Les Cinquante (Ivoi)/p02/ch03

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 226-232).


III

Où Abraham Gœterlingue rejoint les Cinquante


— Parle maintenant, je t’écoute, fit Milhuitcent au bout d’un instant.

— Impétueux comme une cavale, plaisanta le pitre, s’emporter n’est pas se bien porter.

— pas de calembours.

— Soit. Après vous avoir quittés à Vienne, je suis repassé aux Trois Cigognes, à Mollsheim.

— Où nous avions laissé d’Artin ?

— Juste. Il n’y était plus.

Milhuitcent sursauta :

— L’aubergiste l’avait relâché ?

— Non, non, ce n’est pas ce brave homme.

— Qui donc alors ?

— La gendarmerie. Il paraît que le vicomte faisait, dans la cave, un vacarme tel que des clients le remarquèrent. Ce gentilhomme, qui a mauvais cœur, possède une bonne voix. Bref, la force publique, toujours au service des bandits contre les honnêtes gens, fut avertie, opéra une descente aux Trois Cigognes, et délivra le prisonnier.

— Alors, le malheureux aubergiste ?

— Ne le plains pas. Dans son énorme corps d’éléphant, il cache la malice d’un singe. Il déclara que le vicomte lui avait été confié par des voyageurs inconnus comme un fou dangereux. Bref, il manœuvra si bien qu’il parvint à ne pas être inquiété.

— Bravo !

— N’applaudis pas. Car, en m’informant, j’ai failli être pris.

— J’en suis navré.

— Bien inutilement, puisque j’ai pu rester libre ; seulement, j’ai couru tout d’une traite à Paris, et là…

— Continue.

— J’ai appris… — Quoi donc ?

— Que l’on a expédié au maréchal Masséna, qui commande à Marseille, l’ordre d’exercer une surveillance incessante sur les côtes de la Méditerranée.

Espérat fronça les sourcils :

— De sorte que la présence de l’Empereur est peut-être déjà signalée ; qu’il va être attaqué ; et tu ne l’as pas prévenu ?

Bobèche haussa les épaules :

— T’es bête, mon vieux Espérat. M. de La Valette est en train de tout dégoiser au petit Caporal.

— À la bonne heure.

À ce moment, le détachement du capitaine Lamouret entrait dans la batterie, objectif de son mouvement.

Elle était gardée par une douzaine de douaniers qui, bien loin d’opposer la moindre résistance, aidèrent les grenadiers à hisser sur l’ouvrage le drapeau tricolore, et coururent rejoindre la troupe de Napoléon, en criant comme des perdus :

— Vive l’Empereur !

Ce facile succès grisa le jeune capitaine :

— Mes enfants, dit-il aux grenadiers, nous n’allons pas nous en tenir là. Faisons une surprise à notre général. Il nous a demandé une batterie, donnons-lui une ville.

— Parfait ! C’est bon ! répliquèrent les grognards, qui, selon leur habitude, ne voyaient rien d’impossible, quelle ville ?

— Antibes.

— Va pour Antibes.

— Mais il y a là, fit remarquer Bobèche, un régiment en garnison.

— Lequel ?

— Le 87e, colonel Cuneo d’Ornano.

— Allons conquérir le 87e, clamèrent les soldats.

Et tous, sans vouloir rien entendre, s’élancèrent dans la direction d’Antibes, entraînant leur capitaine.

Le pitre et son jeune compagnon restaient seuls dans la redoute évacuée. Ils revinrent lentement vers le campement, où ils retrouvèrent Henry arrivant d’Italie.

Quand ils y parvinrent, généraux, officiers, soldats et partisans formaient le cercle. Au centre, l’Empereur, debout sur une table, parlait :

— Deux routes s’offrent à nous pour gagner Paris : l’une, facile d’apparence par Marseille et la vallée du Rhône ; l’autre montagneuse, hérissée de difficultés, la route du Dauphiné. Pourtant je choisis cette dernière. Pourquoi ? Parce que vers Marseille, je rencontrerais des troupes nombreuses, commandées par des généraux qui ont prêté serment aux Bourbons. Avec vous, mes braves, nous passerions, je le sais ; mais le sang français coulerait et cela je ne le veux pas.

