Les Cinq/II/42. Dernière consultation


XLII

DERNIÈRE CONSULTATION


Depuis dix minutes que la marquise avait congédié Mlle Coralie et ses compagnes, Laure avait avancé la besogne autant que ces demoiselles auraient pu le faire en une heure. Nous avons dit que Domenica n’était pas coquette, mais elle suivait pourtant avec un naïf plaisir les progrès de ce travail qui la refaisait belle.

Cette Laure était une fée.

Domenica eut peur pour Laure, quand celle-ci chancela, mais elle eut peur aussi pour sa coiffure.

— Qu’avez-vous donc, chérie ? s’écria-t-elle.

Nous savons ce que Laure avait. Au bruit qui s’était fait dans la chambre voisine, la marquise avait dit : « C’est Charlotte ! »

Les yeux de Laure se détournèrent de la porte comme si elle eût craint d’y voir paraître un fantôme.

Mais ce n’était que Mlle Coralie, qui venait annoncer l’entrée au salon des premiers invités.

Princesse Carlotta n’était pas encore rentrée.

Laure dit, en retrouvant son sourire :

— Chère marquise, ce soir, ne me demandez plus ce que j’ai. Je suis encore toute ébranlée, et j’ai peur d’apporter de la tristesse dans votre fête.

— Pauvre belle ! fit Domenica. Vous ne me quitterez pas, pourtant. Il manquerait quelque chose à mon bonheur si je ne vous avais pas près de moi pour être témoin de ma joie, comme vous avez vu mes larmes.

Laure s’empara de nouveau de ses cheveux et demanda :

— C’est donc pour cette nuit ?

Domenica la regarda tout étonnée.

— C’est vous qui demandez cela ? fit-elle.

Mais, se reprenant aussitôt, elle ajouta :

— J’oublie toujours que vous ne savez rien. C’est si drôle ! On a beau être soi-même une des plus fortes magnétiseuses de Paris, on ne peut pas s’accoutumer à cela ! Dire que vous m’avez tout appris et que vous n’en savez pas le premier mot ! Moi, ça me passe !

— C’est pourtant ainsi, répliqua Laure. Je sais seulement ce que vous venez de me dire, et encore, je ne le comprends pas bien.

— À qui la faute ? Ce matin, quand j’ai voulu vous mettre au fait, vous m’avez arrêtée par un sévère : « Je ne veux rien savoir. » Mais j’ai le don de résumer toute une longue histoire en peu de mots : je vais tout vous apprendre en dix secondes !

Elle se lança aussitôt dans une verbeuse explication que Laure écouta très-attentivement en apparence. De cette explication ressortit du moins ce fait principal, à savoir que les membres du conseil judiciaire du marquis Giammaria, vivant tous si loin de Paris et à de si grandes distances les uns des autres, avaient été convoqués selon une échelle de dates qui devait les réunir au jour dit à l’hôtel de Sampierre.

Et les convocations mystérieuses faites au nom du vicomte Jean de Tréglave, avaient un caractère si solennel d’autorité, qu’aucun de ces personnages considérables, parvenus pour la plupart aux limites de l’âge, n’avait osé désobéir à l’appel.

— Vous avais-je donc appris cela dans mon sommeil ? demanda Laure.

— Non, bonne chérie, mais vous m’aviez dit tout le reste… Ils sont arrivés, tous, presque à la même heure. Et qu’aurais-je pu leur dire si je ne vous avais pas vue ce matin ? Vous êtes ma providence ! À chaque lettre miraculeuse qu’on me montrait, je répondais : « Cela ne m’étonne pas. Je suis au fait. Tout ce qu’on vous annonce est certain. » Et quand ils m’ont demandé à quand la grande séance pour la présentation de mon fils, j’ai dit sans hésiter : « Cette nuit. » Ai-je bien fait ?

— Oui, répondit Laure, si, dans mon sommeil, j’ai fixé la chose pour cette nuit.

— Positivement, vous l’avez fait.

