Les Cinq/I/7. Galantuomo


VII

GALANTUOMO


Auprès du blessé, le silence dura une minute qui sembla longue comme une heure. Éliane écoutait la respiration de Charlotte qui sifflait dans sa gorge.

Au bout de ce temps, la voix du médecin se fit entendre ; elle disait :

— Une ligne de plus à gauche, le coup était mortel.

Ces déclarations de médecins sont quelquefois exactes, mais ils en abusent.

Charlotte embrassa Éliane étonnée avec une sorte d’emportement.

— Il s’éveillera ! murmura-t-elle. Souviens-toi de ce que je t’ai dit : Regarde-le… Regarde-le en pensant à celui qui est mort.

— Pourquoi ? demanda Éliane.

Charlotte hésita. Ses yeux étaient mouillés, mais ils souriaient. Elle prononça tout bas :

— Quand tu l’auras regardé, tu me diras si je suis folle !

Elle rabattit son voile et passa le seuil de la chambre d’entrée.

Édouard avait été porté sur le matelas qui servait de lit à Joseph Chaix depuis la maladie de sa femme. On l’avait étendu tout de son long et le docteur avait mis à nu la partie supérieure de son corps.

La beauté juvénile de son visage semblait gagner encore à la mortelle pâleur qui la voilait, offrant un contraste brutal avec la grande tache rouge de sa blessure. Il avait les yeux fermés, comme dans le sommeil, et sa tête s’inclinait sur son épaule.

Un mouvement de pudeur détourna le regard de Charlotte pendant qu’elle traversait la chambre, — mais quand donc l’académie offrira-t-elle un prix de trois mille francs à l’auteur du meilleur mémoire expliquant ce fait à la fois authentique et invraisemblable, à savoir que toutes les filles d’Ève, depuis la plus expérimentée jusqu’à la plus ingénue, ont la faculté de voir sans regarder ?

Malgré son voile, malgré la position discrète de sa tête, tournée du côté des convenances, malgré ses paupières loyalement baissées, Charlotte vit, car elle s’arrêta court, en dépit d’elle-même.

Quelque chose de plus fort que sa volonté la retourna tout d’une pièce vers le blessé pendant qu’une exclamation étouffée glissait entre ses lèvres.

Elle fit même un pas vers le matelas, et ses beaux yeux interrogèrent avidement la gorge du blessé que le flambeau, tenu par le médecin, mettait en pleine lumière.

Il y avait là une ligne profonde et plus blanche sur la blancheur de la peau.

Le médecin, qui avait remarqué le mouvement effrayé de la jeune fille, se mit à sourire et dit, prenant sans doute en pitié son ignorance :

— Oh ! madame, ne vous inquiétez pas de cela, c’est une cicatrice fort ancienne et guérie depuis bien longtemps !

L’aveugle tendit le cou comme pour écouter mieux et une nuance terreuse envahit sa joue. Sous son voile, Charlotte d’Aleix était pourpre.

— Monsieur, balbutia-t-elle en saluant le médecin, je vous remercie.

Sa voix tremblait si fort qu’on eut peine à l’entendre. Le docteur continua en reprenant son pansement :

— Aujourd’hui, l’arme n’a lésé que les chairs. La plaie est belle et sera réduite aisément. Le transport pourra avoir lieu sans danger dès que le blessé aura repris ses sens.

— Merci, répéta Charlotte qui s’éloigna aussitôt.

En passant, elle toucha le bras de Joseph.

— Vous monterez avec lui dans le fiacre, dit-elle, et vous l’accompagnerez jusque chez lui. Demain matin, je vous prie de venir à l’hôtel, j’ai besoin de causer avec vous.

Comme Joseph s’inclinait en silence, elle attendit, puis, voyant qu’il ne parlait point, elle ajouta en baissant la voix :

— Donnez-moi ma lettre.

Joseph ne comprit pas tout de suite, bouleversé qu’il était par tant d’événements ; Charlotte reprit avec impatience :

— La lettre qu’il vous a remise pour moi !

Joseph obéit en sursaut, cette fois.

Mlle  d’Aleix glissa la lettre d’Édouard dans son sein et gagna la porte extérieure.

Près du seuil elle se sentit arrêtée par une main qui retenait son vêtement.

