et les vallons boisés du Poitou ont gardé leurs dolmens et leurs rangées de menhirs ; les plateaux infertiles du centre de la France montrent encore leurs fosses à loups, marges ou mardelles, qui formaient l’étage souterrain des maisons gauloises, et quand on pénètre dans les profonds bois de pins des Landes, on est surpris à la vue des énormes clotes creusées dans la terre et restées désertes depuis le jour où quelque invasion des Celtes ou des Vascons en a chassé les habitans. La solitude a gardé ces demeures d’un peuple qui n’est plus.

Mieux encore que les grands bois et les landes, les entrailles mêmes de la terre conservent en grand nombre les témoignages du séjour de nos ancêtres. Plusieurs grottes naturelles et artificielles sont riches en antiquités gauloises. Les couches d’alluvions lentement déposées par les cours d’eau gardent aussi des reliques de l’industrie humaine, et forment comme un immense musée que les fouilles modernes ont à peine effleuré encore. Les eaux des lacs et des fleuves cachent elles-mêmes sous leur nappe bleue ou jaunâtre de véritables trésors archéologiques composés de tous les objets abandonnés par les peuplades riveraines. Déjà quelques recherches accomplies en Irlande avaient donné une idée de tout ce qu’on peut attendre de l’exploration scientifique des lacs, lorsque le hasard mit les savans de la Suisse sur la voie des découvertes les plus importantes. Grâce à eux et surtout à M. Troyon, leur principal interprète, le champ de nos connaissances a été singulièrement agrandi : une civilisation disparue a été retrouvée dans les bassins lacustres des Alpes et du Jura. Ce n’est pas là un simple fait d’intérêt national, c’est le point de repère le mieux établi que possède la science pour l’histoire ancienne de l’Europe occidentale. Bien que les lieux mêmes des découvertes forcent l’auteur des Habitations lacustres à se renfermer presque exclusivement dans les limites actuelles de la Suisse, il reste prouvé néanmoins que l’antique civilisation dont il s’occupe s’étendait au loin sur la Gaule et l’Italie.


I

« Pendant l’hiver de 1853 à 1854, on remarqua dans le niveau du lac de Zurich une baisse extraordinaire : le retrait des eaux mit à sec une large grève, dont les riverains profitèrent pour construire des digues en avant de l’ancien rivage et conquérir ainsi de vastes terrains jadis inondés. Près du hameau d’Obermeilen, les ouvriers occupés aux travaux d’endiguement découvrirent, sous une couche de vase d’un demi-mètre d’épaisseur, des pilotis, des morceaux de charbon, des pierres noircies par le feu, des ossemens et des ustensiles variés, qui témoignaient de l’existence d’un ancien village. Informé de cette importante découverte, M. Ferdinand Keller, de Zurich, s’empressa d’étudier les débris qu’on venait de retrouver, et bientôt après il annonçait au monde scientifique le résultat de ses recherches. Ce fut le point de départ d’explorations incessantes : MM. Uhlmann, Jahn, Schwab, Troyon, Forel, Rey, Desor et plusieurs autres s’occupent depuis cette époque de faire draguer les bas-fonds des lacs de la Suisse ; pour découvrir des vestiges d’habitations antiques y ils sondent les couches alluviales formées sur les rivages lacustres et dans les deltas des rivières, ils visitent aussi les lacs de l’Italie, ceux du Jura français, de la Savoie, et leur contingent de matériaux historiques s’augmente sans cesse. Dans les seules limites de leur patrie, ils ont découvert sous la surface des eaux les restes de cent cinquante villages, et il ne se passe pas de saison qu’ils n’en signalent de nouveaux. Déjà les villes importantes de la Suisse et plusieurs savans peuvent offrir à l’étranger des musées archéologiques renfermant des milliers de débris antiques. On a retiré vingt-cinq mille objets environ de la seule bourgade aquatique de Concise, située dans le lac de Neuchâtel, et l’on pourrait peut-être y faire une récolte plus abondante encore, puisque la couche historique étendue au fond du lac a une puissance de plus d’un mètre.

On conçoit facilement la principale raison qui portait les anciennes populations de l’Helvétie à établir leurs constructions sur les bas-fonds des lacs. Avant l’époque romaine, les vallées des Alpes étaient couvertes d’immenses forêts que parcouraient l’ours, le loup, le sanglier, l’urus et d’autres animaux redoutables, et, la guerre sévissant parfois entre les tribus éparses, l’homme était encore plus à craindre que les bêtes féroces. Le premier soin de chaque groupe de familles était donc de se mettre à l’abri contre une attaque inopinée en se campant dans un endroit défendu par des obstacles naturels. En pays de montagnes, les uns devaient choisir des promontoires environnés de précipices, d’autres se réfugiaient dans les grottes profondes ouvertes sur les flancs des rochers à pic, et fortifiaient l’entrée de leurs demeures souterraines. Dans les plaines arrosées, ils prenaient pour campement les péninsules formées par le confluent de deux rivières ou par le développement d’un méandre. Enfin ceux qui habitaient une contrée parsemée de lacs, comme la Suisse ou la Savoie, quittaient la terre ferme et bâtissaient leurs cabanes au milieu des eaux, à une certaine distance du rivage. C’était là le plus sûr moyen d’éviter une attaque imprévue ; grâce à leurs canots, ils avaient l’avantage de pouvoir se transporter sans peine sur tous les points de la côte ; en même temps, ils se servaient de leurs cabanes comme d’établissemens de pêche. Peut-être, en choisissant la surface des lacs pour leur séjour, obéissaient-ils aussi à cet invincible attrait qui amène les peuples enfans vers les eaux. À toutes les époques de l’histoire et dans toutes les parties de la terre, les besoins de la défense et les facilités de la pêche, joints à cette irrésistible séduction exercée par la beauté des lacs, ont déterminé de nombreuses peuplades à établir au-dessus des flots leurs demeures, bâties en branches ou en joncs. Quelques bas-reliefs assyriens nous montrent des hommes habitant des îlots artificiels formés au moyen de grands roseaux entrelacés. D’après Hippocrate, les riverains du Phase, qu’imitent les pêcheurs établis aujourd’hui dans les limans du Volga, élevaient au milieu du fleuve leurs cabanes de joncs. Un passage très connu d’Hérodote nous apprend que les Paeoniens de la Thrace bâtissaient aussi leurs villages sur des pilotis enfoncés dans le sol des bas-fonds du lac Prasias. De nos jours encore, les Malais et les Chinois établis à Bangkok, et sur les côtes de Bornéo construisent leurs maisons sur des pieux plantés dans les eaux à quelque distance du rivage. Enfin, lorsque les Espagnols découvrirent la lagune de Maracaybo, ils y virent avec étonnement un village sur pilotis, petite Venise de bois à laquelle une des républiques de la Colombie doit aujourd’hui son nom de Venezuela[1].

