Les Cinq/II/33. Élection du numéro 1


XXXIII

ÉLECTION DU NUMÉRO 1


On ne fit pas grande attention au coup de sonnette. Tout le monde, au salon, restait sous l’impression des dernières paroles de Mylord.

Il y avait dans cette étrange créature un amalgame de simplicité puérile et de tragique barbarie dont l’explosion soudaine avait changé le rire en terreur.

On se taisait ; Mylord lui-même, ayant dit sans doute tout ce qu’il avait à dire, restait immobile et muet.

Laure se rapprocha de M. Preux, qui lui avait adressé un signe interrogatif.

— C’est peut-être l’instrument qu’il nous faut, murmura-t-elle.

— Bigre ! bigre ! fit le Poussah, vous avez donc de bien rudes besognes !

— Il faut aviser, répliqua Laure. Tout à l’heure, je songeais à prendre la poste pour le Hâvre…

— Et le paquebot d’Amérique ? Bigre, bigre ! moi, je ne suis pas taillé pour les voyages, amour.

La porte s’ouvrit en ce moment, et Mlle Félicité montra sa figure futée.

— C’est une visite, dit-elle, une grande ; j’ai répondu que madame n’était pas à la maison, mais la princesse a insisté.

— La princesse ! répéta Laure. Quelle princesse ?

— La princesse Charlotte d’Aleix.

Ce nom prononcé fit un grand silence dans le salon.

Mœris et Moffray avaient repris leurs sièges.

Le Poussah, inquiet, eut recours à son verre.

Au contraire, une expression de triomphe, vivement réprimée, vint sur le visage de Mylord.

Laure, en ce premier instant, avait perdu son sang-froid complètement.

— Et c’est Mme Marion que la princesse a demandée ? fit-elle d’une voix qui balbutiait.

— Je ne connais pas d’autre nom à madame, riposta Mlle Félicité. Est-ce que madame en a plusieurs ?

Laure sentit la morsure et se redressa.

— Jouez serré ! murmura le père Preux derrière elle. Vous savez ? ça brûle !

— Je ne connais pas la princesse… commença Laure en s’adressant à Félicité.

Mais Mylord l’interrompit pour dire froidement :

— Madame, vous vous trompez, vous la connaissez, et il faut recevoir !

Le père Preux souffla :

— Demandez si la minette est accompagnée.

— La princesse est-elle seule ? interrogea Laure.

— Elle a sa dame de compagnie, répliqua Félicité qui semblait être aux anges, et un jeune monsieur qui s’appelait hier Édouard Blunt… Madame le connaît bien aussi, celui-là… et qui m’a prié de l’annoncer aujourd’hui sous le nom du comte Dominique de Sampierre.

— Ça se gâte ! dit Mœris à Moffray. Mlle d’Aleix va nous reconnaître !

Laure éprouvait une véritable angoisse. Elle avait cru son secret bien gardé : Charlotte ne connaissait que Mme de Vaudré. Édouard n’avait vu que Mme Marion.

Qui donc l’avait trahie ? Et que faire ?

Au travers même de sa détresse, une pensée de femme passa : Ce gros homme, ces odeurs de bière et de pipe qui emplissaient le salon, tout cela lui fit honte.

— Non ! dit-elle. Je ne puis recevoir… Je ne le veux pas !

— Il le faut ! prononça Mylord, dont l’accent était impérieux de nouveau.

— Je crois qu’il a raison, appuya le Poussah : on verra venir.

Félicité dit :

— Ils attendent.

— Mais cette atmosphère de mauvais lieu… fit Laure : dans un salon ! chez moi !

— Oh ! quant à cela, interrompit le père Preux, la minette ne craint pas ma pipe. Elle la connaît bien, la pauvre chatte !

Mylord tira Laure par sa manche.

— Ce n’est pas ici qu’il faut les faire entrer, dit-il, à cause des fenêtres.

Laure le regarda. La figure de Mylord était blanche et froide, mais ses yeux flambaient.

— Dans la chambre ronde, poursuivit-il, il n’y a pas de croisées.

— Eh bien ! fit Laure : qu’importe cela ?

— Donnez l’ordre qu’on les reçoive dans la chambre ronde. Cela importe beaucoup.

Laure hésita. En le regardant, elle se sentit frémir.

— Faites entrer au boudoir, dit-elle pourtant.

C’était ainsi qu’on désignait ordinairement la chambre ronde.

Félicité disparut aussitôt. Dès qu’elle fut partie, Laure demanda à Mylord :

— Pourquoi avez-vous parlé de fenêtres ?

— Parce que tout passe par les fenêtres, les cris et les gens.

— Pas de bêtises, dit le Poussah. Je m’oppose à toute violence avant que j’aie décampé !

— Moi aussi, dit Moffray.

Et Mœris ajouta :

— Si nous étions dans la savane américaine…

— Nous sommes à Ville-d’Avray ! interrompit le père Preux. Je plaisantais quand je disais tout à l’heure ; Vincent Chanut nous entend et nous voit. Ce n’est pas le Pérou que cet homme-là. Mais ce qu’il y a de bien sûr c’est qu’il rôde autour de nous : je le flaire… Mes pauvres enfants, j’ai idée que l’affaire est manquée. C’est dommage, nous l’aurons perdue belle !

— Je réponds de Vincent Chanut, prononça Mylord si bas qu’on eut peine à l’entendre.

