Les Cinquante (Ivoi)/p02/ch19

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 379-394).


XIX

La Maison Carrée


La porte, une bonne porte flamande, bonasse et hospitalière, n’avait point de ces serrures compliquées qui obligent l’hôte à se morfondre au dehors.

Un simple loquet en assurait la fermeture. Marc Vidal et Espérat le constatèrent avec joie.

D’Artin croyait donc bien n’avoir rien à craindre, qu’il se fût établi ainsi, dans une habitation si peu défendue ?

Ils allaient le surprendre, lui ravir Lucile. Une expédition si bien commencée ne pouvait mal finir.

La jeune fille guérirait, et dans Paris, joyeux vainqueur de la coalition européenne, sous les trois couleurs triomphantes, Vidal épouserait l’héritière des Rochegaule.

Le commandant, le jeune homme, eurent un dernier regard vers l’est, vers le Mont-Saint-Jean dont la crête, couronnée des fumées de l’artillerie, prenait l’aspect d’un volcan en éruption, puis délibérément, Espérat appuya sur le loquet et poussa fortement la porte.

L’huis s’ouvrit au large, d’un seul coup, sur une pièce spacieuse. Le haut plafond à caissons, la cheminée de bois sculpté donnaient à la salle cet air digne et cossu, particulier aux demeures de la bourgeoisie flamande.

Mais ce qui appela les yeux des nouveaux venus, ce fut un groupe de personnes rassemblées à la droite du foyer.

Étendue sur un fauteuil la tête renversée en arrière, Lucile était là, et debout auprès d’elle, le comte de Rochegaule d’Artin et Denis Latrague se tenaient immobiles, semblant écouter la folle qui chantait doucement un air simplet comme les aimaient nos aïeules.

D’un geste, le comte invita les arrivants au silence.

Étonnés, ceux-ci s’arrêtèrent sur le seuil.

Ils avaient pensé surprendre les habitants de la Maison Carrée, et ils avaient l’impression d’avoir été annoncés, d’être attendus.

Sans doute on les avait vus venir.

Mais, tandis que leur esprit se livrait à ce travail ardu de la compréhension, Lucile chantait, un vague sourire aux lèvres, et sa voix douce, inconsciente comme celle d’un petit enfant, emplissait l’air d’ondes caressantes.

Elle chantait la Demande en mariage au clavecin, cette mélodie surannée et charmante que les émigrés avaient emportée dans l’exil, telle une fleurette fanée de France, tel un parfum éventé de l’ancien régime.

— Corinne était au clavecin,
Modulant un couplet mutin,
Quand, sur le seuil blanc de sa chambre,
Pimpant, parut le beau Léandre.
XxxxxxxSur le clavecin
XxxxxxxTrembla la main
XxxxxxxXxxxFine
XxxxxxxDe Corinne.


Il approcha, le gai luron,
Et se penchant vers le tendron :
— Ma mie, ô gué, ardez mon âme,
Car vos beaux yeux sont yeux de flamme !
XxxxxxxSur le clavecin,
XxxxxxxCourut la main
XxxxxxxXxxxFine
XxxxxxxDe Corinne.


— Si ne voulez point mon trépas,
Ô belle, ne répondez pas,
Si ce n’est pour répondre : Amen !
À qui vous vient parler d’hymen.
XxxxxxxSur le clavecin
XxxxxxxBondit la main
XxxxxxxXxxxFine
XxxxxxxDe Corinne.


— Cupidon, pour logis, sans cris,
Mon pauvre cœur entier a pris.
Dites-moi votre préférence :
Mon bonheur ou… votre romance ?
XxxxxxxLoin du clavecin
XxxxxxxS’en fut la main
XxxxxxxXxxxFine
XxxxxxxDe Corinne.

Lucile se tut. Il y eut un moment de grand silence, puis l’organe railleur de d’Artin se fit entendre :

— Alors, commandant Marc Vidal, vous êtes toujours au mieux avec cet aventurier qui se targue d’une fraternité mensongère.

Les interpellés sursautèrent, brusquement rappelés à la réalité.

— Vos injures, répondit sèchement Espérat, ne sauraient m’atteindre.