Quand même toutes les constructions de cette espèce élevées en diverses parties de la terre ne serviraient pas de terme de comparaison, il serait facile, à l’aide des nombreux débris retrouvés au fond des lacs, de rebâtir par la pensée les cabanes lacustres de l’antique Helvétie. Un simple coup d’œil jeté à travers l’eau transparente permet d’apercevoir les pilotis rangés parallèlement ou bien plantés en désordre ; les poutres carbonisées qu’on aperçoit entre les pieux rappellent la plate-forme autrefois solidement établie à quelques pieds au-dessus des vagues ; les branchages entrelacés, les fragmens d’argile durcis par le feu appartenaient évidemment aux murs circulaires, et les toits coniques sont représentés par quelques couches de roseaux, de paille et d’écorce. Enfin les pierres du foyer sont tombées à pic au-dessous de l’endroit qu’elles occupaient jadis. Les vases d’argile, les amas de feuilles et de mousses qui servaient de couches de repos, les armes, les trophées de chasse, les grands bois de cerf et les têtes de taureaux sauvages qui ornaient les parois, tous ces objets divers entassés dans la vase ne sont autre chose que l’antique ameublement des cabanes. À côté des pilotis, on peut encore distinguer des restes de troncs d’arbres creusés qui servaient de canots, et une rangée de pieux indique l’ancienne existence d’un pont qui reliait à la terre ferme les esplanades des habitations lacustres. Non-seulement on peut savoir par le nombre des pilotis quelles dimensions avaient les plus grandes cités aquatiques, composées en général de deux ou trois cents cabanes, on peut même en certains cas mesurer le diamètre des huttes détruites depuis tant de siècles. Les fragmens de la couche d’argile qui les tapissait à l’intérieur offrent sur leur face convexe les marques des branches entrelacées de la paroi, tandis que leur face concave est arrondie en arc de cercle : en calculant le rayon de cet arc, on trouve que la largeur des habitations variait de 3 à 5 mètres, dimensions bien suffisantes pour une famille qui ne cherche dans sa demeure qu’un simple abri. À travers un passé de trente ou quarante siècles, nous pouvons comprendre quel effet pittoresque devait produire cette agglomération de petites huttes pressées les unes contre les autres au milieu des eaux. Le rivage était désert ; seulement de rares animaux domestiques paissaient dans les clairières herbeuses ; les grands arbres déployaient leurs masses de verdure sur toutes les pentes ; un vaste silence régnait sur la forêt. Sur les flots au contraire, tout était bruit et mouvement : la fumée tourbillonnait au-dessus des cabanes, la population s’agitait sur les plates-formes, les canots allaient et venaient d’un groupe de maisons à l’autre et du village à la rive ; au loin voguaient les bateaux de pêche ou de guerre. L’eau semblait alors le véritable domaine de l’homme.

Dès leurs premières découvertes, les archéologues suisses ont reconnu que les habitations lacustres ne dataient pas d’une seule et même époque. L’étude des objets retrouvés au fond des lacs les a conduits à diviser en trois âges le premier cycle de notre histoire : l’âge de la pierre, celui du bronze et celui du fer. Déjà les savans de la Scandinavie avaient constaté pour leur patrie ces trois périodes successives ; mais ces âges ne furent pas contemporains dans les deux contrées La civilisation se propageait alors avec la plus grande lenteur, et des siècles s’écoulaient avant que chaque progrès de l’industrie humaine ne pénétrât du midi de l’Europe dans les froides régions du nord. Les habitudes des peuples ne changeaient qu’à la suite de guerres prolongées ou de migrations lointaines.

C’est principalement dans la Suisse allemande que se trouvent les vestiges des bourgades appartenant à l’âge de la pierre. La Suisse occidentale possédait aussi d’importantes cités lacustres, entre autres celle de Concise, près de l’extrémité méridionale du lac de Neuchâtel ; mais les lacs de Zurich et de Constance paraissent avoir été les centres de population les plus animés. C’est alors que s’élevèrent les pilotis d’Obermeilen, dont la découverte a été le point de départ de toutes celles qu’on a faites depuis. Grâce aux débris recueillis sur cet emplacement et sur les rivages des lacs de Constance, de Pfaeffikon, de Sempach, de Wauwyl, de Moosseedorf, on peut aujourd’hui décrire à larges traits le genre de vie des populations lacustres et donner sur leur histoire quelques indications générales, mais certaines.

Une des choses qui étonnent le plus à la vue de ces restes de constructions primitives, c’est l’énormité du travail accompli par ces hommes qui n’avaient à leur disposition d’autres outils que des cailloux et les charbons de leurs foyers. Les tiges d’arbres, droites et élancées, croissaient en abondance dans la forêt ; mais, pour les abattre et les ébrancher, ils devaient se servir alternativement de la flamme et de pierres tranchantes ; puis, au moyen des mêmes procédés, ils devaient tailler en pointe l’extrémité de ces tiges, afin de les faire pénétrer facilement dans le sol, à une profondeur de plusieurs pieds. La coupe des troncs d’arbres qui servaient à former les esplanades, et qu’on fendait avec des coins de pierre pour obtenir des espèces de planches, demandait encore plus de travail que la préparation des pilotis. El quel temps, quelle peine ne fallait-il pas dépenser, quand il s’agissait de renverser un tronc de chêne long de 10 à 15 mètres, et de le transformer en un canot ! Certains villages, dont on voit encore les débris, reposaient sur plus de quarante mille pilotis. Sans doute ils étaient l’œuvre de plusieurs générations successives, mais ils n’en supposent pas moins pour chacune de ces générations un labeur incessant. En outre les lacustres (c’est le nom qui désigne aujourd’hui ces populations primitives) creusaient des fossés sur le rivage pour défendre leurs animaux domestiques contre les bêtes féroces ; ils élevaient des tombelles ou tumulus, et d’autres monumens religieux sur les hauteurs ; ils menaient de front la guerre, la chasse et la pêche ; ils cultivaient la terre, et, pour toutes ces diverses occupations, n’avaient à leur service que des instrumens d’os et de pierre. La fabrication et la réparation de ces instrumens demandaient aussi une patience inouïe, Car la pierre ne pouvait être taillée qu’avec la pierre, et l’on comprend à peine comment ces ouvriers infatigables donnaient le fini aux pointes et aux lames de silex. Ils s’attaquaient aux substances les plus dures et travaillaient jusqu’au cristal de roche.