L’aveugle était auprès d’elle.

— Maîtresse, demanda-t-elle très-bas, qu’avez-vous vu ?

Un mot vint aux lèvres de Charlotte, mais elle se ravisa et, au lieu de répondre, elle dit :

— Vous avez entendu le docteur, ma bonne, j’espère que ce ne sera rien.

L’aveugle secoua la tête lentement :

— En toute notre vie, murmura-t-elle, jamais crainte pareille ne vous a serré le cœur, est-ce vrai, princesse Carlotta ?

— C’est vrai… Je croyais qu’il allait mourir.

— Vous aimiez le jeune comte Roland comme un frère…

— Comme un frère chéri ! appuya la jeune fille dont l’accent eut une nuance de hauteur.

L’aveugle se rapprocha. Vous eussiez juré qu’elle voyait, tant sa prunelle, fixée sur Charlotte, brillait.

— Et celui-là, dit-elle en pointant son doigt dans la direction du blessé, comment l’aimez-vous ?

Mlle  d’Aleix recula, offensée, et voulut s’éloigner, mais l’aveugle la retint encore, et demanda d’une voix adoucie :

— Est-ce qu’il lui ressemble ?

— Bonne mère, repartit cette fois la jeune fille, vous le savez bien, puisque vous avez palpé ses traits et que vos doigts ont le sens de la vue.

La prunelle de l’aveugle s’éteignit.

— Il y a une menace au-dessus de nous, dit-elle, comme si elle eût pensé tout haut : deux menaces. Domenica Paléologue a trop d’argent ; jamais l’argent ne porte bonheur. Elle est seule ; les années qui passent ne lui donnent pas l’expérience. Dites-lui de prendre garde…

— Vous savez quelque chose ! s’écria Charlotte, qui l’entraîna au dehors. Dites ce que vous savez, au nom du Dieu !

— Dieu ! répéta l’aveugle, dont le front s’inclina.

Elle s’arrêta pour reprendre avec découragement :

— Dieu ne m’écoute plus quand je prie. J’ai vu le père tomber sous la main de l’enfant ! Ah ! j’ai pleuré, pleuré du sang. Pétraki était un brave homme : Comment un brave homme peut-il être le père d’un démon ?…

— Je ne vous comprends pas, bonne mère, interrompit Charlotte, je vous en prie, expliquez-vous.

— Il faut prendre garde, prendre garde, prendre garde ! répéta par trois fois l’aveugle. Je suis punie par où j’ai péché. J’ai été une femme heureuse. Et notre Yanuz chéri était un petit ange avant d’avoir perdu tout son sang par cette blessure horrible… horrible !… tout le sang de son cœur !

Elle se couvrit le visage de ses mains et un sanglot lui secoua la poitrine.

Charlotte n’osait plus interroger. L’accent de l’aveugle était redevenu glacé quand elle reprit après un silence :

— Vous avez un bon cœur, vous maîtresse, mais je ne sais rien. Vous avez fait du bien à ma pauvre Éliane, mais je ne peux rien. Nous disions, mon homme et moi : « Notre petit Yanuz aura des millions… Folie ! noire folie ! Prenez garde ! les apparences mentent. Tout ment. Il n’y a de vrai que le malheur. Adieu.

Elle fit un grand geste désespéré et rentra dans la maison, laissant Mlle  d’Aleix frappée de stupeur.

Pour regagner son propre logis, Charlotte n’avait que la ruelle à traverser. Presque en face de la masure, une porte de dégagement s’ouvrait en effet dans le mur des jardins de Sampierre, et c’était par là que Charlotte était venue. Elle mit la clef dans la serrure et entra.

Il faisait clair de lune. L’allée tournante qui menait à la maison se zébrait de lumière et d’ombre. Un seul coup d’œil assura Mlle  d’Aleix qu’il n’y avait personne aux alentours ; — mais pendant qu’elle se retournait pour fermer la porte en dedans, une voix douce et tout particulièrement bienveillante dit derrière elle avec un léger accent italien :

— J’ai cru que c’était un voleur, et je vous prie de croire que je n’étais pas là pour vous épier, ma belle cousine Carlotta !

Au milieu de la voie un cavalier en tenue de soirée était debout et respectueusement incliné.