Allons, Marc, délivrons Lucile et laissons M. d’Artin à ses occupations.

L’officier, à cet appel, fit un pas en avant, mais il n’alla pas plus loin.

D’un mouvement rapide, le comte avait saisi un pistolet et en dirigeait le canon vers le front de Lucile toujours souriante.

Vidal, Milhuitcent, poussèrent un cri d’épouvante.

D’Artin éclata de rire :

— Vous croyiez me tenir, retour ironique des choses, c’est moi qui vous tiens.

Puis avec un calme effrayant :

— Denis, prends les cordes qui se trouvent dans l’office. Elles servaient naguère à étendre le linge ; elles auront cette fois une destination plus noble.

Et comme le rebouteur se précipitait :

— Vous, commandant Vidal, et vous, jeune Espérat, vous allez vous laisser garrotter sans résistance.

— Nous garrotter ?

Le ton menaçant des jeunes gens fit hausser les épaules à leur interlocuteur.

— Au cas où vous résisteriez, vous prendriez la responsabilité de la mort de Lucile ; car je n’hésiterais pas à lui briser la tête.

— La tuer ?

— Sans souffrance. Une balle qui passe n’est point cruelle.

— Misérable !

— Bon, plaisanta d’Artin, il vous sied de parler ainsi, vous qui vous introduisez comme des voleurs dans ma maison pour m’enlever ma sœur.

Et d’une voix incisive :

— Naguère Marc Vidal, alors capitaine, fut recueilli, soigné au château de Rochegaule. Comment a-t-il payé le service rendu ? En enlevant l’âme d’une enfant ignorante, en essayant de l’arracher à sa tradition royaliste, en divisant une famille, jusqu’alors unie dans l’amour de la royauté.

Il laissa éclater un rire sinistre :

— Appelez-moi misérable, que m’importe. Vous m’appartenez désormais, car, par crainte pour l’existence de Lucile, vous ne résisterez pas.

Les jeunes gens courbèrent la tête. Eux, si pleins de confiance tout à l’heure, se sentaient vaincus.

Comme les circonstances se jouaient de leurs prévisions.

Denis Latrague rentra. Il tenait à la main un rouleau de cordelette.

— Attache les poignets de ces messieurs, ordonna le comte.

Tous deux esquissèrent un même geste de révolte, mais leur adversaire menaça de son pistolet la jolie tête de la folle, attristée par son éternel sourire insouciant et privé d’intelligence.

— Les poings derrière le dos, commanda encore d’Artin.

Et ils obéirent.

Méticuleusement, le rebouteur leur encercla les poignets dans sa corde et termina son ouvrage par des nœuds compliqués.

Désormais les libérateurs de Lucile se trouvaient réduits à l’impuissance.

Alors, le comte déposa son arme. Il vint à ses prisonniers, et s’inclinant devant eux, avec une politesse plus cruelle que l’injure :

— Messieurs, je vais gravir les coteaux d’en face et suivre la bataille. Priez que Bonaparte soit vaincu. S’il triomphe, en effet, je vous tue. Sinon, vous, Marc Vidal, serez seulement prisonnier du vainqueur, et ce jeune aventurier d’Espérat sera livré à la police, afin qu’il apprenne dans une prison bien close que l’on ne s’improvise pas gentilhomme.

Là-dessus, il sortit.

À travers les carreaux, les prisonniers le virent gagner la petite rivière de Mollenbecke, qu’eux-mêmes avaient traversée une heure plus tôt, le cœur plein d’espoir.

Puis le comte s’engagea sur le chemin en lacet de la colline de Bellevue d’Hal, et il disparut bientôt derrière les buissons dont la route était bordée.

Le canon grondait sans interruption.

Au bruit seul, on pouvait juger de l’acharnement des combattants, mais la colline masquait le champ de bataille, et les captifs éprouvaient un déchirement à se sentir inactifs, inutiles, alors que se décidait le sort de la France.

— Que fait l’Empereur ?

— A-t-il emporté la Haie-Sainte, Hougoumont, le plateau de Mont-Saint-Jean ?

Questions inquiétantes auxquelles les malheureux ne pouvaient répondre. Cependant le temps passait.