« La hache, dit M. Troyon, a joué le plus grand rôle dans l’industrie primitive. » On la retrouve par centaines sur les emplacemens des anciens villages. Cette arme de chasse et de guerre servait aussi aux usages domestiques les plus divers, et probablement ne devait jamais quitter la main ou la ceinture de son propriétaire. Le tranchant des haches suisses, le plus souvent taillé dans un bloc de serpentine, est beaucoup plus petit que celui des haches employées en Scandinavie pendant l’âge de la pierre, et mesure en moyenne de 4 à 6 centimètres seulement. La manière d’emmancher ces pierres aiguës variait considérablement : les unes s’adaptaient, au moyen de ligatures ou de mortaises, à l’extrémité de branches recourbées ; d’autres étaient assujetties à des manches en bois de cerf. C’était l’arme nationale qui exerçait le plus l’imagination des fabricans et des artistes : chaque guerrier en modifiait la forme selon son goût personnel, et peut-être l’ornait-il de plumes et de franges comme l’Indien peau-rouge. Les autres armes, moins importantes que la hache, étaient les flèches en silex et en os fixées à l’extrémité de longs roseaux ; elles ressemblent à celles qu’on a découvertes en France, en Angleterre, sur les bords du Mississipi, mais elles sont en général moins longues que celles de la Scandinavie. Il est vraisemblable que la fronde était connue. Les pierres brutes servaient aussi de projectiles, ainsi que le prouvent les cailloux aux vives arêtes entassés dans la vase à côté des pilotis. Trop petits pour être employés à la fabrication d’instrumens, ils ne pouvaient avoir d’autre but que de servir à la défense. Non contens de ces armes, les lacustres, déjà très habiles dans l’art de la guerre, avaient imaginé des balles et des boulets incendiaires formés de charbons pétris avec de l’argile. Ces instrumens de destruction, qu’on perçait généralement d’un trou, afin de pouvoir mieux les jeter, ne pouvaient servir qu’à l’attaque : ils étaient rougis au feu, puis lancés sur les toits des cabanes ennemies. Si quelque saillie les retenait, ils brûlaient sourdement sur le chaume desséché, le feu gagnait peu à peu, et bientôt le sommet de la cabane était environné de flammes. C’est ainsi que les Nerviens incendièrent le camp de César. Dès les premiers jours de son histoire, l’homme employait son génie à brûler et à détruire !

Parmi les instrumens de travail fabriqués par les populations lacustres de l’âge de la pierre, on peut citer les lames de silex, tranchantes ou dentelées, qui servaient de couteaux et de scies, les marteaux, les enclumes, les meules à aiguiser, les poinçons en os ou en bois de cerf, les tranchets et les aiguilles qu’on destinait sans doute à coudre et à couper le cuir ou les peaux. Les débris de poteries que l’on retrouve sont formés d’une argile grossière dont la pâte est généralement mélangée de petits grains de quartz. Ces vases, presque tous travaillés à la main, révèlent l’enfance de l’art, et portent très rarement des traces d’ornementation. Quelques-uns, d’une pâte assez fine, ont une surface unie et sont colorés en noir au moyen du graphite. À Wangen, sur les bords du lac de Constance, à Robenhausen, dans le lac de Pfaefïïkon, on a aussi découvert des nattes de chanvre et de lin, et même de véritable toile, ainsi que de petites corbeilles tout à fait semblables à celles des anciens tombeaux égyptiens. En outre les lacustres fabriquaient des cordes et des câbles avec des fibres textiles et l’écorce de différens arbres. Vaniteux comme tous les sauvages, ils avaient grand soin de leur beauté corporelle, et tâchaient de la rehausser par de nombreux ornemens : ils relevaient leurs cheveux au moyen d’épingles en os, passaient des bagues à leurs doigts, ornaient leurs poignets de lourds bracelets, chargeaient leurs épaules de colliers formés de boules en bois de cerf entremêlées de grains de pierre ; sur leur poitrine, ils portaient des dents d’ours qui sans doute devaient leur donner la force de la bête fauve et les garantir contre le mauvais sort. Les grands disques de pierre qu’on retrouve au fond des lacs leur servaient de palettes pour jouer après le dur travail de la journée. Quant aux noisettes percées, maintenant éparses dans la vase, c’étaient sans doute les hochets que les mères secouaient, avec un bruit de grelots, pour réjouir leurs petits nourrissons.

D’autres découvertes sont venues prouver que l’agriculture était assez avancée chez les populations lacustres de ce premier âge, et l’on doit en conséquence leur assigner un rang beaucoup plus élevé qu’on ne l’avait fait d’abord. Certainement la chasse et la pêche devaient subvenir pour la plus grande part à leur alimentation, ainsi que l’attestent la position même de leurs demeures au milieu des eaux et les ossemens en partie rongés de l’urus, du bison, du cerf, de l’élan, du chevreuil, du chamois et des oiseaux sauvages, qu’on a trouvés dans les couches de tourbe ou de vase des anciens villages. La cueillette leur fournissait en outre quelques provisions, puisqu’on a trouvé parmi les débris de cuisine des pommes de pin, des faînes, des noisettes, des graines de framboise ; mais ils élevaient aussi des troupeaux de bœufs, de moutons, de chèvres, de porcs, et savaient se faire remplacer par le chien pour la garde des animaux domestiques ; ils fabriquaient une espèce de fromage dans des vases percés de trous, ils cultivaient les arbres fruitiers, tels que le pommier, le poirier, le prunier, et amassaient pour l’hiver des provisions de fruits. Ils semaient aussi l’orge et diverses espèces de froment d’excellente qualité. Parmi les débris d’un village lacustre du lac de Constance, M. Löhle a découvert un ancien magasin contenant environ cent mesures d’orge et de froment en grains et en épis. Il a trouvé aussi un véritable pain conservé par la carbonisation et consistant en grains broyés auxquels le son adhérait encore. Ainsi, à l’exception des œufs et de la volaille, l’alimentation des habitans primitifs de l’Helvétie ressemblait tout à fait à la nôtre.

