Les Cinq Cents Millions de la Bégum/Chapitre 8

J. Hetzel et Compagnie (p. 71-85).

CHAPITRE VIII

la caverne du dragon


Le lecteur qui a suivi les progrès de la fortune du jeune Alsacien ne sera probablement pas surpris de le trouver parfaitement établi, au bout de quelques semaines, dans la familiarité de Herr Schultze. Tous deux étaient devenus inséparables. Travaux, repas, promenades dans le parc, longues pipes fumées sur des mooss de bière, — ils prenaient tout en commun. Jamais l’ex-professeur d’Iéna n’avait rencontré un collaborateur qui fût aussi bien selon son cœur, qui le comprît pour ainsi dire à demi-mot, qui sût utiliser aussi rapidement ses données théoriques.

Marcel n’était pas seulement d’un mérite transcendant dans toutes les branches du métier, c’était aussi le plus charmant compagnon, le travailleur le plus assidu, l’inventeur le plus modestement fécond.

Herr Schultze était ravi de lui. Dix fois par jour, il se disait in petto :

« Quelle trouvaille ! Quelle perle que ce garçon ! »

La vérité est que Marcel avait pénétré du premier coup d’œil le caractère de son terrible patron. Il avait vu que sa faculté maîtresse était un égoïsme immense, omnivore, manifesté au-dehors par une vanité féroce, et il s’était religieusement attaché à régler là-dessus sa conduite de tous les instants.

En peu de jours, le jeune Alsacien avait si bien appris le doigté spécial de ce clavier, qu’il était arrivé à jouer du Schultze comme on joue du piano. Sa tactique consistait simplement à montrer autant que possible son propre mérite, mais de manière à laisser toujours à l’autre une occasion de rétablir sa supériorité sur lui. Par exemple, achevait-il un dessin, il le faisait parfait, — moins un défaut facile à voir comme à corriger, et que l’ex-professeur signalait aussitôt avec exaltation.

Avait-il une idée théorique, il cherchait à la faire naître dans la conversation, de telle sorte que Herr Schultze pût croire l’avoir trouvée. Quelquefois même il allait plus loin, disant par exemple :

« J’ai tracé le plan de ce navire à éperon détachable, que vous m’avez demandé.

— Moi ? répondait Herr Schultze, qui n’avait jamais songé à pareille chose.

— Mais oui ! Vous l’avez donc oublié ?… Un éperon détachable, laissant dans le flanc de l’ennemi une torpille en fuseau, qui éclate après un intervalle de trois minutes !

— Je n’en avais plus aucun souvenir. J’ai tant d’idées en tête ! »

Et Herr Schultze empochait consciencieusement la paternité de la nouvelle invention.

Peut-être, après tout, n’était-il qu’à demi dupe de cette manœuvre. Au fond, il est probable qu’il sentait Marcel plus fort que lui. Mais, par une de ces mystérieuses fermentations qui s’opèrent dans les cervelles humaines, il en arrivait aisément à se contenter de « paraître » supérieur, et surtout de faire illusion à son subordonné.

« Est-il bête, avec tout son esprit, ce mâtin-là ! » se disait-il parfois en découvrant silencieusement dans un rire muet les trente-deux « dominos » de sa mâchoire.

D’ailleurs, sa vanité avait bientôt trouvé une échelle de compensation. Lui seul au monde pouvait réaliser ces sortes de rêves industriels !… Ces rêves n’avaient de valeur que par lui et pour lui !… Marcel, au bout du compte, n’était qu’un des rouages de l’organisme que lui, Schultze, avait su créer, etc., etc…

Avec tout cela, il ne se déboutonnait pas, comme on dit. Après cinq mois de séjour à la Tour du Taureau, Marcel n’en savait pas beaucoup plus sur les mystères du Bloc central. À la vérité, ses soupçons étaient devenus des quasi-certitudes. Il était de plus en plus convaincu que Stahlstadt recelait un secret, et que Herr Schultze avait encore un bien autre but que celui du gain. La nature de ses préoccupations, celle de son industrie même rendaient infiniment vraisemblable l’hypothèse qu’il avait inventé quelque nouvel engin de guerre.