À plusieurs reprises, Denis Latrague était allé ouvrir la porte. Parfois même il s’avançait jusqu’à la rivière, interrogeant du regard le sentier par lequel d’Artin avait disparu.

Puis il rentrait, monologuant :

— Vé, il revient pas, le cher gentilhomme.

Ou bien :

— Qué ça veut dire. Lou diable de Buonaparte aurait-il le dessusse ?

Quand il faisait cette réflexion, il regardait ses prisonniers en dessous, comme pour leur rappeler que la victoire de l’Empereur sonnerait pour eux l’heure du trépas.

Ils n’y prenaient pas garde.

La mort, parbleu, la belle affaire auprès de l’angoisse qui les déchirait ! Mourir, mais c’est être délivré !

Le rebouteur avide ne comprenait pas les réflexions des captifs, et dans son égoïsme, il se persuadait que la seule inquiétude de la mort les tenait immobiles, courbés et silencieux.

Or, comme le digne serviteur de d’Artin sortait pour la dixième fois, Lucile, très indifférente jusque-là, parut soudain porter attention au tumulte du combat. Elle se leva toute droite et lentement :

— Le canon. On se bat autour de Paris.

Vidal, Milhuitcent, ne purent retenir un gémissement.

L’insensée revivait l’heure où sa raison s’était enfuie. Incapable de discerner le lieu, le temps écoulé, la pauvre enfant se croyait en 1814, aux abords de la capitale investie par les alliés.

— Comme on se bat, reprit-elle. Luttez, tenez bon… C’est la grandeur de la France.

Elle se pencha comme pour écouter.

— Que disent-ils ?

Brusquement elle se rejeta en arrière.

— Oui, oui, vous avez raison ; c’est le cri de gloire et d’honneur : Vive l’Empereur.

Vibrante était la voix, déchirante la scène.

— Lucile, supplièrent les prisonniers.

Mais leur appel produisit un étrange effet sur la jeune fille. Elle pâlit ; son visage exprima l’inquiétude. Ses yeux parcoururent la salle en tous sens, et, ses idées confuses changeant de direction :

— Chut, fit-elle tout bas, c’est Enrik Bilmsen, qu’il ne se doute pas que je vais me venger, venger Rochegaule.

— Oh ! gémit Espérat, toujours ce souvenir du meurtre !

Il ne continua pas.

Le commandant venait de dire :

— Que fait-elle donc ?

En effet, l’allure de Lucile devait intriguer les spectateurs. Lentement, sur la pointe des pieds, elle se dirigeait vers un buffet-dressoir. Parvenue au meuble, elle fit halte, jeta autour d’elle un regard soupçonneux comme quelqu’un qui craint d’être surpris. Puis vite, se hâtant, elle ouvrit un tiroir et y introduisit sa main.

Les assistants perçurent un bruit métallique. La folle repoussa le tiroir et se retourna vers eux.

Elle tenait un couteau entre ses doigts crispés.

Les captifs la considéraient avec une anxiété grandissante.

— Le couteau, chantonna la folle, le couteau, l’arme des faibles et des opprimés.

Vidal et Espérat échangèrent un regard douloureux. Ils comprenaient la signification de la scène. Sous la poussée de la folie, Lucile revivait l’heure tragique où elle-même s’était faite veuve, en supprimant le misérable Enrik Bilmsen.

Une pâleur effrayante couvrait les traits de l’insensée. Ses mouvements avaient une raideur somnambulique. Par saccades, elle se rapprochait peu à peu des deux hommes qu’une terreur de l’inexplicable prenait.

Ils ne se sentaient plus la force de faire un mouvement, de dire, une parole. Le rêve tragique de la folie les affolait, les annihilait, jetait l’hallucination en leur crâne.

Était-ce vision, était-ce réalité ? À qui leur eût posé la question, ils auraient certainement répondu : Je ne sais plus.

Avançant, murmurant de courtes phrases :

— Il mange. Il ne voit rien… C’est l’heure du courage, l’heure de l’évasion !

Lucile était arrivée tout près d’Espérat.