La possession des céréales, ces humbles plantes qui sont la conquête la plus importante de l’humanité, suffirait à elle seule pour prouver que les peuplades sans nom de l’âge de la pierre avaient déjà de longs siècles de progrès à raconter. L’exploration attentive des bourgades lacustres montre que leurs habitans pratiquaient aussi sur une très large échelle ce que nous appelons la division du travail. En effet, certaines localités, telles que Moosseedorf, Obermeilen, Concise, offrent une si grande profusion d’instrumens, les uns terminés, les autres simplement ébauchés, qu’on doit prendre ces bourgades pour de véritables lieux de fabrique. Elles étaient les cités industrielles de cette époque, et chacune possédait une spécialité particulière qui supposait un système considérable d’échanges entre les divers centres de production. Il devait exister aussi un commerce important avec les pays lointains, car on a trouvé sur les emplacemens lacustres un grand nombre de substances étrangères à la Suisse. Les roches des montagnes voisines, les bois de cerf et les ossemens des animaux sauvages servaient, il est vrai, à la fabrication de presque tous les instrumens ; mais les armes de jet faites en silex ne pouvaient provenir que des Gaules ou de la Germanie. D’échange en échange, les lacustres recevaient le corail des peuples de la Méditerranée, ils achetaient l’ambre jaune aux riverains de la Baltique, importaient des contrées d’Orient la néphrite précieuse. Les savans qui croient à l’origine asiatique de tous les peuples peuvent admettre que les lacustres avaient eux-mêmes apporté de l’Asie une quantité considérable de néphrites ; mais comment avaient-ils pu obtenir le silex, l’ambre et le corail, si ce n’est par le commerce ? Les peuples chasseurs ne craignent point les voyages qui doivent durer des semaines et des mois. C’est ainsi qu’avant l’arrivée des Européens, les Indiens des grands lacs étaient en relations constantes avec ceux du Bas-Mississipi : soit pour trafiquer, soit pour former des alliances contre des ennemis plus rapprochés, ils entreprenaient sans peur de prodigieuses marches à travers les savanes, les forêts et les grands fleuves.

Si leurs connaissances agricoles, leur industrie et leur commerce étendu étaient de nature à relever dans l’échelle des races ces populations primitives, qu’on serait au premier abord tenté de croire assez peu développées, leur religion, c’est-à-dire la plus haute expression de leur génie, rendait aussi un bon témoignage en leur faveur. Comme les Celtes, les lacustres semblent avoir adoré la Divinité dans la libre nature, sur les hautes collines, sous l’ombrage mystérieux des arbres, à la surface des flots ou bien encore au pied des blocs erratiques qu’ils prenaient sans doute pour des pierres tombées du ciel. La plupart des archéologues n’hésitent pas à leur attribuer l’érection d’un grand nombre de menhirs et d’autres pierres improprement désignées sous le nom général de pierres druidiques. Les tombelles les plus considérables de la Suisse appartiennent également au premier âge, car elles ne renferment jamais d’autres débris que ceux de l’industrie primitive, sans aucune trace de métal. Cette grande élévation des tombelles, qui mesurent souvent de 10 à 20 et même 30 mètres de hauteur, semble prouver que les hommes de l’âge de la pierre avaient un profond respect pour leurs morts. Ceux-ci étaient déposés dans le caveau funéraire, les bras repliés en croissant sur la poitrine et les genoux ramenés sous le menton, comme pour témoigner par cette attitude, qui est celle de l’enfant avant sa naissance, que l’homme en mourant rentre dans le sein de la mère universelle. Récemment encore, quelques communes des vallées alpestres célébraient dans leurs rites funèbres une touchante cérémonie : lorsqu’une tombe venait de se refermer, les mères s’approchaient pour épancher une goutte de leur lait sur la terre fraîchement remuée. C’est peut-être à l’âge de la pierre qu’il faut attribuer l’origine de cet usage. En tout cas, aucun débris trouvé dans les tombelles de cette époque ne permet de supposer que les aborigènes de la Suisse aient jamais sacrifié de victimes humaines aux mânes de leurs morts. Ces rites féroces, que les Helvétiens de l’âge du fer célébrèrent plus tard, étaient complètement inconnus aux lacustres.

À quels siècles de l’histoire doit-on faire remonter cet âge de la pierre que nous révèlent les couches de débris archéologiques des lacs de la Suisse ? C’est là une des premières questions qui se présentent à l’esprit. M. Troyon a d’abord essayé de la résoudre en étudiant la formation de la tourbe sur les emplacemens des diverses bourgades lacustres. Par un ingénieux procédé qui rappelle celui du botaniste évaluant l’âge d’un arbre d’après le nombre des anneaux concentriques, il a tâché de fixer l’âge des amas de haches et de poteries étendus au fond des lacs en déterminant combien de siècles a demandés le dépôt des couches de tourbe superposées ; malheureusement la production de la tourbe s’opère avec plus ou moins de lenteur, suivant des lois qu’on ne connaît point encore, et M. Troyon a dû recourir à un autre mode d’évaluation que lui a fourni l’exploration des bourgades lacustres de la Suisse occidentale.