Mais le mot de l’énigme restait toujours obscur.

Marcel en était bientôt venu à se dire qu’il ne l’obtiendrait pas sans une crise. Ne la voyant pas venir, il se décida à la provoquer.

C’était un soir, le 5 septembre, à la fin du dîner. Un an auparavant, jour pour jour, il avait retrouvé dans le puits Albrecht le cadavre de son petit ami Carl. Au loin, l’hiver si long et si rude de cette Suisse américaine couvrait encore toute la campagne de son manteau blanc. Mais, dans le parc de Stahlstadt, la température était aussi tiède qu’en juin, et la neige, fondue avant de toucher le sol, se déposait en rosée au lieu de tomber en flocons.

« Ces saucisses à la choucroute étaient délicieuses, n’est-ce pas ? fit remarquer Herr Schultze, que les millions de la Bégum n’avaient pas lassé de son mets favori.

— Délicieuses », répondit Marcel, qui en mangeait héroïquement tous les soirs, quoiqu’il eût fini par avoir ce plat en horreur.

Les révoltes de son estomac achevèrent de le décider à tenter l’épreuve qu’il méditait.

« Je me demande même, ajouta-t-il, comment les peuples qui n’ont ni saucisses, ni choucroute, ni bière, peuvent tolérer l’existence ! reprit Herr Schultze avec un soupir.

— La vie doit être pour eux un long supplice, répondit Marcel. Ce sera véritablement faire preuve d’humanité que de les réunir au Vaterland.

— Eh ! eh !… cela viendra… cela viendra ! s’écria le Roi de l’Acier. Nous voici déjà installés au cœur de l’Amérique. Laissez-nous prendre une île ou deux aux environs du Japon, et vous verrez quelles enjambées nous saurons faire autour du globe ! »

Le valet de pied avait apporté les pipes. Herr Schultze bourra la sienne et l’alluma. Marcel avait choisi avec préméditation ce moment quotidien de complète béatitude.

« Je dois dire, ajouta-t-il après un instant de silence, que je ne crois pas beaucoup à cette conquête !

— Quelle conquête ? demanda Herr Schultze, qui n’était déjà plus au sujet de la conversation.

— La conquête du monde par les Allemands. »

L’ex-professeur pensa qu’il avait mal entendu.

« Vous ne croyez pas à la conquête du monde par les Allemands ?

— Non.

— Ah ! par exemple, voilà qui est fort !… Et je serais curieux de connaître les motifs de ce doute !

— Tout simplement parce que les artilleurs français finiront par faire mieux et par vous enfoncer. Les Suisses, mes compatriotes, qui les connaissent bien, ont pour idée fixe qu’un Français averti en vaut deux. 1870 est une leçon qui se retournera contre ceux qui l’ont donnée. Personne n’en doute dans mon petit pays, monsieur, et, s’il faut tout vous dire, c’est l’opinion des hommes les plus forts en Angleterre. »

Marcel avait proféré ces mots d’un ton froid, sec et tranchant, qui doubla, s’il est possible, l’effet qu’un tel blasphème, lancé de but en blanc, devait produire sur le Roi de l’Acier.

Herr Schultze en resta suffoqué, hagard, anéanti. Le sang lui monta à la face avec une telle violence, que le jeune homme craignit d’être allé trop loin. Voyant toutefois que sa victime, après avoir failli étouffer de rage, n’en mourait pas sur le coup, il reprit :

« Oui, c’est fâcheux à constater, mais c’est ainsi. Si nos rivaux ne font plus de bruit, ils font de la besogne. Croyez-vous donc qu’ils n’ont rien appris depuis la guerre ? Tandis que nous en sommes bêtement à augmenter le poids de nos canons, tenez pour certain qu’ils préparent du nouveau et que nous nous en apercevrons à la première occasion !

— Du nouveau! du nouveau! balbutia Herr Schultze. Nous en faisons aussi, monsieur !

