Les Cinq/II/28. Ville d’Avray


XXVIII

VILLE-D’AVRAY


Nous revenons à cette souriante maison de Ville-d’Avray, l’ancienne « folie » du financier Gaucher, où nous vîmes pour la première fois la belle Mme Marion, M. Achille Moffray, homme d’affaires, le terrible chasseur de chevelures, vicomte de Mœris, et Donat, dit Mylord, serrurier d’art, élève du docteur Jos. Sharp, membre de la congrégation méthodiste consolidée du troisième degré de purification, selon le prédicatoire exclusif du saint Nicholas Daws, qui avait corrigé l’Évangile.

Nous rappelons au lecteur, pour le cas où il se serait donné le tort de l’oublier, qu’il y avait aujourd’hui grande réunion privée chez la jolie châtelaine.

Les Cinq, qui n’étaient jamais que quatre, se trouvaient rassemblés au salon, avec le concours de M. Preux, principal locataire de la cité Donon et guide à la Bourse (pour les dames), plus connu sous le nom familier du Poussah.

À la cuisine, Mlle Félicité, qui faisait seule le service en l’absence de Germand, venait de recevoir du renfort. Le concierge Cervoyer lui avait amené M. Baptiste, domestique honoraire, comme le prouvaient sa cravate bleue et son épingle d’or figurant un sabot de cheval.

Ce M. Baptiste, seconde incarnation de Vincent Chanut, avait laissé son costume de tous les jours dans le fiacre dont Chopé était le capitaine.

Ce même fiacre qui avait suivi, depuis la rue Saint-Guillaume jusqu’au bois de Fausse-Repose, l’élégante voiture de Mme la baronne Laure de Vaudré.

Cela dit, nous entrons au conciliabule.

C’était le blanc salon des villas parisiennes, ouvrant ses deux fenêtres sur la pelouse verte, où tranchent violemment les corbeilles de géraniums écarlates : chose charmante en soi, mais rendue détestable par l’abus uniforme.

Sur cent bourgeois de Paris, il y en a juste cent qui vous prennent au collet pour vous faire admirer cela.

Il faut leur dire à chacun que leur herbe est la plus verte et que leurs géraniums sont les plus rouges. Et ils le croient.

Il était environ trois heures après midi. Le soleil d’août riait dans les feuillées épaisses du grand bois qui confinait au mur, et les plates-bandes chargeaient la brise de leurs tièdes parfums.

Le jardin de Mme Marion était désert. On voyait seulement, tout au bout, par intervalles et selon le hasard de sa promenade, Jabain, le soldat du père Preux, qui passait et repassait, le sabre à la main et la pipe à la bouche, dans l’allée de pruniers bordant la clôture du fond. Le sabre était pour Jules, le chien de M. Cervoyer. Jules, ennemi des militaires, suivait Jabain à distance, grondant patiemment et conservant l’espoir de mordre.

Le sabre était aussi pour les prunes ; de superbes reines-claudes dont la maturité, très-avancée, faisait presque des confitures. Jabain les aimait ainsi, et il en avait déjà piqué plusieurs quarterons. La pipe, depuis longtemps éteinte, plaidait son innocence, chaque fois qu’il passait en vue des fenêtres du salon.

Jules seul était le témoin indigné de cette escobarderie.

Au salon, les mâles odeurs de la bière, du tabac et de l’oignon que M. Preux portait partout avec lui, comme s’il avait eu un cabaret à l’intérieur de son vaste corps, combattaient avec énergie les parfums du dehors. On avait installé devant lui un guéridon, supportant un « moss » et un grand verre, auprès desquels reposaient sa blague et son mouchoir à carreaux.

Il tenait tout un canapé et semblait être seul de son bord, car les autres étaient assis en face de lui, auprès de la table où Mlle Félicité venait de déposer un plateau chargé de rafraîchissements. Mœris et Moffray buvaient, mais ils ne fumaient pas.

Mylord ne buvait ni ne fumait.

Mme Marion, toujours gracieuse et charmante, jouait de l’éventail dans sa bergère.

C’était le Poussah qui avait la parole. Il disait :

— Moi, d’aller par quatre chemins, ce n’est pas mon habitude. L’hôtel et le terrain m’ont donné dans l’œil. Dès le temps de Louis-Philippe, je venais regarder ça et je me disais : Voilà une propriété qui me chausserait. Ce n’est pas que le quartier soit avantageux : parbleu, les 1er et 2e arrondissements tombent sous le sens pour valoir plus cher le mètre, mais tout dépend des goûts ; moi, je me déplais sur le boulevard des Italiens. Je ne dis pas que je ne demanderai pas quelque petite chose avec, mais ce que je veux d’abord, c’est le terrain et l’hôtel. J’ai fait les plans pour la spéculation. Pas besoin d’architecte. Trois rues percées en équerre, ça me donne huit encoignures en plus des deux sur la rue de Babylone, et au moins trois cents mètres de façade, sans compter le lopin que je me garde pour mon habitation bourgeoise. Je comble le saut de loup, la cité Donon devient un endroit comme il faut, et après ça…

— Pardon, interrompit Moffray, est-ce pour écouter cette chanson que vous nous avez convoqués, belle dame ?

— Du diable si papa Preux ne se moque pas de nous ! s’écria Mœris. Si on fait un pareil cadeau à ce bonhomme, que donnera-t-on aux membres plus importants de l’association ?