Laure se rapprocha de lui. Ils avaient tous deux la même pâleur.

— Dame ! grommela le père Preux, ce n’est pas impossible… Fanfan, tu t’en charges tout seul ?

— Tout seul ! répéta Mylord.

Laure était muette.

— Ça fait un, reprit le Poussah.

Mylord répliqua :

— Dites les autres.

— Il y a la bonne, cette Mlle Félicité.

— Je réponds de la bonne.

Laure lui serra la main.

— Et le cocher qui a amené la princesse, continua M. Preux.

— Je réponds du cocher, dit encore Mylord.

— Et Chopé.

— Et de Chopé… Après ?

— C’est absurde ! s’écria Moffray.

— C’est monstrueux et idiot ! ajouta Mœris.

Laure lâcha la main de Mylord et se laissa retomber sur son siège.

Mylord resta debout et isolé.

Sa tête blonde penchait sur son épaule et lui donnait une apparence de faiblesse.

Il avait l’air si jeune qu’on eût dit un enfant.

— Cela fait sept, murmura-t-il : avec les trois de la chambre ronde : sept en tout.

— En tout ! répéta Moffray, à Charenton, bonhomme ! c’est fini, je n’en veux plus !

— Moi, s’écria Mœris, je donne ma démission et je m’en vais !

— Alors, cela fait neuf, dit Mylord paisiblement : deux de plus !

Il les regardait.

Le terrible Mœris, qui avait fait un pas vers la porte, s’arrêta. Moffray demanda au père Preux :

— Ah ça ! est-ce que vous allez vous mettre là-dedans, vous ?

Le père Preux secouait les cendres de sa pipe. Il répondit :

— Dedans, non, jamais. Je suis un homme établi : j’ai de quoi vivre.

Ses gros yeux couvaient le visage impassible de Mylord.

— Il vient de Londres, ajouta-t-il. Quand les Anglais s’en mêlent… et puis, on ne retrouvera pas une opération pareille. Après tout, s’il prend à faire… J’ai idée qu’il a son plan, cet amour-là… eh ?

Ceci était une question. Mylord y répondit par un signe de tête affirmatif.

— Qu’il expose son plan, alors ! dit Mœris.

— Permettez ! dit le père Preux, cela le regarde. Je n’ai qu’une question à lui adresser : a-t-il besoin de nous ?

— Non, repartit Mylord, vous me gêneriez.

— En ce cas, nous pouvons nous en aller ?

— Quand vous voudrez.

Le Poussah souffla bruyamment et dit :

— Au cabestan ! Un coup de main ! capitaine Mœris-Fracasse ! à l’aisselle droite ! Et vous, Moffray, à la gauche ! Appelez mon soldat Jabain qui doit avoir fini les prunes. Nous allons procéder à l’embarquement tout de suite.

Pendant que Mœris et Moffray donnaient le coup de main demandé pour démarrer papa Preux, et que Jabain, vainqueur de Jules, descendait la grande allée, Mylord prit à part Mme la baronne de Vaudré pour lui dire :

— Vous, vous restez.

— Ah !… fit-elle seulement, car les paroles ne lui venaient point.

— Pas jusqu’au bout, reprit Mylord, mais seulement pour tenir un instant compagnie à vos visiteurs qui attendent dans la chambre ronde.

— Ah !… dit Laure pour la seconde fois.

— C’est pour ne pas manquer à la politesse, poursuivit Mylord qui la regardait durement, et pour savoir un peu ce qu’ils ont dans leur idée. S’ils venaient faire des propositions, par hasard…

— Eh bien ?

— Eh bien !… répéta Mylord.

Il hésita, puis il dit :

— Faites comme vous l’entendrez, mais je refuse d’avance le partage : il me faut tout.

Il se reprit pour ajouter :

— À nous deux, bien entendu, puisque nous ne faisons qu’un.

Après quoi, il tourna le dos.

Jabain, Mœris et Moffray avaient mis le Poussah sur ses pieds. Mylord revint vers eux.

— Vous allez, dit-il d’un ton de commandement, monter en voiture…

— Ça, c’est certain ! voulut répliquer le père Preux.

— Je vous prie de m’écouter sans m’interrompre. Vous ferez arrêter la voiture au tournant de la rue, ici près et vous attendrez.

Pourquoi cela ?

— Parce que Mme Marion vous rejoindra en ce lieu.

Il coupa la parole au Poussah en poursuivant :

— Ne discutez pas.

— Ne discutons pas ! fit le père Preux, qui essayait de garder sa bonne humeur cynique. Au tourniquet, vous autres ! Et levons l’ancre ! eh ho ! Bonsoir, petit.

Mylord l’arrêta.

— Un mot encore, dit-il. Nous nous entendons bien, n’est-ce pas ? je suis le no 1 ?

— Pourquoi pas ? grommela le Poussah d’un ton évasif.

— Dites oui, tout simplement.

— Eh bien ! oui.

— Et les autres ?

— Oui, dit Laure la première.

De mauvaise grâce, Mœris et Moffray répétèrent ce mot.

— C’est-à-dire, continua Mylord dont la taille semblait grandir, que je suis non-seulement le comte Domenico de Sampierre, mais encore votre maître à vous… à vous tous ! Dites oui.

Tout le monde obéit, cette fois.

— C’est bien, conclut Mylord. Allez et marchez droit ; vous aurez de bons gages si je suis content de vous !