Sous les strates d’alluvions déposées par les torrens qui se jettent dans les lacs de Genève et de Neuchâtel, on a découvert plusieurs groupes de pilotis datant évidemment de l’âge de la pierre. Un ancien emplacement lacustre de cette époque se trouve près de Villeneuve, à plus de 450 mètres du rivage actuel du Léman. On a reconnu aussi des traces de bourgades du même âge sur divers points des couches alluviales du bassin neuchâtelois : aux embouchures de la Mantue et de la Reuse, au milieu des marais de la Thièle, et principalement dans la vallée marécageuse de l’Orbe, qui se prolonge au sud de la ville d’Yverdon. Pour connaître l’âge de ces pilotis ensevelis sous les dépôts d’alluvions, il suffit de mesurer la distance qui sépare la rive actuelle de la rive ancienne et de trouver entre ces deux lignes concentriques un point de repère dont l’âge soit connu et permette d’évaluer approximativement la marche des alluvions. Ce point existe dans la vallée de l’Orbe : c’est la dune qui porte les ruines de l’antique cité gallo-romaine d’Eburodunum. Entre la dune et le lac, sur l’espace occupé en partie par la ville d’Yverdon, on ne retrouve aucune trace d’antiquités romaines, et l’on doit en conclure qu’au commencement de notre ère le rivage du lac était beaucoup plus rapproché du pied de la dune. En admettant que ses eaux baignassent encore les murs du castrum eburodunense, il aurait fallu quinze siècles au moins pour la formation de la zone de 800 mètres de large qui s’étend entre les ruines et la rive : mais il est très probable que le recul des eaux n’a pas été aussi rapide, car le nom celtique d’Eburodunum témoigne en faveur d’un établissement plus ancien que celui des Romains. Cependant, si nous acceptons pour point de comparaison ce chiffre de quinze siècles, évidemment trop faible, nous voyons qu’une autre période de dix-huit siècles aura été nécessaire pour le comblement de l’espace de 1,000 mètres qui sépare la dune d’anciens pilotis situés au sud, à la base du monticule de Chamblon : ainsi nous sommes ramenés au XVe siècle avant notre ère. C’est au plus tard à cette époque, et peut-être bien longtemps auparavant, que la bourgade lacustre de Chamblon, envahie par la tourbe et les alluvions de l’Orbe, dut être abandonnée de ses habitans. Afin d’arriver à l’époque de la fondation, il faut encore remonter le cours des âges et ajouter quelques siècles pour le comblement du détroit qui séparait la bourgade de l’ancien rivage, encore facilement reconnaissable au pied du monticule isolé. Tout en avouant que ces chiffres n’offrent rien d’absolu, M. Troyon est conduit à fixer à deux mille ans avant l’ère chrétienne la construction des habitations lacustres de Chamblon par les colons primitifs de l’Helvétie. On pourrait objecter peut-être que le niveau du lac a pu baisser considérablement pendant les âges historiques et laisser à sec la plaine marécageuse d’Yverdon ; mais l’ancienne plage est située exactement à la même hauteur que la plage actuelle : le niveau du lac est donc resté le même pendant les quarante derniers siècles de l’histoire.

Le résultat auquel l’examen des couches alluviales de la vallée de l’Orbe a conduit M. Troyon est, ce nous semble, un des plus grands triomphes de la géologie. Cette science, qui nous avait enseigné déjà l’âge relatif des plantes et des animaux fossiles de notre globe, sert maintenant à déterminer la chronologie délicate des races d’hommes qui se sont succédé sur la surface de la terre. Là où manquent les monumens historiques et les témoignages écrits, là commence le rôle du géologue. Il explore ces couches déposées par les eaux grain de sable à grain de sable ; il en exhume les os rongés, les poteries, les débris de toute espèce recueillis déjà dans les archives des strates, et l’examen de ces objets lui suffit pour évoquer de l’oubli les peuples engloutis. Grâce à ses recherches, l’histoire de l’homme dans les contrées de l’Europe occidentale est reculée de deux mille ans : désormais c’est un fait acquis à la science qu’une race de chasseurs, d’agriculteurs et d’industriels vivait dans l’Helvétie huit ou dix siècles avant la guerre de Troie, et commerçait avec des peuples établis en Germanie et sur les bords de la Baltique. Le champ de l’histoire naturelle est également agrandi, car si depuis longtemps les mammouths et autres animaux contemporains des premiers hommes avaient disparu, l’urus, le bison, le grand élan, le bouquetin, le castor, habitaient encore les forêts du centre de l’Europe. Enfin nous apprenons un fait des plus importans pour l’histoire du globe lui-même, c’est que le climat de l’Helvétie n’a pas sensiblement varié depuis-quatre mille ans. Les arbres et les plantes qui croissent aujourd’hui dans ces contrées y croissaient alors, les mêmes fruits cultivés et sauvages servaient à l’alimentation des hommes ; la seule différence révélée par l’étude des débris de l’âge de la pierre, c’est que la châtaigne d’eau (trapa natans) et le nénufar nain, qui n’existent plus maintenant dans les lacs de la Suisse, y croissaient encore en abondance. Cette égalité des climats pendant une période de quarante siècles est une sérieuse objection à l’hypothèse des déluges polaires proposée d’abord par M. Adhémar et développée depuis par MM. Le Hon et de Jouvencel.


II

Les objets de métal n’étaient pas absolument inconnus aux lacustres de la fin du premier âge, ainsi que le prouvent quelques débris trouvés à Obermeilen et à Concise ; mais la perfection même aussi bien que la rareté des objets découverts démontrent qu’ils provenaient de l’étranger, soit par voie d’échange, soit par les hasards de la guerre. Il est absurde de supposer que ces populations primitives aient pu inventer de toutes pièces la fabrication du bronze sans avoir préalablement utilisé le cuivre et l’étain. L’apparition d’un alliage des deux métaux ne peut s’expliquer que par l’arrivée d’un nouveau peuple apportant avec lui une nouvelle civilisation. En Hindoustan, dans l’Asie centrale, en Amérique, l’âge du cuivre succéda lentement et graduellement à l’âge de la pierre, l’âge du bronze à son tour remplaça peu à peu l’âge du cuivre ; mais en Helvétie, aussi bien que dans toute l’Europe occidentale, cette dernière période n’est pas représentée : le bronze suit brusquement la pierre. C’est que deux races s’étaient entre-choquées. La fin du premier âge dut être marquée par des événemens terribles. Dans presque toutes les bourgades lacustres, la limite des deux époques est nettement indiquée par l’incendie des cabanes et par le massacre de la population. Les nouveau-venus, probablement de souche celtique, brandissaient dans leurs mains des haches de métal, et, grâce à la supériorité de leurs armes, durent avoir facilement raison des pauvres indigènes : tels les Espagnols durent apparaître aux Indiens lorsqu’ils envahirent les cités du Mexique et du Pérou, montés sur des chevaux fougueux et lançant la mort à distance.