Laure s’assit et croisa ses mains sur ses genoux.

Il y avait deux grosses minutes que Domenica s’était détournée de son miroir, tant elle bavardait de bon cœur. Quand son regard revint vers la glace, elle poussa un cri de joyeuse surprise :

— Mais ce n’est plus moi, s’écria-t-elle, je suis aussi bien coiffée que vous ! Mon fils va me trouver belle ! Descendons.

Elle se mit debout devant sa psyché et s’admira de la tête aux pieds. De la tête aux pieds elle éblouissait. Laure avait trouvé moyen de caser tous les diamants : il y en avait pour six personnes, et sous tant de rayonnements, la bonne Domenica n’était pas plus ridicule qu’à l’ordinaire :

Un vrai chef-d’œuvre !

Pendant qu’elle s’admirait de tout son cœur, Laure semblait absorbée dans ses réflexions.

Sur un guéridon, non loin d’elle était le mouchoir brodé que la marquise avait trempé de ses larmes si abondamment le matin.

Laure l’aperçut et son œil brilla.

— Descendons ! répéta-t-elle après Domenica.

Elle se leva. En passant auprès du guéridon, elle posa la main furtivement sur le mouchoir et sentit un objet dur à travers les plis de la batiste.

— La bague est-là ! pensa-t-elle.

La marquise, dont la main tenait déjà le bouton de la porte, se retourna effrayée parce qu’elle avait entendu un gémissement.

Elle vit Laure droite et roide au milieu de la chambre, les yeux fixes, le corps agité de tressaillements.

— Chérie ! chérie ! s’écria-t-elle en s’élançant, n’allez pas vous trouver mal !

— Je dors, répliqua Laure, de cette voix sèche et sans sonorité que Domenica connaissait si bien depuis le matin.

— Vous dormez ! répliqua celle-ci stupéfaite. Et qui donc vous a endormie !

Lui ! prononça Laure.

Son doigt tendu montrait le mouchoir.

La marquise murmura, en joignant les mains :

— La bague ! Est-ce assez étonnant ! Avec cette science-là, on n’est jamais au bout !… Mais, bonne petite, nous n’avons pas le temps ! Il faut vous éveiller…

— Non, fit Laure, d’un ton morne.

Elle ajouta :

— C’est mal. Vous m’aviez volé cette bague pendant mon sommeil.

De rouge qu’elle était, Domenica devint écarlate. Laure continua :

— Conduisez-moi à un fauteuil, sinon je vais tomber.

Et dès qu’elle fut assise :

— Avez-vous des cheveux de Mlle d’Aleix ?

— Mais, bonne petite, objecta la marquise, on m’attend…

— Je n’obéis qu’à lui interrompit Laure. C’est lui qui m’ordonne de vous parler comme je le fais. Faites-moi toucher des cheveux de princesse Charlotte, sur le champ.

Elle avait mesuré, depuis tantôt, le danger de la terrible partie où Mylord l’avait entraînée.

Elle voulait, autant que possible, séparer son jeu de celui de Mylord, et se ménager tout au moins une porte de derrière.

Domenica, qui était presque pâle, maintenant, ouvrit son coffre à bijoux et y prit un médaillon contenant des cheveux de Charlotte.

Aussitôt que Laure eut dans la main ce médaillon, elle s’écria :

— Je vois… je suis lucide !

— Que voyez-vous, chère belle ? demanda la marquise avec toute sa curiosité facilement réveillée.

Laure fut une longue minute avant de répondre.

— Charlotte est-là, devant moi ! dit-elle enfin. Ce n’est pas la fille de Michela Paléologue, princesse d’Aleix. Il y a imposture.

— Oh ! fit Domenica : niez donc le pouvoir du somnambulisme !… c’est l’exacte vérité, ma chère.

— Elles sont deux, reprit Laure ; je vois aussi Savta.

Puis elle ajouta plus bas :

— Ils sont trois !…

— Qui est l’autre ? demanda la marquise.

— Domenico… car il a la cicatrice.