Elle le contempla un instant, eut un rire tremblotant, sinistre, rire de démoniaque ; d’un mouvement si rapide que le jeune homme n’eut pas le temps de s’éloigner, elle leva le bras armé du couteau et l’abaissa en rugissant :

— Meurs, bourreau de ma jeunesse !

— Lucile, gémit le jeune homme.

Singulière sensibilité de la folie ! le mouvement commencé s’interrompit. Le bras de l’insensée retomba à son côté.

Milhuitcent n’avait pas été touché. Et comme il allait parler encore, la jeune fille reprit :

— Tu as raison. Non, pas le couteau… ; cela laisse du sang aux mains…, du sang que rien ne peut effacer.

Elle jeta le couteau au loin, courut à la table sur laquelle était resté le pistolet de d’Artin, prit l’arme, et joyeusement :

— C’est cela… ; le pistolet frappe de loin, aucune tache ne désigne la main qui a puni.

Elle brandissait l’instrument de mort d’un air menaçant.

Terrible était la situation. Ces deux hommes, ligotés, incapables de désarmer cette folle en proie à une crise meurtrière.

Soudain, la porte se rouvrit. Le comte et Denis Latrague entrèrent.

La physionomie du gentilhomme félon décelait une joie débordante. Il se tourna vers ses prisonniers. Ses lèvres eurent un ricanement, elles frémirent joyeuses des mots à prononcer.

Qu’allait-il dire ?

Les assistants devaient l’ignorer toujours.

À la vue de d’Artin, Lucile s’était ramassée sur elle-même, les yeux dilatés, avec quelque chose de terrible et de terrifié dans le regard.

Brusquement, elle bondit en avant, lança un cri rauque :

— C’est lui !… C’est lui ! Non, tu ne seras pas mon maître.

Et avant que personne eût pu s’y opposer, son bras se tendit, le canon du pistolet jeta un éclair.

Il y eut une détonation, un nuage de fumée, la chute d’un corps lourd.

Atteint en plein visage, d’Artin venait de s’écrouler sur le sol, et autour de lui une mare de sang s’agrandissait.

Une seconde encore Lucile resta debout, puis sa gorge contractée laissa échapper une clameur désolée, ses mains battirent l’air, et elle se renversa, privée de connaissance, en travers du fauteuil sur lequel elle était assise tout à l’heure.

Et tandis que Denis Latrague s’enfuyait, égrenant dans l’air des gémissements effarés, Marc Vidal, Espérat, sans s’occuper du corps du comte, couraient à la folle, s’agenouillaient auprès d’elle, couvraient de baisers ses mains glacées, seul moyen qu’ils eussent de la rappeler à elle, puisque leurs poignets, liés derrière leur dos, refusaient tout service.

Ils parlaient :

— Lucile ! ma sœur chérie.

— Ma fiancée bien aimée !

— Reviens à toi.

— Ouvrez vos doux yeux.

Éperdus, bouleversés par la rapidité des événements, ils n’avaient plus conscience de ce qu’ils disaient.

Une crainte seule surnageait dans le désordre de leurs pensées.

Cette crise terrible n’avait-elle pas brisé les ressorts de la vie chez la pauvre enfant, qui, à l’âge où d’ordinaire on ne connaît encore que le sourire et la joie, avait déjà vidé jusqu’à la lie le calice d’amertume.

Quelques minutes d’angoisse aiguë suivirent.

Puis Lucile fit un mouvement. Ses mains se crispèrent, se portèrent lentement à son front. Ses paupières eurent des palpitations, ainsi que les ailes du papillon au moment de l’envol ; elles s’ouvrirent enfin, démasquant les grands yeux, ces yeux si semblables à ceux d’Espérat.

Les deux hommes eurent le même appel tendre, dévoué.

— Lucile ?

Mais à leur profonde surprise, elle répondit :

— Espérat, mon frère ; Marc Vidal !

Ah çà ! Elle les reconnaissait. Le voile jeté sur son cerveau par la démence s’était-il donc déchiré ? Elle reprit :

— Je vous revois. Comme il y a longtemps que j’étais dans la nuit, loin de vous.

Il n’y avait plus de doute. Devant la suprême commotion subie à l’instant, la folie avait battu en retraite. Et Lucile s’étonne de l’attitude de ses interlocuteurs :

— Quoi ? Qu’avez-vous donc ?