— Ah ! oui, parlons-en ! Nous refaisons en acier ce que nos prédécesseurs ont fait en bronze, voilà tout ! Nous doublons les proportions et la portée de nos pièces !

— Doublons !… riposta Herr Schultze d’un ton qui signifiait : En vérité ! nous faisons mieux que doubler !

— Mais au fond, reprit Marcel, nous ne sommes que des plagiaires. Tenez, voulez-vous que je vous dise la vérité ? La faculté d’invention nous manque. Nous ne trouvons rien, et les Français trouvent, eux, soyez-en sûr ! »

Herr Schultze avait repris un peu de calme apparent. Toutefois, le tremblement de ses lèvres, la pâleur qui avait succédé à la rougeur apoplectique de sa face montraient assez les sentiments qui l’agitaient.

Fallait-il en arriver à ce degré d’humiliation ? S’appeler Schultze, être le maître absolu de la plus grande usine et de la première fonderie de canons du monde entier, voir à ses pieds les rois et les parlements, et s’entendre dire par un petit dessinateur suisse qu’on manque d’invention, qu’on est au-dessous d’un artilleur français !… Et cela quand on avait près de soi, derrière l’épaisseur d’un mur blindé, de quoi confondre mille fois ce drôle impudent, lui fermer la bouche, anéantir ses sots arguments ? Non, il n’était pas possible d’endurer un pareil supplice !

Herr Schultze se leva d’un mouvement si brusque, qu’il en cassa sa pipe. Puis, regardant Marcel d’un œil chargé d’ironie, et, serrant les dents, il lui dit, ou plutôt il siffla ces mots :

« Suivez-moi, monsieur, je vais vous montrer si moi, Herr Schultze, je manque d’invention ! »

Marcel avait joué gros jeu, mais il avait gagné, grâce à la surprise produite par un langage si audacieux et si inattendu, grâce à la violence du dépit qu’il avait provoqué, la vanité étant plus forte chez l’ex-professeur que la prudence. Schultze avait soif de dévoiler son secret, et, comme malgré lui, pénétrant dans son cabinet de travail, dont il referma la porte avec soin, il marcha droit à sa bibliothèque et en toucha un des panneaux. Aussitôt, une ouverture, masquée par des rangées de livres, apparut dans la muraille. C’était l’entrée d’un passage étroit qui conduisait, par un escalier de pierre, jusqu’au pied même de la Tour du Taureau.

Là, une porte de chêne fut ouverte à l’aide d’une petite clef qui ne quittait jamais le patron du lieu. Une seconde porte apparut, fermée par un cadenas syllabique, du genre de ceux qui servent pour les coffres-forts. Herr Schultze forma le mot et ouvrit le lourd battant de fer, qui était intérieurement armé d’un appareil compliqué d’engins explosibles, que Marcel, sans doute par curiosité professionnelle, aurait bien voulu examiner. Mais son guide ne lui en laissa pas le temps.

Tous deux se trouvaient alors devant une troisième porte, sans serrure apparente, qui s’ouvrit sur une simple poussée, opérée, bien entendu, selon des règles déterminées.

Ce triple retranchement franchi, Herr Schultze et son compagnon eurent à gravir les deux cents marches d’un escalier de fer, et ils arrivèrent au sommet de la Tour du Taureau, qui dominait toute la cité de Stahlstadt.


Au centre de la casemate s’allongeait un canon d’acier.

Sur cette tour de granit, dont la solidité était à toute épreuve, s’arrondissait une sorte de casemate, percée de plusieurs embrasures. Au centre de la casemate s’allongeait un canon d’acier.

« Voilà ! » dit le professeur, qui n’avait pas soufflé mot depuis le trajet.

C’était la plus grosse pièce de siège que Marcel eût jamais vue. Elle devait peser au moins trois cent mille kilogrammes, et se chargeait par la culasse. Le diamètre de sa bouche mesurait un mètre et demi. Montée sur un affût d’acier et roulant sur des rubans de même métal, elle aurait pu être manœuvrée par un enfant, tant les mouvements en étaient rendus faciles par un système de roues dentées. Un ressort compensateur, établi en arrière de l’affût, avait pour effet d’annuler le recul ou du moins de produire une réaction rigoureusement égale, et de replacer automatiquement la pièce, après chaque coup, dans sa position première.