— Vive l’Empereur, rugirent les assistants, pris d’une fanatique admiration pour le conquérant si ménager de la vie des Français.

— Par la voie du Dauphiné, au contraire, rien de semblable à craindre. De petits détachements que notre seule présence ramènera à nous ; des populations patriotes et robustes qui ont divorcé pour jamais avec les doctrines royalistes. C’est par Grenoble, berceau de la révolution, c’est par Lyon que l’aigle, volant de clocher en clocher, parviendra jusqu’aux tours de Notre-Dame, jusqu’aux Tuileries.

Dans le grand silence, Napoléon demanda encore :

— Personne n’a-t-il d’objection à formuler ?

— C’est bien vu, répondit l’assistance d’une seule voix.

L’Empereur allait sauter à terre, quand une centaine de soldats parurent sur la route brandissant leurs armes en gestes joyeux.

Un factionnaire tout essoufflé fendit le cercle.

— Ce sont des fantassins du 87e, garnison d’Antibes, qui viennent rejoindre leur Empereur.

Des cris de bienvenue saluèrent ces militaires qui, les premiers de France, abandonnaient la cause des Bourbons.

En tête de la petite troupe, trottait un vieux sergent. Celui-ci vint à Napoléon… et avec la familiarité que le grand meneur d’hommes encourageait chez ses anciens compagnons d’armes.

— Ah ! mon Petit Caporal, je te revois donc enfin !

Il pleurait et c’était touchant et terrible de voir les larmes couler sur sa peau tannée par tous les climats, se perdre dans sa moustache grisonnante.

L’Empereur le dévisagea et après une seconde :

— C’est toi, Fabert.

— Tu me reconnais, Majesté.

— Tu étais au pont d’Arcole, mon brave.

— Oui, oui, bredouilla le vieux soldat, dont l’émotion croissait encore.

— Sois le bienvenu, je t’attendais.

Le vétéran saisit la main de son impérial interlocuteur et la baisa dévotement, puis la voix martelée par l’émoi en phrases hachées :

— Je dois te dire que le colonel Cuneo d’Ornano a fait désarmer vingt-cinq grenadiers qui ont pénétré dans Antibes. Alors les camarades et moi avons sauté par-dessus le mur et sommes venus te prévenir.

À haute voix, Napoléon répéta la nouvelle à son entourage, et conclut :

— Vous le voyez, la route du Dauphiné s’impose.

Puis à son état-major :

— En colonne, mes amis, dirigeons-nous vers Grasse.

Une heure plus tard, la petite armée du souverain, qui venait reconquérir son trône, arrêtait une voiture contenant un voyageur.

Celui-ci était conduit devant Napoléon, qui s’écriait en l’apercevant :

— M. le prince de Monaco !

Et comme le prince, très inféodé au roi, baissait la tête, sans pouvoir cacher son inquiétude, l’Empereur reprit :

— Où alliez-vous ainsi en voiture ?

— Je rentrais chez moi, Sire.

— Eh bien, continuez votre route… Moi aussi, je rentre chez moi.

Un sourire, un geste et le prince s’éloigna librement, confus de la magnanimité de l’homme auquel il n’avait pas marchandé les calomnies.

Ce fut entre Cannes et Grasse que l’on établit le camp pour la nuit.

Bobèche, Espérat et Henry s’étaient joints à Marc Vidal, Tercelin et l’abbé Vaneur qui, autour d’un bon feu, surveillaient la cuisson d’une marmite d’où s’exhalait une appétissante odeur.

Souvent les yeux de Marc semblaient s’obscurcir : une expression douloureuse les remplissait de nuit.

Il se rappelait la fiancée d’autrefois, au regard brillant d’intelligence et de bonté, qu’il avait laissée, à Paris, captive de d’Artin. Belle, elle l’était toujours, mais de cette beauté dont l’âme est absente.