Ses yeux distinguent les cordes qui les enserrent :

— Garrottés !

Ils courbent la tête. Vont-ils devoir donner à la jeune fille l’explication douloureuse, risquer de jeter de nouveau en son cerveau la semence fatale des démentes confusions ? Non. Elle vient à eux, les débarrasse de leurs liens. Elle va interroger, mais le fracas de l’artillerie frappe ses oreilles :

— Qu’est-ce ? On se bat.

Doucement, Espérat murmure :

— L’Empereur.

— Il est vainqueur, reprend-elle ?

À la question les deux hommes se sentent frémir. Ils ignorent tout de la bataille de géants dont le tumulte a, tout le jour, assiégé leur pensée captive.

Enfin Marc Vidal trouve la force de répondre :

— Nous ne savons, mais venez, Lucile, venez. Du haut de cette colline, nous apercevrons le champ de bataille.

Sa main désignait le mamelon de Bellevue d’Hal.

Mlle de Rochegaule ne demanda rien de plus. D’un ton décidé, elle prononça seulement :

— Allons.

Tous trois sortirent.

Parvenu à la passe où les pierres permettaient de traverser à pied sec le ruisseau de Mollenbecke, Marc Vidal, sans une parole, enleva Lucile dans ses bras. Elle n’eut pas un mouvement de résistance. En se réveillant à la raison, elle avait reconquis d’emblée son absolue confiance dans ceux qui l’accompagnaient.

La folie était une lacune dans sa vie, une sorte de faille morale, et son âme pensante, revenue, se soudait au point précis où elle s’était envolée.

Au delà de l’eau murmurante, le sentier en lacet escaladait la pente de Bellevue. Ils s’y engagèrent d’un pas pressé, bientôt ralenti par la nécessité d’attendre Lucile.

La raideur du chemin fatiguait la noble enfant, que la dernière crise de la démence en déroute avait brisée. Espérat lui prit un bras, le commandant Vidal l’autre, et, la soutenant ainsi, la portant presque, essoufflés, heureux d’être libres et réunis, anxieux de ce qu’ils allaient voir, ils atteignirent le sommet.

Un instant, ils demeurèrent saisis par l’immensité du panorama étalé sous leurs yeux.

Le soleil s’abaissait vers l’occident, projetant en avant d’eux leurs ombres démesurément allongées, et à l’horizon est, au-dessus des arbres, des coteaux, des buées violacées, avant-garde du crépuscule, montaient de la terre, envahissant lentement le ciel.

— Quel est ce pays, murmura doucement Lucile ?

Et comme ses compagnons ne répondaient pas, absorbés par le souci de discerner, sur ce vaste échiquier de la nature, la marche des masses humaines qui s’y entrechoquaient depuis le matin, elle reprit :

— Quelle est cette hauteur où nous nous trouvons ?

— Bellevue d’Hal, répliqua cette fois Milhuitcent.

— Et cette rivière coulant au bas de la pente ?

— La Senne, dont le ruisseau traversé tout à l’heure est un affluent.

— La Senne, fit pensivement la jeune fille, Hal, je suis donc en Belgique ?

— Oui, ma sœur.

— Ah !

Un court silence suivit, puis Mlle de Rochegaule, comme si elle comprenait l’inopportunité d’une explication prolongée, reprit son examen du pays.

— Au delà de la Senne, j’aperçois une hauteur environnée de fumée. C’est là que l’on se bat. Sur les pentes s’agitent confusément des masses noires.

— Régiments où l’on meurt, gronda sourdement Vidal, éprouvant une souffrance aiguë de son inaction.

Elle lui sourit.

Ce regret de soldat, elle en avait ressenti toute la noblesse, tout le dévouement, et lui serrant la main :

— Quelle est cette hauteur ?

Marc n’écoutait plus. Toute son âme était là-bas, avec son regard, au milieu de ses compagnons engagés dans la fournaise.

Ce fut Espérat qui parla :

— C’est le Mont-Saint-Jean, occupé par Wellington, avec sur ses flancs, comme sentinelles avancées, les fermes de Hougoumont et de la Haie-Sainte. Au bas, la plaine de Waterloo, au delà, la ferme de la Belle Alliance, quartier général de l’Empereur.