Ce sont les populations lacustres de la Suisse orientale qui paraissent avoir le plus souffert de la conquête. La plupart des bourgades à pilotis de cette région furent complètement abandonnées, et depuis cette époque leurs débris ont été ensevelis dans les eaux. Les villages aquatiques de la Suisse occidentale offrent également des traces évidentes d’incendie ; quelques-uns, tels que le célèbre Steinberg (montagne des pierres) situé dans le lac de Bienne, furent reconstruits sur le même emplacement ; d’autres, après leur destruction, furent rebâtis à une plus grande distance du rivage, de manière à n’avoir plus à craindre les projectiles incendiaires ; enfin de nombreux groupes d’habitations s’élevèrent sur des bas-fonds jadis déserts des lacs de Genève, de Neuchâtel, de Bienne, de Morat. Au commencement de l’âge du bronze, la population lacustre de la contrée semble s’être déplacée en masse pour échapper au voisinage de l’ennemi qui s’était emparé de toute l’Helvétie orientale, occupée aujourd’hui par les Suisses de langue allemande. Réfugiés dans le pays qui forme actuellement la Suisse française, les lacustres furent assez heureux pour repousser toutes les invasions et pour dérober en même temps à leurs vainqueurs tous les secrets industriels importés d’Orient. Grâce à ce contact avec une race plus civilisée, une nouvelle ère de prospérité semble s’être ouverte pour eux, et le chiffre de la population lacustre augmenta considérablement[2]. Les villages de l’époque du bronze dépassent de beaucoup en nombre ceux de la période précédente, et dans les marais de la Thièle, entre les lacs de Bienne et de Neuchâtel, les pilotis se trouvent en si grande quantité, qu’ils donnent lieu à une véritable exploitation de bois.

L’usure plus ou moins complète des pieux suffit en général pour indiquer si les bourgades dont on reconnaît l’emplacement appartenaient à l’âge du bronze ou à celui de la pierre. Presque tous les pilotis de l’époque la plus ancienne ont été rongés par les eaux jusqu’au ras du sol, tandis que ceux de la deuxième période sont encore saillans d’un ou même de deux mètres. En général, les constructions lacustres ne changèrent point de forme, sans doute parce que les mœurs du peuple étaient restées les mêmes ; cependant M. Troyon signale aussi des cabanes bâties sur des radeaux et des habitations semblables à ces huttes du Bosphore perchées, à des hauteurs diverses, sur de longs pieux obliques et croisés comme les rameaux entrelacés d’un arbre. Quant au choix, des emplacemens, il dénote, dans le deuxième âge aussi bien que dans le premier, une rare sagacité. Les points du rivage situés vis-à-vis des lieux colonisés par ces antiques populations lacustres n’ont pas cessé pour la plupart d’être occupés jusqu’à nos jours par des villes ou par des villages importons. La cité de Zurich recouvre une bourgade lacustre de l’âge de la pierre’ ; pendant l’âge du bronze, on voyait un village sur pilotis à l’endroit où se trouve aujourd’hui Genève.

Une fois en possession du métal, l’industrie devient très supérieure à celle de la période précédente ; mais elle lui ressemble par la forme et la nature de ses produits. La hache est toujours la compagne fidèle du guerrier, et l’artiste emploie toute son adresse à la décorer. À cette arme de combat s’ajoutent de nouveaux instrumens de mort, l’épée de bronze et le casse-tête en pierre ; mais les flèches sont devenues très rares, ce qui prouve qu’au lieu d’engager le combat à distance comme leurs pères, les indigènes s’étaient accoutumés à marcher droit à l’ennemi et à le combattre face à face. Ils n’avaient pas oublié l’usage des projectiles incendiaires. On retrouve également parmi les débris industriels de cet âge des couteaux, des faucilles, des meules à moudre et à aiguiser, des aiguilles, des épingles, des navettes de tisserand, des hameçons, des disques de jeu, des hochets d’enfans, des pendeloques, des ornemens en cristal de roche, des morceaux d’ambre, des colliers en verre et en jais. Les poteries ressemblent à celles de l’âge de la pierre, et sont composées d’une pâte analogue, mélangée le plus souvent avec de petits cailloux siliceux. Cependant l’art du potier a fait des progrès incontestables : la variété des formes est plus grande, et les ornemens sont plus nombreux. Toutes les bourgades de quelque importance avaient leur fabrique de poterie, ce dont il est facile de se convaincre à la vue des échantillons déformés par la cuite qui n’ont pu avoir cours dans le commerce. Il existait aussi des fabriques spéciales d’instrumens en bronze, car on a découvert un élégant moule de haches à Morges et de véritables fonderies à Échallens, dans le canton de Vaud, et à Dovaine, près de Thonon. En outre une barre d’étain qu’on a retirée du milieu des pilotis d’Estavayer prouve que le bronze n’était pas importé de l’étranger à l’état d’alliage. Les populations de l’Helvétie savaient se procurer les métaux bruts, et ces vallées des Alpes, qui déjà, pendant l’âge de la pierre, avaient été un centre de commerce, d’un côté avec la Baltique, de l’autre avec la Méditerranée, échangeaient maintenant leurs produits avec les îles Cassitérides. L’agriculture se développait en même temps que le commerce, et c’est probablement aux progrès accomplis dans la production des denrées alimentaires que la population dut son accroissement considérable. L’élève des animaux domestiques augmentait également en importance, et la race des chevaux, à peine représentée pendant l’âge de la pierre, s’était multipliée.