« Et quelle est la puissance de perforation de cette pièce ? demanda Marcel, qui ne put se retenir d’admirer un pareil engin.

À vingt mille mètres, avec un projectile plein, nous perçons une plaque de quarante pouces aussi aisément que si c’était une tartine de beurre !

— Quelle est donc sa portée ?

— Sa portée ! s’écria Schultze, qui s’enthousiasmait. Ah ! vous disiez tout à l’heure que notre génie imitateur n’avait rien obtenu de plus que de doubler la portée des canons actuels ! Eh bien, avec ce canon-là, je me charge d’envoyer, avec une précision suffisante, un projectile à la distance de dix lieues !

— Dix lieues ! s’écria Marcel. Dix lieues ! Quelle poudre nouvelle employez-vous donc ?

— Oh ! je puis tout vous dire, maintenant ! répondit Herr Schultze d’un ton singulier. Il n’y a plus d’inconvénient à vous dévoiler mes secrets ! La poudre à gros grains a fait son temps. Celle dont je me sers est le fulmi-coton, dont la puissance expansive est quatre fois supérieure à celle de la poudre ordinaire, puissance que je quintuple encore en y mêlant les huit dixièmes de son poids de nitrate de potasse !

— Mais, fit observer Marcel, aucune pièce, même faite du meilleur acier, ne pourra résister à la déflagration de ce pyroxyle ! Votre canon, après trois, quatre, cinq coups, sera détérioré et mis hors d’usage !

— Ne tirât-il qu’un coup, un seul, ce coup suffirait !

— Il coûterait cher !

— Un million, puisque c’est le prix de revient de la pièce !

— Un coup d’un million !…

— Qu’importe, s’il peut détruire un milliard !

— Un milliard ! » s’écria Marcel.

Cependant, il se contint pour ne pas laisser éclater l’horreur mêlée d’admiration que lui inspirait ce prodigieux agent de destruction. Puis, il ajouta :

« C’est assurément une étonnante et merveilleuse pièce d’artillerie, mais qui, malgré tous ses mérites, justifie absolument ma thèse : des perfectionnements, de l’imitation, pas d’invention !

— Pas d’invention ! répondit Herr Schultze en haussant les épaules. Je vous répète que je n’ai plus de secrets pour vous ! Venez donc ! »

Le Roi de l’Acier et son compagnon, quittant alors la casemate, redescendirent à l’étage inférieur, qui était mis en communication avec la plate-forme par des monte-charge hydrauliques. Là se voyaient une certaine quantité d’objets allongés, de forme cylindrique, qui auraient pu être pris à distance pour d’autres canons démontés.

« Voilà nos obus », dit Herr Schultze.

Cette fois, Marcel fut obligé de reconnaître que ces engins ne ressemblaient à rien de ce qu’il connaissait. C’étaient d’énormes tubes de deux mètres de long et d’un mètre dix de diamètre, revêtus extérieurement d’une chemise de plomb propre à se mouler sur les rayures de la pièce, fermés à l’arrière par une plaque d’acier boulonnée et à l’avant par une pointe d’acier ogivale, munie d’un bouton de percussion.

Quelle était la nature spéciale de ces obus ? C’est ce que rien dans leur aspect ne pouvait indiquer. On pressentait seulement qu’ils devaient contenir dans leurs flancs quelque explosion terrible, dépassant tout ce qu’on avait jamais fait dans ce genre.

« Vous ne devinez pas ? demanda Herr Schultze, voyant Marcel rester silencieux.

— Ma foi non, monsieur ! Pourquoi un obus si long et si lourd, — au moins en apparence ?