Il prononce tout cela très vite, d’un ton monotone, ton de l’homme dont l’esprit est absent. C’est qu’en effet sa pensée n’est point à ses paroles. Lui aussi est de cœur avec les combattants et une tristesse l’étreint, un pressentiment funeste le glace.

Les Anglais occupent toujours le plateau du Mont-Saint-Jean.

Cette seule constatation lui dit que les efforts surhumains de l’armée française, ces efforts que la furie de la canonnade lui a permis de mesurer, ont été vains.

Il ne sait pas combien sont tombés. Il ignore les charges héroïques de Ney, de Jérôme Bonaparte, de cent autres, l’écrasement de la Jeune Garde à Planchenoit, sa vengeance par la Vieille Garde. Il ne peut reconnaître les grognards donnant, à ce moment même, le suprême assaut.

Rien ne lui révèle l’épuisement des deux armées, qui ne disposent plus d’un homme de réserve, dont tous les régiments sont engagés, tous décimés par une lutte sans merci.

Mais il voit le Mont-Saint-Jean assailli. Il le voit couronné d’une auréole de feux. Et cette vue l’épouvante.

Non délogés de leurs positions, les Anglais ne sont pas vaincus.

Non vaincu Wellington, c’est donc que l’élan de l’armée impériale s’est brisé contre les lignes britanniques.

Marc Vidal pense les mêmes choses.

L’intuition de la vérité pénètre même Lucile, ignorante de ce qui a été préparé, conçu par Napoléon.

Peut-être devine-t-elle l’insuccès aux visages assombris de ceux qu’elle aime, de ce frère, de cet adolescent, honneur des Rochegaule, de ce fiancé, dont le souvenir ne l’a jamais quittée.

Et tout à coup, un frisson les secoue.

Au bout de la plaine de Waterloo, là où la route de Wavre vient s’embrancher sur la chaussée de Namur à Bruxelles, des masses sombres apparaissent. Des alignements de fumées blanches indiquent que des batteries d’artillerie viennent d’être mises en action.

— C’est Grouchy, clama Vidal, Grouchy qui, envoyé à la poursuite de Blücher, est revenu au canon. Grouchy, c’est trente mille hommes de troupes fraîches ; c’est la victoire.

À la même heure, Napoléon disait aussi :

— C’est Grouchy !

Et les troupes enflammées par l’espérance, répétaient en chargeant avec un enthousiasme irrésistible.

— C’est Grouchy !

Hélas ! tous se trompaient.

Grouchy, à plusieurs kilomètres de la plaine de Waterloo, venait seulement d’abandonner la vaine poursuite de l’armée prussienne avec laquelle il n’avait pas su rester en contact.

Il se rendait aux objurgations de Vandamme, trop tardivement par malheur, car il n’atteindra plus les abords de la suprême mêlée que vers neuf heures du soir.

Les troupes qui entraient en ligne étaient prussiennes, Blücher et Bulow, ayant dépisté Grouchy, venaient clore par un désastre l’épopée grandiose de l’Aigle, l’épopée du général de la Liberté.

Sur le plateau de Bellevue d’Hal, le commandant Vidal, Espérat, Lucile, regardaient, muets, bouleversés.

La victoire. La victoire enfin !

Leurs nerfs vibraient jusqu’à la souffrance. Ils étaient envahis par ce grelottement intérieur, ce tremblement incoercible que cause parfois le coup de collier final aux troupes les plus aguerries, et que les docteurs enclins à baptiser toutes choses de noms sonores, désignent sous l’appellation d’hystérie de vaincre.

Mais un cri de Marc glaça ses compagnons.

— Ce n’est pas Grouchy.

Lucile, Milhuitcent demeurèrent bouche bée. Leurs cœurs cessèrent de battre. Il leur sembla descendre dans l’angoisse jusqu’à la mort. Puis une âpre curiosité les prit. Ensemble ils balbutièrent :

— Pas Grouchy… et qui donc ?

Marc ne les écoutait plus.