Mylord n’avait pas bougé depuis qu’il s’était assis droit et raide sur son siège. Il était tout blême et semblait souffrant.

— Laura, ma poule, dit le Poussah en s’adressant à Mme Marion, pourquoi vous êtes-vous embarrassée de ces deux beaux messieurs ! ils ne savent rien de nos affaires. Au moins le petit cou-tors n’est pas bavard : il écoute.

Il fit un signe de tête protecteur à Mylord, qui le regardait, muet et immobile comme une pierre.

Mme Marion répondit :

— Mœris et Moffray sont de bons garçons ; ils ont été employés par la marquise, cela leur donne pour nous une importance, tant que notre pièce garde les allures de la comédie. Quand le drame va venir. Moffray et Mœris auront des rôles qui sont distribués d’ordinaire à des acteurs de méchante mine dont l’approche seule éveille en moi des répugnances. Je les ai choisis parce qu’ils n’ont pas la tournure de l’emploi et parce que les salons de Sampierre ne leur ont pas été ouverts par moi. C’est commode.

Le chasseur de chevelures et l’homme d’affaires échangèrent un regard inquiet. Papa Preux approuva de la chope qu’il portait à ses lèvres.

— Vous n’avez pas changé depuis le temps, Laura, dit-il avec caresse, vous êtes un vrai bijou. Seulement, pour la besogne dont vous parlez, les ouvriers de mauvaise mine ont leur prix. En Bourse, nous connaissons ces deux gentilshommes sur le bout du doigt. Le vicomte a mangé tant de sauvages qu’il n’a plus de dents, et la mauvaise tête de Moffray vaut juste sa signature… La paix, mignons ! Ne vous fâchez pas ! Le petit Anglais vous mettrait tous les deux dans sa poche. Sur celui-là j’ai des renseignements flatteurs… Il est arrivé un chagrin à maître Jos. Sharp, jeune homme.

— Lequel ? demanda Mylord.

— Il a quitté Londres et les affaires : je suppose qu’il a été pendu.

Moffray et Mœris éclatèrent de rire. Mylord dit :

— Nous sommes tous mortels. Est-ce que nous n’allons pas parler sérieusement, madame ?

Papa Preux, qui était en train d’emplir sa chope, répondit au lieu et place de la châtelaine :

— Patience. Je ne suis pas portatif et vous pouvez être tranquilles : quand je me dérange de mon petit train-train, ce n’est pas pour éplucher des noix. Nous sommes ici une manière de conseil d’administration, réuni pour discuter une magnifique affaire. Je trouve le conseil d’administration mal composé, et je le dis : il y manque les principaux intéressés. Je connais notre aimable présidente mieux que vous et depuis plus longtemps. Elle a tous les talents, excepté celui de former une commandite. Toutes les dames sont ainsi : elles cherchent des serviteurs plutôt que des associés. Pourquoi ? parce que l’idée du partage les taquine… Tant que vous avez agi seule, Laura, mon trésor, ajouta-t-il en donnant un accent de plus en plus sérieux à sa parole, vous avez fait merveilles. L’heure est venue où il vous a fallu des aides. Au lieu de choisir, vous avez trouvé un équipage d’occasion, et vous lui avez dit : Embarque ! Il n’y a pas à revenir là-dessus ; ce qui est fait est fait ; seulement, il faut des chefs à ces lascars, et nous en trouverons. À quelle heure l’ancien inspecteur Chanut vous a-t-il rendu sa visite d’amitié ?

Pour la première fois, le visage de Mylord s’anima. Il regarda Mme Marion qui n’essayait même pas de cacher sa surprise.

— Vous savez déjà que celui-là est venu me voir ! fit-elle.

— Je savais d’avance qu’il viendrait, répliqua le père Preux.

— Et savez-vous aussi de quelle part il est venu ?

Le Poussah s’inclina d’un air espiègle.

— C’est le grand Derby, dit-il en secouant les cendres de sa pipe sur le tapis sans cérémonie : nous sommes beaucoup à courir. Quelquefois, on peut s’arranger entre écuries. Il y a une petite demoiselle qui est aussi jolie que vous l’étiez voici vingt ans, Laura, ma chère ; elle est ma cliente. Elle m’a fait, ce matin, une infidélité pour le Vincent, et vous comprenez bien que le Vincent et moi nous avons un œil l’un chez l’autre. C’est un garçon pas bête, quoiqu’on lui ait surfait sa réputation. Il travaille en ce moment pour un Américain qui se fait appeler capitaine Blunt ; je le connais. L’Américain a un fils du nom d’Édouard ; je le connais. Le fils Édouard est très-bien avec ma petite demoiselle qui a nom Charlotte princesse d’Aleix. Bonne écurie, celle-là, et bien menée. Chanut, qui la dirige, n’est pas riche : quelqu’un qui lui offrirait sa fortune faite d’un coup réussi un mignon carambolage !

Depuis un instant, le Poussah adressait à la ronde des signes dont personne ne comprenait la signification.

Il avait débité ses dernières paroles en élevant la voix et avec une volubilité singulière.

On eût dit qu’il s’était mis tout à coup à jouer une comédie pour tromper, non point les personnes présentes, mais bien quelqu’un d’étranger qui pouvait l’entendre et qu’on ne voyait pas…