— L’apparence est trompeuse, répondit Herr Schultze, et le poids ne diffère pas sensiblement de ce qu’il serait pour un obus ordinaire de même calibre… Allons, il faut tout vous dire !… Obus-fusée de verre, revêtu de bois de chêne, chargé, à soixante-douze atmosphères de pression intérieure, d'acide carbonique liquide. La chute détermine l’explosion de l’enveloppe et le retour du liquide à l’état gazeux. Conséquence : un froid d’environ cent degrés au-dessous de zéro dans toute la zone avoisinante, en même temps mélange d’un énorme volume de gaz acide carbonique à l’air ambiant. Tout être vivant qui se trouve dans un rayon de trente mètres du centre d’explosion est en même temps congelé et asphyxié. Je dis trente mètres pour prendre une base de calcul, mais l’action s’étend vraisemblablement beaucoup plus loin, peut-être à cent et deux cents mètres de rayon ! Circonstance plus avantageuse encore, le gaz acide carbonique restant très-longtemps dans les couches inférieures de l’atmosphère, en raison de son poids qui est supérieur à celui de l’air, la zone dangereuse conserve ses propriétés septiques plusieurs heures après l’explosion, et tout être qui tente d’y pénétrer périt infailliblement. C’est un coup de canon à effet à la fois instantané et durable !… Aussi, avec mon système pas de blessés, rien que des morts ! »

Herr Schultze éprouvait un plaisir manifeste à développer les mérites de son invention. Sa bonne humeur était venue, il était rouge d’orgueil et montrait toutes ses dents.

« Voyez-vous d’ici, ajouta-t-il, un nombre suffisant de mes bouches à feu braquées sur une ville assiégée ! Supposons une pièce pour un hectare de surface, soit, pour une ville de mille hectares, cent batteries de dix pièces convenablement établies. Supposons ensuite toutes nos pièces en position, chacune avec son tir réglé, une atmosphère calme et favorable, enfin le signal général donné par un fil électrique… En une minute, il ne restera pas un être vivant sur une superficie de mille hectares ! Un véritable océan d’acide carbonique aura submergé la ville ! C’est pourtant une idée qui m’est venue l’an dernier en lisant le rapport médical sur la mort accidentelle d’un petit mineur du puits Albrecht ! J’en avais bien eu la première inspiration à Naples, lorsque je visitai la grotte du Chien[1]. Mais il a fallu ce dernier fait pour donner à ma pensée l’essor définitif. Vous saisissez bien le principe, n’est-ce pas ? Un océan artificiel d’acide carbonique pur ! Or, une proportion d’un cinquième de ce gaz suffit à rendre l’air irrespirable. »

Marcel ne disait pas un mot. Il était véritablement réduit au silence. Herr Schultze sentit si vivement son triomphe, qu’il ne voulut pas en abuser.

« Il n’y a qu’un détail qui m’ennuie, dit-il.

— Lequel donc ? demanda Marcel.

— C’est que je n’ai pas réussi à supprimer le bruit de l’explosion. Cela donne trop d’analogie à mon coup de canon avec le coup du canon vulgaire. Pensez un peu à ce que ce serait, si j’arrivais à obtenir un tir silencieux ! Cette mort subite, arrivant sans bruit à cent mille hommes à la fois, par une nuit calme et sereine ! »

L’idéal enchanteur qu’il évoquait rendit Herr Schultze tout rêveur, et peut-être sa rêverie, qui n’était qu’une immersion profonde dans un bain d’amour-propre, se fut-elle longtemps prolongée, si Marcel ne l’eût interrompue par cette observation :

« Très-bien, monsieur, très-bien ! mais mille canons de ce genre c’est du temps et de l’argent.

— L’argent ? Nous en regorgeons ! Le temps ?… Le temps est à nous ! »

Et, en vérité, ce Germain, le dernier de son école, croyait ce qu’il disait !