— Comte, répondit froidement la jeune fille, tout le monde peut m’épier, je n’ai pas de secret.

Le cavalier répliqua :

— Dieu me préserve de penser autrement ! On ne peut pas être comme vous un ange de charité sans risquer de temps à autre quelques démarches auxquelles le monde, qui n’est ni angélique ni même charitable, ne comprendrait rien… Daignerez-vous accepter mon bras ?

Si Charlotte eut un mouvement d’hésitation, ce fut si rapide que sa réponse n’en éprouva aucun retard appréciable.

— Volontiers, mon cousin, dit-elle.

Le comte Pernola salua de nouveau et avec une exquise courtoisie.

Nous avons vu tout à l’heure ce galant homme de près, au grand jour, et nous avons admiré la résistance victorieuse que sa constitution, en apparence assez frêle, opposait aux injures du temps. C’était bien autre chose à la lumière incertaine qui régnait sous les arbres.

Ces vingt années ne comptaient pour rien. Pernola était toujours jeune, il gardait le duvet du ténor, la souplesse du chat favori, le charme sui generis du joli Italien. Son sourire blanc qui nous ravissait sous Louis-Philippe avait duré autant que l’empire, sans se fatiguer ni s’user : le même sourire ; il était là à poste fixe, comme si on l’eût taillé dans le marbre.

— Entrez-vous au salon, chère cousine ? demanda-t-il, ou regagnez-vous votre appartement ? Je dois vous dire que cette bonne Savta est aux cent coups. Elle pense que des malfaiteurs vous auront enlevée pendant qu’elle s’était assoupie « une toute petite minute » en prenant le frais sur un banc.

Savta, l’ancienne lieutenante de Phatmi, avait monté en grade depuis le temps. Elle était, à l’hôtel de Sampierre, quelque chose d’intermédiaire entre la camériste de confiance et la dame de compagnie.

— Allons d’abord rassurer Savta, répondit Charlotte. Y a-t-il beaucoup de monde au salon ?

— Il y a cette charmante baronne de Vaudré ; Mme  la marquise ne saurait plus se passer d’elle. Serait-il indiscret de vous demander, ma chère cousine, si Mme  de Vaudré vous inspire une sympathie très-marquée ?

— Petite-maman Domenica l’aime, cela me fait l’aimer, répliqua Mlle  d’Aleix d’un ton de parfaite indifférence.

— Juste comme moi ! s’écria l’Italien. Mais, Dieu me pardonne, voilà des flambeaux qui courent ! Savta est capable d’avoir mis la maison sur pied !

— Savta ! ma bonne, appela tranquillement Charlotte en voyant déboucher d’un massif la dame de compagnie escortée de deux valets, porteurs de lanternes : Je ne suis pas perdue.

— Est-ce bien vous ? méchante enfant ! s’écria la brave femme à bout de souffle. Avez-vous eu le cœur de me causer une inquiétude pareille ! Figurez-vous, monsieur le comte, que princesse et moi nous étions bien tranquillement sur le banc auprès du Centaure. Il faisait une chaleur ! Me suis-je assoupie une petite minute ? C’est vraisemblable…

— C’est même certain, chère madame, interrompit Pernola.

Il regarda Mlle  d’Aleix en ajoutant :

— Et je puis vous dire, ma bonne Savta, ce qui s’est passé pendant votre sommeil. Vous allez voir à quel point nous sommes innocents tous les trois.

Charlotte retira son bras et leva sur lui des yeux étonnés. Pernola mit de l’onction dans son sourire et continua :

— Je faisais les cents pas dans l’allée du Centaure ; j’ai vu qu’à votre insu vous aviez faussé compagnie à ma belle cousine, et je lui ai offert mon bras pour un tour de promenade. Notre tort c’est de n’avoir plus pensé à vous au bout de cinq minutes, et, pour ma part, je vous en fais mes sincères excuses.

Il avait, en vérité, la figure d’un généreux chevalier, venant au secours d’une dame dans l’embarras.

Le regard de Savta interrogea Charlotte, qui rougit légèrement, mais qui répondit :

— C’est vrai, ma bonne, pardonne-moi. M.  le comte et moi nous causions de choses intéressantes, et nous t’avions oubliée.