Il parlait pour lui seul, le visage contracté, les yeux hagards.

— Qui commande à l’aile droite… ? Ah ! oui, Lobau. Il se replie, il abandonne le terrain, il découvre le centre !

Et avec un cri déchirant, surhumain :

— Malédiction ! Ce sont les Prussiens !

Il disait vrai.

Soixante mille soldats de Prusse attaquaient en flanc les troupes françaises, épuisées par la lutte de la journée.

La jonction des armées de Blücher et de Wellington s’opérait à Waterloo, et les derniers combattants de France se trouvaient pris dans les mâchoires d’un formidable étau.

Les fautes des généraux annulaient les prodiges enfantés par le génie de Napoléon.

La trahison de Bourmont, l’indécision de Ney, la maladresse de Grouchy, amenaient le désastre où allait sombrer la France, où allait s’engloutir le drapeau de la Liberté.

Plus personne ne parlait. Vidal avait bien vu, trop bien vu.

Le corps de Lobau, écrasé par une artillerie dix fois supérieure, pliait. Le mouvement de retraite se communiqua bientôt au centre, à l’aile gauche.

Wellington, profitant de ce secours inespéré, prit l’offensive, et lança ses bataillons reformés sur la pente du Mont-Saint-Jean.

Alors la retraite s’accéléra, se transforma en déroute. Une panique désespérée affola les régiments héroïques.

Peut-être les masses sentent-elles passer sur leurs têtes le souffle de la fatalité. Sous les yeux de ces trois êtres dont l’âme agonise au haut de Bellevue, tout plie, tout cède, les régiments se disloquent, se mêlent en un effroyable désordre.

Seuls, les bataillons de la Vieille Garde restent inébranlables.

On les distingue, formés en cinq carrés, résistant à la fois aux Anglais et aux Prussiens, fondant, se rapetissant sous la grêle de boulets et de balles que l’ennemi fait pleuvoir sur eux.

Ils reculent lentement. Il semble qu’après chaque décharge on entend la voix calme des officiers commandant :

— Serrez les rangs.

Le front des carrés a diminué de moitié, mais aucun n’a été entamé.

Sans pensée, muets d’horreur et d’admiration, Lucile et ses compagnons regardent toujours.

Soudain, Marc Vidal a un gémissement.

On dirait que sa voix éveille Espérat, Mlle de Rochegaule. Ils sortent de leur anéantissement et le jeune homme murmure :

— Allons là-bas.

— J’irai seul, riposta le commandant.

Et montrant Lucile :

— Reste auprès d’elle.

Mais la jeune fille a entendu. Résolument, elle prend la main des interlocuteurs :

— Allons là-bas, dit-elle avec force.

Ils vont protester, refuser. Elle les arrête d’un mot :

— C’est le devoir.

Puis devenant tendre, se faisant suppliante, sollicitant le danger ainsi qu’une faveur :

— Pourrai-je vivre si vous succombez.

Malgré l’immensité de leur douleur, Espérat et son ami trouvent encore une larme pour remercier Lucile de cet abandon si franc, si courageux d’elle-même.

Ils ne résistent plus.

— Allons.

Ils s’élancent. Presque courant, ils parcourent le flanc du coteau qui regarde la Senne. Ils parviennent au bord de la rivière.

Les arbres qui la bordent leur cachent la bataille.

Un besoin de savoir, d’arriver là-bas, les étreint.

Oh ! ils sont certains que c’est la défaite, qu’aucun miracle ne ramènera la victoire, et cependant, ils ont au fond du cœur cet espoir obstiné, sans raisonnement, que conserve le condamné à mort, au pied même de l’échafaud.

Voici le petit pont de pierre, sur lequel ils ont passé la Senne le matin. Au pas de course, ils le franchissent.

Lucile, galvanisée par la tendresse, les suit. Sa faiblesse, ses souffrances, elle a tout oublié.

Ils vont comme emportés sur l’aile noire du cauchemar.

Des sentiers ombragés, dont ils maudissent les méandres, les conduisent au dessous de la ferme de la Belle-Alliance, et tout à coup, trouant une barrière de buissons, tous trois, pantelants, la respiration sifflante, débouchent en pleine mêlée.