« Soit, répondit Marcel. Votre obus, chargé d’acide carbonique, n’est pas absolument nouveau, puisqu’il dérive des projectiles asphyxiants, connus depuis bien des années ; mais il peut être éminemment destructeur, je n’en disconviens pas. Seulement…

— Seulement ?…

— Il est relativement léger pour son volume, et si celui-là va jamais à dix lieues !…


« Voici un projectile en fonte. »

— Il n’est fait que pour aller à deux lieues, répondit Herr Schultze en souriant. Mais, ajouta-t-il en montrant un autre obus, voici un projectile en fonte. Il est plein, celui-là et contient cent petits canons symétriquement disposés, encastrés les uns dans les autres comme les tubes d’une lunette, et qui, après avoir été lancés comme projectiles redeviennent canons, pour vomir à leur tour de petits obus chargés de matières incendiaires. C’est comme une batterie que je lance dans l’espace et qui peut porter l’incendie et la mort sur toute une ville en la couvrant d’une averse de feux inextinguibles ! Il a le poids voulu pour franchir les dix lieues dont j’ai parlé ! Et, avant peu, l’expérience en sera faite de telle manière, que les incrédules pourront toucher du doigt cent mille cadavres qu’il aura couchés à terre ! »

Les dominos brillaient à ce moment d’un si insupportable éclat dans la bouche de Herr Schultze, que Marcel eut la plus violente envie d’en briser une douzaine. Il eut pourtant la force de se contenir encore. Il n’était pas au bout de ce qu’il devait entendre.

En effet, Herr Schultze reprit :

« Je vous ai dit qu’avant peu, une expérience décisive serait tentée !

— Comment ? Où ?… s’écria Marcel.

— Comment ? Avec un de ces obus, qui franchira la chaîne des Cascade-Mounts, lancé par mon canon de la plate-forme !… Où ? Sur une cité dont dix lieues au plus nous séparent, qui ne peut s’attendre à ce coup de tonnerre, et qui s’y attendît-elle, n’en pourrait parer les foudroyants résultats ! Nous sommes au 5 septembre !… Eh bien, le 13 à onze heures quarante-cinq minutes du soir, France-Ville disparaîtra du sol américain ! L’incendie de Sodome aura eu son pendant ! Le professeur Schultze aura déchaîné tous les feux du ciel à son tour ! »

Cette fois, à cette déclaration inattendue, tout le sang de Marcel lui reflua au cœur ! Heureusement, Herr Schultze ne vit rien de ce qui se passait en lui.

« Voilà ! reprit-il du ton le plus dégagé. Nous faisons ici le contraire de ce que font les inventeurs de France-Ville ! Nous cherchons le secret d’abréger la vie des hommes tandis qu’ils cherchent, eux, le moyen de l’augmenter. Mais leur œuvre est condamnée, et c’est de la mort, semée par nous, que doit naître la vie. Cependant, tout a son but dans la nature, et le docteur Sarrasin, en fondant une ville isolée, a mis sans s’en douter à ma portée le plus magnifique champ d’expériences. »

Marcel ne pouvait croire à ce qu’il venait d’entendre.

« Mais, dit-il, d’une voix dont le tremblement involontaire parut attirer un instant l’attention du Roi de l’Acier, les habitants de France-Ville ne vous ont rien fait, monsieur ! Vous n’avez, que je sache, aucune raison de leur chercher querelle ?

— Mon cher, répondit Herr Schultze, il y a dans votre cerveau, bien organisé sous d’autres rapports, un fonds d’idées celtiques qui vous nuiraient beaucoup, si vous deviez vivre longtemps ! Le droit, le bien, le mal, sont choses purement relatives et toutes de convention. Il n’y a d’absolu que les grandes lois naturelles. La loi de concurrence vitale l’est au même titre que celle de la gravitation. Vouloir s’y soustraire, c’est chose insensée ; s’y ranger et agir dans le sens qu’elle nous indique, c’est chose raisonnable et sage, et voilà pourquoi je détruirai la cité du docteur Sarrasin. Grâce à mon canon, mes cinquante mille Allemands viendront facilement à bout des cent mille rêveurs qui constituent là-bas un groupe condamné à périr. »

Marcel, comprenant l’inutilité de vouloir raisonner avec Herr Schultze, ne chercha plus à le ramener.