— Mon fils !… où est-il ?

— Je ne sais. C’est une campagne. Il y a des nuages qui passent. Pensez à votre fils, de toute votre force, et aidez-moi.

— J’y pense, grand Dieu ! Je ne pense qu’à lui… Et je vous aide tant que je peux !

— Touchez ma main. Serrez-la…

Domenica lui prit la main.

— Ce n’est pas Domenico ! s’écria Laure dès que la marquise eut obéi. Votre sang m’éclaire : ce n’est pas le même sang ! Celui-là est un faux Sampierre, comme Charlotte est une fausse Paléologue !

— Que font-ils ? interrogea la marquise, tremblant de tout son corps.

— Il y a ce nuage… attendez ; je vois un autre Domenico… le vrai… votre sang, celui-là ! Pourquoi sa tête penche-t-elle sur son épaule droite ?… Ah ! la blessure ! Après vingt ans !… je voudrais voir, mais il y a toujours ce nuage… et des lueurs ! de grandes lueurs !

Elle poussa un cri et son visage exprima une soudaine épouvante, pendant qu’elle balbutiait :

— Ce nuage est un incendie… un crime !

— Mon fils est en danger ! parlez ! je vous ordonne de parler !

— Morts ! prononça Laure en un râle.

— Mon fils ! mon fils ! cria la marquise affolée par la terreur : mon fils !

— Non… Pas votre fils… oh ! c’est horrible de voir souffrir ainsi même ceux qui ont essayé de faire le mal !

— Mais qui donc est mort ?

— Elle était toute jeune, dit Laure dont la voix allait faiblissant, et bien belle !

— Ce serait Charlotte !…

— Elle aimait celui qui voulait faire de vous la plus misérable des mères !

— Morte ! Carlotta ! murmura la pauvre marquise en un gémissement.

Elle était vraiment bouleversée.

— Pernola m’avait déjà dit quelque chose d’approchant, reprit-elle pourtant. Chérie, c’est certain que la pauvre enfant n’était pas de notre famille. J’étais si bonne pour elle ! Je ne voulais pas croire… je n’y crois pas encore, mais elle était sortie, le soir où le malheur arriva au saut-de-loup. Il y avait du louche dans sa conduite… Ah ! j’aurais eu bien du chagrin si elle avait mal tourné…

Elle s’interrompit, rejetant loin d’elle le deuil de cette pensée et s’écria :

— C’est de mon fils qu’il s’agit… Lui ! rien que lui ! parlez de lui ! Pour moi, il n’y a que lui !

Le premier accord de l’orchestre monta du rez-de-chaussée.

En même temps un bruit de pas et de voix se fit dans la chambre voisine.

Laure sembla prêter l’oreille et mit un doigt sur sa bouche.

— Avez-vous pensé parfois, murmura-t-elle, que vous pourriez devenir pauvre ?

Domenica se mit à rire et dit :

— Vous m’avez déjà parlé ainsi, ce matin, ma chère…

Laure poursuivit sans transition :

— Le moment approche où vous allez revoir votre fils. Préparez-vous et mettez la bague à votre doigt. L’enfant viendra droit à la bague. Ce n’est pas vous qui le reconnaîtrez, c’est lui qui vous dira : « Ma mère, je vous salue. »

— Pourquoi m’avez-vous parlé de pauvreté ? demanda Domenica. C’est pour lui que je vous adresse cette question ; je vais devenir économe. Je lui ferai une fortune égale à celle de dix rois !

— Il y a un voleur, répondit Laure.

— On ne vole pas des domaines immenses !…

— Si fait, dit Laure. Tous les domaines du monde peuvent tenir dans un portefeuille.

— Et qui est ce voleur ?

On avait cessé de parler dans la chambre voisine dont la porte s’ouvrit.

— Écoutez le nom qu’on va prononcer ! dit tout bas la baronne.

— M. le comte Pernola, dit au même instant Mlle Coralie, inquiet de l’absence de Mme la marquise, vient s’informer de ses nouvelles.