Les progrès des peuplades lacustres ne paraissent pas avoir modifié profondément leur religion. Après l’invasion des Celtes, les prêtres, fidèles aux usages antiques, repoussèrent le métal importé par les peuples profanes, et continuèrent à se servir d’instrumens de pierre comme dans l’âge primitif. Les blocs erratiques ne cessèrent d’être de véritables autels, ainsi que le témoignent les nombreux objets apportés des bourgades voisines habitées seulement pendant l’âge du bronze : parmi ces blocs vénérés, on cite la pierre de Cour située dans le lac Léman, au-dessous de Lausanne, les pierres à Niton qui forment des îlots à une petite distance de Genève, et non loin d’Estavayer, dans le lac de Neuchâtel, la pierre au Mariage, sur laquelle, jusque dans le siècle dernier, les fiancés allaient se jurer fidélité réciproque. Si la religion des lacustres ne changea point pendant l’âge de bronze, il est probable néanmoins que leur zèle diminua graduellement par suite de leurs relations toujours croissantes avec leurs voisins les Celtes. Les tombelles qu’ils élevèrent pendant la deuxième période sont beaucoup moins hautes que celles du premier âge, et leurs morts n’ont pas la position repliée de l’embryon dans le sein de sa mère ; ils sont simplement assis ou même étendus sur le sol. Au moins les lacustres n’adoptèrent-ils jamais l’usage d’incinérer les cadavres, que leurs voisins les Celtes avaient importé d’Orient, et qui, dans leurs idées religieuses, devait leur apparaître comme un crime contre la mort elle-même.

La durée des bourgades lacustres de l’age du bronze fut très longue, à en juger par l’épaisseur des couches de débris et la grande différence d’usure qui existe entre les pilotis plantés à diverses époques sur le même emplacement ; mais la destruction de ces bourgades fut aussi violente que celle des habitations aquatiques de l’âge précédent, car ce qui nous en reste sous la surface des eaux porte incontestablement les traces du pillage et de l’incendie. Un nouveau peuple, armé de glaives de fer, envahit la vaste plaine ondulée qui s’étale entre les deux bases des Alpes et du Jura, et après une guerre plus ou moins longue finit par s’emparer des forteresses de bois où les populations lacustres s’étaient réfugiées. La catastrophe fut à peu près complète, car, des soixante-dix ou quatre-vingts bourgades qui existaient dans le deuxième âge, onze seulement offrent des traces de l’âge suivant, et sur ce nombre on ne peut guère en compter que trois présentant les caractères d’une occupation prolongée. Les villages lacustres de Steinberg et de Graseren dans le lac de Bienne, de La Tène dans le lac de Neuchâtel, furent les seules localités importantes où la population primitive put chercher un refuge. Peut-être quelques familles des vaincus s’allièrent-elles à celles des envahisseurs ; mais il est probable que la grande masse des aborigènes fut détruite ou forcée, comme un ramas d’esclaves, à prendre les mœurs du vainqueur helvétien. Le peuple disparut, et l’histoire n’a pas même enregistré sa ruine. Les bourgades lacustres, qui pendant le cours de tant de siècles avaient été le séjour d’une race puissante, furent remplacées par de misérables cabanes où des familles de pêcheurs suspendues au-dessus des flots cherchaient leur pauvre existence. Des restes de poteries grossières datant de l’époque romaine prouvent que ces demeures aquatiques étaient encore habitées au commencement de notre ère.

La destruction de la plupart des bourgades lacustres ayant eu lieu lorsque le fer commençait à se répandre dans le pays, il est permis de fixer l’époque de l’invasion à quelques siècles près. Les Phocéens de Massilia et les Belges Kimris, émigrés dans le nord des Gaules, avaient apporté l’usage de ce métal, les premiers dès le commencement du VIe siècle, et les autres pendant le IVe siècle avant l’ère chrétienne. Grâce à eux, les armes de fer durent bientôt remplacer celles de bronze chez un grand nombre des tribus avec lesquelles ils étaient en rapport de commerce. Ainsi, vers le Ve ou le IVe siècle, le fer, vrai métal de la guerre, était plus ou moins connu des Gaulois, et peut-être les peuplades lacustres avaient-elles déjà reçu quelques glaives de fer avec d’autres produits de l’industrie des Phocéens ou des Kimris. Cependant l’usage des armes de bronze était encore général lorsque les indigènes, attaqués par un peuple mieux armé, succombèrent dans une lutte inégale. Les envahisseurs sont connus ; ils ne pouvaient être que les Helvétiens des Gaules ou de la Germanie méridionale. Tous les témoignages recueillis par les archéologues s’accordent pour constater leur origine gauloise : les dénominations celtiques de leurs villages, la forme de leurs armes, identiques à celles que portaient les Gaulois de Brenn pendant l’occupation de Rome, les croissans qui leur servaient d’amulettes, enfin leur habitude d’incinérer les morts.

Les Helvétiens étaient certainement supérieurs aux populations primitives par le côté matériel de la civilisation : les dépôts lacustres des deux premiers âges n’offrent rien de comparable aux milliers d’objets qu’on a découverts à la Tiefenau, près de Berne, dans le sol d’un champ de bataille de l’époque helvétienne. Non-seulement ils possédaient le fer et forgeaient des glaives qui pourraient être encore aujourd’hui considérés comme des œuvres d’art, ils produisaient aussi le verre et l’émail, fabriquaient des ornemens d’une grande richesse, et, si nous en croyons le témoignage des auteurs latins, ils connaissaient l’écriture. Malheureusement ce peuple, si remarquable par son industrie, professait une religion barbare. On voit encore en diverses parties de la Suisse les restes de leurs sacrifices de victimes humaines. Non loin de Lausanne, dans la forêt de Bois-Genou, s’élève un tumulus qui recouvrait quatre vases d’argile remplis de cendres humaines. Une cavité ménagée au-dessus des urnes contenait les charbons et les cendres du bûcher, ainsi que les restes calcinés d’animaux, parmi lesquels on reconnaissait le chien, le bœuf et le cheval. Plus haut s’étendait « un lit inégal de grosses pierres brutes sur lequel gisaient sans ordre quatre squelettes humains dont l’attitude irrégulière montrait que les corps avaient été jetés violemment sur cette rude couche de cailloux. Des bracelets, des débris de chaînettes, des broches et des ornemens divers indiquaient la parure de femmes dont la jeunesse ressortait du peu de développement des dents de sagesse encore cachées dans l’alvéole. Ces malheureuses victimes avaient eu les membres brisés par les cailloux qui les recouvraient et qu’on avait lancés violemment, de telle sorte qu’une partie des ornemens avaient volé en éclats sous le choc. À deux cents pas du tumulus existe encore un autel, sur lequel avait sans doute eu lieu l’immolation des femmes du défunt. » Enfin, à deux kilomètres plus loin, on a retrouvé sous l’ombrage des chênes un autre tumulus de l’époque helvétienne, contenant douze squelettes de jeunes gens brisés à coups de massue.