Tous deux quittèrent alors la chambre des obus, dont les portes à secret furent refermées, et ils redescendirent à la salle à manger.

De l’air le plus naturel du monde, Herr Schultze reporta son mooss de bière à sa bouche, toucha un timbre, se fit donner une autre pipe pour remplacer celle qu’il avait cassée, et s’adressant au valet de pied :

« Arminius et Sigimer sont-ils là ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur.

— Dites-leur de se tenir à portée de ma voix. »

Lorsque le domestique eut quitté la salle à manger, le Roi de l’Acier, se tournant vers Marcel, le regarda bien en face.

Celui-ci ne baissa pas les yeux devant ce regard qui avait pris une dureté métallique.

« Réellement, dit-il, vous exécuterez ce projet ?

— Réellement. Je connais, à un dixième de seconde près en longitude et en latitude, la situation de France-Ville, et le 13 septembre, à onze heures quarante-cinq du soir, elle aura vécu.

— Peut-être auriez-vous dû tenir ce plan absolument secret !

— Mon cher, répondit Herr Schultze, décidément vous ne serez jamais logique. Ceci me fait moins regretter que vous deviez mourir jeune. »

Marcel, sur ces derniers mots, s’était levé.

« Comment n’avez-vous pas compris, ajouta froidement Herr Schultze, que je ne parle jamais de mes projets que devant ceux qui ne pourront plus les redire ? »


Arminius et Sigimer apparurent.

Le timbre résonna. Arminius et Sigimer, deux géants, apparurent à la porte de la salle.

« Vous avez voulu connaître mon secret, dit Herr Schultze, vous le connaissez !… Il ne vous reste plus qu’à mourir. »

Marcel ne répondit pas.

« Vous êtes trop intelligent, reprit Herr Schultze, pour supposer que je puisse vous laisser vivre, maintenant que vous savez à quoi vous en tenir sur mes projets. Ce serait une légèreté impardonnable, ce serait illogique. La grandeur de mon but me défend d’en compromettre le succès pour une considération d’une valeur relative aussi minime que la vie d’un homme, — même d’un homme tel que vous, mon cher, dont j’estime tout particulièrement la bonne organisation cérébrale. Aussi, je regrette véritablement qu’un petit mouvement d’amour-propre m’ait entraîné trop loin, et me mette à présent dans la nécessité de vous supprimer. Mais, vous devez le comprendre, en face des intérêts auxquels je me suis consacré, il n’y a plus de question de sentiment. Je puis bien vous le dire, c’est d’avoir pénétré mon secret que votre prédécesseur Sohne est mort, et non pas par l’explosion d’un sachet de dynamite !… La règle est absolue, il faut qu’elle soit inflexible ! Je n’y puis rien changer. »

Marcel regardait Herr Schultze. Il comprit, au son de sa voix, à l’entêtement bestial de cette tête chauve, qu’il était perdu. Aussi ne se donna-t-il même pas la peine de protester.

« Quand mourrai-je et de quelle mort ? demanda-t-il.

— Ne vous inquiétez pas de ce détail, répondit tranquillement Herr Schultze. Vous mourrez, mais la souffrance vous sera épargnée. Un matin, vous ne vous réveillerez pas. Voilà tout. »

Sur un signe du Roi de l’Acier, Marcel se vit emmené et consigné dans sa chambre, dont la porte fut gardée par les deux géants.

Mais, lorsqu’il se retrouva seul, il songea, en frémissant d’angoisse et de colère, au docteur, à tous les siens, à tous ses compatriotes, à tous ceux qu’il aimait !

« La mort qui m’attend n’est rien, se dit-il. Mais le danger qui les menace, comment le conjurer ! »

  1. La grotte du Chien, aux environs de Naples, emprunte son nom à la propriété curieuse que possède son atmosphère d’asphyxier un chien ou un quadrupède quelconque bas sur jambes, sans faire de mal à un homme debout, — propriété due à une couche de gaz acide carbonique de soixante centimètres environ que son poids spécifique maintient au ras de terre.