Et comme il restait, pensif et attristé, silencieux parmi ses compagnons qui devisaient gaiement, voilà que sur la route apparaît un mauvais cabriolet, traîné cahin-caha par une maigre haridelle.

Dans le véhicule, un seul voyageur. L’homme arrêtait la bête devant chaque feu de bivouac, paraissant interroger les soldats.

Enfin, il fouetta l’animal qui, sous cet encouragement cinglant, consentit à se mettre au petit trot.

Pas pour longtemps, du reste, car l’attelage stoppa en face du foyer autour duquel étaient rassemblés Marc Vidal et ses amis.

Ceux-ci poussèrent un même cri :

— Abraham Gœterlingue !

Oui, c’était bien le brocanteur, laissé à Paris, qui rejoignait les affiliés du groupe des Cinquante.

Fous tites pien, fit-il en riant, fous tites pien, c’est Apraham, l’ami Apraham, qui fient vaire une gommission à un prafe gapitaine.

Marc Vidal se dressa sur ses pieds, et d’une voix étranglée par l’émotion :

— À moi ?

Che l’ai bas encore tit, et fous afez téviné.

— Qu’est-ce ?

Laissez-moi t’apord tescendre te foiture.

Et tout en quittant son véhicule, tout en jetant une mauvaise couverture sur le dos du cheval, le brocanteur parlait :

Ah ! c’est un ami, Apraham. Che gompte bour rien mon intérêt, car j’en berds te l’archent bour fous. Allez, ch’en perds. Quand che suis apsent, le gommerce bériclite ; ma vemme, elle fend tout tix sous moins cher que moi.

Il s’était rapproché du foyer et se chauffait les mains.

— Mais, enfin, quelle commission vous a fait entreprendre un pareil voyage, interrogea Marc qui piétinait d’impatience ?

Pon, pon ! Je fais vous le tire, buisque che suis fenu exprès pour le tire.

— Dites-le vite, alors.

Che feux bien. Donc, ch’ai un fils, mon bétit Jacob.

— Qu’a-t-il à voir là-dedans ?

Tout, mon tigne ami, tout.

— Vous me faites mourir d’impatience.

Alors, che me tépêche. Jacob, il mord pas au gommerce. Che m’ai tit, il faut tout te même qu’il gagne te l’archent.

— Après, après ?

Che me tis aussi : Ch’ai promis au comte de la Falette te surfeiller le comte d’Artin. Et ch’ai placé Jacob chez d’Artin, gomme betit tomestique, foilà.

Marc, Espérat avaient saisi les mains du brocanteur.

— Domestique chez d’Artin… près de Mlle de Rochegaule ?

Oui. C’est les notes qu’il a prises, le cher betit, que che vous abborte.

— Donnez, donnez.

Gœterlingue tira de son manteau une liasse de papiers, couverts d’une écriture anguleuse, où les pleins et les déliés ne se distinguaient point les uns des autres. Il les tendit au capitaine, avec ces mots :

Le betit prétend que ça doit fous intéresser, et que cela intéressera aussi Sa Machesté l’Embereur.

Ni Marc, ni Espérat, n’écoutaient plus.

Avidement, ils avaient saisi les papiers griffonnés par le jeune espion, que la prévoyance paternelle du commerçant avait placé auprès de Lucile, et ils les parcouraient, les yeux troubles, le cœur bondissant, l’esprit angoissé.

Leurs compagnons s’étaient écartés par discrétion. Entraînant Abraham à quelques pas, ils l’interrogeaient sur la physionomie de Paris, sur les menus faits de l’existence de la capitale.

Le brocanteur répondait à tout et à tous dans son baragouin tudesque, s’interrompant parfois, pour lancer avec un réjouissant orgueil paternel :

C’est encore Chacob qui a fu cela. Oh, ce betit, il est pas gommerçant, mais pour la ruse, il en remondrerait au roi et à tous ses minisdres.

Ou bien :

C’est ce betit futé de Chacob qui a técouvert la chose.

Et pendant ce temps, les feuilles tournant sous les yeux du capitaine et de Milhuitcent, leur apprenaient ce qui suit.