On sait qu’après un séjour de quelques siècles dans les vallées des Alpes et du Jura, les Helvétiens, toujours inquiets et désireux de changement, quittèrent leur pays de montagnes pour aller s’établir dans les plaines des Gaules. C’est alors qu’ils entrent pour la première fois sur le théâtre de l’histoire proprement dite, grâce à César, qui leur fit essuyer à Bibracte une sanglante défaite. Les découvertes archéologiques opérées en diverses parties de la Suisse permettent maintenant de remonter le cours des temps et de reconstruire dans ses traits généraux l’histoire des Helvétiens jusque vers le IVe ou le Ve siècle de l’ère ancienne ; mais si la chaîne des âges est renouée pour cette tribu gauloise, elle ne l’est point pour les peuplades lacustres que les Helvétiens avaient exterminées ou réduites en esclavage.

Quels furent ces aborigènes que l’archéologie a ressuscites pour ainsi dire en examinant les débris retrouvés dans la vase des lacs ? Étaient-ils d’origine finnoise, sicule, ibérienne ou pélagique ? Faut-il chercher leur patrie sur le plateau d’Iran ou bien sur le sol même de l’Europe occidentale ? Une seule chose semble certaine, c’est qu’ils étaient des hommes de petite taille, plus remarquables par leur agilité que par leur force. Leurs bracelets étroits ne pouvaient entourer que des bras délicats ; leurs épées aux courtes poignées n’auraient pu être saisies par les larges mains des Gaulois, et demandaient une certaine connaissance de l’escrime : on dirait à les voir qu’elles étaient brandies par des guerriers agiles comme nos soldats basques. Cependant rien n’autorise encore les savans à faire une réponse définitive. La forme du crâne des lacustres serait une donnée des plus importantes dans la question, mais les crânes et autres ossemens retrouvés dans les emplacemens lacustres et dans les tombelles de l’âge de la pierre sont rares, et n’offrent que des restes difficiles à étudier. Par un singulier contraste, nous connaissons les origines, les guerres, les migrations et jusqu’aux généalogies royales de plusieurs peuples anciens dont les mœurs nous sont inconnues, et voici des peuplades qui nous révèlent leur vie intime, leurs habitudes domestiques, et qui font un mystère de leur nom. Leurs produits sont recueillis dans nos musées, on a même pu dresser leur statistique d’une manière approximative, mais elles passent dans l’histoire comme des apparitions, et l’on ne sait les rattacher à aucune des races qui les précèdent ou qui les suivent. Espérons que dans un avenir prochain l’exploration méthodique des antiquités de l’Europe et la comparaison de tous les témoignages fournis par les débris encore fossiles permettront à la science de classer les lacustres, de suivre leurs migrations, de marquer leurs étapes. Déjà de récentes découvertes ont établi d’une manière positive qu’ils habitaient aussi les lacs de la Savoie et de la Haute-Italie. On arrivera sans doute à préciser quelle fut l’étendue de leurs domaines aux différentes époques anté-historiques, et, ce qui est bien plus important, leur vie intime, leur civilisation morale seront éclairées par l’étude approfondie des tribus qui se sont développées, parallèlement à eux sur divers points du globe, et qui en sont encore à l’âge de la pierre et aux habitations lacustres. C’est alors qu’on pourra, tenter d’écrire l’histoire comparée des peuples adolescens, l’un des chapitres les plus intéressans du grand livre de l’homme.

En attendant les résultats de recherches organisées systématiquement sur tous les continens, on doit féliciter hautement les savans explorateurs des lacs de la Suisse d’avoir recueilli ces humbles débris, si longtemps cachés sous les eaux. Ces restes parlent aussi leur langage, non moins éloquent que celui des grands monumens laissés par les conquérans romains. Les peuples dont la vie est racontée par toutes les voix de l’histoire ne sont pas les seuls qui aient exercé sur leurs successeurs une grande et durable influence ; les tribus sauvages ou barbares oubliées par la mémoire fugitive de leurs descendans ont aussi accompli leur œuvre. Hier encore, avant qu’on eût aperçu des pilotis à travers l’eau transparente des lacs, on ne connaissait pas cette nation, qui, pendant vingt siècles peut-être, a préparé notre sol pour la civilisation qu’il porte aujourd’hui. C’est elle qui a lutté avec les bêtes féroces, qui a défriché les forêts, cultivé la terre ; c’est elle qui a fait ce grand travail de colonisation première attribué, par les Grecs à leurs demi-dieux. Les héros de la Gaule ne portent pas, comme ceux de la Grèce, les noms glorieux d’Hercule et de Thésée ; mais, pour être tombés dans l’oubli, ils ont néanmoins gardé tous leurs droits à notre pieuse reconnaissance. Les générations actuelles sont solidaires de celles qui depuis longtemps ont disparu, et dans la civilisation moderne si vantée une large part doit certainement revenir aux peuples sans nom des âges de la pierre et du bronze.


ELISEE RECLUS.

  1. Les crannoges de l’Irlande, dont quelques-unes étaient encore habitées en l’année 1610, différaient des bourgades lacustres de la Suisse ; elles étaient de vérités forteresses de bois bâties sur des flots artificiels.
  2. En mesurant les dimensions des cinquante-et-une bourgades aquatiques de l’âge de la pierre découvertes en 1860, M. Troyon trouve que la population totale des lacs devait s’élever a 31,875 personnes. D’après un calcul analogue, soixante-huit bourgades de la Suisse occidentale, élevées pendant l’âge du bronze, auraient contenu une population de 42,500 habitans.